mardi 15 mars 2005

Spinoza et l’athéisme par Antonio Crivotti • (traduit de l'italien)

Partie 1

Se mettre à l’abri du soupçon d’ était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’ était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant », ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations, par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme, excommunié de la juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem) qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne demanda jamais sa réadmission dans la ) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour [ajouter] à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement, celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes, n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les religions, l’ justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles « athée,  » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’ est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place; que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la . »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard de l’. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’ non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’, de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés (lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes, s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) : « égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’ que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude), qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit, comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition, renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas (et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’ substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5] dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation, logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise. Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo, comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire, Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs, imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.

***

Partie 2

« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’ ».[6] Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs. Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico, Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique, et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas suffisamment développés.[9] Nous en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose comme équivalentes :
une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la « chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la même nature.
La définition Dl considère une « infinité d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »), chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par « attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que « l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques (essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la définition Dl ?
À la première question, répond négativement une importante réserve contenue dans l’explication qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose, ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S  et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature » d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12]. Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant : « pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza) est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui distinguent les « natures » des différentes substances prises en considération.
L’analyse précédente montre que la définition spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence, quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces termes sont considérés simplement comme symboles privés de signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés, comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme « la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies » et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même (comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique (et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique. La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’ en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de « discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses nouvelles que pour la clarification et la vérification de la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes, et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)


* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
« ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
« tant qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de vérité »
L’avant-dernière des correspondances est probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours. Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo> implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat, aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8] En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage, pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11] Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant, on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.

Spinoza et l’athéisme


par Antonio Crivotti

(traduit de l'italien)

Partie 1
Se mettre à l’abri du soupçon d’ était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’ était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant », ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations, par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme, excommunié de la juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem) qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne demanda jamais sa réadmission dans la ) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour [ajouter] à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement, celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes, n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les religions, l’ justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles « athée,  » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’ est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place; que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la . »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard de l’. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’ non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’, de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés (lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes, s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) : « égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’ que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude), qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit, comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition, renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas (et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’ substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5] dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation, logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise. Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo, comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire, Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs, imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.

***

Partie 2

« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’ ».[6] Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs. Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico, Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique, et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas suffisamment développés.[9] Nous en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose comme équivalentes :
- une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
- et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la « chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la même nature.
La définition Dl considère une « infinité d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »), chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par « attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que « l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques (essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la définition Dl ?
À la première question, répond négativement une importante réserve contenue dans l’explication qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose, ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S  et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature » d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12]. Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant : « pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza) est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui distinguent les « natures » des différentes substances prises en considération.
L’analyse précédente montre que la définition spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence, quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces termes sont considérés simplement comme symboles privés de signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés, comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme « la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies » et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même (comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique (et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique. La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’ en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de « discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses nouvelles que pour la clarification et la vérification de la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes, et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)


* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
- Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
- nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
- possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
- « ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
- « tant qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de vérité »
L’avant-dernière des correspondances est probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours. Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo> implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat, aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8] En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage, pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11] Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant, on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.

lundi 14 mars 2005

Hans JONAS : Le principe responsabilité (Collection Champs-Flammarion - 1998)


Introduction

" Le principe responsabilité " est sans doute le principal ouvrage de Hans Jonas. Disciple de Heidegger, Jonas est considéré comme la référence majeure des courants écologistes et plus généralement de tous ceux qui appellent à la méfiance systématique et au combat contre les tendances de la société moderne qu'ils voient soumise à  la toute puissance de la technique.
Force est de reconnaître que ce livre est loin de tenir ses promesses. La critique de la technique n'est qu'annoncée mais jamais conduite sérieusement (quelques dizaines de pages seulement y sont consacrées dans la dernière partie) et l'essentiel du livre porte sur une autre question : il s'agit en fait d'une polémique contre Le principe espérance de Ernst Bloch et, au-delà  de Bloch, d'une polémique contre Marx. En effet, Jonas laisse entendre que si on veut savoir ce que pense vraiment Marx, il n'est pas vraiment utile de le lire : le Prinzip Hoffnung de Bloch devrait largement suffire. Cette polémique (qui doit sans doute être une "affaire de famille" entre spécialistes des premiers chrétiens et de leurs hérésies, puisque Jonas a surtout écrit sur les gnostiques et que Bloch s'est beaucoup intéressé aux mouvements chrétiens "révolutionnaires") en cache cependant une seconde : c'est une attaque en règle contre Kant et la déontologique, au point que le reproche fondamental que Jonas adresse à  Marx porte précisément sur le point où Marx est le plus kantien, sur la question de la séparation du règne de la liberté et du règne de la nécessité.

