mercredi 20 juin 2007

Science, philosophie et religion

Conférence devant la groupe "Marianne" de la Libre Pensée

1. Je ne vais pas reprendre ce soir le contenu de l’article que le bulletin de votre groupe a publié. D’autant que, malicieusement les organisateurs ont changé le titre et m’ont sommé de parler de « la science, la philosophie et la religion ». Je vais donc essayer de me conformer à ce programme. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, un certain scientiste fort bien porté dans toutes sortes de milieux est aujourd’hui le pire ennemi du véritable esprit scientifique, nourrit les nouvelles superstitions et sert de légitimation idéologique à la domination. Je rappelle simplement ce que j’ai écrit : « Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. »
Je voudrais aujourd’hui revenir sur trois questions qui me tiennent à cœur et dont, me semble-t-il, on devrait tenir compte si on veut élargir le cercle des libres penseurs, c’est-à-dire de ceux qui pensent sans dogme, essaient de se libérer de tous les préjugés et se proposent de mettre en examen « tout ce que nous tenons en notre créance » pour parler comme Descartes.
1) Tout d’abord, est-ce que la science élimine la philosophie ? Je montrerai que le scientisme et le positivisme même dans ses versions les plus récentes (je pense au positivisme logique ou à ce qui se trame aujourd’hui autour des sciences cognitives) ne peuvent que pervertir l’esprit scientifique.
2) J’en déduirai l’impossibilité pour la science de remplacer la philosophie et j’essaierai de montrer ce qui la spécificité du penser philosophique.
3) Si la philosophie est indépendante de la science, sommes-nous condamnés à revenir au bon vieux spiritualisme ou à l’irrationalisme ? Je montrerai que seule la philosophie peut comprendre la religion et réellement la dépasser et non en faire une espèce d’incompréhensible aberration mentale comme le fait par exemple Onfray.
2. En premier lieu donc, je vais revenir sur cette question du rapport entre science et philosophie. Parce qu’elle en commande beaucoup d’autres. Il y a en effet tout un courant du rationalisme qui estime que le philosophie doit progressivement laisser la place aux sciences positives. Je pourrais citer de nombreux auteurs. Par exemple, Engels écrit dans Socialisme utopique et socialisme scientifique : « Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Je ne veux pas spécialement accabler Engels. On avait déjà la même chose chez Marx dans L’idéologie allemande. Mais on retrouve cette idée en bien d’autres lieux. Le positivisme logique, celui du Cercle de Vienne, avec Carnap, Schlick, Neurath et quelques autres veulent, lui aussi, réduire la philosophie à la portion congrue. Ainsi on peut lire dans le Manifeste de ce groupe, écrit par Carnap : « Tout est accessible à l’homme, et l’homme est la mesure de toute chose.(...) La conception scientifique du monde ne connaît aucune énigme insoluble. La clarification des problèmes scientifiques traditionnels conduit en partie à démasquer les problèmes illusoires, en partie à les transformer en problèmes empiriques et par conséquent à les soumettre au jugement de la science expérimentale. »
On pourrait allonger la liste des citations. Mais tant « l’intelligence artificielle » ou les « sciences cognitives » il s’agit bien de débusquer, croit-on, la philosophie de ses derniers refuges. Si comme le pense Jean-Pierre Changeux, il n’y a rien de tel que l’esprit et l’homme sont donc « l’homme neuronal », et, alors, les philosophes doivent céder la place aux biologistes. Les psychologues aussi doivent céder la place. Et avec eux les romanciers : les subtiles analyses stendhaliennes sur la cristallisation doivent pouvoir se résoudre en mécanisme hormonal et neuronal.
Je ne vais pas entrer ici dans le détail de cette question que j’ai abordée ailleurs, notamment dans La matière et l’esprit et dont on peut aussi trouver une version sur mes pages personnelles (Voir « Faut-il éliminer l’esprit. »: http://denis-collin.viabloga.com/news/faut-il-eliminer-l-esprit ).
J’écris dans cet article :
« La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série ! Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… »
Et après avoir passé en revue les diverses variétés de matérialismes, je concluais ainsi :
« La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « La solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la recapture de la sérotonine ne vous apprend rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine ! »
Il me semble que 1° on ne peut pas éliminer les « états mentaux » et que 2° on ne peut pas réduire les états mentaux à des états physiques. Dans l’article déjà cité, je crois avoir montré à quelle impasse sont conduits tant ceux qui prônent un monisme non réductionniste que ceux qui, avec une grande subtilité comme Jaegwon Kim tentent de sauver le matérialisme réductionniste. Cette manière de voir ne nous condamne pas à revenir au dualisme, à l’existence d’une âme séparée du corps et pourquoi par immortelle. Je prends ici encore ma conclusion :
« Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler. »
Et pour sortir de cette problématique, je crois qu’on pourrait trouver des pistes passionnantes en partant de Spinoza. Que les neurobiologistes fassent de la neurobiologie, c’est très bien et cela peut sans doute être très utile. Mais les prétentions avancées par certains (dont mon ami Quiniou) que nous aurions une preuve scientifique de la vérité du matérialisme à partir des progrès de la biologie, voilà qui me paraît pour le moins très prématuré !
3. En tout cas, il me semble absolument impossible d’affirmer comme Engels que tout puisse se résoudre « dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Car il n’en va pas mieux quand on aborde les sciences sociales. Disons simplement que s’il existait une science sociale, ça se saurait ! Les marxistes ont longtemps prétendu que le matérialisme historique était cette science – surplombée éventuellement par une espèce de méthodologie générale, le « matérialisme dialectique » (le fameux « DIAMAT » cher aux doctrines de feu l’Internationale Communiste). Si l’analyse que Marx fait du mode de production capitaliste reste irremplaçable, Marx n’a pas livré une méthode générale qui permettrait de comprendre toutes les formations sociales existant depuis les débuts de l’histoire humaine. Les orientations du « matérialisme historique » peuvent être ramenées à quelques grandes généralités que beaucoup d’historiens admettent (pensons par exemple à l’école des Annales) mais qui ne définissent pas une « science de l’histoire », au même titre qu’il y a une science physique ou biologique. L’histoire naturelle (la paléontologie, la géologie) est incontestablement scientifique ; il est évident qu’il n’en va pas de même de l’histoire humaine. Il suffit ici de pointer quelques problèmes connus :
1. quel est l’objet de l’histoire ?
2. Qu’appelle-t-on causalité en histoire ?
3. Y a-t-il des lois en histoire ?
On peut distinguer deux grands courants :
les uns dans la lignée des philosophes allemands des Geisteswissenschaften considèrent que l’histoire porte sur les évènements singuliers, qu’elle vise à comprendre les actions de sujets humains (généralement on les considère comme des sujets rationnels) et qu’elle est non nomologique (elle ne produit pas des lois) mais seulement interprétative.
Inversement, ceux qui se placent dans la lignée de l’école sociologique française (Durkheim et Mauss), considèrent que l’objet de l’histoire est constitué par les structures durables, les mentalités stables, l’histoire presque immobile dont parle Braudel.
Si on cherche à placer Marx dans cette configuration, on est très ennuyé : il va puiser dans l’une et l’autre méthode, au gré de ses besoins, mais sans jamais élucider les problèmes épistémologiques auxquels il est confronté. Il y a ainsi dans l’oeuvre de Marx des contradictions importantes, même si les marxistes ont depuis longtemps pris le parti de cacher les poussières sous le tapis quand ils font le nettoyage dans l’oeuvre de Marx.
Quoi qu’il en soit, nous sommes donc en histoire dans l’incapacité de construire une science positive qui ressemble de près ou de loin aux sciences naturelles. Les « lois de l’histoire » dont parle Marx sont des lois si générales qu’elles permettent seulement d’essayer de tracer des grands tableaux généraux mais ne permettent de rien prévoir ! Cela ne veut évidemment pas dire que l’histoire ne nous apprenne rien ou qu’elle soit un genre de savoir irrationnel. Mais cela veut simplement dire qu’elle reste en dehors du champ de ce qu’on appelle proprement « science ». On peut, certes, décider d’appeler « science » tout savoir rationnel. Mais ce n’est pas très avantageux de se procurer ainsi des victoires purement verbales. En histoire, on peut argumenter pour soutenir des hypothèses plus ou moins probables ; on peut établir des faits, mais ni lois, ni théorèmes, ni principes généraux opératoires. Il me semble que c’est là un fait dont nous devons honnêtement prendre acte, même si cela entraîne que nous devons sérieusement rabattre les prétentions d’en finir avec spéculations hasardeuses pour faire place à une science véritable.
Ce que j’ai dit de l’histoire pourrait sans mal s’appliquer aux autres sciences sociales, qu’il s’agisse de l'ethnologie ou de la sociologie, par exemple. La clé de difficulté, c’est d’ailleurs Marx qui pourrait nous la livrer. Les sciences de la nature sont des sciences d’objets qui peuvent être donnés dans l’expérience sensible – même un philosophe hostile à l’empirisme comme Kant considère qu’il n’y a de connaissance possible que des objets qui peuvent tomber dans une expérience possible. Un concept auquel on ne peut lier un objet d’expérience dit Kant est vide - en passant, voilà pourquoi il n’est aucune preuve possible de l’existence de Dieu. Or, parlant de la marchandise, cette « cellule de la société bourgeoise », Marx dit tout d’abord que la marchandise est un être « métaphysique », ce qui veut dire en dehors du monde physique, en dehors du monde de l’expérience. Il ajoute que les marchandises sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens », car ce sont des « choses sociales » ! Autrement dit, les « choses sociales » sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens : elles ont une face visible, phénoménale, observable comme on n’observe n’importe quelle chose de la nature, mais aussi une face invisible, qui échappe à l’observation et qui doit être « comprise ».
4. Le génie de Marx est là : non pas d’avoir inventé la théorie de tout, la clé universelle du savoir, mais de nous voir placés face aux contradictions fondamentales de la connaissance de ce que, depuis Platon, on appelle « les affaires humaines » et de leur différence d’avec les choses de la nature. Et c’est pour cette raison que la philosophie de Marx est essentiellement critique et qu’elle n’est pas un savoir opératoire, positif ; comme le lui reprochent justement ses adversaires, notamment les économistes néoclassiques.
Je ne peux évidemment pas développer tous les aspects de cette affaire. J’ai écrit un livre (ou plutôt deux déjà) sur cette question de savoir ce qui constitue l’apport essentiel, le noyau irréductible de la pensée de Marx et il y faudrait encore beaucoup de temps. Mais il y a une chose dont je suis certain : Marx dans une thèse fameuse dit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » et cependant, c’est Marx qui nous ramène le plus sûrement à la philosophie. Alors, bien sûr, avec Marx, on ne fait de la philosophie comme avant, de la construction de systèmes spéculatifs comme dans l’idéalisme allemand de la grande période. On fait de la philosophie autrement, mais c’est encore de la philosophie qu’on fait, pas de la « science ».
Tout ce détour doit me permettre de définir aussi précisément que possible le rapport de la philosophie à la science. La science s’occupe de connaître rationnellement la nature, en formulant des lois (plus ou moins prédictives, c’est une autre affaire) qui peuvent être l’objet de preuves expérimentales. Les concepts scientifiques ne sont jamais que des variables qui prennent place dans des fonctions mathématiques. En tant que l’homme est une partie de la nature dont il suit le cours, il est l’objet des sciences de la nature. La philosophie s’occupe des affaires humaines (donc y compris de la manière dont les hommes s’adonnent à ce genre d’activité qu’on appelle science). Elle ne peut que formuler des hypothèses, appuyées sur des arguments qui ne concernent que les choses seulement probables. Cette définition n’est pas spécialement originale. Mais elle a l’avantage de préciser les domaines respectifs des uns et des autres. Un philosophe est à l’évidence incapable, simplement en tant que philosophe, de dire si la théorie du « big bang » est une théorie cosmologique plausible ou non. Mais habitué de l’analyse des tours et des détours de l’esprit humain, il est parfaitement fondé à essayer de comprendre comme se fabrique une théorie scientifique, comment se mêlent dans la théorie des éléments rationnels et des croyances et même comment ces croyances peuvent jouer un rôle dans la naissance et le développement des grandes théories scientifiques.
5. Une chose, en particulier, doit attirer notre attention : une science, par construction, n’a pas de « sens ». Elle n’a pas pour but de faire émerger je ne sais quelles valeurs transcendantes. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une sorte de morale scientifique : le respect de la vérité, la rigueur, la capacité à mettre en cause ses propres croyances - y compris quand elles ont fait votre célébrité - tout cela dessine le portrait moral du scientifique, un portrait moral qui est d’ailleurs assez loin de correspondre à celui de tous les scientifiques dans un monde où la compétition et l’esprit de lucre dominent la vie intellectuelle et piétinent allégrement les plus hautes valeurs morales. Mais en tout cas, celui qui cherchera la morale de l’histoire dans la mécanique quantique ou dans la théorie de l’évolution fait fausse route. Si je prends cet exemple de la théorie de l’évolution, c’est à dessein. Après avoir eu les élucubrations de Galton qui débouchent sur la sociobiologie (voir l’article de Patrice Sifflet dans le numéro spécial du bulletin du groupe Marianne), nous avons depuis un certain temps un autre darwinisme, un darwinisme sympathique, à visage humain : un darwinisme qui nous explique que l’altruisme serait une caractéristique naturelle sélectionnée par l’évolution naturelle et qui aurait donné à l’humain capable de soucier des autres un avantage adaptatif, lui ayant permis de survivre comme être social.
Évidemment, ce darwinisme-là est plus doux à nos oreilles que celui qui prône l’élimination des handicapés, des malades mentaux et la stérilisation des pauvres et autres variétés d’inadaptés... Mais fondamentalement, il ne vaut pas mieux et repose sur les mêmes confusions intellectuelles, ce que le philosophe britannique Moore dénonçait par l’expression de « sophisme naturaliste ».
Il y a un point où ces questions-là deviennent cruciales, c’est quand on parle de la technique. Latechnique et la science ne sont pas la même chose, même si la technique est l’application de la science (du moins en est-il ainsi dans la société moderne). Mais qu’une technique soit l’application d’une science « vraie » ne suffit pas pour qu’on admette que cette doive être mise en oeuvre. La valeur d’une théorie scientifique est la vérité. Celle d’un procédé technique est l’utilité. Mais entre vrai et utile, il existe une différence considérable dans la syntaxe de notre langue. Dire que P est vrai est une proposition qui se suffit à elle-même. Alors que dire que T est utile sous-entend toujours utile à quelque chose et à quelqu’un. Le vrai peut être absolu. L’utile n’est toujours que relatif. Pour éviter ce problème, les utilitaristes ont trouvé un postulat censé trancher une fois pour toute et permettre de définir en toute rigueur scientifique la validité ou non de l’application d’une technique : est bien ce qui permet de maximiser le bonheur du plus grand nombre. La science nous permet de déterminer objectivement quelle technique permettra de maximiser le bonheur du plus grand nombre et donc, grâce au postulat utilitariste, la science n’est plus enfermée dans la description de ce qui est et peut désormais être normative, elle peut fixer ce qui doit être. Comme le médecin sait ce qui est bon pour la santé du patient, le savant doit savoir ce qui est bon pour la société dans son ensemble. C’est en raison de cette puissance nouvelle attribuée à la science par le principe d’utilité que l’utilitarisme est une doctrine appréciée par beaucoup de scientifiques. J’ai eu l’occasion de pointer ce problème à propos d’une contribution de Jean Bricmont au livre collectif Intrusions spiritualismes et impostures intellectuelles dans les sciences, contribution dans laquelle Bricmont définit l’utilitarisme (maximisation du bonheur global) comme une morale matérialiste – le matérialisme étant pour lui équivalent à la science.
Que cette position soit intenable, je l’ai déjà soutenu déjà à de nombreuses reprises. Je me contenterai ici de la réfuter par un contre-exemple. Supposons que, comme un vieux film d’Alain Jessua avec Patrick Dewaere on trouve un moyen de rendre les gens heureux par un procédé indolore (dans le film de Jessua, le médecin « flashe » le cerveau de Patrick Dewaere). Un tel procédé permettrait de rendre heureux cet homme qui, comme le personnage incarné par Dewaere, est devenu infirme, se déplace en fauteuil roulant et voit sa femme devenue la maîtresse du médecin. Si la morale utilitariste a un sens, Dewaere est plus heureux après son traitement qu’avant et comme personne n’est plus malheureux, le bilan global est nettement positif. Donc l’action du médecin de ce film est moralement bonne et n’est rien d’autre qu’une conséquence logique de la découverte de notre savant médecin d’un procédé permettant d’inhiber les réseaux neuronaux mis en oeuvre quand nous sommes malheureux. Généralisons : si on trouvait le moyen de rendre chimiquement heureux les gens qui vivent dans des conditions misérables et font un travail épuisant en modifiant certains circuits neuronaux, on aurait un moyen efficace et scientifique de résoudre la question sociale !
Les utilitaristes sophistiqués se récrient : ce qui maximise le bonheur global est bon mais à condition de respecter la dignité humaine. Il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un porc satisfait disait John Stuart Mill. Mais par quel critère, en fonction de quelle science peut-on déterminer qu’un Socrate insatisfait est meilleur d’un porc satisfait ? Il faut introduire des notions qui ne figurent jamais dans les énoncés scientifiques. Je peux donner une description en termes d’observation, donc potentiellement scientifique, du plaisir et même, moyennant quelques hypothèses supplémentaires, du bonheur. Mais je ne peux pas donner de description traduisible dans le langage de la science de la dignité, de la liberté, etc. Par conséquent, la science est rigoureusement incapable de passer du mode descriptif au mode prescriptif dans les affaires humaines.
6. Ces quelques exemples (l’histoire, les sciences sociales, la morale) concourent à soutenir la thèse d’une limitation intrinsèque du champ dans lequel oeuvre la science et de l’impossibilité de se passer de philosophie. Mais alors me diront les rationalistes un peu obtus – j’ai croisé cette espèce d’être pensant – si la science ne fournit plus en tout le critère suprême, on va laisser le champ libre aux religions qui se présentent justement comme des pensées qui permettent d’aller au-delà des limites de la science. Jevoudrais montrer que la place que je donne à la philosophie ne nous contraint pas du tout à capituler en rase campagne devant des religions qui cherchent aujourd’hui à reconquérir le terrain perdu.
En premier lieu, la prise de conscience des limites de la science conduit, selon moi, à une attitude sceptique. Autant il est impossible de pratiquer le scepticisme radical de celui qui affirme « il n’y a pas de vérité sauf celle-ci », autant je crois que nous devrions – et c’est même peut-être la condition fondamentale de toute liberté de l’esprit – considérer systématiquement nos vérités comme des vérités provisoires, limitées, adoptées dans un contexte donné. Il me semble même que ce scepticisme qui pousse toujours à examiner, à revenir sans cesse sur ce que nous croyons acquis est une des premières manifestations d’un véritable esprit scientifique. On voit immédiatement que ce scepticisme est par nature incompatible avec la religion qui exige la foi : c’est même le point vraiment commun aux trois monothéismes. Le doute est l’affaire du démon !
Inversement, comme j’ai eu l’occasion de le souligner, je rencontre très souvent chez nos zélés rationalistes une véritable religion de la science et une religion de la science qui, finalement, s’accorde pas si mal qu’on pourrait le croire avec la religion tout court.
7. En second lieu, l’opposition de la science et de la religion comme opposition de la raison et de l’irrationnel ... me semble tout à fait irrationnelle. Elle ne fait d’ailleurs que reproduire la figure classique de l’opposition religieuse du bien et du mal. Quitte à me valoir quelques inimitiés, on doit commencer par dire que la religion n’est pas irrationnelle.
Elle contient évidemment son lot de fables et d’extravagances, mais au fond pas beaucoup plus que n’importe quel « fait social » - j’emploie à dessein cette expression, car, pour Durkheim, la religion est un fait social total. L’école républicaine avait conçu un passé français assez mythique, pas autant que le Bible, certes, mais « nos ancêtres les Gaulois », ça ne valait pas beaucoup mieux que notre ancêtre Adam ou notre ancêtre Abraham. Quoi qu’il en soit, un défenseur éclairé de la religion fera remarquer que ces fables ne doivent pas être comprises selon leur vérité littérale mais bien comme des manières imagées d’amener le grand nombre à la connaissance de certaines vérités fondamentales.
La pratique religieuse contient des rituels curieux pour celui qui les regarde de l’extérieur – par exemple la communion qui repose sur cette extravagante affaire de la transsubstantiation. Mais là encore, on n’est pas obligé de croire que le corps du Christ est réellement présent dans l’Eucharistie et s’accorder sur la valeur symbolique du geste. On sait également que rituels et symboles ne sont le propre des esprits embrumés par les superstitions religieuses. La maçonnerie en est un excellent exemple. Des athées, rationalistes, se plient de bon gré à des rituels ésotériques qui plongent leurs racines dans un passé aussi peu rationaliste que possible ! Même les libres penseurs ont leurs rituels entièrement dominés par les rituels chrétiens d’ailleurs : manger un bon rosbif le jour du Vendredi saint, c’est réaffirmer à quel point on reste dépendant de la religion dominante, à quel point il est difficile de s’en affranchir complètement. On pourrait aussi parler de nos rituels républicains et y remarquer à quel point le religieux les imprègne, de part en part. Pourquoi sommes-nous les enfants de la patrie ? Qu’est-ce donc que ce Père au féminin qui trouve son image dans notre « mère-patrie », notre Marianne que Delacroix a peinte offrant si généreusement son sein. La République, ce n’est pas la Sainte-trinité, mais la fusion du masculin et du féminin, de Dieu le Père et de la Vierge Marie.
Toute société fonctionne à partir de rites et de montages qui font tenir debout les humains. Ces montages ont, la plupart du temps, c’est-à-dire jusqu’à l’époque moderne, été conçus comme la mise en oeuvre d’un discours sur la transcendance. Mais ce discours lui-même est assez contingent. On peut imaginer une religion qui n’ait ni Dieu créateur du Ciel et de la Terre, ni paradis, et même pas d’immortalité de l’âme. On peut aussi avoir des attitudes de duplicité assumée. Il est évident qu’Aristote ne croyait pas une minute qu’en montant sur l’Olympe il allait y trouver Zeus en train de faire bombance ou de lutiner quelque mortelle qu’il aurait enlevée... Mais Aristote ne tente pas de détruire les mythes. Les mythes participent de ce lien qui est celui de la Cité (Athena est la déesse protectrice d’Athènes) et celui de tous les Grecs. Et d’ailleurs, celui qui s’intéresse au mythe commence à philosopher (« Aimer les mythes, c’est en quelque sorte se montrer philosophe », Métaphysique, A,2). Mais évidemment, on ne s’en tient pas là. Et Aristote bâtit à côté de mais aussi à l’intérieur de cette culture grecque, un système philosophique rationnel : il y a un monde éternel et incréé (ce qui en ferait un matérialiste) mais pour qu’il y ait du mouvement dans ce monde, il faut supposer un « premier moteur » qui lui-même est sans mouvement (pour éviter la régression à l’infini). Il y a donc un Dieu pour Aristote, un dieu philosophique, et un arrière-plan entièrement matérialiste qui se marie pourtant avec l’acceptation d’un monde fantasmagorique où les dieux et les hommes sont en communication permanente. Alors, pourquoi un Aristote accepte-t-il sans broncher ce monde fantasmagorique du mythe et de la religion athénienne ? Tout simplement parce que ce monde a du sens, même si ce n’est pas un sens philosophique. Ce qui paraît extravagant ou insensé quand on se place de l’extérieur – un peu comme une langue qu’on ne comprend pas semble du « charabia » – est parfaitement sensé quand on se place à l’intérieur.
Penser la religion, ce n’est pas la rejeter dans l’irrationnel. C’est essayer d’en saisir la rationalité sous-jacente comme nous devons essayer de saisir la rationalité de tout fait social. Encore une fois, on voit que ce type d’approche, qui ne peut se contenter de ce qui observable, est radicalement différent de l’approche des sciences naturelles. Et c’est une approche qui suppose une capacité d’interprétation et même une espèce d’empathie méthodologique.
8. En troisième lieu, nous sommes confrontés ici, en France, à trois grandes religions apparentées, nos trois monothéismes qui dominent par ailleurs une bonne partie de la planète. Il me semble que la pire des manières d’aborder ces religions, c’est celle d’Onfray : on en fait de la religion un ensemble d’absurdités que seuls peuvent croire des esprits simples ou un peu dérangés et dont les porteurs sont des psychotiques graves (voir par exemple sa description de Paul, comparé d’ailleurs à Robespierre et Lénine…).
Il me semble au contraire qu’il faut partir de l’histoire réelle. « Tout ce qui est réel est rationnel », disait Hegel. C’est de bonne méthode. Et les religions étant des phénomènes historiques de grande ampleur, elles doivent être comprises comme telles. On dit parfois qu’une église est une secte qui a réussi. C’est une définition polémique mais fausse. On ne peut confondre un mouvement qui embrasse des millions et des millions d’individus à travers les siècles à l’un de ces nombreux et éphémères groupements d’individus névrotiques, faibles d’esprits ou déprimés comme le sont souvent les adeptes des sectes. Si l’Église catholique n’avait qu’un instrument d’oppression des masses au profit des puissants, elle n’aurait pas duré aussi longtemps – sauf à imaginer qu’on peut faire de la masse des humains des abrutis serviles, ce qui devrait normalement conduire ceux qui tiennent ces propos ou ces pensées à renoncer à tout espoir d’émancipation humaine, réservant la lucidité et le savoir réel à une petite élite d’esprits supérieurs.
Il y a dans le christianisme quelque chose de très particulier qui explique pourquoi c’est en milieu chrétien et pas ailleurs que sont apparues les grandes philosophies émancipatrices. C’est Hegel, à mon avis, qui saisit tout cela quand il affirme que « Dieu est mort ». Le christianisme commence en effet en faisant mourir Dieu sur la croix ! Ce qui n’est pas une petite affaire. Car il s’agit en même d’affirmer que ce Dieu est le fils de l’homme. Et par conséquent Spinoza est parfaitement chrétien quand il affirme que « l’homme est un dieu pour l’homme. » Hegel soutient encore que le christianisme a posé le premier la valeur infinie de l’individu mais que la vérité du christianisme ne s’est d’abord manifestée que sous les formes barbares du culte « extérieur » imposé par l’Église catholique. On sait bien qu’en pratique les religions instituées ont fait peu de cas de ces principes, par exemple le principe du rôle décisif du consentement en matière de foi comme en toute autre matière. Mais l’idée de liberté de conscience qui reste fondamentalement étrangère à la Grèce antique s’est affirmée à l’intérieur du christianisme, et plus spécialement sous la forme protestante. La pensée laïque et démocratique peut ainsi être vue, de manière encore très hégélienne à la fois comme la négation et comme l’accomplissement du christianisme.
Je ne veux pas reprendre à mon compte la conception hégélienne de l’histoire. Mais il me semble qu’elle nous oblige à considérer les religions comme des créations de la culture humaine et méritant comme telles tout notre intérêt et pas seulement une dénonciation un peu incantatoire ou des dés vieux blagues de bouffeurs de curés.
9. Pour conclure, je voudrais encore une fois souligner que la libre pensée n’est pas l’adoration d’une science un peu bornée et réduite à ce qu’on appelle du côté de la « théorie critique », la « raison instrumentale », une raison incapable de se critiquer elle-même et entièrement soumise à la production d’effets utilitaires sans qu’on se préoccupe d’interroger cette soi-disant utilité. Si la philosophie a un sens, c’est pour dans sa capacité à toujours prendre de la distance par rapport à nos propres créations, la science et la philosophie comprises. La capacité de la raison à ne pas « adhérer » même à elle-même. Une philosophie qui est donc aussi « skepsis », examen de la raison elle-même. Ce que d’ailleurs nous trouvons chez tous les grands penseurs, Platon et Aristote, Descartes et Spinoza, Kant et Hegel pour ne citer que les plus grandes figures.
Un libre penseur est un anticlérical, ce qui est une prise de position politique (contre la soumission de l’ordre public au religieux) mais il n’est pas « antireligieux », parce que ça ne veut rien dire ! Du reste j’ai beaucoup apprécié que la Libre Pensée ne soit pas tombée dans l’hystérie antimusulmane qui a saisi une partie de la société française ? il y a encore peu de temps. J’ajouterais qu’aujourd'hui, plus que par les religions, la liberté de pensée est menacée par la toute-puissance d’une idéologie utilitariste, exaltant un individualisme poussé à ses dernières absurdités, une idéologie qui transforme les hommes en choses (les « ressources humaines ») et les choses (la marchandise, l’argent) en l’objet d’un culte à quoi tout doit être sacrifié. Ceux qui ont pris le temps de lire le Capital ont reconnu ici le « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Et pour cette raison, je terminerai encore en citant Marx : « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. » (Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel) Le problème, c’est donc de faire en sorte que l’homme se meuve autour de lui-même, par autour du soleil illusoire du capital.
© Denis Collin. Le 20 juin 2007