Transformation de l'essence de l'agir humain

Le point de départ de la réflexion de Jonas est le constat de la transformation de l'agir humain à  l'époque moderne. Cette transformation implique une transformation radicale de l'éthique. L'éthique traditionnelle présente, selon Jonas, les caractères suivants :
1. Le rapport avec le monde non humain est un rapport technique, éthiquement neutre.
2. C'est une éthique anthropocentrique. C'est une idée sur laquelle Jonas revient tout au long de l'ouvrage. "Les possibilités apocalyptiques contenues dans la technologie moderne nous ont appris que l'exclusivisme anthropocentrique pourrait bien être un préjugé et qu'en tout cas, il a besoin d'être réexaminé." (p.99)
3. L'homme n'y est pas lui-même un objet de la techné.
4. L'horizon temporel et spatial de l'homme y est limité. Le sage est celui qui se résigne à  l'inconnu. L'individu n'a affaire qu'avec les vivants actuels. La sphère de l'action est celle de la proximité.
On fera immédiatement deux remarques :
1. Cette définition est très restrictive et semble construite uniquement en vue de ce qui suit. En effet, cette définition est, pour l'essentiel, obsolète dès qu'on aborde les temps modernes : un cartésien n'a pas du tout une conception de l'éthique de ce genre, ni un spinoziste, ni quelque autre variété de philosophe né après la découverte de l'Amérique et la révolution de l'astronomie. L'éthique traditionnelle désigne donc l'éthique des Anciens et éventuellement l'éthique des Pères de l'Église. Laissons de côté la question de savoir si l'éthique ancienne correspond bien à  la définition de Jonas, pour nous contenter de noter que voilà  donc bien longtemps (au moins quatre siècles!) que la philosophie se trompe de chemin, si on en croit Jonas. C'est moins mauvais qu'avec son maître Heidegger qui situe le déraillement de la philosophie à sa fondation, c'est-à-dire à Platon, mais ce n'est pas glorieux.
2. On voit mal ce que pourra être une éthique non anthropocentrique. En réalité, Jonas écrit ici de nouvelles variations sur le thème de la dénonciation de l'humanisme; avec d'autres mots, ce sont les idées déjà  développées par Heidegger dans la Lettre sur l'humanisme qui reste le bréviaire de l'anti-humanisme contemporain.
Dans l'époque actuelle, "tout cela s'est transformé de manière décisive", poursuit Jonas (p.30). En effet, la sphère de l'action humaine "est surplombée par le domaine croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui, par l'énormité de ses forces impose à  l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant. " Ainsi la nature devient un objet de la réflexion éthique. Jonas ne va pas jusqu'à  parler des droits de la nature et se garde de bien de s'aventurer dans la voie où des gens comme Singer n'ont pas hésité à  s'engager. Ce n'est pas directement sa problématique. Il s'agit plutôt pour lui de mener d'abord une critique interne à  la pensée rationaliste. Pour celle-ci, en effet, l'agir rationnel est lié à  la capacité de prédiction des effets de l'action.
Or, notre savoir n'est pas de même "ampleur causale" que notre agir. Les effets de nos actions, en raison de la puissance acquise par la technique dépassent de loin les capacités de notre prédiction. Cet écart entre l'action et ses effets explique la transformation de la place de la techné. Ici Jonas suit Heidegger. En effet, "la techné en tant qu'effort humain dépasse les fins pragmatiquement limitées des temps antérieurs" et "aujourd'hui, sous la forme de la technique moderne, la techné s'est transformée en poussée en avant infinie de l'espèce et en son entreprise la plus importante."
Il y a une transformation donc de l'essence même de l'agir humain. Homo faber a pris le pas sur homo sapiens.
Emporté par son élan, Jonas va jusqu'à  affirmer que la frontière entre État (polis) et nature a été abolie et même "la différence dunaturel et de l'artificiel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l'artificiel." C'est là  une affirmation dont le sens n'est pas clair, à  moins de penser que l'humanisation de la nature a atteint un point tel que l'homme ne retrouve plus que lui-même et ses propres produits en dehors de lui. Prise au pied de la lettre, une telle affirmation est si manifestement contraire au simple bon sens qu'elle ne peut qu'avoir une fonction rhétorique. Les technophobes manient lourdement l'hyperbole. D'autre part, comme Jonas considère l'idée, qu'il trouve chez Marx, d'humanisation de la nature comme une dangereuse utopie, on voit mal comment la réalité hic et nunc de notre condition pourrait être décrite par cette utopie, qui, par définition, n'est de nulle part.

L'heuristique de la peur

Il s'agit, en effet, de montrer, ou du moins de convaincre le lecteur que la situation actuelle est si radicalement différente des situations passées que toutes les philosophies passées, toute la tradition rationaliste, ne valent plus rien et qu'il est même peut-être impossible de penser notre devoir moral sans recours à  la religion (p.41).Face à ce qu'il considère comme le vide éthique de notre époque, où le mouvement du savoir moderne sous la forme des sciences de la nature a emporté toute norme, se pose la question de "savoir si sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l'Aufklärung scientifique nous pouvons avoir une éthique capable d'entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd'hui et que nous presque forcés d'acquérir et de mettre constamment en œuvre." (p.60)
Comment ce retour au sacré est-il possible? Comme la religion ne peut guère se passer du recours à  la crainte, Jonas en fait le principe fondamental, celui même qui légitime le "principe responsabilité". Face aux difficultés que rencontre le savoir factuel des effets lointains de l'action technique, la première contribution possible à  ce savoir, parce qu'il n'est toujours plus facile d'anticiper le mal que le bien, est donnée par l'heuristique de la peur: on peut avoir de responsabilité à  long terme que si on a en même temps la prévision d'une déformation de l'homme et pour défendre l'homme nous avons besoin de la menace contre l'image de l'homme (p.66). La vieille idée que la peur est le commencement de la sagesse est érigée en principe fondateur et il n'est pas certain que cela traduise une grande élévation de la pensée ! Et il faut donc admettre "la priorité du mauvais diagnostic sur le bon" ou encore "d'avantage prêter l'oreille à  la prophétie de malheur". Pour que cela marche, il faut évidemment ne pas trop s'embarrasser avec les détails du réalisme; on effraie les enfants avec des croque-mitaines et les apocalypses annoncées par Jonas jouent le même rôle dans cette éthique qui prend les hommes pour des petits enfants. Avec les mêmes effets pervers bien connus: bien vite les enfants s'aperçoivent que les croque-mitaines n'existent que dans l'imagination des parents et, du coup, considèrent les véritables dangers comme de simples fables. A force de crier "Au loup!" ...

La critique de Kant

En disant que l'éthique de Jonas propose de considérer les hommes comme des enfants, il n'y a aucune exagération polémique, puisque Jonas dit et répète que le modèle de toute éthique est celui de la sollicitude du père de famille pour ses enfants et c'est à  ce modèle que doit se conformer le comportement de l'homme d'État. Le père de famille et le père fouettard sont évidemment deux figures indissociables. Il faut garder cela à l'esprit si on veut comprendre le sens de la critique de Kant que Jonas développe à plusieurs reprises et pas toujours de manière très cohérente.
Il s'agit de reprendre, à nouveaux frais, la critique du formalisme kantien. La critique de Jonas se développe sur un double plan:
  1. Refus de la séparation de l'être et du devoir (on verra plus bas les raisons de ce refus).
  2. De ce refus découle que le devoir ne peut obéir à la pure raison législatrice mais doit s'appuyer sur des principes matériels.
Par conséquent, le contenu de l'agir vient avant la forme. "Ce n'est pas l'obligation elle-même qui est l'objet; ce n'est pas la loi qui motive l'agir moral, mais l'appel du bien en soi possible dans le monde." (p.168) En apparence on ne peut guère être plus opposé au kantisme. Pourtant il n'est pas certain que la critique soit bien pertinente. Si on étudie l'homme comme objet scientifique, par exemple comme objet de l'anthropologie du point de vue pragmatique, il est à peu près évident que les motivations de l'action qui viennent en premier soient liées à un bien possible dans le monde. Et même Kant (et son professeur Rousseau) pensent que c'est sans doute le bien que nous pouvons nous faire à nous-mêmes qui nous met sur la longue route qui va nous conduire à la véritable moralité. Mais la question est de savoir si la moralité est logiquement déterminée d'après ce bien possible. Donc la critique du formalisme kantien, telle que la conduit Jonas passe largement à côté de son objet.
C'est pourquoi Jonas ne comprend pas vraiment le rôle que joue le respect de la loi dans la théorie kantienne et le qualifie d'absurdité. L'incompréhension de la théorie kantienne atteint son comble quand Jonas affirme que le respect de la dignité des personnes en tant qu'elles sont leur propre fin ne découle pas de l'impératif catégorique mais n'est qu'un principe matériel "surajouté".
Le centre de l'attaque est la question de l'autonomie de la conscience . L'apport irremplaçable de Rousseau et de Kant - sur ce plan les deux auteurs sont très proches et on n'a que trop tendance à sous-estimer la force de la pensée de Rousseau dans les discussions traditionnelles en philosophie - c'est précisément de construire une théorie de l'autonomie du sujet qui constitue l'axe de la pensée politique républicaine de ces deux auteurs. Cette théorie de l'autonomie du sujet, Kant en fait le point le plus important de la pensée des Lumières, de cette Aufklärung vilipendée par Jonas. Qu'est-ce que les Lumières? C'est sortir de la minorité et oser penser par soi-même. Rien d'autre en réalité, mais c'est immense. Qu'est-ce qui en découle? Tout simplement que ma responsabilité à l'égard d'autrui est la responsabilité à l'égard d'une personne qui est mon égale, qui, au même titre que moi est un sujet libre; toute la doctrine kantienne du droit, y compris la doctrine des peines - voir la polémique contre Beccaria - découle logiquement de cette prise de position. En réfutant la doctrine de l'autonomie de la conscience , Jonas renverse du même coup la position égalitaire de Kant. Les "paradigmes éminents" de la responsabilité sont maintenant les parents et l'homme d'État. La relation parent-enfant est "l'archétype de toute responsabilité de l'homme envers l'homme" (p.193): il est à peine besoin de développer plus: contre les Lumières, Jonas nous proposent de traiter tous les hommes comme des enfants qui ont besoin de protection et d'amour mais, sans doute aussi de l'autorité du pater familias qui redevient logiquement l'archétype de tout pouvoir politique. Au delà des bons sentiments de Jonas, qu'on ne peut pas mettre en cause, tout cela conduit directement à une idéologie politique réactionnaire.