dimanche 10 juin 2007

De la nature humaine et de la raison

A propos du livre de Jacques Généreux, La Dissociété

Jacques GénéreuxLa Dissociété, Seuil, 2006, 450 pages.
Économiste, professeur à Sciences Po., militant socialiste dans la gauche du PS, partisan du « Non au TCE » en 2005 qui n’a pas hésité à mouiller sa chemise pour expliquer et convaincre dans la campagne du référendum, Jacques Généreux mérite bien son nom ! La Dissociété est à la fois un réquisitoire contre l’idéologie dominante qu’on qualifie trop hâtivement de « libérale » ou de « néolibérale » et un cri d’alarme contre une transformation anthropologique qu’il voit à l’œuvre dans l’évolution actuelle du mode de production capitaliste, une mutation qui fait basculer « les sociétés développées dans l’inhumanité de “dissociétés” peuplées d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres. » (28) Il appelle à une « bataille culturelle » contre les « idées mortifères » qui fondent une « société » qui n’en est plus une, une société faite uniquement d’individus libres de tout lien avec leurs semblables, rivaux les uns des autres et finalement en guerre permanente. Face à cette « maladie sociale générative », Jacques Généreux veut contribuer à une prise de conscience politique, mais aussi morale : les liens sont plus importants que les biens, répète-t-il, et faute de la comprendre, nous allons droit à la catastrophe tant sociale qu’écologique. C’est pourquoi il faut « réveiller les citoyens » : « Il est temps de mettre chacun devant sa responsabilité. Pas la responsabilité individuelle des néolibéraux qui n’engage qu’à s’occuper de soi. Non, la vraie responsabilité, celle que doivent assumer les millions d’individus qui, dans une société humaine, attendent que d’autres s’en préoccupent. Le leader politique qui entreprend de lutter contre la dissociété doit commencer par déranger ses concitoyens, par les bousculer même. » (440)
Ne serait-ce que pour les trois premiers chapitres (« Crise du politique et crise sociale », « Du pacte social à la guerre économique », « De la guerre économique à la guerre incivile »), il faut lire et faire lire le livre de Jacques Généreux qui constitue un antidote aux discours fatalistes, écrit clairement et avec un souci constant de pédagogie. En contrepoint, il esquisse une conception de l’homme avec laquelle on peut être largement d’accord, une conception pourrait-on dire d’inspiration aristotélicienne : l’homme est un animal social, il n’existe que par ses liens sociaux et la conception néolibérale ou libériste qui fait des individus des sortes de « monades » ou d’atomes n’ayant avec les autres que des liens extérieurs est une pure absurdité… ne serait-ce que parce qu’aucun homme ne s’est fait lui-même : il est sorti du ventre d’une femme qui avait préalablement rencontré un autre homme ! Et cet enfant n’est devenu un homme (et c’est vrai même pour un « self made man ») que parce que des adultes ont pris soin de lui pendant un temps suffisant. Pour autant, Jacques Généreux ne se fait pas l’apologiste des sociétés « holistes ». L’affirmation de l’individu dans la philosophie libérale classique est considérée comme un progrès. Mais c’est parce que ses liens ses multiplient et s’élargissent que l’individu peut se penser comme un individu libre.
Où les problèmes commencent c’est lorsque Jacques Généreux cherche le fondement de la « maladie sociale dégénérative » contemporaine. Les chapitres 6 et 7 consacrés aux « fondements de la culture néolibérale et de la dissociété » portent sur « La nature humaine » (chap. 6) et « la nature de la société » (chap. 7). En étant peut-être un peu schématique, on peut dire que Jacques Généreux fait naître la « dissociété » de la conception moderne de l’individu dont il découvre les quatre fauteurs, Descartes, Hobbes, Rousseau et Marx. Pour parler franchement, en s’aventurant sur le terrain philosophique, Jacques Généreux accumule les contresens et affaiblit dangereusement le sens et la portée d’un livre qui aurait finalement fort bien pu se passer de ces deux chapitres centraux. Cédant à la mode de l’histoire des idées qui permet de résumer en quelques paragraphes des pensées philosophiques complexes pour faire entrer tout cela dans le lit de Procuste d’une thèse très unilatérale, Jacques Généraux visiblement ignore les problématiques des ces auteurs pour ne conserver que quelques thèses privées de chair et leur fait même parfois dire le contraire de que, pourtant, ils disent explicitement.
Commençons par Descartes. C’est le cogito qui est le grand coupable. « Avec la dénégation cartésienne de toute vérité hors du “je” pensant, ce n’est pas seulement le sens antique de la vie qui est perdu, c’est aussi le lieu concret de la vie, son territoire, son habitat : le monde dans lequel nous vivons avec et grâce aux autres. » (205) En déliant l’individu du monde, le rationalisme cartésien fait naître « l’atome humain ». Sans être spécialiste de Descartes, il me semble qu’il y a dans ces affirmations une méconnaissance assez étonnante du sens de l’entreprise cartésienne. Descartes ne veut pas construire une théorie de l’homme (une anthropologie) ni une psychologie – d’ailleurs quand il le fait, c’est-à-dire dans les Passions de l’âme, c’est d’une manière si subtile qu’il balaye d’un seul coup tous ces « cartésianismes » schématiques sur la séparation du corps et de l’âme, de l’âme et du monde, etc. L’objet premier de la pensée cartésienne est de rendre possible la recherche de la vérité et de la rendre compatible avec la foi chrétienne. Mais cela ne donne aucune conception « atomiste » de l’être humain. Que la psychologie des individus se forme et n’existe que dans le rapport avec les autres et dans ces contacts innombrables qui forment la trame de notre existence, Descartes n’a pas songé une minute à le nier. Du reste, c’est très largement en s’appuyant sur une lecture critique de Descartes que Spinoza construit une théorie de l’homme comme être social. En vérité, ni Descartes, ni Spinoza, ni leur grand héritier Hegel, ne conçoivent la pensée (la « chose pensante ») comme « ma pensée », ma pensée à moi individu unique et séparé de tous les individus. Chez Descartes, « ma pensée » est constituée de toutes sortes d’idées dont quelques-unes ne peuvent avoir été mises en moi que par Dieu et, par voie de conséquence, je les partage nécessairement avec les autres, puisque les autres « moi » ne sont pas des substances pensantes séparées de ma « substance pensante ». Et les  autres viennent de mon rapport au monde et aux autres hommes en vertu de l’union de l’âme et du corps. Ignorer l’arrière-plan stoïcien de Descartes (or, le stoïcisme est en son fond une pensée de la communauté humaine !) et sa polémique silencieuse contre Montaigne, c’est se condamner à méconnaître Descartes, à lui chercher une mauvaise querelle en l’enrôlant dans une armée qui n’est pas la sienne. Je crains du reste que Jacques Généreux ne fasse à Descartes non pas le reproche de méconnaître la nature sociale de l’être humain, mais plutôt d’avoir été le fourrier du matérialisme et du rationalisme du siècle suivant. Chez Descartes, la conception atomistique de l’être dominerait « les prémisses de la pensée moderne au point qu’on la retrouve chez des auteurs matérialistes qui ne partagent en rien la métaphysique et le théisme de Descartes, partagent en revanche son rationalisme et sa vision mécaniste de l’univers. » (205/206) Tout se passe comme si la véritable cible de Jacques Généreux n’était pas la « conception atomistique » de l’être humain mais plus généralement la philosophie matérialiste et rationaliste, celle des Lumières, coupables de tous les maux.
Venons-en à Hobbes. Il est clair que le néolibéralisme emprunte beaucoup aux thèses de Hobbes, notamment celles qui sont exposées dans les chapitres XIII à XVII du Léviathan. Des hommes naturellement hostiles les uns aux autres n’acceptent de transférer leur liberté à un pouvoir souverain que dans le but de préserver leur vie et leur capacité de s’enrichir et de vivre confortablement de leur activité. Si les individus consentent ainsi à restreindre leur liberté d’agir comme ils l’entendent, c’est parce qu’ils ont rationnellement calculé que c’était là leur intérêt bien compris. Cela étant posé, il faut éviter de tomber dans des lectures trop schématiques de Hobbes. Le «  » de Hobbes est un  qui, au fond, ne croit pas aux vertus de la liberté individuelle ni à l’autonomie des individus. Hobbes, à dire vrai, est surtout préoccupé de rechercher un mode de légitimation de l’État qui permettent d’échapper à la guerre civile. Mais il sait bien que les individus réels ne sont pas ou pas seulement des égoïstes calculateurs. C’est pourquoi la part la plus importante du Léviathan est consacrée aux questions religieuses.
Passons à Rousseau. Jacques Généreux le situe, lui aussi, aux sources de la « dissociété ». Il note à juste titre que Rousseau n’est souvent pas si éloigné de Hobbes qu’on pourrait le croire ou que Rousseau lui-même l’affirme. Mais Jacques Généreux ne prend encore ici de Rousseau que ce qui s’inscrit dans sa thèse, une version simplifiée du Discours sur l’origine de l’inégalité alors que si on prend l’ensemble de l’œuvre de Rousseau et qu’on veut bien lui prêter un minimum de cohérence, la vision qu’en donne Jacques Généreux ne va plus du tout. Selon lui, en effet Rousseau présente un homme bon à l’état de nature que la société pervertit. Mais Jacques Généreux qui doit bien connaître tout cela aurait pu remarquer que « l’histoire » rousseauiste dans ce Discours est tout simplement la reprise de l’histoire biblique. L’homme seul (il avait une compagne tout de même) vivait heureux dans le jardin d’Eden jusqu’à ce qu’il en soit chassé pour vivre par ses propres moyens dans la société des hommes. C’est donc la tradition juive et chrétienne qui fait de l’homme social historique un être méchant. Ce n’est pas une invention de Rousseau ni de la modernité. Mais Rousseau ne s’en tient pas là. Le Contrat Social formule une autre vision du passage de l’état de nature à l’état civil, qu’il suffit de rappeler pour faire justice des accusations lancées contre un Rousseau défenseur du bon sauvage. Voici ce que dit, par exemple, le livre I, chap. VIII, du Contrat Social : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »
Y a-t-il ou non contradiction entre le second Discours et le Contrat Social ? Quelle conception de l’histoire est sous-jacente ? Tout cela demanderait d’emprunter à nouveau des chemins déjà largement battus et rebattus. Sans aucun doute, il y aurait beaucoup à dire et à critiquer dans la philosophie politique de Rousseau, mais le traitement de choc que lui fait subir Jacques Généreux le rend proprement méconnaissable.
Le plus mal traité, cependant, de nos auteurs est Marx. Jacques Généreux lui prête la thèse soi-disant rousseauiste d’un homme naturellement bon perverti par la vie sociale. C’est franchement aberrant. Il n’y a pas trace d’une telle thèse chez Marx qui définit continuellement l’homme comme être social, aussi bien dans les textes de jeunesse (« l’individu est l’ensemble de ses relations sociales » affirme L’Idéologie Allemande) que les écrits de la maturité (Le Capital reprend explicitement la formulation d’Aristote du zoon politikon). Peut-être peut-on reprocher à Marx de trop croire en la possibilité d’une émancipation des individus ; c’est l’analyse de fait Costanzo Preve dans son Marx inattuale. Mais il n’a jamais soutenu une ontologie atomistique de l’être humain. On peut certainement rapprocher sur certains points Marx des libéraux, mais alors c’est plutôt des libéraux classiques comme Smith, pour lesquels, au demeurant, Jacques Généreux manifeste une visible sympathie. On peut également, et à juste titre mettre en cause la dimension utopique d’une partie de la pensée de Marx – c’est ce que j’ai commencé de faire depuis un certain temps et que j’ai développé dans mon Comprendre Marx (A.Colin, 2006). Mais l’analyse critique de la pensée de Marx n’a rien à voir avec ce travestissement et cet amalgame incroyable qu’on trouve dans les chapitres 6 et 7 de La dissociété. Hobbes, Rousseau et Marx mis dans la même barque pour l’enfer du néolibéralisme contemporain, trop, c’est trop !
En vérité, si Jacques Généreux s’égare, c’est parce qu’il croit que c’est chez les philosophes qu’on peut trouver les origines des malheurs du temps. Il y a trois décennies, les « nouveaux philosophes » faisaient naître le stalinisme chez les « maîtres penseurs » de la philosophie allemande. Mme Kriegel y avait rajouté Descartes (encore lui !) dans L’État et les esclaves et dans sa Philosophie de la République. Depuis belle lurette, Rousseau est cité régulièrement parmi les inspirateurs du « Petit Père des peuples ». Aujourd’hui Jacques Généreux prend les mêmes pour en faire les « maîtres penseurs » du néolibéralisme, lequel néolibéralisme s’est imposé … vouant aux gémonies ces « maîtres penseurs » ! Jacques Généreux fait du néolibéralisme « le fils naturel de la pensée moderne » mais il ne veut pas pour autant renoncer au progrès. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on pourrait aussi prouver que la « pensée moderne » est la fille naturelle du christianisme ! Augustin qui genuit Descartes qui genuitMarx qui genuit
En vérité, la domination du capital n’a que faire des philosophes et des philosophies. Un Hobbes est un homme dangereux pour les idéologues du CAC 40 car il révèle le secret du mode de production capitaliste en train de prendre son essor. C’est pourquoi l’idéologie dominante pique à droite et à gauche, mais surtout n’a aucun besoin d’une anthropologie. Il suffit de voir comment un Sarkozy (et son porte-plume Guaino) peut dire une chose et son contraire dans le même discours pour comprendre ce qu’est l’idéologie et en quoi elle n’a que de lointains rapports avec une pensée rationnelle comme celle de Hobbes, de Locke (curieusement absent de l’analyse de Généreux), de Hegel ou de Marx.
Encore fois, ces chapitres sont un peu désespérants parce que les idées fondamentales soutenues dans La dissociété méritent bien mieux que cet excursus philosophique raté. La critique de l’homo oeconomicus, de l’individu menant une « existence séparée » a été faite depuis longtemps dans la philosophie politique contemporaine républicaniste. On pourrait ici citer Michael Sandel, Michael Walzer – ou ma critique serrée de Nozick dans Morale et justice sociale (Le Seuil, 2001). On pourrait également aller voir du côté de  dans une tradition qualifiée par toujours à juste titre de « communautariste ». C’est plutôt de ce côté-là que se situe Jacques Généreux. La confrontation d’une vision chrétienne de la communauté humaine avec la tradition socialiste laïque et plus individualiste peut être enrichissante. Mais il faut la traiter avec tout le sérieux philosophique nécessaire. C’est-à-dire en renonçant à ces généalogies toujours périlleuses.
Denis Collin
Le 10 juin 2007