Une nouvelle mystique

Il faudrait maintenant montrer dans le détail comment ce qui est sous-jacent au travail de Jonas, c'est fondamentalement une critique de l'attitude scientifique en général, du matérialisme et de tout ce qui peut y conduire et une réhabilitation de la pensée théologique. Il s'agit là encore d'un point sur lequel la fidélité à la pensée de Heidegger est la plus totale. Cela conduit à une véritable mystique de la nature, qui n'atteint pas, bien sûr, les délires de la deep ecology mais y conduit en ligne droite. Il s'agit de montrer que les valeurs sont dans la nature, que la simple considération philosophique de la nature permet de déterminer un système de valeurs en quelque sorte naturelles.
La voie suivie par Jonas n'a rien de bien original. Il s'agit de réhabiliter le finalisme dans la nature. Certes, pas sur le plan scientifique: l'interdiction de l'anthropomorphisme est bien fondée dans les sciences de la nature (p.140) mais cette interdiction utile méthodologiquement "ne doit pas être confondue avec une décision ontologique". Au fond, Jonas, ici encore, renverse la position kantienne puisque Kant admettait la finalité dans la compréhension scientifique des êtres vivants uniquement sur le mode du "comme si", c'est-à-dire précisément en lui déniant toute portée ontologique et en la restreignant au plan gnoséologique. On pourrait également faire remarquer que la liquidation des causes finales chez Descartes et chez Spinoza est tout autre chose qu'une simple décision méthodologique, mais passons. Reprenant une idée qu'on trouve déjà chez Duhem - où s'agissait de tenter une conciliation entre la physique moderne et la métaphysique thomiste - Jonas écrit: " il n'est naturellement tout simplement pas vrai qu'une compréhension "aristotélicienne" de l'être est en contradiction avec l'explication moderne de la nature ou qu'elle est incompatible avec elle, à plus forte raison qu'elle ait été réfutée par elle." (p.143) D'où une conclusion sans équivoque: "la nature cultive des valeurs puisqu'elle cultive des fins et que donc elle est tout sauf libre de valeurs." (p.155)
C'est pourquoi il ne peut pas y avoir de séparation de l'être et du devoir (cf. supra). La connaissance philosophique de l'être - l'ontologie - permet de connaître le devoir. Le principe responsabilité est, tout naturellement, l'expression de la pérexistence de l'être, mais d'un être qui n'est pas celui de l'homme, mais celui de la nature tout entière.
Cette métaphysique sert de fondement à la théorie jonasienne de la responsabilité. Et ici peut s'établir le lien avec toutes les tendances les plus obscurantistes qu'on trouve dans les courants écologistes et technophobes contemporains. Si le principe responsabilité, assimilé à un principe de prudence peut apparaître de simple bon sens, les fondements métaphysiques que lui donne Jonas sont une tout autre affaire qui aurait dû alerter depuis longtemps les défenseurs du rationalisme.

Marx et Bloch

L'application de la théorie de la responsabilité aujourd'hui pose directement le problème du rapport entre l'avenir de l'humanité et l'avenir de la nature. Le Prométhée déchaîné, qui bafoue la dignité de la nature, trouve son expression la plus achevée dans l'utopie marxiste, telle que Jonas la lit dans le Principe espérance de Ernst Bloch. Jonas fixe les bornes de toute discussion sur l'avenir humain. Il s'agit d'abord de "la dure loi de l'écologie que Malthus fut le premier à entrevoir". Il s'agit ensuite de comprendre que c'est donc l'utopie - autre grand thème de la pensée de Bloch - qui constitue aujourd'hui le danger principal. En effet, "la restriction beaucoup plus que la croissance devra devenir le mot d'ordre et celui-ci sera encore plus difficile aux prêcheurs d'utopie qu'aux pragmatiques qui ne sont pas liées par une idéologie." (p.306)
Jonas n'est pas un apologiste du système capitaliste. Il concède que la critique marxiste ne manque pas de pertinence concernant par exemple les effets démoralisateurs de l'exploitation ou les dangers potentiels pour l'humanité tout entière que recèle la croissance des inégalités entre les nations. Mais le marxisme, pour Jonas, ne peut déboucher que sur un système totalitaire et l'État libéral, quels que soient ses défauts, vaut toujours mieux que le système totalitaire. Quoique cette liberté mérite d'être surveillée, car le pari de la liberté, dans l'éthique de la crainte, est toujours un pari risqué.
L'attaque contre Marx, qui s'appuie presque exclusivement sur des citations de Ernst Bloch se développe sur deux plans.
1. Le marxisme n'est pas (ou n'est plus) une analyse pertinente de la réalité sociale actuelle.
2. Dans ses propositions, le marxisme constitue une utopie totalitaire, le plus haut degré de l'utopie techniciste. Et c'est en cela qu'il est bien plus dangereux que le capitalisme actuel qui ne poursuit pas cette utopie de manière aussi conséquente.
La manière dont Jonas traite le premier point peut sembler presque comique aujourd'hui. On lui pardonnerait quelques bourdes monumentales parce que le livre a été écrit avant 1979 et que l'auteur ne pouvait pas prévoir les développements ultérieurs de la crise économique et les bouleversements dans les relations sociales qu'allaient connaître les années 80; cela devrait lui apprendre à être moins péremptoire. Mais c'est la méthode employée qui est sidérante. Un point suffit pour faire comprendre ce dont il s'agit. Jonas reprend à son compte une des idées courantes des années 60, à savoir la thèse de la pacification du prolétariat industriel occidental qui se serait embourgeoisé grâce à l'Etat-providence et à la hausse continue des revenus. Passons sur le fait que les revenus ouvriers américains stagnaient déjà depuis le début des années 70, mais voyons comment Jonas appuie ses assertions. Foin de statistiques et d'analyses, une simple note infra-paginale tient lieu de preuve: "L'auteur qui vit aux États-Unis peut certifier que le plombier ou l'électricien qui effectuent une réparation dans un appartement gagnent plus en un heure que lui en donnant un séminaire. Et le train de vie de maint bénéficiaire de l'assistance publique en [je suppose que c'est une coquille et qu'il faut lire "est"] supérieur au sien." (p.336) Une telle affirmation, si manifestement fausse, digne d'une conversation de bistrot entre demi-ivrognes arrivés au quinzième petit verre, devrait suffire à discréditer son auteur. Comme toujours, les "pères-la-" se révèlent vite n'être que des petits-bourgeois mesquins et cupides qui déchaînent leur haine contre les plus faibles (les "maints bénéficiaires de l'assistance publique").
L'ineptie des thèses sur le prétendu "embourgeoisement de la classe ouvrière" une thèse que, curieusement, Jonas, partage avec quelques unes de ses bêtes noires, Marcuse et les tiers-mondistes a été suffisamment démontrée par l'extraordinaire paupérisation des pays les plus développés, les États-Unis et le Royaume-Uni au premier chef, une paupérisation qui d'ailleurs, conformément aux prévisions de Marx, s'est accompagnée du développement extravagant d'une petite classe fortunée: les 500 hommes les plus riches du monde ont à eux seuls autant à leur disposition que la moitié la plus pauvre de l'humanité!
Le deuxième angle de la critique de Jonas contre le marxisme serait a priori plus intéressant. La persistance d'une utopie chez Marx, même dans les textes de la maturité, comme la critique du programme de Gotha, est avérée et ne manque pas de poser des questions sérieuses à tous les interprètes de Marx parce que cette dimension utopique apparaît complètement hétérogène et même contradictoire avec la mise en place d'une problématique rigoureusement scientifique et réaliste dans le Capital. Le problème, c'est que Jonas ne s'attaque pas à Marx mais à Bloch. Bloch revendique expressément la dimension utopique dans sa propre interprétation de Marx, mais ce n'est pas une raison pour rendre Marx responsable de Bloch. Mais cette confusion conduit Jonas à des méprises sérieuses sur Marx lui-même.