jeudi 10 mai 2007

Le loup et le chien

Cet article a été le point de départ d''u travail qui s'est conclu par la publication de mon livre: La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011). Je ne reprends par les autres articles de la même série qui ont été intégrés et développés dans le livre (Note de l'auteur. 2018)

Le loup et le chien
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité 
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.
(Jean de la Fontaine) 

Sommes-nous encore capables d’entendre Jean de la Fontaine ? L’étonnement et le véritable haut-le-cœur du loup, « vous ne courez donc pas Où vous voulez ? », étonnera peut-être l’immense majorité de nos contemporains. Ou s’il ne les étonne pas, c’est qu’ils ne savent plus guère lire ce génial auteur victime de son succès. En effet, on n’a peut-être jamais autant employé le mot « liberté » et ses dérivés du genre « libéral » et pourtant nous avons pris insensiblement l’habitude de porter un collier, « Rien (…) – Peu de chose. (…) Le collier dont je suis attaché ». Y a-t-il encore et pour combien de temps des loups pour remarquer notre cou pelé ?
On fait mine de s’interroger sur l’inflation législative, en France comme au niveau européen. On ne le devrait point. Nous voulons des interdits et des obligations dans tous les domaines. On a déjà fustigé cet « angélisme exterminateur » (Alain-Gérard Slama), cet État qui veut notre bien malgré nous, qui nous veut priver du plaisir de cracher nos bronches tabagiques au lever, ou qui prétend réglementer le vocabulaire et l’usage des injures et autres pittoresques noms d’oiseaux. Mais ce n’est que la surface des choses. Et d’ailleurs les pourfendeurs du « politiquement correct » s’empressent souvent de demander à leur tour l’intervention de la police et le retour à « la loi et l’ordre ». Au politiquement correct des modernes, ils opposent le politiquement correct des anciens. C’est tout.
Place Tienanmen, il y a une caméra tous les vingt mètres. Le pouvoir « communiste » veille à l’ordre. Mais les pouvoirs « capitalistes » du monde entier en font tout autant. Toutes les métropoles sont sous surveillance. L’obsession de la sécurité a envahi tous les pores de la société, aboli la notion même de vie privée, rendu possible ce que les libéraux des siècles passés n’eussent imaginé qu’avec horreur. Le Patriot act aux USA et les législations dites antiterroristes en Europe mettent en pièce l’habeas corpus. Les libertés individuelles traditionnelles sont à l’agonie.
Il n’en va pas mieux avec la liberté politique classique : la démocratie n’est plus qu’une mise en scène de la comédie du pouvoir : privée d’enjeux réels, faute de vraies divergences politiques, la joute électorale se résume à choisir entre deux versions de la pensée unique, une sorte de concours de beauté sans la moindre beauté, ou plutôt un spectacle sportif truqué dans lequel les athlètes portent tous les maillots aux couleurs des grandes marques. Confirmation des imprécations de Max Stirner : tout État, qu’il soit monarchique ou républicain n’a pas d’autre but que « lier, borner, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale » et si certains États sont assez forts pour tolérer quelques activités libres des individus, ce n’est que « la tolérance de l’insignifiant et de l’inoffensif. »
Rien de nouveau, dira-t-on. Erreur. La domination bénéficie maintenant de l’irruption violente des techniques de l’information et de la communication et des biotechnologies. La biométrie est en marche. Hier nous étions des sujets soumis à un pouvoir politique souverain. On est en train de nous marquer comme du bétail, des puces électroniques et non des bagues dans les oreilles comme les vaches, mais la différence ici est sans importance. Évidemment, c’est pour notre bien ! Le pouvoir politique est un bon pasteur qui prend soin de son troupeau et veut le protéger des loups et des brebis galeuses. Inusable métaphore du pasteur. Mais à la fin, le troupeau est toujours conduit à l’abattoir. Rousseau le disait déjà.
Pendant un siècle au moins, le débat idéologique se résumait à l’opposition des partisans de la liberté, prêt à sacrifier l’égalité (toujours chimérique) à cette noble cause, et de ceux de l’égalité pour qui il fallait bien casser quelques œufs des libertés « formelles » en vue de réaliser une société vraiment plus juste. Opposition absurde et bien idéologique, comme nous avons souvent eu l’occasion de le montrer. La croissance vertigineuse des inégalités sociales s’accompagne du développement d’une tyrannie ordinaire qui se baptise « libérale ». Dans 1984, Orwell met à jour le noyau de la pensée totalitaire : l’identification des contraires. La liberté, c’est l’esclavage ; la paix, c’est la guerre. Nous y sommes. La liberté c’est la surveillance généralisée. La liberté, c’est le fil électronique auquel nous sommes attachés, la liberté c’est le bourrage de crâne et les méthodes les plus sophistiquées de manipulation auxquelles est consacré l’essentiel des efforts dans les sciences humaines – appelées telles sans doute par antiphrase. La paix, c’est la guerre permanente contre un ennemi qu’on invente le cas échéant : fausses armes de destructions massives, groupes terroristes financés par les amis de ceux qui prétendent les combattre. Et ainsi de suite. Oceana n’est pas le pays du « angsoc » mais celui du « anglib »[1], mais les procédés de gouvernement ressemblent étrangement à ceux qu’avait imaginés Orwell, en prenant modèle sur l’Union Soviétique.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Paresse et lâcheté, dit Kant dans Qu’est-ce que les Lumières, nous conduisent à ne pas vouloir sortir de la minorité, à rester sous tutelle et les « tuteurs », du reste, font tout ce qu’ils peuvent pour nous convaincre que le mieux, pour nous, est d’accepter cette tutelle. L’explication est, cependant, insuffisante : elle invoque des dispositions permanentes de l’âme humaine et ne peut donc rendre compte des profonds et relativement récents changements d’attitude. Le paradoxe est qu’il faut peut-être chercher les causes de cette exténuation de l’amour de la liberté dans la manière même dont la société bourgeoise moderne a conçu la liberté. Comprendre pourquoi nous nous désintéressons de notre liberté renvoie sans doute à cette bifurcation qui se joue dans l’histoire anglaise du xviièmesiècle, entre les deux révolutions, la révolution républicaine scotomisée dans l’histoire européenne et la « glorious revolution », glorieuse parce qu’elle a sauvé la monarchie et imposé une conception libérale de la liberté[2] dont nous payons aujourd’hui le prix fort.
Il n’est pas dans notre propos d’explorer toutes les racines de cette ambivalence de l’idée de liberté. De Robert Filmer à Isaiah Berlin, on défend la liberté du chien à manger grassement les restes que son maître lui veut bien laisser. De Harrington à Rousseau et à leur héritiers modernes, on est plutôt du côté de la liberté du loup : la liberté peut exiger une pitance plus maigre. Chose curieuse : les théoriciens de la liberté libérale partagent avec les anciens partisans du « socialisme réel » cette idée que la prospérité vaut bien qu’on abandonne à un souverain tout puissant une partie de notre liberté naturelle. Et quand, de toutes parts, on nous répète que notre sécurité et la défense de nos propriétés vaut bien la généralisation de la vidéosurveillance, l’espionnage des conversations téléphoniques et du courrier, le fichage de toute la population et l’extension indéfinie des pouvoirs de la police on est bien dans une logique qui ne date pas d’hier. Une logique qui renvoie, au contraire, à l’une des deux conceptions majeures de la liberté qui se combattent depuis le début de l’ère des révolutions.
Mais avant d’en venir aux explications, et, éventuellement aux remèdes, essayons d’établir et d’analyser les faits, tâche complexe tant est-il que la domination sait maintenant se déguiser avec les habits trompeurs de la toute-puissance du caprice ou la tyrannie du plaisir.



[1] Le « angsoc » en novlangue désigne l’idéologie du parti dirigeant d’Oceana. Ce « socialisme anglais » s’appelle évidemment ainsi parce qu’il tourne le dos aux idéaux du socialisme. Il en va de même avec l’actuel «  » (qu’on pourrait appeler « anglib ») qui tourne le dos aux principes du classique.
[2] Voir Quentin Skinner : La liberté avant le .