Je ne prendrais qu'un seul exemple, celui de la conclusion du livre III du Capital où la méthode jonasienne révèle son impuissance à comprendre ce qui sort du cercle bien étroit de la pensée théologique et de la moralisante. Rappelons ce texte, même s'il est bien connu:
À la vérité le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de modes de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci: les producteurs associés - l'homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins. C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération.
C'est un texte très clair et qui est tout sauf utopique. Qu'à cela ne tienne, Jonas l'interprète dans un sens utopique. Pour cela, il voit dans ces lignes la revendication d'une "philosophie du loisir utopique" (p.366) et pour ceux qui ne sont pas convaincus, il ajoute "du moins est-ce ainsi que le voit Bloch" - cette façon de commenter Marx ne manque pas d'ailleurs de faire naître le soupçon que Jonas n'a jamais vraiment lu Marx sinon à travers les citations de seconde main qu'en donne Bloch. Faut-il rappeler à ce fin érudit qu'est Jonas, que le loisir est pour un Grec la seule activité libre puisqu'elle désigne l'activité qui est à elle-même sa propre fin et que ce qui caractérise l'esclave c'est précisément qu'il est privé de loisir. Visiblement Jonas n'a jamais entendu parler de cela; il lui aurait suffi de lire Hannah Arendt pour l'apprendre! Mais continuons: pourquoi est-il utopique de vouloir augmenter le temps de loisir, le temps où les hommes peuvent faire autre chose que de pourvoir aux besoins de la vie ? Jonas trouve normal que lui-même ait le loisir de donner des séminaires (même pour un tarif inférieur à celui du plombier), d'écrire des livres, etc., mais il trouve utopique qu'on puisse envisager une rationalisation du travail qui permettrait au plus grand nombre de lire, éventuellement les livres de Jonas - qui ainsi, grâce aux droits d'auteurs pourrait enfin dépasser le salaire mirobolant des plombiers et des électriciens, sans parler des revenus des bénéficiaires de l'assistance publique.
Mais cette manière de critiquer le loisir a un sens que Jonas explicite. La masse est incapable de jouir rationnellement des loisirs (et l'oisiveté est mère de tous les vices!) et seule la minorité peut se consacrer au loisir. Le loisir pour tous, voilà la proposition scandaleuse de Marx qui révulse si profondément notre bon apôtre.
Ensuite, Jonas ne semble pas comprendre du tout ce que Marx veut dire quand il affirme que les producteurs associés - l'homme socialisé - règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges. Il y voit encore un fantasme prométhéen et un totalitarisme collectiviste. Que l'organisation coopérative (les producteurs associés) soit une manière pour les producteurs de ne pas être soumis à la puissance aveugle de leurs échanges, cela ne vient pas une minute à l'esprit de Jonas. Il est clair, pour lui, que toute tentative de remettre en cause les hiérarchies sociales et les rapports sociaux capitalistes n'est qu'une autre preuve de l'orgueil démesuré des marxistes et autres rationalistes.
Même quand Marx affirme que cette nouvelle organisation du travail se fait en dépensant le moins d'énergie possible, Jonas passe sous silence cet aspect qui pourtant rentre en plein dans des préoccupations écologistes raisonnables. Mais cela aurait ruiné toute la partie suivante de la démonstration qui affirme que le marxisme est une utopie parce qu'il présuppose une société d'abondance qui demande à son tour la consommation illimitée d'énergie. Au contraire de ce qu'affirme Jonas, en effet, cette idée d'économie de l'énergie ne cesse de préoccuper Marx et Engels qui répètent que le principal défaut du mode de production capitaliste, c'est qu'il détruit les deux sources principales de la richesse humaine, la terre et le travail. Évidemment, Jonas ne peut pas tout savoir : il faudrait avoir lu Marx.
À ces critiques, Jonas en ajoute en fait une troisième catégorie : outre ses propres péchés, Marx est, en effet, coupable de tous les péchés de la tradition de la philosophie rationaliste à laquelle il se rattache --- ainsi en va-t-il de son "anthropomorphisme radical" (p.398) - ainsi que des péchés de la tradition matérialiste et athée. Cela fait beaucoup pour un seul et la grosse artillerie jonasienne ne fait pas dans les détails. Mais l'essentiel est dans cette conclusion du passage sur liberté et nécessité (p.381): "l'erreur de base de toute cette conception, chez Marx comme chez Bloch, c'est la séparation du royaume de la liberté et du royaume de la nécessité". Or Jonas aurait dû remarquer que cette séparation que Marx reprend ici très curieusement est, en son fond, kantienne et de manière tout aussi kantienne, Marx fait bien de l'homme un être amphibie puisqu'il peut être libre, mais il reste en même temps soumis à la nécessité. Nous voyons ici très clairement que l'hostilité à Marx et l'hostilité à Kant sont unies dans une même problématique et ne sont pas du tout, comme on pourrait le croire superficiellement, des éléments hétérogènes.