jeudi 29 mars 2007

Marx, la politique, l'Etat


Etude sur Le 18 brumaire de Louis Bonaparte

Le 18 brumaire de Louis Bonaparte apparaît d’abord comme un texte de circonstance. Écrit en quelques jours après le coup d’État qui met fin à la seconde République et conduit bientôt à la proclamation du Second Empire par un neveu de Napoléon Bonaptaparte, ce petit ouvrage de Marx, publié en 1852 dans la revue de son ami Joseph Weydemeyer, rassemble sept articles écrit presque sous le feu de l’évènement. C’est pourtant beaucoup bien plus que cela. Dans la préface à la réédition de 1869, Marx précise ce qui sépare son travail de celui de Victor Hugo, Napoléon le Petit, et de celui de Joseph Proudhon, Le coup d’État. Le pamphlet de Hugo « se borne à des invectives amères et spirituelles », mais faute de comprendre les racines sociales du coup d’État de Louis Bonaparte, il en fait l’œuvre d’un homme seul et « il ne s’aperçoit pas qu’il grandit cet individu au lieu de le rapetisser, en lui attribuant un pouvoir d’initiative qui n’a pas son pareil dans l’histoire universelle. » Proudhon au contraire fait de cet évènement une sorte de produit naturel de toute l’évolution historique et tombe ainsi dans l’apologie. Bref, Victor Hugo, se concentrant sur l’action de ce petit « grand homme » tombe dans une vision purement subjectiviste de l’histoire et Proudhon commet l’erreur des « historiens soi-disant objectifs » qui finissent toujours par se faire les chantres du fait accompli. Marx refuse ces deux erreurs symétriques : il s’agit de montrer « comment la lutte des classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros. » Il s’agit donc de montrer comment la méthode d’analyse historique défendue par Marx, une méthode qui place au premier plan l’activité des hommes permet de comprendre la logique des évènements. Contre un certain « matérialisme historique » qui réduit finalement la lutte politique à un épiphénomène des conflits sociaux et économiques, Marx illustre et précise sa propre conception de l’histoire dès les premières lignes du 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.
Les individus ne sont ni des êtres absolument libres comme le pensent les idéalistes ni des jouets des circonstances qui les détermineraient. Leur vie dépend de leur activité, de la manière dont ils se « manifestent » et elle est conditionnée par des circonstances qui ne dépendent pas d’eux. Ce que Marx avait énoncé sous formes de thèses philosophiques quelques années auparavant va prendre vie.
Chapitre I
Aperçus sur la vie et l’œuvre de Marx
Le 5 mai 1818, Karl Marx naît à Trèves, en Rhénanie, dans une famille d’origine juive – son père Heinrich, avocat libéral, s’était cependant converti au protestantisme. Le 14 mars 1883, Marx meurt à Londres. Son ouvrage majeur, Das Kapital reste irrémédiablement inachevé – seul le livre I est paru de son vivant. Entre ces deux dates, une vie remplie par l’étude – droit, philosophie, économie politique, histoire – mais aussi une activité politique et journalistique intense. Il laisse une œuvre immense et polymorphe et un nom qui, pour le meilleur comme pour le pire deviendra l’un des drapeaux des luttes et des guerres du siècle suivant[1].
Les années de formation
Marx s’inscrit en droit à Berlin (1836) et suit les leçons de Savigny – le principal représentant de l’école historique du droit – et de Gans – disciple et éditeur de Hegel. Il fréquente simultanément des cours d’histoire (une passion qui ne le quittera jamais) et de philosophie. Il lit Hegel et quelques-uns de ses disciples. Étudiant, il consacre son premier travail à la philosophie hellénistique. Il en reste la thèse de doctorat sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, rédigée en 1839. Ce travail est l’occasion d’une première confrontation critique avec la pensée matérialiste : contre le matérialisme strictement déterministe de Démocrite, Marx se place plutôt du côté d’Épicure, défenseur de la liberté. Ce travail traduit aussi un lien avec la Grèce antique qui ne sera jamais perdu : le Capital est très largement placé sous le signe d’Aristote, « la source toujours vive », et l’art grec restera pour Marx l’art par excellence.
Marx obtient son doctorat en 1841 mais ne trouve pas de poste de professeur. Il noue ses premiers liens avec les « jeunes hégéliens ». Le maître est mort en 1831 et les disciples se partagent son héritage. Marx fréquente et particulièrement le cercle animé par Bruno Bauer, une des figures marquantes des hégéliens « de gauche ». Leurs préoccupations sont d’abord religieuses et philosophiques. Ces « Jeunes Hégéliens » parlent de révolution, mais celle qui les intéresse est toute théorique.
Cependant, cette position théorique commence à s’effriter au tournant des années 30 et 40. Dans la société, dans les milieux libéraux, l’agitation politique commence à se développer au fur et à mesure que la censure se relâche. La version conservatrice du hégélianisme voulait que l’État prussien fût la réalisation de l’État rationnel. Mais la critique de la religion entreprise dans les milieux « Jeunes hégéliens » se heurte à la censure. Les Hallische Jahrbücher, revue dirigée Arnold Ruge, sont transférés à Dresde et deviennent Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (« Annales allemandes pour la science et l’art »). L’État prussien ne ressemble guère à l’existence effective de la liberté. La bataille, de philosophique, devient politique. En février 1842, Marx envoie à Ruge ses Remarques à propos de la récente instruction prussienne sur la censure. Mais justement la censure interdit l’article de Marx et la revue elle-même, qui est suspendue. Plaidoyer pour la liberté, l’article de Marx marque le passage à la démocratie radicale.
Ce combat, Marx le poursuit à Bonn puis à Cologne. Il collabore à un journal fondé par des jeunes bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Engels publie plusieurs articles dans cette revue.
Mais, à la démocratie radicale, il faut un fondement théorique. Et si le système de Hegel peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à la liberté et finalement du plus mauvais des États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En 1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit de Hegel. Le centre de cette « révision critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec la philosophie de hégélienne, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica est intraduisible en allemand. »[2]
La critique du droit politique hégélien reste à l’état de manuscrit. Seule une introduction est publiée à Paris en 1844. C’est qu’entre temps la pensée de Marx a subi de profondes modifications. Prenant prétexte de deux écrits de Bauer sur la question juive, Marx rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : ce dont s’agit, c’est de l’émancipation humaine, c’est-à-dire la suppression de l’État et de l’Argent.
La critique de la philosophie et le passage au communisme
À partir de 1843/44, Marx s’engage en effet dans une voie qui le conduit à l’élaboration de sa propre pensée dans ce qu’elle a de véritablement novateur. Poursuivant le travail de réflexion critique de l’héritage hégélien, il procède à une critique systématique de la philosophie idéaliste allemande, et par là à  critique de ses amis eux-mêmes.
Fin 1843, Marx s’installe à Paris avec sa femme, Jenny, la fille du baron von Westphalen qu’il a épousée en juin 1843. Il se lie d’amitié avec le poète Heinrich Heine et avec les groupes d’immigrés allemands réunis autour du journal Vorwärts. Il prend également contact avec la Ligue des Justes qui deviendra la Ligue des Communistes. C’est en cette année 1844 que Marx rallie définitivement la cause du prolétariat et commence à s’impliquer dans les discussions et l’activité des petits groupes du mouvement ouvrier naissant.
En fin 1844, Engels s’arrête à Paris, de retour d’Angleterre où sa famille l’avait envoyé pour le compte de la firme paternelle dont une filiale est établie à Manchester. Engels, de deux ans le cadet de Marx, a été empêché par ses parents, qui le destinaient aux affaires, de faire les études de philosophie pour lesquelles il avait marqué une profonde dilection. Préoccupé de questions théologiques, il rompt brutalement avec la religion et devient un athée convaincu. S’il fréquente les cercles jeunes hégéliens, il est en même temps, par son expérience professionnelle, un « homme de terrain » comme on dirait aujourd’hui. Sa connaissance de la réalité sociale capitaliste, dans le pays où ce mode de production est le plus développé, l’Angleterre, l’a conduit, bien avant Marx, au communisme. Il a donné des articles au New Moral World, le journal de l’entrepreneur communiste Robert Owen. Au moment où il retrouve Marx à Paris, il rédige La situation des classes laborieuses en Angleterre, un « reportage » terrifiant sur l’exploitation de la classe ouvrière, qui sera publié en 1845.
Bien que Marx et Engels se connaissent depuis 1842, c’est de cette époque que datent leur exceptionnelle amitié et leur collaboration politique et théorique. Constatant la communauté de leurs vues, ils décident d’écrire ensemble un pamphlet contre les Jeunes Hégéliens : la Sainte Famille est rédigée en 1845 (une dizaine de pages seulement sont de Engels). À l’idéalisme spéculatif, il s’agit d’opposer l’humanisme réel. Les jeunes hégéliens, Bauer en tête, mettent l’Esprit à la place de l’individu réel et ne font finalement que reproduire « en caricature » la spéculation hégélienne. L’Idéologie Allemande (1846) marque l’aboutissement de cette réflexion : passage au matérialisme philosophique, rupture avec la philosophie hégélienne et la conception spéculative de l’histoire, définition de sa propre conception de l’histoire, qui sera dénommée plus tard le matérialisme historique. Ce dernier manuscrit est laissé inachevé, abandonné à la « critique rongeuse des souris », il ne sera redécouvert et publié qu’au début des années 1930.
Ce bouleversement théorique est étroitement lié à une révision profonde des vues politiques de Marx. Suivant Engels, il devient communiste : la philosophie doit être réalisée (devenir réalité) et donc être niée en tant que théorie séparée de la pratique. Et puisque le sujet réel n’est plus l’esprit, mais l’homme, la réalisation de la philosophie, ce ne peut pas être chose que la réalisation pratique de l’essence humaine, l’homme débarrassé des deux puissances aliénantes par excellence, l’État et l’Argent, c’est-à-dire la propriété capitaliste.
La critique de l’économie politique
Le socialisme et le communisme des années 1840 sont les drapeaux de sectes vouées à l’impuissance et qui s’enferment volontiers dans les chimères. Utopies, inventions d’« ingénieurs sociaux » parfois terrifiants (rétrospectivement), religiosité : tous ces traits caractérisent les mouvements auxquels Marx et Engels parfois se mêlent : ils adhèrent à la Ligue des Justes qu’ils transforment en Ligue des Communistes, pour laquelle précisément est écrit le Manifeste du Parti Communiste. Abandonner les chimères, partir de la compréhension scientifique du réel, voilà la première tâche qui s’impose. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Il s’agit maintenant de le transformer. » La XIe thèse sur Feuerbach semble inciter à l’action, renversant l’ordre idéaliste. Cependant, ce n’est pas exact : si la théorie doit devenir pratique, encore faut-il construire une théorie scientifique de la société. L’économie politique classique, celle de Petty, Smith, Ricardo et des physiocrates, prétend donner cette connaissance scientifique de la société : la loi de l’intérêt n’est-elle pas « la loi de Newton » de la vie sociale ?
Mais l’économie politique présente le gros défaut de dénier son propre caractère historique, de présenter comme naturel et éternel ce qu’il n’est qu’une étape d’un processus. Bref, de la critique de la philosophie idéaliste allemande il faut maintenant passer à la critique de l’économie politique. Les Manuscrits dits de 1844 sont la première accumulation de matériaux pour cette critique. Mais Marx y reste encore largement prisonnier de la manière spéculative propre aux Jeunes Hégéliens. La critique de Proudhon – jadis admiré – dans Misère de la philosophie (1847) constitue les premiers pas de cette entreprise qui maintenant va occuper Marx, sans discontinuer, jusqu’à sa mort. Après l’échec des espoirs d’une révolution imminente en Europe, il se met à étudier sérieusement le mode de production capitaliste, et théoriquement, par la lecture des économistes, et pratiquement, notamment avec l’aide de son ami Engels, dont la connaissance des mécanismes de fonctionnement du mode de production capitaliste lui est des plus précieuses.
Travail salarié et capital en 1849 donne une première approche de l’entreprise de Marx. En 1857, il écrit une Introduction générale à la Critique de l’Économie politique qui résume ses conceptions les plus générales. Mais, soucieux de ne pas présenter des résultats avant de les avoir justifié, il la remplace en 1859, lors de la publication de la Contribution à la Critique de l’économie politique, par un simple avant-propos qui résume les principes du matérialisme historique et donnera lieu à de nombreuses méprises.
En juin 1865, en deux séances du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, Marx reprend les points les plus saillants de son économie dans Salaire, prix et plus-value. Enfin en 1867 est publié le livre I du Capital. Les livres II, III et IV sont restés à l’état d’ébauches.
La politique
La pensée de Marx est étroitement liée à l’action politique. Journaliste à la Nouvelle gazette rhénane, il entame un combat politique qui le conduit à l’exil en France puis en Angleterre. Au printemps 1846, il prend l’initiative de fonder un réseau de comités de correspondance communistes. Invité à rejoindre la Ligue des Justes, il participe à sa transformation en Ligue des communistes. Avec Engels, il est chargé d’en rédiger le Manifeste du Parti Communiste[3] qui paraîtra au début de 1848.
Marx prend part aux évènements révolutionnaires en Allemagne en 1848, en tant que membre de la direction de l’association démocratique. À Cologne, il organise la publication d’un quotidien, la Neue Rheinische Zeitung dont le dernier numéro paraît le 18 mai 1849.
Il suit avec passion les évènements français, qu’il s’agisse de la révolution de 1848 (Les luttes de classes en France, publié en 1850), du coup d’état de Louis Bonaparte (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1852) ou de la Commune de Paris (La guerre civile en France, 1871). Il participe directement à la vie politique de son pays d’accueil, la Grande-Bretagne, où il s’installe à partir de la fin 1849. Membre du conseil central des syndicats britanniques, il fait, en particulier une intervention remarquée dans la politique étrangère[4]. C’est enfin l’action menée avec l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), la première internationale, fondée en 1864 lors d’un grand meeting à Saint Martin’s Hall. Marx qui rédige l’Adresse inaugurale et les statuts provisoires de l’association. Le développement de cette association, mais aussi ses querelles internes occupent à partir de cette date une grande partie de son temps.
La Commune de Paris de 1871 marque un tournant : elle est le premier « pouvoir ouvrier », le premier gouvernement qui donne véritablement chair et sang au programme du Manifeste Communiste. De cette expérience, Marx tire toute une série de leçons politiques. Mais l’AIT, dont les membres parisiens étaient très engagés dans le mouvement des communards ne résiste pas à la défaite sanglante. Les divergences s’exacerbent et Marx et Engels mettent en sommeil l’association. C’est l’Allemagne qui redevient le centre des préoccupations politiques de Marx et Engels. L’unification des socialistes allemands (« marxistes » et partisans de Lassalle) se fait difficilement. Marx intervient brutalement dans le débat avec la Critique du programme de Gotha (1875).
D’une santé chancelante depuis de nombreuses années, Marx meurt le 14 mars 1883, laissant de très nombreux manuscrits et héritage intellectuel complexe et parfois énigmatique.
L’oeuvre
L’œuvre de Marx est considérable, multiforme et essentiellement inachevée. Considérable en volume : il n’existe aujourd’hui aucune édition des œuvres complètes de Marx.
Cette œuvre comprend des ouvrages proprement philosophiques – essentiellement avant 1846-47, des ouvrages d’économie politique (même s’il s’agit d’une critique de l’économie politique), des essais, des pamphlets et des articles politiques et économiques destinés au grand public, une vaste correspondance, principalement avec son ami Engels mais aussi avec quelques-unes des figures les plus éminentes du mouvement ouvrier international. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : c’est une devise qui lui convient à merveille. Interrogé par socialistes russes et notamment Vera Zassoulitch, Marx se met en tête d’apprendre le russe pour tout savoir de la commune paysanne. Confronté aux problèmes difficiles de la formation des prix et de la péréquation du taux de profit, il se lance dans les mathématiques – on a publié des manuscrits mathématiques de Marx.
C’est une œuvre essentiellement inachevée, reconstruite par les héritiers, plus ou moins fidèles. Le Capital, l’œuvre de la vie de Marx, est interminable. Le premier plan en est dressé au début des années 1850. Des esquisses en sont publiées pour honorer des contrats d’éditeur – la Contribution à la Critique de l’économie politique. Finalement le premier livre paraît en allemand en 1867 et en 1875 en français, mais le reste est demeuré au stade des travaux préparatoires, même si certains passages sont plus ou moins développés. Engels reprend les manuscrits, avec les plus extrêmes difficultés, et en tire un livre II et un livre III de son cru. Les Théories sur la plus-value, rassemblées par Karl Kautsky, sont présentées comme le livre IV.
Il n’y a pas d’édition systématique des œuvres de Marx, ni en allemand, ni, a fortiori en français. La première édition allemande des Marx-Engels Werke (MEW) reste souvent la base des rééditions. L’édition complète des « Marx-Engels Gesamtausgabe » (dite « première MEGA ») est inachevée et sa reprise par une institution indépendante, après la disparition de la RDA, a rencontré de nombreux problèmes. Les éditions Gallimard avaient entrepris sous la direction de Maximilien Rubel une édition des œuvres de Marx dans La Pléiade. Quatre volumes ont ainsi été publiés (deux volumes d’économie, un volume de philosophie, et un volume de textes plus proprement politiques), mais la disparition de Maximilien Rubel a mis fin à l’entreprise qui se termine sur les œuvres « Politique. I » – les textes politiques des années 1840 et 1850.  De cette édition, Gallimard a extrait deux volumes de textes en collection « Folio ». Signalons cependant que les premiers volumes d’une édition scientifique en français des œuvres complètes de Marx et Engels devraient paraître en 2008.
Chapitre II
Contexte et présentation de l’ouvrage
Le 18 brumaire est d’abord un essai d’histoire « à chaud ». Le style en est souvent très polémique, mais c’est bien une livre d’histoire : il s’agit de dégager la logique des évènements et pas seulement de les raconter. Comme dans tout bon livre d’histoire, l’exposition des faits se double d’un traité de la méthode. Car il s’agit de comprendre les causes, de mettre à jour les invariants et de dégager ce qui est véritablement nouveau.
Rappel historique
Pour comprendre l’œuvre, il n’est pas inutile de rappeler brièvement les évènements des années 1848-1852.
De la fin catastrophique du « premier empire » (1815) jusqu’au début de l’année 1848, la France a connu un régime de monarchie constitutionnelle. La restauration de la monarchie avec Louis XVIII et Charles X n’était cependant pas un retour à la situation d’avant 1789. Pour l’essentiel, les transformations sociales accomplies par la révolution et l’Empire ont été préservées. Sur le plan du droit de propriété, de la liberté du commerce comme sur celui du Code civil, la Restauration n’avait finalement presque rien restauré, sinon l’arrogance des « ci-devant » revenu de l’émigration. La monarchie elle-même était maintenant entourée d’une représentation parlementaire fort limitée, car élue sur une base censitaire, et les libertés personnelles étaient préservées. Parce qu’il a voulu s’attaquer à la liberté de la presse, Charles X est confronté à une émeute populaire qui devient une révolution. Il doit abdiquer à la suite des « trois glorieuses » des 27, 28 et 29 juillet 1830. Les députés libéraux prennent la direction de la révolution et c’est une nouvelle monarchie qui se met en place : la branche des Bourbons est remplacée les Orléans et Louis-Philippe d’Orléans[5] devient « roi des Français sous le nom de Louis-Philippe Ier.
La monarchie de Juillet va durer dix-huit ans. Ses premières années sont marquées par des révoltes ouvrières durement réprimées, ainsi la fameuse révolte des canuts de Lyon (1831). Les premières organisations ouvrières voient le jour (mutuelles de secours et sociétés secrètes) alors que le mot d’ordre de la classe dirigeante est le fameux « enrichissez-vous ! » lancé par le ministre Guizot. Dès 1846, la crise économique frappe sévèrement le pays. Elle se combine avec la crise financière d’un État qui a été l’instrument privilégié du capital bancaire. En 1847 des manifestations ouvrières se dressent en plusieurs villes. Les scandales financiers secouent le régime. Alors que les rassemblements publics sont interdits, les républicains mènent une vaste campagne d’agitation au travers des « banquets républicains ». L’interdiction d’un banquet prévu le 14 janvier 1848 va provoquer le choc entre la monarchie et l’opposition. Les barricades se dressent à nouveau à Paris. Le roi abdique en faveur de son fils. Mais le 27 février la République est proclamée par le poète Alphonse Lamartine.
La IIe République aura une existence brève et secouée par plusieurs crises dont Marx fait un rappel rapide dans le premier chapitre du 18 brumaire. Alors que la révolution de février unissait toutes les classes sociales, très vite « la question sociale » fait irruption. Le socialiste Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire tente de lui donner une orientation sociale. Une commission spéciale, sous la responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, siège au Palais du Luxembourg. Elle a pour but d’étudier les moyens de réduire la misère ouvrière. Sous son égide, vont s’organiser les « ateliers nationaux », une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Mais ces bien inoffensifs « ateliers nationaux » sont la cible des attaques des classes dominantes qui y voient de spectre du « communisme » et des « partageux ». En juin 1848, les ateliers nationaux sont fermés. Les ouvriers parisiens s’insurgent. Le général Cavaignac envoie l’armée qui tire à vue contre les manifestants. Des milliers de morts, onze mille déportations : la rupture entre la classe ouvrière et la nouvelle république est consommée.
Élue en avril 1848, une assemblée constituante a établi une nouvelle constitution sur la base du suffrage universel masculin. Le pouvoir législatif appartient à une assemblée unique et l’exécutif à un président élu au suffrage universel. La séparation des pouvoirs y est appliquée de manière si rigide que, comme le dit Marx, l’un des pouvoirs devait détruire l’autre. Le 10 décembre, le général Cavaignac obtient 1 448 000 voix (19,5% des votants), Ledru-Rollin, soutenu par les démocrates, 371 431 voix (4,8% des suffrages), Raspail un socialiste, 36 964 voix et Lamartine n’obtient que 17 914 voix. Les conservateurs monarchistes ont fait bloc derrière Louis Napoléon Bonaparte qui triomphe avec 5,5 millions de voix (74,2% des votants), un triomphe tel qu’il peut paraître indépendant des conservateurs, qui avaient espéré gouverner en son nom, et se présenter comme l'élu du peuple.
Bonaparte nomme un gouvernement représentant le « parti de l’ordre », c’est-à-dire la coalition des « légitimistes » et des « orléanistes », tous deux royalistes, le gouvernement Falloux-Barrot. Sous le pression du président, l’Assemblée Constituante se dissout et des élections législatives ont lieu qui voient le succès d’une forte minorité (un quart des députés) de « la Montagne », c’est-à-dire du parti démocrate, représenté par Ledru-Rollin. Les oppositions au nouveau régime se multiplient : les représentants des ouvriers écrasés en juin 1848 rejoignent les démocrates qui formeront la « Montagne » en référence au groupe des Conventionnels les plus hardis pendant la première révolution française. En 1849, les partisans de la Montagne manifestent pacifiquement. Mais la manifestation est brutalement réprimée. Ses chefs à l’Assemblée sont mis en accusation et exclus, l’état de siège est proclamé, les journaux d’opposition interdits. Sous la « forme républicaine », le « parti de l’ordre » exerce sa « dictature législative. »
Pourtant l’alliance des « socialistes » et des républicains de la « Montagne » se reforme. Aux élections complémentaires de mars 1850, ses représentants reviennent en force à l’Assemblée. Le parti de l’Ordre, qui unit les royalistes et les partisans de Louis Bonaparte réagit brutalement. La vie politique est étroitement bâillonnée. Le 31 mai 1850, le suffrage universel est aboli de fait en imposant des conditions de résidence qui excluent la participation de la population la plus pauvre.
Ayant vaincu ses adversaires, le régime restait extrêmement instable.  L’opposition entre la présidence et l’Assemblée recoupait l’opposition entre diverses parties de la classe dominante. Pendant que les royalistes des deux factions, légitimistes et orléanistes, se disputent sur la réforme impossible de la constitution, Louis Bonaparte prépare de plus en plus directement le renversement de la République et son remplacement par un régime qui s’inspirerait du consulat puis du premier empire. Son « parti », construit sous le couvert d’une société de bienfaisance, la « Société du 10 décembre », dispose de nombreux appuis dans l’armée et dans une population qui désespère de la République et entretient encore le souvenir brûlant de la Révolution dont le premier empire paraît être la glorieuse continuation. Le 2 décembre 1851, Louis Bonaparte fait occuper les principaux lieux du pouvoir, révoque l’Assemblée Nationale et, par un plébiscite, fait ratifier ce coup d’État le 21 décembre 1851.
L’organisation de l’ouvrage
Le 18 brumaire de Louis Bonaparte est découpé en chapitres qui, à l’exception du premier, possèdent sinon unité chronologique et un thème central.
Le premier chapitre commence par une réflexion sur les rapports entre les individus, les idées qu’ils se font de leur tâche et les évènements historiques. Il se termine par un aperçu d’ensemble des évènements qui ont conduit au coup d’État.
Le deuxième chapitre reprend le fil à partir des journées de juin. Bien que ces dernières constituent un élément permanent de la réflexion de Marx elles ne sont pas traitées de manière systématique dans le 18 Brumaire. Le lecteur intéressé devra se reporter à Les luttes de classes en France. Le chapitre II donc traite essentiellement de l’histoire de l’Assemblée Nationale Constituante, de la Constitution de la IIe République et des contradictions qui la minent. Ces contradictions ne concernent pas tant la forme de l’organisation des pouvoirs publics – ce qui est le propre d’une constitution – que les rapports sociaux et politiques dans le pays. Le chapitre se termine sur la chute de la petite-bourgeoisie républicaine avec la dissolution de la Constituante.
Le troisième chapitre reprend le déroulement de la marche régressive de la révolution depuis la première réunion de l’Assemblée législative en mai 1849. On assiste à la mise en place des différents acteurs et aux regroupements des forces qui conduira à la crise finale de décembre 1851. Une importante partie est consacrée à l’analyse de la petite-bourgeoisie et des rapports entre cette classe et ses représentants. Cette première partie de l’histoire de l’Assemblée législative voit le bras-de-fer entre le « parti de l’ordre » et la Montagne et se termine par la défaite de cette dernière.
Le quatrième chapitre couvre la période de l’automne 1849 à mai 1850. Les élections complémentaires ont vu la victoire du parti social-démocrate, mais ce parti est incapable de l’exploiter. Le « parti de l’ordre » modifie la loi électorale une première fois pour mettre en cause le suffrage universel. Mais il s’oppose aussi à Bonaparte. Cette phase est celle de la « dictature parlementaire du parti de l’ordre ». Le chapitre se termine sur la nouvelle loi électorale du 31 mai 1850 visant, subrepticement à faire passer l’élection du Président aux mains de l’Assemblée.
Le cinquième chapitre expose la montée de l’antagonisme entre Bonaparte et le « parti de l’ordre » qui domine l’Assemblée. On y trouve des développements importants sur le lumpenprolétariat en tant que véritable force de frappe de Bonaparte. Le « parti de l’ordre » perd progressivement toutes ses positions et Bonaparte impose un gouvernement anti-parlementaire (avril 1851).
Le sixième chapitre expose l’impuissance et finalement la dislocation des partis parlementaires dont les vues et les intérêts entrent en conflit face à l’offensive du pouvoir exécutif entre les mains de Bonaparte. Le chapitre se termine sur le coup d’État du 2 décembre 1851. Ce chapitre se clôt avec schéma récapitulatif de la marche des évènements.
Le septième chapitre analyse la nature du nouveau régime, instauré par Louis Bonaparte. Un long passage est consacré à la paysannerie, ou plutôt au « paysan à parcelle ». Ce chapitre donne les grandes lignes d’une théorie de l’État originale dont Marx tirera toutes les conclusions beaucoup plus tard.
 Chapitre III
L’histoire et ses fantômes
Le 18 Brumaire commence par une réflexion générale sur le lien entre l’histoire réelle et les représentations des hommes en train de faire cette histoire. Ce n’est évidemment pas un hasard : l’une des énigmes que Marx, tout au long de son œuvre, s’efforce de déchiffrer est celle des rapports entre les représentations spontanées que les hommes se font du monde et de leur propre activité et la réalité. C’est très exactement ce que Marx nomme « idéologie ». Ces questions sont posées de manière très précise dans le manuscrit de L’Idéologie allemande :
La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.
La difficulté vient de ceci : nous n’avons accès à la réalité humaine qu’à travers les paroles, les actions, les œuvres des acteurs eux-mêmes, qui sont autant de représentations de la réalité et non la réalité elle-même. La connaissance historique suppose donc que l’on comprenne 1° quelle est la structure réelle de la société, structure qui découle du processus vital des individus ; 2° comment cette structure réelle permet de comprendre les représentations que les acteurs s’en font ; et 3° quel effet ont ces représentations sur les actions des individus.
Les hommes font librement leur histoire
On présente souvent la pensée de Marx comme un « déterminisme historique » qui laisserait peu de place à la liberté humaine, puisque le cours des évènements serait régi en dernière analyse par la dynamique des forces productives et des rapports de production, forces impersonnelles dont les individus ne seraient finalement que les jouets. Or, dans les premières lignes du chapitre I, Marx d’emblée réfute cette conception :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.
Le singulier « matérialisme » de Marx
Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique[6], c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme qui eût une si grande influence sur la philosophie du xviiie, l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective.[7] Par conséquent :
La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué.[8]
L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées.
L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité.[9]
Il s’agit donc, pour Marx, de dépasser l’opposition entre l’idéalisme et ce matérialisme ancien pour fonder une nouvelle pensée : matérialiste en ce sens qu’elle doit s’en tenir à la réalité que nous avons sous les yeux, mais qui prend en même temps en compte comme objet premier les individus vivants, agissant, souffrant, et finalement donc se déterminant eux-mêmes, subjectivement.
Deux grandes tendances s’opposent dans l’épistémologie des sciences sociales à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. D’un côté dans la lignée de Dilthey (voir première partie) et Max Weber, on fait de la compréhension des raisons individuelles de l’action le point d’appui de la construction d’une science sociale. De l’autre côté, avec Durkheim et ses successeurs, le « fait social », indépendant du psychisme individuel, contraint les individus. Pour aller vite, on peut dire que Marx utilise simultanément les deux méthodes. D’une part, les rapports de production, les structures économiques, politiques et idéologiques relativement stables s’imposent aux individus et les conditionnent, ils sont bien une sorte de contrainte extérieure dont on ne peut faire abstraction.
Mais ces rapports de production ne sont pas des choses indépendantes des individus ; ils sont constitués par les individus et les représentations qu’ils se font de la société et ces rapports peuvent être des rapports de collaboration aussi bien que des rapports conflictuels. Comme Durkheim, Marx pourrait admettre l’élément de contrainte qui caractérise le fait social, mais il refuserait l’idée que ce « fait social » est indépendant du psychisme individuel. L’individu, dit-il, est la somme des rapports sociaux dans lesquels il est pris et il n’existe pas d’homme isolé des rapports sociaux, d’homme « à l’état de nature » comme dans les fictions des théoriciens classiques du contrat social. Mais l’individu reste, d’un autre côté, irréductible à ce qui pourrait apparaître comme des déterminismes sociaux et ce pour deux raisons différentes mais qui convergent dans la société moderne. D’une part, il y a quelque chose comme une « nature humaine », indépendante de l’histoire et des déterminismes sociaux. L’homme est un « animal social » comme le disait Aristote[10]. Mais tout comme Aristote qui s’empresse de distinguer l’homme des autres animaux grégaires, telles les abeilles et les fourmis, Marx précise que ce qui caractérise l’homme, c’est que son activité est toujours une activité finalisée, c’est-à-dire une activité dont le but préexiste idéalement dans le cerveau avant d’être effective. Et cela est vrai des activités les plus machinales, les plus « naturelles » de l’homme.
Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.[11]
Pour comprendre l’histoire, il n’y a donc pas à chercher d’explication ailleurs que dans les actions et interactions des individus, des individus qui agissent et pensent en même temps, qui, par leur action, produisent leurs représentations.
Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, oeuvrants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient… [12]
Ce qui est proprement « matériel », ce n’est donc pas la matière au sens commun du terme, c’est l’activité subjective des individus. La plupart des contresens commis sur le sens de la pensée marxienne viennent précisément de ce qu’on a trop souvent assimilé son « matérialisme » au matérialisme ancien ou au scientisme du XIXe siècle.
Critique de la philosophie de l’histoire
De cette conception qu’on appelle encore « matérialiste » faute d’avoir un meilleur mot, il s’en tire un certain nombre de conclusions concernant l’histoire elle-même. La plus importante est qu’il n’y a pas de place pour une philosophie de l’histoire, puisqu’il n’y a pas quelque chose, une puissance autonome qui s’appellerait « histoire » et qui commanderait le destin des hommes. Dans La Sainte Famille, ouvrage commun de Marx et Engels, on trouve ceci qui se passe pratiquement de commentaires :
L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas « de richesse énorme », elle « ne livre pas de combats » ! C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[…] ce n’est pas l’histoire qui se sert de l’homme comme moyen pour oeuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part, – ses fins à elle ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins.[13]
Là où l’idéalisme fait du « sens de l’histoire », du « jugement de l’histoire », de la « ruse de l’histoire », des manifestations d’une puissance transcendante, la providence divine, la nature ou l’esprit du monde, Marx détruit impitoyablement ces « universaux » qui ne sont que des produits de l’imagination comme Spinoza l’affirmait déjà.[14]
Les conditions générales de l’activité humaine
Donc les hommes font leur propre histoire, mais Marx ajoute qu’ils ne la font pas de plein gré. S’ils sont l’élément actif, leur liberté n’est pourtant pas une liberté absolue, loin de là. Chaque individu http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000c.htm - sdfootnote11symest actif dans une situation déterminée dont il n’est pas le maître, qu’il n’a pas choisie librement. Personne n’a choisi de naître, de naître ici plutôt qu’ailleurs, à cette époque plutôt qu’à aucune autre, etc. La liberté humaine est toujours une liberté dans une situation donnée, une liberté compose avec la nécessité et l’individu est d’autant plus libre qu’est plus grande sa puissance d’agir sur les conditions qui s’imposent à lui. Mais aussi puissants que nous soyons, nous ne pouvons pas faire que ce qui a été n’ait pas eu lieu. Nous pouvons transformer les conditions dont nous héritons, ou les laisser en l’état mais nous n’avons aucune possibilité de prendre la machine à remonter le temps et choisir d’autres conditions. C’est tout simplement prendre en compte cette réalité essentielle : l’homme est un être historique.
Mais ces conditions, héritées du passé, dans la mesure où elles sont les conditions de l’activité, produisent des représentations. Et c’est pourquoi
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants.
Puisque les hommes font leur propre histoire dans des conditions qu’ils trouvent toutes faites, il s’en déduit que l’histoire ne peut pas se répéter. L’évènement est toujours singulier, toujours déterminé. C’est pourquoi l’histoire ne se répète pas. Et si elle semble se répéter, comme le signale Marx au début chapitre, reprenant sur ce point Hegel, cette répétition n’est toujours qu’une apparence qui tient à la perception que les individus se font de la réalité et non à la réalité elle-même. Pour cette raison, si l’histoire se répète, la deuxième fois, c’est une farce – l’imitation des personnages graves produit souvent un effet comique !
L’épisode 1848-1852 est placé entièrement sous le signe de la répétition des grandes heures de la révolution. Mais là où la tragédie régnait, c’est maintenant la farce. Louis Bonaparte est pour Hugo « Napoléon le Petit ». Le portrait qu’il en fait souligne la dissemblance. Mais Hugo en fait un grand criminel, « un malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce », il a commis « un crime qui contient tous les crimes ».[15] Marx, au contraire, souligne la médiocrité du personnage, aventurier désargenté sans le moindre génie, pas même le génie du crime ! Dans l’avant-propos de 1869 à la réédition du 18 brumaire, Marx critique Hugo :
Victor Hugo se borne à des invectives amères et spirituelles contre le responsable en chef du coup d’État. Sous sa plume l’évènement lui-même apparaît tel un éclair dans un ciel serein. Il n’y décèle que l’action violente d’un seul individu. Il ne s’aperçoit pas qu’il grandit cet individu au lieu de le rapetisser. […] Je montre au contraire comment la lutte de classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros.
Mais ce héros « médiocre et grotesque » est à la hauteur d’une classe politique médiocre qui se contente de cacher sa médiocrité derrière les oripeaux d’une histoire glorieuse. Alors que la Montagne de 1792 affronte son destin avec une grandeur tragique[16], la Montagne 1848-1851 va jouer un rôle pitoyable se brisant sur le mur des propres illusions.
Non que Marx admire sans réserve les héros de la Révolution. Dans ses premiers écrits contre la censure prussienne (1843), il critiquait les « lois tendancieuses » de Robespierre, expression de « la détresse de l’État ». Dans la Sainte Famille, plusieurs pages sont consacrées aux « illusions » des dirigeants révolutionnaires. Mais il s’agira de montrer que la tragédie comme la farce dépendent des conditions historiques. Caricature de la révolution française, caricature de la caricature de Napoléon, ces caractères des évènements et des hommes de 1848-1851 déguisent et expriment simultanément la réalité qui conduit au coup d’État, c’est-à-dire son sens historique.
La méconnaissance du sens de l’action
De cela découle que les hommes agissent plus souvent en fonction de représentations imaginaires qu’en fonction d’une connaissance adéquate de la réalité. Il faut ici faire un détour et comprendre les mécanismes de l’idéologie, c’est-à-dire de cette représentation de réel renversée comme une camera oscura[17]. Lorsque Marx parle d’idéologie, il ne désigne pas, comme on le fait souvent aujourd’hui, une doctrine, une grande conception du monde ou un « grand récit ». Une doctrine, une philosophie ou une théorie, ce sont là des discours qui se présentent explicitement comme des discours et se soumettent donc à la critique rationnelle. L’idéologie, au contraire, ce sont des représentations qui sont largement partagées par les individus d’une société donnée à une époque donnée et ne sont justement presque jamais questionnées tant elles paraissent naturelles ou évidentes.
Typique de cette analyse des procédés de l’illusion idéologique, les pages que Marx écrit dans la Sainte Famille à propos de Robespierre et Saint-Just. Ces derniers se représentent la révolution française dans les habits romains. Lorsqu’ils invoquent la liberté, la justice et la vertu, ce sont les vertus antiques qu’ils évoquent. Marx conclut :
Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu l’antique république, réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne, spiritualiste et démocratique, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. Être obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l'homme, la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs fins, la société de l’anarchie, de l'individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même et vouloir en même temps anéantir après coup dans certains individus les manifestations vitales de cette société tout en prétendant modeler à l'antique la tête politique de cette société : quelle colossale illusion ![18]
Et c’est précisément sur ces illusions à l’antique que la dictature jacobine s’est fracassée permettant ensuite que la nouvelle société bourgeoise manifeste sa vitalité. De cela nous pouvons déduire deux idées également importantes :
-            Les hommes « font » leur histoire, mais ils ne savent pas, le plus souvent, quelle histoire ils font. Le radicalisme jacobin n’a pas instauré une république à la romaine, mais l’État bourgeois moderne.
-            Mais si les hommes sont prisonniers de leur époque, ils ne le sont que partiellement. Les idées ne peuvent pas aller, dit encore Marx, au-delà de l’époque, puisque pour devenir effectives elles doivent être réalisées par des individus vivants. Mais elles peuvent aller au-delà des idées de l’époque – ici Marx rappelle dans la Sainte Famille le rôle de ces tendances qu’on pourrait dire « proto-communistes » incarnées par Jacques Roux ou par Gracchus Babeuf.
Cette analyse esquissée dès 1844-1845 dans la polémique contre l’idéalisme des « Jeunes Hégéliens » est reprise et développée dans le 18 Brumaire. Les acteurs historiques semblent toujours prisonniers du passé et ce d’autant plus qu’ils sont lancés dans une action qui bouleverse le présent, car « c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres. » Marx parle encore des « conjurations historiques des morts ». Mais celles-ci n’obscurcissent pas seulement les esprits des acteurs vivants. Elles leur permettent aussi de trouver le courage d’affronter les tâches de l’heure. Une fois ces tâches accomplies, « les colosses antédiluviens » disparaissent.
Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, il n’en fallut pas moins l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres contre l’étranger pour lui donner naissance.
Autrement dit les illusions ont, elles aussi, une force historique. La période 1848-1851 n’échappe pas à cette règle. Mais la situation a changé depuis 1789. C’est « le retour du spectre de la vieille révolution ». Tous les acteurs de ce moment historique se déguisent. Le travail historique consiste précisément à démasquer ces spectres, à mettre au jour la réalité sociale et politique qui s’exprime dans ces affrontements.
Anciennes révolutions et révolution à venir
Il s’agit donc de sortir de l’illusion. Pour Marx, ce n’est pas seulement un travail théorique, celui de l’historien, mais aussi un travail pratique. La révolution de 1848 est la première manifestation de la révolution à venir, « la révolution sociale du XIXe siècle ». Les révolutions antérieures puisaient leur force dans « la poésie du passé ». La nouvelle révolution est tournée résolument vers l’avenir. « Il faut laisser les morts enterrer leurs morts. »
La certitude révolutionnaire
D’où vient cette certitude de Marx ? D’abord d’une conception de l’histoire comme fondamentalement révolutionnaire. Contre l’idée d’un progrès linéaire, procédant par accumulation de petites transformations – une idée qu’on retrouve dans le vieux principe aristotélicien selon lequel « la nature ne fait pas sauts – Marx emprunte à Hegel un schéma « dialectique » de l’histoire : ce sont les contradictions d’une époque qui préparent sa transformation. Mais ce qui chez Hegel est d’abord purement logique doit chez Marx prendre une figure matérialiste : les luttes de classes qui découlent de la structure de la production et des rapports de propriété sont les contradictions réelles qui mettent à bas l’ancienne société et en édifient une nouvelle. « L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » disait le Manifeste Communiste écrit en 1847. Ce qui n’est énoncé que d’une manière très générale dans ce texte fameux trouve dans le 18 Brumaire une traduction concrète. 1848 marque une articulation entre deux phases historiques : c’est l’ultime soubresaut de la révolution « bourgeoise » de 1789 et le véritable début de la nouvelle révolution.
La révolution dont parle Marx n’est donc pas un projet, ni une tentative, qui serait vouée à l’échec, d’insurrection morale contre société fondamentalement injuste. Ce sont les transformations sociales en cours qui la déterminent ou, plus exactement ce sont ces transformations elles-mêmes conçues comme un processus global. Dans un texte assez connu, publié en 1859 et qui servira (à tort) d’exposé d’ensemble de la pensée de Marx, celui-ci rappelle les positions auxquelles il était arrivé à l’époque où précisément il écrit La lutte des classes en France et Le 18 Brumaire. Les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, sont conçus comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.[19]
Et le livre I du Capital n’en semble pas très éloigné. Parmi les principaux facteurs, corrélatifs à la centralisation et à la concentration du capital et qui préparent « l’expropriation des expropriateurs », figurent :
l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble la transformation de l’outil en instruments puissants seulement par l’usage commun, partant l’économie des moyens de production (...)[20]
Ce qui vient ensuite dans cette énumération, « l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel »[21], par exemple, n’en est saisi que comme une conséquence. Le mode de production capitaliste a donc mis en marche une formidable machine qui va bouleverser toute la structure sociale. Il va libérer les énergies humaines qui étouffaient dans le cadre des sociétés anciennes. Mode de production révolutionnaire, qui ne peut vivre qu’en révolutionnant en permanence sa propre base, il va créer les conditions d’une nouvelle phase de l’histoire humaine, une phase où l’émancipation humaine ne sera plus une émancipation chimérique, mais une liberté réelle. Libérée des entraves des rapports capitalistes, la production pourra être développée de manière illimitée : le communisme, tel que Marx le définit, n’est finalement pas autre chose que cette croissance illimitée des forces productives, croissance qui assurera aux hommes l’abondance et, ce faisant, permettra de se passer de l’État et du droit et d’instaurer entre les individus des relations transparentes.
Laissons de côté ici la dimension proprement utopique qu’on peut trouver dans ces projections dans l’avenir historique de l’humanité. Contentons-nous de noter que c’est dans cette conception d’ensemble de l’évolution générale de la société humaine que Marx fonde en réalité ce développement du chapitre I du 18 Brumaire sur la différence des deux révolutions entrecroisées en 1848.
La différence essentielle entre ces deux révolutions, donc, tient en ceci : la bourgeoisie renverse l’ordre ancien en déguisant ses intérêts particuliers sous les oripeaux de l’intérêt général, du bien commun, de la vertu, etc.  La nouvelle révolution, celle du prolétariat, parce qu’elle est conduite par la classe la plus exploitée de la société, est porteuse réellement de l’intérêt de la société entière et c’est pourquoi elle n’a pas à se dissimuler ni à elle-même ni aux autres classes de la société ses propres buts. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle doit cesser d’être une « nécromancie », qu’elle doit chasser les spectres.
Un processus social complexe
Il faut cependant se garder de toute vision simpliste de ce processus. Le concept fondamental de Marx est celui de mode de production et la société moderne est dominée par le mode de production capitaliste. Ce concept pourtant n’est qu’un concept théorique, un outil d’analyse. Les formations sociales concrètes sont toujours des combinaisons de divers modes de production. Ainsi dans la France qu’analyse Marx existe une vaste classe paysanne, le « paysan parcellaire », dont la vie se tient encore largement à l’écart du cours de l’histoire moderne. En outre, les classes dirigeantes sont profondément divisées. Il reste une aristocratie foncière qui vit de la rente de la terre et donc les intérêts ne se confondent pas avec ceux du capital financier – qui vit de l’intérêt de la dette – et encore moins avec ceux des capitalistes industriels, ceux dont le capital seul est véritablement producteur de plus-value. Il existe aussi toute une petite-bourgeoisie encore indépendante – des artisans, des commerçants – et une classe intellectuelle (avocats, journalistes, écrivains, hommes de loi, universitaires) dont l’attitude politique est très variable et oscille selon les circonstances. Il faut enfin ajouter que les ouvriers eux-mêmes sont encore très divisés, ils viennent souvent directement de l’artisanat ruiné et les ouvriers parisiens sont encore loin de former la classe ouvrière qui formera la base du développement des syndicats et des grands partis ouvriers à l’époque suivante.
Comprendre l’histoire réelle, ce n’est donc pas appliquer mécaniquement le schéma théorique que nous avons rappelé ci-dessus. C’est analyser la complexité des rapports entre toutes les classes de la société, comment se nouent et se dénouent les alliances et dessiner dans ce chaos le facteur d’ordre qui permet de tracer la perspective des évènements à venir.
De ce point de vue il faut souligner trois éléments qui ordonnent toute l’analyse de Marx :
1)               Les révolutions bourgeoises sont terminées. Elles se sont élancées rapidement, « de succès en succès » mais « leur vie est éphémère et après avoir atteint leur point culminant, elles doivent laisser la société en assimiler les résultats. Les évènements de 1848-1851 montrent que cette classe, qui domine tous les rapports sociaux est devenue incapable de gouverner elle-même et doit laisser la place à un aventurier, le « héros Crapulinsky » qui « sauve la société » en brisant même le parti de l’ordre.
2)               La révolution prolétarienne en dépit de sa marche chaotique, de ses reculs et de ses nouvelles avancées qui se soldent par de nouveaux échecs, s’affermit par l’expérience, jusqu’au point où elle ne pourra plus reculer devant sa tâche historique.
3)               Si le coup d’État de Louis Bonaparte semble ramener tout le mouvement en arrière, il prépare pourtant à sa manière le nouveau surgissement de la révolution. La conclusion du dernier chapitre vaut d’être citée :
Bonaparte met toute l’économie bourgeoise sans dessus dessous, porte atteinte à tout ce qui avait paru intangible à la révolution de 1848, rend les uns résignés à une révolution, les autres désireux d’une révolution, et produit la vraie anarchie au nom de l’ordre, tandis que simultanément il dépouille la machine d’État de son auréole, la profance, la rend à la fois odieuse et ridicule. Le culte de la sainte tunique de Trèves, il le copia à Paris dans le culte du manteau impérial de Napoléon. Mais le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’abattra du haut de la colonne Vendôme.[22]
Le Second Empire liquidera la nostalgie de l’époque napoléonienne, il chassera les fantômes du passé révolutionnaire et de l’épopée napoléonienne. Pour la révolution, il ne sera qu’un purgatoire pendant lequel elle poursuivra son travail préparatoire jusqu’au moment où « l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : “Bien creusé, vieille taupe” ! » Qu’il y ait entre cette vieille taupe et l’Esprit hégélien plus que des parentés, c’est peu douteux, mais l’étude de la persistance de l’idéalisme philosophique hégélien dans l’œuvre de Marx et notamment dans ce qu’on peut appeler sa philosophie de l’histoire sortirait de notre propos.
Propos d’étape
Marx propose non seulement une méthode d’intelligibilité des évènements historiques, qui en rend compte en les rapportant aux soubassements de la société, ce qui en assure la possibilité d’existence et structure les rapports entre les membres de la société comme rapports sociaux de classes, bref là où travaille la « taupe » ! Mais il ne s’en tient pas là et il faut également rendre compte de l’action qui se déroule au grand jour, celle que conduisent les acteurs connus, mais aussi ces millions d’inconnus, les ouvriers parisiens, les paysans, les bourgeois. Donc exposer l’articulation entre la vie politique publique et les intérêts de classe. Mais ce deuxième plan explicatif n’est pas encore suffisant. Les acteurs des évènements historiques n’agissent pas comme simples porte-parole des intérêts sociaux qu’ils sont censés représenter. Ils agissent aussi en fonction des idées qu’ils ont tête, des « fantômes » qui les hantent. De cela aussi il faut rendre compte et l’intégrer dans l’explication complète de cette histoire que Marx raconte.
Chapitre IV
L’histoire est celle de la lutte des classes
Si l’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes, c’est donc d’abord en termes de classes qu’est conduite l’analyse de la période 1848-1851. De février à juin 1848, la classe ouvrière essaie de mener la danse. C’est elle qui est la véritable force motrice de la révolution février, c’est encore elle qui impose Louis Blanc et l’ouvrier Albert au gouvernement provisoire, le contraignant de faire mine de s’occuper de la question sociale. Mais à partir de juin 1848, les choses changent brutalement. Pendant cinq jours, les manifestations ouvrières tiennent en échec l’armée, mais elles sont sauvagement réprimées par le général Cavaignac : des milliers de morts, des milliers de prisonniers et de déportés, les représentants des ouvriers exclus de la représentation nationale. Après cette tragédie, le centre de la vie politique se déplace dans les conflits entre les différentes fractions des classes dominantes.
La classe bourgeoise
Si l’on s’en tient à des définitions très générales, on peut caractériser la classe bourgeoise comme la classe qui vit de l’extorsion de la plus-value sous ses différentes formes – l’intérêt de l’argent et la rente foncière sont considérées par Marx comme des fractions prélevées sur la plus-value produite par le capital productif. Essayons de comprendre l’analyse de Marx.
La bourgeoisie n’est pas une classe exploiteuse comme les autres
La plupart des sociétés historiquement connues sont marquées par la division en classes antagonistes. Dès que la production excède le strict niveau de la survie, tend à apparaître une classe qui domine toutes les autres et cherche à s’approprier le surplus social. Comment s’opère ce processus ? Marx – mais c’est encore vrai pour nous – en est largement réduit à des conjectures, mais, sans entrer dans les détails, il voit dans la division du travail et l’augmentation de la productivité du travail qui en résulte l’origine de cette division sociale et des conflits entre classes dominantes et classes dominées. Ainsi la division technique devenue division sociale est-elle pour Marx un processus nécessaire, c’est-à-dire un processus qui ne pouvait pas ne pas avoir lieu dès que la société cherchait à vivre un peu moins misérablement, à accumuler quelques réserves pour faire face aux coups durs, etc. Il n’y a donc pas chez pas lui de condamnation morale : suivant Hegel sur ce point, il évite de mélanger l’histoire et la morale et quand il condamne moralement la bourgeoisie, c’est parce qu’il estime qu’elle n’a plus de nécessité historique.
Mais si la bourgeoisie, la classe capitaliste, est une classe dominante qui, comme toutes celles qui l’ont précédée dans l’histoire, vit de l’extorsion du surplus social produit par les classes dominées, elle est cependant une classe dominante assez différente. Les maîtres d’esclave considéraient peu ou prou les esclaves comme des « outils animés » ou des sortes d’animaux de trait (on retrouve des expressions de ce genre chez Aristote) et le rapport de domination apparaissait comme un rapport de pure violence, le maître ayant droit de vie ou de mort sur ses esclaves. L’esclave étant la propriété du maître, son travail appartenait de droit au maître. En ce qui concerne le rapport du seigneur féodal à « ses » manants, les choses étaient un peu différentes puisque les paysans, même les serfs, pouvaient disposer d’une propriété personnelle et disposaient face au seigneur de maigres droits que leur valait leur qualité de chrétiens. Cependant, à travers le système de la corvée et l’empilement des droits seigneuriaux, on a bien affaire à extorsion directe du surplus social, justifiée par la différence des statuts et même par une différence de « nature » entre le seigneur et les rustres qui peuplent ses campagnes. La race des seigneurs est la race des vainqueurs, descendants des guerriers francs qui ont soumis les gallo-romains, alors que les paysans appartiennent à la race des vaincus.
Avec le mode de production capitaliste, s’instaure un rapport fondamentalement différent.  Le rapport salarial entre ouvrier et capitaliste se présente sous la forme d’un contrat entre deux personnes juridiquement égales, agissant librement et chacune en vue de son intérêt propre. L’ouvrier vend sa force de travail en vue d’assurer sa subsistance et le capitaliste l’achète en vue de mettre en valeur son capital. Marx montre la mystification que recèle ce contrat : une fois précipité dans la fournaise de la production, l’ouvrier qui a vendu sa force de travail est dessaisi de lui-même et appartient corps et âme au capitaliste qui peut user comme bon lui semble de la force de travail qu’il vient d’acheter. Le contrat égal se transforme en rapport de domination que Marx compare souvent au pire des esclavages.
Mais en posant l’égalité juridique des personnes, acheteur et vendeur de force de travail, le mode de production capitaliste a bouleversé toutes les structures sociales anciennes, liquidé les rapports de domination fondés sur le paternalisme et les superstitions et finalement posé, pour l’escamoter immédiatement, la question de l’émancipation sociale des classes laborieuses. C’est pourquoi on trouve dans le Manifeste Communiste, une véritable apologie du mode de production capitaliste comme mode de production révolutionnaire. C’est pourquoi la classe bourgeoise a pu, jusqu’à un certain point, être une classe révolutionnaire.
La bourgeoisie en 1848-1851
Ce rôle révolutionnaire de la bourgeoisie est cependant terminé au moment des évènements dont il est question dans le 18 brumaire. La révolution française a balayé les vestiges du féodalisme et libéré « la société » des entraves de la monarchie absolue. Désormais la classe dominante dans son ensemble est la classe bourgeoise. Le Directoire puis l’Empire ont établi l’ordre de la propriété privée, entériné les bouleversements de 1789 et impitoyablement pourchassé les rêveries révolutionnaires nées à l’époque de la fièvre de 1792-1794. La vieille aristocratie s’est de longtemps embourgeoisée : elle est plus intéressée par la rente foncière que par le prestige de la couronne ou l’honneur de la noblesse. Désormais la classe bourgeoise doit utiliser tous les moyens gouvernementaux et étatiques aux seules fins de consolider son pouvoir et de se prémunir contre les revendications ouvrières.
Marx distingue dans cette classe dominante :
1)             la bourgeoisie financière, celle des banquiers et des boursicoteurs qui dominaient sous la monarchie de juillet et vivaient largement de l’endettement de l’État … à l’égard des banques.
2)             L’aristocratie foncière, dont le pouvoir économique recule, mais qui reste puissante par tous ses relais dans la société, ses liens privilégiés avec l’Église et ses défenseurs intellectuels attitrés nombreux parmi les professeurs, les écrivains – on rappellera ici non seulement Chateaubriand, mais aussi Victor Hugo qui commença sa vie littéraire du côté de la monarchie pour terminer en républicaniste radical et socialisant.
3)             La bourgeoisie industrielle en pleine expansion et qui formait sous la monarchie de juillet une partie de l’opposition officielle. Elle est d’autant plus hardie sous Louis-Philippe que les premières émeutes ouvrières – celle des canuts lyonnais par exemple, en 1831 – ont réprimées dans le sang par le régime.
Mais aussi importantes que soient les différences entre ces trois fractions, l’intérêt commun l’emporte. Si la bourgeoisie d’opposition sous Louis-Philippe, la bourgeoisie républicaine, a participé à la révolution de février, dès le mois de juin 1848, les trois fractions s’unissent dans le « parti de l’ordre ». C’est le « républicain » Cavaignac qui conduit la répression contre les ouvriers. Les divergences politiques demeurent : les uns sont des royalistes légitimistes, partisans du duc Chambord, l’héritier de Charles X, les autres partisans de la maison d’Orléans, les uns défendent le drapeau blanc à fleur de lys, les autres le drapeau tricolore du « roi des Français », mais ils remettent à plus tard le règlement de ce compte finalement subalterne : pour l’heure la république, pourvu qu’elle soit expurgée de ses éléments ouvriers, est le régime qui les divise le moins et qui leur permet de gouverner directement, de faire du gouvernement « le conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie », comme le disait déjà le Manifeste Communiste.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les antagonismes entre les représentants politiques de ces diverses fractions de la classe dominante. Bien au contraire, toute la mécanique des évènements qui conduisent au coup d’État de Louis Bonaparte s’explique largement par ces antagonismes. Les royalistes s’allient d’abord à Louis Bonaparte pour expulser les « républicains purs » dont la domination s’achève avec la fin de la Constituante qui se dissout sous la pression et du nouveau Président et des représentants des factions royalistes. Mais ces derniers seront, à leur tour, expulsés du pouvoir par le « prince-président » qui retournera contre eux les arguments mêmes dont ils avaient usé contre les républicains…
La classe ouvrière
Il s’agit pour Marx de la classe révolutionnaire par excellence. Et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les ouvriers ayant été dépossédés de tout, et en premier lieu des moyens de travail, n’ont aucun intérêt dans le maintien d’une société dominée par le mode de production capitaliste. Ils n’ont à perdre « que leurs chaînes ».
Mais cela ne suffirait pas à en faire une classe révolutionnaire : les esclaves de l’Antiquité n’avaient aussi que leurs chaînes à perdre, mais les grandes révoltes d’esclaves, dont la plus célèbre fut conduite par le fameux gladiateur Spartacus furent toutes noyées dans le sang. Au contraire, la classe ouvrière moderne, le prolétariat, tend progressivement à devenir la classe majoritaire et elle est soudée par ses conditions de travail, par la concentration du capital, par le développement scientifique et technique. En se défendant contre l’exploitation capitaliste, par exemple en luttant pour imposer une limitation légale de la journée de travail, elle est amenée à mettre en cause les rapports de propriétés eux-mêmes et à poser la nécessité d’une réorganisation de la société sur de nouvelles bases.
La classe ouvrière est d’autant plus obligée d’être révolutionnaire que le développement normal de la société est entravé. Marx parle dans le chapitre I du 18 Brumaire des « moyens expéditifs » qu’il a fallu employer parce que la société française n’a pas connu « un développement normal, disons méthodique ». Il faut donc entendre le mot révolution dans son double sens marxien : une révolution est une transformation en profondeur des structures sociales, un changement de mode de production, mais elle peut aussi être « une attaque par surprise », un « coup de main inespéré » comme le fut la révolution de février 1848. La classe ouvrière est donc révolutionnaire dans les deux sens : par son développement et son action souterraine, revendicative, sa résistance aux empiètements du capital, elle prépare la transformation de la vieille société, mais elle doit aussi savoir être active sur la scène directement politique, par des moyens révolutionnaires, comme les manifestations insurrectionnelles de juin 1848, aussi bien que par les moyens légaux – en créant ses propres partis, en envoyant au Parlement ses propres représentants, etc.
En février 1848, la bourgeoisie républicaine et la petite-bourgeoisie luttaient contre le régime.
Les journées de février n’avaient primitivement pour but qu’une réforme électorale destinée à élargir la couche des privilégiés politiques parmi la classe possédante elle-même et à abolir la suprématie de l’aristocratie financière.
Mais c’est le peuple, c’est-à-dire au premier chef la classe ouvrière, qui joue le rôle moteur. C’est pourquoi, alors que l’opposition bourgeoise à Louis-Philippe voulait seulement une « république bourgeoise », le peuple exigeait de son côté une « république sociale. » Cette contradiction est à l’origine des journées de juin qui dissipent dans le sang l’équivoque de février.
Cependant, si la classe ouvrière est, pour Marx, la classe révolutionnaire par excellence, elle doit aussi devenir ce qu’elle est. C’est-à-dire que les ouvriers doivent s’organiser eux-mêmes et ne pas remettre leur sort aux mains des représentants des autres classes, singulièrement la petite bourgeoisie démocrate. Or, c’est précisément ce qui fait défaut en 1848. Le premier représentant des ouvriers, Louis Blanc est loin d’être prêt à se transformer en chef révolutionnaire. Dès le mois de mai 1848, des tentatives prématurées décapitent le mouvement en éloignant Blanqui et ses compagnons. Après juin, il n’y aurait pratiquement plus d’organisation indépendante des ouvriers. Ceux-ci, au contraire, feront bloc avec le « parti social-démocrate », la nouvelle Montagne, incarnation de la petite-bourgeoisie et sa pusillanimité.
Il est aussi un autre aspect à souligner : bien que Marx considère que la classe ouvrière a posé dès 1848 sa candidature au pouvoir, elle est, en même temps dans l’incapacité de réaliser ses propres objectifs, parce qu’elle est isolée. En lui 1848, « aux côtés du prolétariat parisien, il n’y avait que lui-même. » La même question sera posée à nouveau entre mars et mai 1871, où la Commune de Paris se termina par un « solo funèbre ».
Dans l’explication que Marx donne des évènements de 1848-1851, il y a donc quelque chose de paradoxal, au premier abord.  Tout le processus s’explique finalement par la lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie réunie dans le « parti de l’ordre ». Et le coup d’État de Louis Bonaparte à son tour est analysé comme un moyen pour sauver la société bourgeoise en s’élevant au-dessus de la classe bourgeoise elle-même. Et pourtant cet ordre social n’est menacé que par une classe ouvrière finalement encore embryonnaire, minoritaire dans l’ensemble de la société, incapable de se donner des chefs à la hauteur de la tâche et incapable d’allier à d’autres classes pour s’opposer à la dictature du « parti de l’ordre ».
Pour comprendre cet apparent paradoxe, il faut faire entrer en ligne de compte trois éléments :
1)            Marx part de l’analyse qu’il fait du mode de production capitaliste pour comprendre les processus historiques. Au-delà de l’évènement, il réfléchit dans la longue durée telle qu’il la comprend. Si factuellement, en 1848, le prolétariat ne semble pas en mesure de l’emporter, Marx lit dans ses premiers pas l’ensemble d’un développement encore à venir.
2)            Les classes dirigeantes de l’époque nourrissent à l’encontre des « classes dangereuses » une terreur et une hostilité que, peut-être, nous avons du mal à imaginer aujourd’hui. C’est que les ouvriers forment véritablement une classe à part du reste de la société, une classe dans les valeurs semblent sans aucun rapport avec celles des classes dirigeantes, une classe dont les mœurs paraissent dissolues, une classe nomade et insaisissable que ne retiennent, et pour cause, ni les liens de la famille ni ceux du patrimoine. Issue le plus souvent de l’artisanat ou de la petite paysannerie, les ouvriers gardent souvent le souvenir de l’indépendance perdue. C’est pourquoi ils sont d’autant plus sensible aux idées révolutionnaires.
3)            Mais Marx commet aussi une erreur de diagnostic. Il pense que l’heure de la révolution a réellement sonné et qu’il est temps pour les communistes de décréter « la révolution en permanence »[23]. Or dans les années suivantes, il reviendra sur cette appréciation et, progressivement, il sera amené à considérer que le temps est passé des révolutions sur le modèle 1848, que la tâche est au renforcement des organisations ouvrières, à l’éducation et à la conquête des droits politiques.