La question de la technique

J'en viens à la question de la technique et du danger que sa domination fait peser sur l'humanité. Mais la place tardive et, somme toute, assez réduite que cette affaire occupe dans cette recension, correspond à la place réelle qu'elle occupe dans le livre de Jonas. La discussion de ce qui a fait la réputation de Jonas n'occupe en vérité que les pages 347 à 363 de la dernière édition française [327-347 de l'originale] et constitue la première sous-section de la deuxième section du dernier chapitre, intitulée "Critique de l'utopisme marxiste". Jonas va montrer que le réquisit de l'utopie libératrice marxienne est l'existence d'une abondance matérielle et d'un développement du potentiel technique de l'humanité qui sont l'une et l'autre impossibles à atteindre - ce qui fait véritablement du projet de Marx une utopie - mais dont la poursuite est la source des plus grands dangers pour l'humanité.
En réalité, l'utopie suppose une croissance de l'activité humaine que la nature ne supporterait pas, nous dit Jonas. Cette façon de poser le problème est déjà très curieuse, car elle suppose que la nature est une sorte de puissance face à laquelle se dresserait par la technique. Si on voulait être plus précis, il faudrait dire que l'environnement actuel de la vie humaine serait profondément modifié par la croissance nécessaire à la société d'abondance, mais pas que "la nature" ne le supporterait pas. Les dinosaures ont-ils disparu parce que la nature ne les supportait plus? Quand bien même la folie humaine conduirait-elle à la disparition de l'essentiel de la vie sur terre, la nature le supporterait très bien! Le seul qui supporterait mal les bêtises humaines, c'est l'homme lui-même. Il ne s'agit pas d'une question secondaire: le concept de la nature qu'on trouve chez Jonas est un concept presque "animiste" dont la critique a été faite depuis bien longtemps par la philosophie rationaliste (voir, par exemple, Spinoza).
Si on sort des discussions métaphysiques un peu creuses, il faut remonter les manches et Jonas doit se coltiner avec les faits et les résultats scientifiques. Car pour annoncer la catastrophe imminente et nous contraindre à croire que la seule perspective qui s'ouvre devant nous est celle des restrictions, il est préférable de ne s'en point tenir aux généralités vagues. Et c'est là que, pour Jonas, les choses à se gâter vraiment.
Premier problème: le développement technique et scientifique conduit à une "prolifération" de l'humanité en raison de son "succès biologique". Je ne sais si c'est un problème de traduction mais l'expression prolifération de l'humanité me semble connotée assez dangereusement. Contre la prolifération des insectes et autres poux, on utilise des gaz ... Mais cette affaire revient assez souvent dans le texte et fait irrésistiblement penser à ces déclarations de feu le commandant Cousteau qui n'hésitait pas à affirmer qu'il y avait plusieurs centaines de millions d'habitants en trop sur la planète. Or, nous avons payé assez cher pour savoir comment ce genre d'anti-humanisme théorique se transforme en anti-humanisme pratique.
Deuxième problème: celui des limites de nos ressources. Sur toute cette affaire, Jonas montre le caractère fragmentaire, arriéré et souvent purement obscurantiste de ses connaissances scientifiques. Tout d'abord le problème de la nourriture: Jonas affirme que l'encouragement de la terre à produire un fruit démultiplié devra recourir massivement aux engrais chimiques alors que 1° le châtiment est déjà là et que 2° l'augmentation de productivité générée par les engrais chimiques ira nécessairement en décroissant. Or, les progrès de la productivité du travail agricole sont de moins en moins dus à l'emploi massif de produits chimiques; ils sont de plus en plus la conséquence de l'amélioration des espèces (avec les progrès de la génétique) et d'une meilleure connaissance de l'effet des traitements chimiques. Ainsi au cours des dernières années on a vu une baisse massive de la quantité d'intrants chimiques sans affecter, bien au contraire, les rendements. C'est là une conséquence directe non de la crainte jonasienne, mais des nouveaux développements de la chimie, de la biologie, des techniques mécaniques d'épandage - on peut pratiquer maintenant la "frappe chirurgicale" grâce au contrôle par microprocesseurs des outils d'épandage. Que tout cela ruine les préjugés malthusiens sur lesquels s'appuie Jonas, c'est incontestable, mais les faits sont têtus.
Ensuite, Jonas s'attaque à ce qui était l'obsession des années 70, à savoir le problème de l'énergie. Or, Jonas commence par une très grosse bêtise puisqu'il considère qu'il s'agit du "double problème de l'obtention et de l'utilisation de l'énergie à l'intérieur du système fermé de la planète." La planète est tout sauf un système fermé! Elle est au contraire une énorme machine à transformer l'énergie solaire, essentiellement par le biais de la vie végétale et par les animaux microscopiques (dont les sources d'énergie fossiles ne sont que les résidus). Quand Jonas n'envisage le progrès de l'agriculture qu'à base d'engrais chimiques et comme simple consommatrice d'énergie, il oublie tout simplement et la technique ancestrale de l'engrais vert (la culture de plantes capables de fixer l'azote et qu'on enfouit par le labour avant leur maturité) aussi bien que les promesses des biotechnologies. Enfin quand il affirme que l'énergie solaire ne pourra jamais fournir qu'une maigre fraction de nos besoins globaux en énergie, il finit de démontrer qu'il ne comprend strictement à la thermodynamique.
Un autre aspect de cette question de l'énergie mériterait également d'être souligné: Jonas conçoit le progrès technique systématiquement comme consommateur d'énergie. Nous avons dit à propos de l'agriculture que ce n'était plus vrai. Mais on peut généraliser ce constat: les progrès dans les techniques de contrôle automatique, permettent une augmentation de la puissance d'action humaine avec une diminution de l'énergie consommée. Là où il y a 50 ans, il fallait la puissance électrique d'une centrale moyenne pour faire fonctionner un calculateur électronique, aujourd'hui une pile de poche nous donne des puissances de calcul des centaines de fois supérieures. L'introduction de l'électronique dans l'automobile, sans même qu'on ait changé la structure d'ensemble basée sur le bon vieux moteur à explosion, a d'ores et déjà permis d'améliorer de manière très sensible le rendement et c'est seulement le bas prix du pétrole qui freine ici l'innovation.
Enfin, la conception que Jonas prête aux marxistes n'est pas autre chose que la projection en plus grand des modes de production et de consommation du capitalisme. Ne lui vient pas à l'idée que nous disposons d'immenses réserves pour une société d'abondance en luttant contre les gaspillages engendrés par un mode de production basé sur la guerre de chacun contre chacun. On sait que l'essentiel de la pollution urbaine est dû à des accumulations prodigieuses d'automobiles qui se déplacent à la vitesse étonnante de 5 ou 10 km/h. La priorité au "tout auto- tout route" découle directement de la pression des intérêts économiques investis dans l'automobile et certainement pas des besoins des consommateurs. Une part considérable de la richesse des nations est engloutie dans des activités improductives liées d'une manière ou d'une autre non aux besoins techniques de l'humanité mais bien à la forme même des rapports sociaux capitalistes (publicité, gestion, toutes les formes improductives du contrôle, et les dépenses étatiques qui vont avec). Enfin, même aujourd'hui, après la fin de la guerre froide, les dépenses militaires continuent de représenter une part très importante des dépenses sociales d'ensemble.
Il ne s'agit pas nier que le développement de certaines techniques présente des dangers. Mais, après tout, l'invention du couteau de cuisine avait déjà donné une nouvelle arme aux assassins. Les effets de l'ambition humaine sur l'environnement sont aussi vieux que l'homme lui-même et ne sont pas simplement dus aux nouvelles techniques ou à l'essence de la technique actuelle. Les techniques primitives de culture (par exemple la culture sur brûlis) ont des conséquences considérables sur le climat (cf. désertification du Sahel). Les magnifiques palais et églises de Venise ont demandé la déforestation des Alpes et c'est avec une technique très rudimentaire que les Espagnols et les autres Européens ont conduit la "destruction des Indes".