Petite-bourgeoisie, paysannerie et « Lumpenprolétariat »
Il y a donc un saut entre l’analyse de la tendance longue et la compréhension de la situation concrète. C’est que l’analyse théorique du mode de production capitaliste – une analyse qui n’est d’ailleurs qu’à ses balbutiements quand Marx écrite le 18 Brumaire – ne suffit pas à comprendre la réalité sociale française du moment. Entre une classe capitaliste, encore plus diverse que ne laissent le supposer les querelles entre ses représentants, et une classe ouvrière naissante, s’interposent toutes sortes d’autres classes sociales dont Marx ne donne que des descriptions partielles et qui ne feront jamais l’objet d’une construction théorique dans l’œuvre marxienne. Autant le rapport de classe capital/travail fait l’objet d’une théorisation de plus en plus précise[24], autant les classes intermédiaires n’apparaissent qu’au travers des évènements qui les mettent en mouvement et de l’analyse des comportements de leurs représentants, mais presque jamais en les ramenant à leur place réelle dans la structure d’ensemble de la société.
La petite bourgeoisie
C’est un vaste ensemble qui regroupe aussi bien des travailleurs indépendants, des artisans, des commerçants, des petits patrons, que des couches intellectuelles : journalistes, écrivains, etc. Cette classe, si tant est qu’il s’agit bien d’une classe, est proche de la classe ouvrière par certains de ses éléments – les travailleurs indépendants ont joué un rôle important dans la naissance des premières organisations ouvrières – par son indépendance financière (toute relative) comme par son niveau d’instruction, elle peut aussi se rattacher à la bourgeoisie. Cette classe est démocrate et sa représentation politique est la « Montagne » dont le porte-parole le plus connu est Ledru-Rollin. Ainsi ce n’est pas à proprement parler la situation sociale, la place dans les rapports de production qui détermine la petite-bourgeoisie, c’est une attitude politique. Marx fait remarquer :
Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers, des boutiquiers, ou qu’ils sympathisent avec eux. Par leur éducation et leur situation individuelle, ils peuvent s’en distinguer comme le jour et la nuit. Ce qui en fait des représentants du petit-bourgeois, c’est qu’intellectuellement ils ne dépassent pas les limites que celui-ci ne franchit pas dans la vie, si bien qu’ils sont contraints théoriquement aux mêmes tâches et solutions auxquelles le petit-bourgeois est contraint pratiquement par l’intérêt matériel et la situation sociale.
Indécision, incapacité à saisir le bon moment pour agir, esprit systématique de conciliation, telles sont quelques-unes des caractéristiques de ce parti petit-bourgeois dont Marx dresse un portrait cruel dans le chapitre III. Concluant le rapide récit de la manière dont la Montagne avait gâché sa force acquise lors des élections de 1849, Marx écrit :
Comme c’est en général le cas avec les actions d’éclat démocratiques, les chefs eurent la satisfaction de pouvoir accuser leur « peuple » de désertion, et le peuple fut heureux de pouvoir accuser ses chefs de duperie.
Le trait est dur, mais il caractérise nettement les comportements et les actions politiques de ces groupes intermédiaires et conciliateurs qui par la suite domineront la vie parlementaire française. Marx en déduira que les ouvriers et la petite-bourgeoisie ne peuvent former un bloc contre le parti de l’ordre et que c’est seulement si la classe ouvrière est organisée de manière indépendante en vue de ses propres objectifs qu’elle pourra entraîner avec elle la petite-bourgeoisie.
La paysannerie
Bien qu’elle puisse socialement s’apparenter à la petite-bourgeoisie, la paysannerie joue un rôle remarquable dans l’analyse marxienne du coup d’État bonapartiste : elle est ni plus ni moins que la base sociale du bonapartisme. « Bonaparte représente une classe, voire la classe la plus nombreuse de la société française, les paysans à parcelles. » (chap. VII) Ce « paysan à parcelles » se distingue tant du gros propriétaire foncier que du journalier misérable ou du métayer. C’est lui le grand bénéficiaire de la révolution de 1789 ; Michelet le dépeint à sa charrue, mais prêt à tout pour défendre ce que lui a apporté la liquidation du féodalisme et la vente des biens nationaux. C’est lui aussi dont la propriété a été garantie par le premier Empire.
Or les paysans forment non pas vraiment une classe mais seulement, pourrait-on dire, une « quasi-classe ». Les paysans vivent dans des situations très semblables, ils constituent la grande masse de la population. Pourtant ils vivent en autarcie ou presque si bien qu’ils n’ont pas de relations les uns avec les autres. Marx voit la paysannerie comme une simple juxtaposition de parcelles (une famille, une parcelle ; soixante familles, un village ; soixante villages, un département…) et donc :
C’est ainsi que la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs équivalentes, à peu près comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre.
D’où se conclut que les paysans à parcelles « ne forment pas une classe ». Leurs intérêts identiques ne forment pas un intérêt commun et ils sont donc incapables d’avoir une représentation politique propre.
Autrement dit, Bonaparte représente une classe qui n’est pas une classe ! Une classe qui n’est qu’une masse d’individus atomisés et tous dans l’attente du sauveur suprême. Évidemment, l’analyse de Marx semble assez loin de la réalité historique et sociale de la France du XIXe siècle. Marx en convient : il y a un paysan révolutionnaire, qui se heurte aux forces de l’ordre et un paysan conservateur : Bonaparte représente le paysan conservateur, non pas « ses Cévennes modernes, mais sa Vendée moderne[25] ».
En fait le paysan révolutionnaire et le paysan conservateur peuvent être la même personne. C’est l’attitude des classes dirigeantes de la ville qui détermine celle des paysans. Ainsi la bourgeoisie républicaine a repoussé les paysans dans le camp des ennemis de la république, notamment par sa politique de persécution contre les instituteurs. Mais l’analyse de Marx est encore plus subtile qu’il n’y paraît : il note que ce sont les départements les plus « rouges » qui ont le plus voté pour Bonaparte en 1848. Donc, c’est le paysan révolutionnaire qui a fait la politique du paysan conservateur ! Et ce sont encore des paysans qui se soulèveront contre le coup d’État de décembre 1851. Ainsi que Marx le remarque :
Une partie des paysans français protestèrent les armes à la main contre leur propre vote du 10 décembre 1848.
Si bien que Marx finit par dire que c’est parce qu’elle voulait aller de l’avant que la paysannerie s’est jetée dans les bras de Bonaparte. Elle a voté pour Bonaparte parce qu’elle espérait qu’il briserait la résistance des bourgeois des villes dominant l’Assemblée Nationale.
Mais le « paysan à parcelle » est condamné par le développement économique. La propriété individuelle, qui faisait du paysan le plus sûr rempart contre le retour des féodaux, n’est plus en accord avec les conditions nouvelles de la production et de l’échange. Ainsi :
Au cours du XIXe siècle, le seigneur féodal fut remplacé par l’usurier des villes, les servitudes féodales du sol par les hypothèques, la propriété foncière aristocratique par le capital bourgeois.
Marx détaille tout ce qui oppose le paysan aux classes dominantes capitalistes. Et c’est pour cette raison que le soutien des paysans à Bonaparte se retourne contre eux.  Les « idées napoléoniennes », c’est-à-dire les illusions des paysans dans la politique de la dynastie des Bonaparte, sont des « absurdités », des « hallucinations », des « phrases creuses ». Donc, pour Marx, cette paysannerie écrasée par la dette et l’impôt, sera conduite à « désespérer de la restauration napoléonienne » et redeviendra révolutionnaire :
Le paysan parcellaire abandonnera la foi en sa parcelle, tout l’édifice de l’État érigé sur cette parcelle s’effondrera et la révolution prolétarienne obtiendra le chœur sans lequel son solo devient un chant funèbre dans toutes les nations paysannes.
Si l’édition de 1869 du 18 brumaire modère ces espérances dans une nouvelle mutation révolutionnaire de la paysannerie française, nous voyons néanmoins comment l’analyse de Marx se déploie. Elle part d’un constat sociologique, tracé à gros (à trop gros) traits, pour dégager, sous ce constat les mouvements historiques qui ont travaillé et travaillent encore la paysannerie. De cette espèce de multiplicité amorphe des pommes de terre dans leur sac de pommes de terre, on passe à une réalité vivante et contradictoire, une réalité qui est d’abord celle des luttes, de la mémoire, des sentiments des paysans.
Le lumpenprolétariat
La dernière des classes sociales ou plutôt des couches sociales intermédiaires auxquelles Marx réserve un sort particulier dans le 18 Brumaire est le « lumpenprolétariat », le « prolétariat en haillons ». Sévère mais finalement nuancé avec la petite bourgeoisie, tour à tour cruel et plein de compassion pour la misère paysanne dont il finit par espérer qu’elle en fera un soutien de la révolution, Marx est en revanche impitoyable dans son analyse du lumpenprolétariat. Le fil directeur de l’ouvrage pourrait se résumer ainsi : Bonaparte, c’est le lumpenprolétariat au pouvoir.
Le lumpenprolétariat désigne d’abord le sous-prolétariat, par opposition au « prolétariat qui travaille et qui pense ». Des lazzaroni, dit encore Marx, soudoyés et armés contre les ouvriers. Le lumpenprolétariat est donc formé de hors-la-loi, de « gens de sac et corde », vivant de rapines, dénués de toute conscience de classe et prêts se vendre au plus offrant. On sait quel rôle ce lumpenprolétariat a joué au XXe siècle : il formera une des composantes des SA de Roehm, l’une des branches les plus actives du mouvement nazi ; on le retrouve dans les fasci de Mussolini. Alors que de Victor Hugo à Zola et de Dickens au « réalisme poétique » français des années 1930, ce lumpenprolétariat est décrit, analysé, excusé et parfois magnifié – le bandit au grand cœur – chez Marx la froide analyse sociale cède vite la place à la condamnation morale sans appel. Ces sous-prolétaires représentent la déchéance du prolétariat et la décomposition sans espoir de recomposition de la société bourgeoise. Très proche du prolétariat – au point que les bien pensants identifiaient volontiers classes laborieuses et classes dangereuses – le sous-prolétariat en est en même temps la négation. La tradition républicaine exalte le peuple et méprise la plèbe, Jean-Jacques Rousseau oppose le peuple à la « stupide populace ». Marx, au fond reprend cette distinction en la transposant dans son système d’analyse de la société de classes.
Le rôle politique du lumpenprolétariat est constamment souligné. Dans les articles consacrés à la révolution de 1848 ou dans Les luttes de classes en France, Marx considère que, sous les uniformes de la garde nationale, c’est ce sous-prolétariat qui est l’arme de la répression des journées de juin. Dans la 18 brumaire, il forme la garde prétorienne de Louis Bonaparte et la force de frappe qui permettra de dissoudre la république. Mais la définition du terme est assez étendue : le lumpenprolétariat est loin d’être principalement le prolétariat déchu. Il regroupe les « rebuts » de toutes les classes sociales. Analysant l’aristocratie financière empêtrée dans les scandales de la fin du règne de Louis-Philippe, Marx écrit :
C’est surtout au sommet de la société bourgeoise que se déchaînait l’affirmation effrénée des appétits pervers et dissolus, entrant en collision à tout instant avec les lois bourgeoises elles-mêmes, convoitises où la richesse gagnée au jeu cherche naturellement sa satisfaction, où le plaisir devient crapuleux, où se mêlent l’argent, la boue, le sang. Dans son mode d’acquisation comme dans ses jouissances, l’aristocratie financière n’est rien d’autre que la résurrection du prolétariat encanaillé aux sommets de la société bourgeoise.[26]
Le lumpenprolétariat est donc surtout une certaine manière d’être et d’agir dont le modèle est celui des malfrats en tout genre. Bonaparte, sous couvert d’une société de bienfaisance – envers lui-même ne manque jamais d’ajouter Marx – la « Société du 10 décembre », avait organisé le lumpenprolétariat parisien pour en faire une force de frappe entièrement à sa dévolution. Ce qu’est ce lumpenprolétariat, on en a une liste détaillée dans le 18 Brumaire :
À côté de roués détraqués aux moyens de subsistance douteux et d’origine douteuse, à côté de rejetons dépravés et bassement aventureux de la bourgeoisie, il y avait des vagabonds, des soldats libérés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des escrocs, des charlatans, des lazzaroni, des voleurs à la tire, des escamoteurs, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des plumitifs, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rétameurs, des rémouleurs, des mendiants, en un mot toute cette masse amorphe, décomposée, ballotée, que les Français nomment la bohème. (Chap. V)
La bohème ou le « boulevard du crime » tel qu’il est représenté dans le célèbre film de Prévert et Carné, Les enfants du Paradis. Être en marge de la société bourgeoise, en vivre par escroquerie ou par des petits métiers, mendier, ce n’est donc en rien contester cette société. La condamnation de Marx est ici non seulement morale, mais bien politique. Pour transformer la société, il faut être dedans, travailler et penser et non la déserter. Les déserteurs finissent immanquablement par être achetés pour trente sous et par fusiller les ouvriers pour cette modique somme.
Il y a sûrement quelque chose de puritain dans les connotations morales de Marx. La valeur par excellence c’est le travail et le mépris des plaisirs dépravés, des joueurs et des tenanciers de bordels s’accordent bien à ce puritanisme qui marque non seulement la pensée de Marx, mais celle de tout le mouvement ouvrier de l’époque. Même dans la plus grande misère, les ouvriers doivent montrer qu’ils ne le cèdent en rien aux valeurs morales traditionnelles et ils dénoncent ainsi la « morale bourgeoise » non parce qu’elle est la morale, mais parce qu’elle est bourgeoise et profondément hypocrite.
Ce mépris du lumpenprolétariat va de pair avec le mépris et la violence même des propos tenus sur Louis Bonaparte. Le chapitre I se clôt sur cette phrase :
Le héros Crapulinsky fait son entrée aux Tuileries comme « sauveur de la société. »
Toute la fin du dernier chapitre décrit Bonaparte comme un voleur, « entouré d’une foule de drôles, du meilleur desquels on doit dire qu’on ne sait pas d’où il vient. » Et c’est tout l’ouvrage qui est en quelque sorte tramé par des notations de cette sorte.
Mais là encore, il faut saisir les choses non pas unilatéralement mais dialectiquement. Si le lumpenprolétariat devient en quelque sorte le maître de la société, la condamnation morale ne porte pas seulement contre cette classe de « débris de toutes les classes », elle porte directement contre la société bourgeoise elle-même, cette société qui pour se sauver doit faire appel à la « lie » de l’humanité. C’est ainsi que, pour Marx, Bonaparte en voulant sauver la société bourgeoise, au nom de l’ordre, a profané toutes les valeurs sacrées de cette société, lui a ôté toute respectabilité, tout ce qui permettait finalement de tenir « chacun à sa place ». C’est encore la taupe de la révolution qui creuse son trou.
Propos d’étape
Qu’il s’agisse, comme on l’a vu plus haut, de la petite bourgeoise urbaine ou qu’il s’agisse de la paysannerie, Marx envisage le sort de ces classes dans une perspective révolutionnaire. Il n’y a pas d’un côté une classe révolutionnaire – le prolétariat ou la classe ouvrière – et de l’autre une « masse réactionnaire ». Au contraire, et ce sera une constante chez lui, Marx considère toujours que la transformation révolutionnaire de la société doit entraîner la grande masse de la population qui, finalement, à intérêt au renversement des rapports de production capitaliste. Les classes sociales sont donc toujours analysées non pas une perspective sociologique mais dans une perspective stratégique. Marx refuse les définitions figées propres à des sciences sociales purement scolastiques. C’est toujours le mouvement historique dans ses contradictions qui l’intéresse et ce mouvement lui-même qui est la vérité de l’époque.
Chapitre V
L’État et ses formes historiques
Pour Hegel, l’État est l’incarnation, la réalité effective, de la liberté (voir première partie). En renversant le hégélianisme, Marx veut ramener l’État sur son terreau historique. Comme forme d’organisation sociale, l’État est une forme historique qui n’a pas toujours existé et n’existera donc sans doute pas toujours. Et puisque ce n’est pas l’Esprit qui gouverne le monde, mais les rapports que les individus nouent entre eux, rapports sociaux de production, la vérité de l’État n’est dans pas le ciel des idées mais dans ce que Hegel lui-même appelle société civile.
Si on se contente de lire quelques extraits de L’idéologie allemande ou de l’avant-propos de 1859 déjà cité, la conception marxienne de l’État et de la politique paraît bien simpliste : l’État ne serait qu’une « superstructure » correspondant à une infrastructure déterminée des rapports sociaux de production. L’État correspondant aux rapports de production capitalistes serait donc un État bourgeois ayant pour fonction de maintenir un ordre social conforme à ces rapports sociaux. « Conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie », disait le Manifeste, « bande d’hommes armés au service du capital » dira Engels. Pourtant le 18 brumaire montre à quel point Marx est éloigné de ces vues simplistes qui ont formé le vade-mecum du marxisme ordinaire pendant quelques décennies…
Les formes politiques de l’État
L’histoire telle que Marx l’analyse montre, en effet, que les formes politiques étatiques ne conviennent jamais parfaitement aux rapports sociaux et aux rapports de classe.
Commençons par le commencement. Le commencement est la désagrégation du règne de Louis-Philippe. À ce propos, Marx expose deux positions qui peuvent sembler contradictoires mais ne sont que l’expression de la contradiction réelle que recèle la domination de la bourgeoisie. D’une part, affirme-t-il, l’essentiel de la grande bourgeoisie a trouvé dans la forme monarchique un moyen pratique de gouverner à l’abri d’un régime stable. C’est pourquoi le « parti de l’ordre » uni sur le principe monarchique ne se divise que la dynastie légitime (Bourbon contre Orléans). Mais d’autre part, Marx soutient que la république est la forme adéquate du gouvernement de toute la bourgeoisie et d’un gouvernement où elle gouverne directement et non plus à l’abri du système monarchique.
Autrement dit, il y a deux excellentes formes, contradictoires, de bon gouvernement pour la classe bourgeoise. En vérité aucune des deux ne convient. Sous la monarchie, seule une fraction de la bourgeoisie, l’aristocratie financière, gouvernait et tout naturellement tendait à s’opposer à toutes les autres classes de la société, mais aussi aux autres fractions de la classe bourgeoise. Mais, sous la République, si toutes les fractions de la bourgeoisie ont voix au chapitre, elles ne peuvent empêcher l’irruption plus ou moins bruyante des autres classes sociales, la petite-bourgeoisie démocrate et la classe ouvrière.
Ces formes ont, certes, un contenu social. La monarchie de Louis-Philippe est une monarchie bourgeoise (au demeurant revendiquée comme telle) et la république instaurée en 1848 est une République bourgeoise. Ce qui signifie que les principes juridiques et l’action politique au niveau central, ne peuvent guère que maintenir les structures sociales et politiques qui garantissent que la plus-value finit bien, comme c’est sa destination, dans les poches des capitalistes, chacun à sa place.
Finalement, ces deux formes de domination politique de la bourgeoisie doivent céder la place à une troisième qui semble la pire de toutes et pourtant se révèle être le dernier moyen de sauver la société bourgeoise. Cette troisième forme qui triomphe le 2 décembre 1851, à l’issue d’un coup d’État qui renvoie dans leurs foyers les défenseurs du parti de l’ordre, présente des caractéristiques très particulières qui montrent qu’elle non plus ne peut être une forme stable de gouvernement de la bourgeoisie. On y revient plus loin.
Notons donc, pour l’heure, premièrement que les formes de domination politique ne sont jamais adéquates aux rapports sociaux : elles ont leur propre logique et leurs propres contradictions. Ensuite, aussi influentes que soient les classes dirigeantes, il y a entre elles et leurs représentants politiques une distorsion qui peut devenir un conflit plus ou moins ouvert. Il n’y a donc pas d’entité comme « la classe bourgeoise » (et pas plus de classe ouvrière) qui aurait une pensée et des vues stratégiques. Le terme de classe est un moyen pratique pour désigner la communauté d’intérêts et les liens qui existent entre des individus en nombre assez important. Si on reprend ce qui a été dit au deuxième chapitre du présent travail, savoir que les hommes font leur propre histoire, on peut donc voir que la sphère politique et donc l’État à proprement parler n’existent que par la somme de toutes ces actions des individus, actions multiples et en tous sens, dont le sens est loin d’être clairement perçu par les acteurs et donc les conséquences sont proprement imprévisibles.
À cela, il faut ajouter que les mêmes formes peuvent se remplir de contenus sociaux différents, voire opposés. La république peut être « bourgeoise » – c’est encore elle que Marx appelle « république parlementaire » – mais elle peut aussi être « démocratique » ou encore « sociale ». Idée encore vague, avancée par les ouvriers parisiens dans les premiers mois de 1848, la république sociale telle que Marx l’entend et la reprendra vingt ans plus tard, au moment de la commune de Paris, peut se définir par trois caractéristiques :
1) Le suffrage universel permet aux représentants de la majorité laborieuse du pays (la classe ouvrière soutenue par les paysans et les petits-bourgeois travailleurs) de gouvernement le pays en fonction des intérêts qu’ils représentent.
2) Les intérêts prévalents sont les intérêts ouvriers. La politique est organisée en fonction de cela et conduit à une réorganisation d’ensemble des rapports de production et de propriété.
3) Alors que la république bourgeoise a besoin d’un énorme appareil étatique de contrôle de la population, la république sociale suppose que l’appareil d’État sera détruit parce que, comme le dit Marx :
La bureaucratie n’est que la forme inférieure et brutale d’une centralisation qui est encore affectée de son contraire, le féodalisme. (Chap. VII)
 Autrement dit, alors que la république bourgeoisie pousse à son paroxysme l’antagonisme entre l’appareil d’État et la société, la république sociale supprime cet antagonisme. Ainsi, l’opposition entre la république bourgeoise et la république sociale est clairement établie sur le plan conceptuel, mais historiquement l’une et l’autre peuvent coexister et se combattre à l’intérieur des mêmes structures étatiques. La « république démocratique » qui correspond à l’idéal du parti démocrate (la Montagne, en 1848-1851) n’est guère développée dans le 18 Brumaire, mais on la retrouvera plus tard chez Marx et Engels, dans les années 1880, notamment lorsqu’ils étudient les évolutions possibles aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux USA ou en France.
Il n’y a donc pas une réalité étatique stable qu’affecteraient seulement en surface les combats entre les groupes et factions dominantes, mais un jeu complexe de formes de domination entretenant des rapports déterminés avec la bureaucratie d’État au sens large du terme. Et donc rien de ce « déterminisme économique » un peu plat qu’on a trop souvent et malencontreusement reproché à Marx.
La dialectique historique et la question de l’État
La complexité de la théorie marxienne de l’État peut se mesurer à l’analyse précise qu’il fait du régime instauré par Bonaparte. Nous avons déjà noté la « bizarrerie » que représente un régime dirigé par un représentant d’une classe qui n’est pas une classe, et encore moins une classe dominante, la paysannerie. C’est que la situation tout entière est faite de paradoxes que Marx expose de manière synthétique dans le chapitre VII. La révolution de 1848 a suivi en effet une marche régressive opposée à la marche progressive de la révolution de 1789. Dans celle-ci, chacun des partis qui prend la direction du mouvement s’appuie sur le parti le plus avancé (les Girondins remplacent les Constitutionnels et à leur tour son remplacés par les Jacobins) :
La révolution de 1848 suit la marche contraire. Le parti prolétarien apparaît comme un appendice du parti petit-bourgeois démocrate. Celui-ci le trahit et l’abandonne (…) Chaque parti regimbe contre celui qui le pousse en avant et s’appuie sur celui qui le tire en arrière.  Rien d’étonnant que dans cette position ridicule, il perde l’équilibre et s’étant livré aux inévitables grimaces, il s’effondre dans d’étranges soubresauts. La révolution suit une ligne descendante. (chap. III)
Le régime de Louis Bonaparte est donc le point culminant de cette évolution régressive : en premier viennent les balbutiements de la république sociale, écrasée en juin 1848, et que suit la république démocratique qui doit s’incliner devant Bonaparte et le parti de l’ordre le 13 juin 1849. Avec la république parlementaire, la bourgeoisie domine enfin mais elle doit céder la place à la dictature sans phrases du « sabre et du goupillon ».
La révolution accomplie par le mauvais côté
Inutile de reprendre ici l’énoncé de tous les paradoxes de la situation française au moment du coup d’État de Louis Bonaparte. Retenons-en deux :
La bourgeoisie française se cabrait contre la domination du prolétariat laborieux ; elle a porté au pouvoir le lumpenprolétariat avec à sa tête le chef de la Société du 10 décembre.
(…)
Le but immédiat de la révolution de Février fut de renverser la dynastie d’Orléans et cette partie de la bourgeoisie qui dominait sous son règne. Ce but n’a été atteint que le 2 décembre 1851. Les immenses possessions de la maison d’Orléans, base réelle de son influence, furent alors confisquée et ce que l’on avait attendu après la révolution de Février se produisit après décembre (…)
Autrement dit, le coup d’État de 1851 n’est ni un coup de tonnerre dans un ciel serein, ni un maléfice de Circé, comme le dit Marx, ni une aberration historique, un cul-de-sac dans lequel les contingences du moment auraient fait dévier l’histoire de France. Bonaparte accomplit bien la révolution de Février, mais, comme souvent, l’histoire avance par le mauvais côté. La révolution s’accomplit comme sa négation. Elle débouche sur la constitution d’un monstre, une « république cosaque », c’est-à-dire un régime de tyrannie militaire venu sous les auspices du suffrage universel.
La France d’aujourd’hui [celle de Napoléon III] était tout entière contenue dans la république parlementaire. Il me manquait plus qu’un coup de baïonnette pour crever la bulle et faire apparaître le monstre aux yeux de tous.
Les formes de l’État doivent apparaître se développer et disparaître selon une dialectique historique qui n’est pas sans rappeler la philosophie hégélienne de l’histoire (voir chapitre III de cette partie) :
-            la monarchie de juillet était la forme de domination d’une partie seulement de la bourgeoisie ;
-            la révolution de Février aboutit à la domination « la plus large et la plus universelle » de la bourgeoisie sous la forme de la république parlementaire ;
-            le coup de main de Louis Bonaparte en renversant la république, en faisant triompher « la violence sans phrase sur la violence des phrases » laisse le pouvoir exécutif à nu et prépare son renversement.
Négation et négation de la négation : telle est la forme que prend finalement le résumé de l’histoire de 1848 à 1851. Il y a dans tout cet exposé qui occupe la première partie du chapitre VII une dimension téléologique tout à fait étonnante. Marx écrit, par exemple :
Ainsi, la révolution dut d’abord créer elle-même la forme où la classe bourgeoise pouvait parvenir à son expression ultime, la plus large et la plus universelle, de manière à pouvoir aussi être renversée sans jamais ressusciter.
La révolution, la « taupe », « notre vieille amie », apparaît ici comme le mouvement même qui travaille l’histoire souterrainement et transforme ses ennemis en ses agents, en employant ces « ruses de la raison » dont Hegel avait déjà usé. En voulant redonner aux événements une logique d’ensemble, Marx semble revenir à une conception finaliste de l’histoire pourtant répudiée dans les écrits de 1844-1845 (voir chapitre II et III de cette partie). Non seulement l’histoire se fait « de manière à », c’est-à-dire en vue d’un but, mais en plus elle prononce des « verdicts » : Bonaparte exécute le verdict de la révolution de Février. Et à travers le régime de Bonaparte, c’est encore la révolution qui fait son œuvre :
Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour mieux pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme l’unique objectif afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction.
Si un personnage aussi douteux que Louis Bonaparte joue un rôle historique aussi important, c’est parce que l’histoire invente les grands hommes dont elle a besoin, mais c’est à ce mouvement de l’histoire, à ce sens profond qu’il faut revenir. Ici, nous pouvons saisir toute l’ambivalence de la pensée de Marx.  D’un côté, il doit expliquer le plus scientifiquement possible les processus historiques, c’est-à-dire en ramenant à des structures profondes l’écume des batailles politiques : les hommes qui s’affrontent sont les représentants des classes en lutte. Mais d’un autre côté, il ne s’agit pas seulement « d’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit de le transformer. » Et, par conséquent, l’analyse historique doit trouver sa conclusion dans une perspective d’avenir qui laisse sa place à l’activité révolutionnaire, à la « praxis », comme l’ont souvent désignée les commentateurs et disciples de Marx. Or l’action se fait toujours en vue d’un but. Identifier ce but au but de l’histoire elle-même, il n’y a pas de meilleur moyen pour justifier l’action, la rendre rationnelle : à terme se réconcilient donc la volonté subjective et les lois objectives de l’histoire humaine, la liberté et la nécessité.[27]
Le pouvoir exécutif et la bureaucratie
Marx, qui refuse l’idolâtrie des formes juridiques, tente de donner un contenu à la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, en usant directement de concepts kantiens.
Le pouvoir exécutif par opposition au pouvoir législatif exprime l’hétéronomie de la nation par opposition à son autonomie.
Dans le pouvoir législatif, la nation se donne à elle-même sa propre loi, puisque le parlement est censé exprimer la volonté générale. Or, dans le vocabulaire kantien, l’autonomie n’est rien d’autre que cette capacité qu’a l’être raisonnable de se donner sa propre loi, c’est-à-dire à être véritablement libre, si, comme le disait Rousseau, être libre ce n’obéir qu’à soi-même. Inversement, en obéissant à un pouvoir particulier, distinct de la nation elle-même, celle-ci est hétéronome, comme le sujet qui subit ses mouvements passionnels ou, par simple paresse, préfère suivre les prescriptions d’un maître à penser, d’un médecin ou d’un officier[28]. La Constitution de la IIe République, avec sa séparation des pouvoirs rigide pose le conflit entre autonomie et hétéronomie. Que l’autonomie de la nation dans le régime parlementaire dominé par le parti de l’ordre ne soit qu’une autonomie fictive, voire une mystification, cela ne change rien à l’affaire. Marx prend au sérieux, encore une fois, les formes sous lesquelles se manifestent les conflits et les idées que les acteurs se font d’eux-mêmes et de leurs propres actions. Si le conflit se dénoue en faveur de l’exécutif, c’est que l’autonomie n’était qu’une autonomie impuissante.[29] Autonomie impuissante parce que les parlementaires n’ont que l’apparence de représentants de la volonté générale, puisque, en réalité, ils expriment des intérêts de classe particuliers qui s’opposent à d’autres intérêts de classe, si bien que toutes les classes sont « également impuissantes et également muettes ».
Reste donc l’hétéronomie et la toute-puissance de l’exécutif qu’incarne le régime de Bonaparte. Or l’exécutif, c’est d’abord la puissance de l’appareil d’État, l’administration, la police et l’armée, un « effroyable corps de parasite qui enserre, tel un filet, le corps de la société française ». Or cet appareil d’État n’est pas une création de la révolution bourgeoise, ni du pouvoir de la bourgeoisie, mais l’héritage, repris et perfectionné de la monarchie absolue, une observation que, de son côté et indépendamment de Marx, Alexis de Tocqueville fera, lui aussi, dans L’ancien régime et la révolution (1856).
Cet appareil d’État donc « naquit au temps de la monarchie absolue, au déclin du régime féodal dont il contribua à précipiter la chute ». À la dispersion et au chaos des pouvoirs du monde féodal, la monarchie absolue a substitué « une autorité souveraine dont le travail est divisé et centralisé comme dans les fabriques ». Au-delà de la pertinence de la description historique, qui ne fait pas de doute, nous voilà à nouveaux confrontés à une difficulté particulière dans la compréhension du « matérialisme historique ». Avant la révolution française, la bourgeoisie n’était pas la classe dominante, et même si elle occupait des positions fortes depuis déjà quelques siècles, ces positions restaient fragiles notamment parce que le droit de la propriété privée restait incertain face à la toute-puissance royale et face à l’influence de la caste aristocratique. Et cependant, la monarchie absolue qui était pourtant officiellement la garante de l’ordre ancien et notamment de la division de la société en trois ordres (la noblesse, le clergé et le tiers-état) a joué en partie le rôle d’instrument de la montée en puissance de la classe bourgeoise. Donc l’État monarchique absolu a abattu la classe qu’il était censé défendre (la noblesse) et a donné des armes à la classe qui allait le renverser. Il faut donc encore une fois abandonner l’idée appartenant à la « vulgate marxiste » selon laquelle l’État n’est qu’une « superstructure » correspondant à l’infrastructure socio-économique. Ce n’est pas la bourgeoisie qui a fait l’État centralisé, c’est au contraire l’État absolutiste qui s’est construit et affirmé en s’appuyant sur le développement de la bourgeoisie contre ses principaux concurrents, les « Grands » du royaume que la monarchie a mis au pas les uns après les autres, de la lutte de Louis XI contre Charles le Téméraire, à Louis XIV tirant les leçons de la Fronde, en passant par François Ier et Henri IV (deux grands organisateurs de l’appareil d’État) ou Richelieu.
L’appareil d’État n’est donc un pas un reflet passif de la lutte des classes, ni un simple outil de la classe dominante, qu’on pourrait définir par sa fonction. Il est une institution sociale qui dispose d’une certaine autonomie dans le jeu des classes en lutte. Bien plus, les classes en lutte sont amenées à considérer l’appareil d’État comme un enjeu central et par là même elles ne cessent de le perfectionner.
Parler de l’appareil d’État, sans plus de précision, c’est rester dans l’abstraction.  L’appareil d’État est composé d’individu qui forment une couche sociale particulière, sinon une classe, que Marx désigne sous le nom de bureaucratie.
Marx n’est pas le premier à s’intéresser à la bureaucratie. C’est à Hegel qu’on doit la première tentative systématique de penser l’État non pas simplement comme forme de gouvernement, mais comme appareil aux organes différenciés et parmi ces organes, Hegel attache une importance spéciale à la bureaucratie. Pour Hegel, l’apparition et le développement de la bureaucratie témoignent de la rationalité de l’État moderne, à la fois parce que les fonctions de l’État ne sont plus exécutées selon les caprices des ministres et autres agents du pouvoir gouvernemental, mais selon des procédures précises (la rationalité de la fabrique, dirait Marx), mais aussi parce que la bureaucratie, disposant d’une certaine autonomie par rapport au gouvernement, est une médiation entre le pouvoir politique et la société tout entière.
Dès 1843, dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel[30], Marx s’en était pris à la conception hégélienne de la bureaucratie, c’est-à-dire à l’autonomisation d’un pouvoir extérieur à la société elle-même. Il reprend donc ici implicitement cette critique en qualifiant la bureaucratie d’État de corps parasitaire.
Cette critique de l’autonomisation du pouvoir exécutif et de l’appareil d’État, du poids grandissant de la bureaucratie, Marx en fera un des fils directeurs de sa pensée politique. Dans ses articles consacrés à la Commune de Paris de 1871, il défendra le mot d’ordre d’un « gouvernement à bon marché ». Il demande la suppression de la bureaucratie et l’exécution des fonctions publiques par des citoyens élus et révocables qui ne devraient pas gagner plus que le salaire ouvrier moyen. Contre l’État centralisé, il défendra l’idée d’un « autogouvernement » local et c’est d’ailleurs parce que l’appareil d’État aux USA lui semble bien moins important qu’en France ou en Allemagne et le « self government » bien plus développé qu’il estimera possible dans ce pays le passage pacifique vers une société communiste…
Que les thèses programmatiques de Marx aient été irréalistes ou non, utopiques ou non, là n’est pas notre propos. Contentons-nous de souligner combien ce qui se dit là, dans ces quelques pages du 18 brumaire, est décisif pour la compréhension d’ensemble de la pensée de Marx.
L’essence du « bonapartisme »
Jusqu’à présent, nous avons réservé le terme « bonapartisme » au mouvement des partisans de Louis Bonaparte. Il est temps de généraliser. Bien que Marx ne le fasse pas lui-même, nous pouvons appeler « bonapartisme » un type d’organisation du pouvoir politique et de relation entre les classes sociales et l’État dont le coup d’État du 2 décembre 1851 fournit en quelque sorte le modèle. L’analyse que Marx conduit dans le 18 brumaire permet d’en dégager les traits essentiels.
Tout d’abord, pour qu’une telle forme étatique apparaisse, il est nécessaire que les diverses classes sociales soient dans un équilibre instable. Aucune ne peut durablement asseoir son pouvoir. La classe dominante vit toujours sous la menace des revendications de la ou des classes dominées. Marx rappelle cette extrême instabilité de la domination bourgeoise sous la direction du « parti de l’ordre » :
Toute revendication visant à la plus simple réforme financière bourgeoise, au plus ordinaire libéralisme, au plus formel républicanisme, à la plus triviale démocratie, est à la fois punie comme « attentat contre la société » et stigmatisée comme « socialisme ». (chapitre I)
S’il en est ainsi, c’est parce que la classe dominante vit dans la terreur de Février, c’est-à-dire dans la possibilité qu’une simple revendication démocratique devienne le point d’où ressurgira le spectre de la « république sociale ».
Dans une telle situation, le pouvoir exécutif tend à s’élever au-dessus de la société au nom de « l’ordre ». Il s’élève au-dessus de la société, c’est-à-dire qu’il devient indépendant de toutes les classes, de la « société civile » qu’il doit « sauver », y compris contre elle-même. Sa base est donc réduite à l’appareil bureaucratique de l’État, aux affidés (la Société du 10 décembre) et à la force armée, police et armée, cette armée que Bonaparte a gagnée, selon Marx, avec du champagne pour les officiers, du saucisson à l’ail et de l’eau-de-vie pour la troupe.
Comme « l’ordre civique » finalement est toujours l’ordre existant au bénéfice de la classe dominante, Bonaparte n’est au-dessus de la société qu’en apparence et si la bourgeoisie s’est résignée à lui (entre Bonaparte et « l’anarchie », le choix était vite fait !) c’est aussi parce qu’il était le moindre mal – même si certains des représentants politiques du « parti de l’ordre » ont dû faire les frais des fusillades d’une « soldatesque ivre ». Cependant, Bonaparte doit maintenir la fiction qu’il représente la société tout entière et non l’une de ses factions, l’un de ses partis. C’est pourquoi il doit se présenter comme le représentant des classes moyennes et comme le bienfaiteur universel. Ce qui le conduira immanquablement à mécontenter tout le monde.
Si nous employons le terme générique de « bonapartisme », nous avons pour cela de bonnes raisons : la description esquissée ci-dessus convient à de très nombreux régimes politiques, nés en période de crise, et notamment de crise de la démocratie parlementaire, au cours des deux derniers siècles. Certains auteurs comme Domenico Losurdo[31] soutiennent même que la tendance au bonapartisme est inhérente aux sociétés capitalistes libérales, la démocratie n’étant que l’exception, toujours imposée par d’intenses luttes sociales. Que cette thèse soit parfaitement valide ou non, il est cependant clair que les problèmes posés par Marx n’ont cessé d’être posés aux régimes démocratiques et républicains. La crainte du « césarisme » ou du retour du « bonapartisme » n’a cessé de hanter la IIIe République, par exemple à l’occasion de la crise boulangiste[32], pour en signer l’acte de décès avec cette espèce de « bonapartisme sénile » que fut le régime de Pétain. Dans de nombreux pays, en Amérique Latine, par exemple, le rôle du chef, appuyé sur la force armée, comme sauveur de la nation et défenseur des pauvres, a pu apparaître comme un substitut attrayant à une démocratie instable – ainsi dans le cas du péronisme en Argentine.
Au-delà de la question du « bonapartisme » proprement dit et des tendances à l’œuvre dans les sociétés démocratiques, la question de la bureaucratie et de l’autonomisation de l’appareil d’État apparaît bien comme une question récurrente : Max Weber voit dans le développement de la bureaucratie un corollaire de l’État moderne rationalisé, mais c’est pour lui une véritable « cage d’acier » qui se met en place. Le fascisme et le nazisme d’un côté, le développement du système bureaucratique stalinien en URSS puis dans les pays satellites, de l’autre, ont montré à quel point pouvait aller cette autonomisation de l’exécutif sur la base d’une croissance continue de la bureaucratie d’État. De la fin des années 30 jusqu’aux années 70-80 du siècle dernier, cette question n’a pas quitté le débat entre historiens, chercheurs en sciences politiques et philosophes.
On le voit donc, au-delà de formules qui rappellent la philosophie de l’histoire de l’époque précédente, Le 18 Brumaire, à travers l’analyse concrète d’une période historique courte et très déterminée pose pour la première fois des questions qui ne prendront toute leur ampleur que dans les décennies qui suivront.

Conclusion
Histoire et théorie de l’histoire
Au-delà de ses mobiles immédiats, mobiles politiques surtout, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exercice de mise en œuvre d’une théorie de l’histoire proposée quelques années auparavant. Les considérations générales sur la science historique que Marx avait pu faire dans les années 1844-1845 peuvent ici être mises en œuvre. Une mise en œuvre périlleuse puisque ce travail est aussi un travail d’histoire on ne peut plus contemporaine et que Marx se hasarde à des prédictions.
Il y a dans cette œuvre une dimension polémique servie par une virtuosité rhétorique indiscutable[33], mais cela ne doit pas masquer l’essentiel : c’est un ouvrage d’histoire qui propose une méthode explicative et esquisse quelques analyses originales tant dans le domaine sociologique (l’analyse de la paysannerie) que dans celui de la théorie politique (la prééminence de l’exécutif et la bureaucratie).
Marx articule l’évènement, conditionné par la conjoncture historique et l’état d’esprit des forces en présence, avec les tendances longues qui découlent de la structure profonde de la société. Sans développements théoriques abstraits et peu utiles, il montre comment les individus font leur propre histoire mais comment cette action est conditionnée par les conditions matérielles et culturelles existantes. Ce ne sont pas les grands hommes ni les idées qui font l’histoire, mais l’histoire ne se fait pas toute seule, en quelque sorte dans le dos des individus. Ce sont les multitudes qui font l’histoire : ainsi ces millions de paysans, la majorité de la nation, qui donnent leurs voix à Bonaparte, non pas aveuglément mais parce qu’ils croient que Bonaparte les sortira de la misère et les débarrassera des créanciers et de l’aristocratie foncière qui domine l’Assemblée à Paris. Encore faut-il préciser : la multitude n’est pas une masse indifférenciée, mais des individus qui pensent et agissent en relation avec les autres, mais d’abord à partir d’eux-mêmes. L’historien doit alors non seulement retracer les faits mais surtout en comprendre la logique en analysant la manière dont les individus qui composent les multitudes forment leurs propres idées.
S’il y a une seule chose à retenir du 18 brumaire, c’est certainement celle-là.  Nous sommes bien loin de ce matérialisme vulgaire qui a été si souvent présenté comme le « marxisme ». Mais c’est le Marx qui a tant influencé directement ou directement un si grand nombre de grands historiens contemporains.