Conclusion

Au total le livre de Jonas est une livre assez faible, à la réputation largement usurpée : on est loin de la finesse et de la précision du travail de Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne. Les considérations polémiques et une grande nonchalance tant dans l'étude des faits que dans celle des textes grèvent lourdement ce travail. Mais au-delà de ces faiblesses, ce texte a le gros avantage - pour qui veut le lire au deuxième degré - de montrer de manière presque pure comment la fascination/crainte devant une technique hypostasiée va de pair avec la nostalgie de la religion et l'irrépressible désir de l'abdication de la raison. Les sociologues qui ont étudié le phénomène ont bien montré comment les sectes les plus délirantes aussi bien que les mouvements intégristes religieux recrutent massivement non chez les ignorants mais chez techniciens fascinés par leur propre technique au point d'en faire un véritable fétiche.
L'aliénation religieuse et l'aliénation technicienne (ou encore la technophobie et la croyance béate dans les pouvoirs libérateurs de la technique) se complètent à merveille, partageant toutes les deux ce préjugé de base qui veut que la technique soit une puissance en soi dominant l'homme et non pas l'apparence que les rapports sociaux de domination prennent dans la situation où le producteur est séparé des moyens de production et au lieu d'être le maître de sa propre vie est soumis aveuglement aux conditions qui lui sont imposées par le propriétaire du capital. Pour comprendre l'aliénation technicienne, il vaut donc mieux lire Marx que Jonas. Tant pis si cela fait rétro. Et pour essayer de reformuler un système normatif, allons plutôt faire un tour du côté de Habermas qui a su montrer 1° qu'on pouvait critiquer l'irruption de la rationalité technicienne non pas en faisant le procès de l'Aufklärung mais en s'appuyant dessus et 2° que ce bon vieux Kant a encore pas mal de choses à nous dire si on le confronte à notre époque.

Note

Sur les rapports entre la pensée marxienne et l'écologie, on pourra consulter Actuel Marx N°12 - 1993 "L'écologie, matérialisme historique"
Pour la critique des thèses de Jonas du point de vue des problèmes de la bioéthique et pour une bonne défense de la de Kant, on pourra lire le livre de Lucien Sève, Pour une critique de la raison bioéthique (Odile Jacob, 1994).
Si on veut une discussion raisonnable de la question du progrès, on pourra se reporter aux travaux de Dominique Lecourt, en particulier son petit livre sur L'avenir du progrès (Conversations pour demain - textuel 1997).

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