Bibliographie
Œuvres de Marx
Œuvres en 4 volumes, Gallimard, collection « la Pléiade » sous la direction de Maximilien Rubel. De cette édition sont extraits deux recueils publiés dans la collection de poche « Folio » chez le même éditeur : La lutte des classes en France (qui contient Le 18 Brumaire) et Philosophie (qui contient les principaux textes sur l’histoire comme L’idéologie allemande et des extraits du Capital).
Le Capital livre I. La traduction la plus connue, celle de Joseph Roy est republiée chez Flammarion, collection « Champs » avec une préface de Louis Althusser. Une très bonne traduction moderne, plus proche du texte allemand, est publiée aux PUF, collection « Quadrige ».
L’essentiel des œuvres de Marx est disponible sur internet en consultant le site « Archives internet des marxistes » : http://www.marxists.org/francais/index.htm
Introductions et commentaires
Denis COLLIN : Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus »
Isabelle GARO : Marx, une critique de la philosophie, Seuil, 2000, collection « Points essais »
Raymond ARON : Le marxisme de Marx, éditions de Fallois, Livre de Poche, 2002
Jacques TEXIER : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontations »
Georges LABICA & Gérard BENSUSSAN (dir.) : Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982, réédition collection « Quadrige », 1999.






[1]          Nous ne traiterons pas ici du marxisme qu’il faudrait, selon nous, séparer sans ambiguïté de la pensée de Marx proprement dite. Voir notre Comprendre Marx, Armand Colin, collection « Cursus », 2006.
[2]          Lettre à Ruge, 5 mars 1842
[3]          On abrège généralement le titre en Manifeste Communiste, mais il s’agissait bien pour Marx et Engels de définir la plate-forme d’un « parti ».
[4]          Il s’agit d’un pamphlet contre le ministre tory Palmeston qui sera un grand succès de librairie.
[5]          Louis-Philippe est le fils de Philippe d’Orléans, dit « Philippe-Égalité », arrière-petit-fils du Régent, et « prince du sang » qui avait pris fait et cause pour la révolution et même voté la mort du roi. Louis-Philippe jeune avait fréquenté le club des Jacobins et participé à la bataille de Valmy. Mais il avait suivi Dumouriez quand celui-ci s’était retourné contre la Convention et avait finalement rejoint les ennemis de la République.
[6]          Voir sur ce point la première des Onze thèses sur Feuerbach.
[7]          Voir la 1ère thèse.
[8]          3ème thèse sur Feuerbach.
[9]          Idéologie Allemande, in Œuvres, III, p. 1139
[10]         Marx reprend une traduction classique du « zoon politikon » d’Aristote qu’il vaudrait mieux traduire par « animal politique », c’est-à-dire animal fait pour vivre dans une « polis », dans une cité organisée par des lois. L’aristotélisme de Marx, longtemps ignoré a fait l’objet de plusieurs études dans les dernières décennies. Voir Michel Vadée, Marx, penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992 et Denis Collin, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
[11]         Capital, livre I, section III, chap. 7
[12]         Idéologie Allemande, in Œuvres, III, p. 1056
[13]         La Sainte Famille, in Œuvres III, p. 526
[14]         Voir Spinoza, Éthique, IIe partie, proposition XL, scholie
[15]         Voir V. Hugo, Napoléon le petit, livre I, chap. III
[16]         Il faut lire ici les belles pages que Michelet consacre à l’épisode de la Terreur dans son Histoire de la Révolution française.
[17]         La camera oscura ou chambre noire est un instrument d’optique dont le principe est repris dans l’appareil photographique.
[18]         Sainte Famille, chap. VI, III
[19]         Critique de l’économie politique, avant-propos, édition de la Pléiade, tome 1, p.273
[20]         Capital, I, édition de la Pléiade, tome 1, p. 1239
[21]         La « mondialisation » ou la « globalisation », voilà l’horizon dans lequel pense Marx. Ceux qui disent que le marxisme est obsolète à cause de la mondialisation ne font donc que montrer leur ignorance de ce qu’ils veulent critiquer – mais l’ignorance n’est jamais un argument...
[22]         Comme souvent, Marx anticipe un peu trop. La colonne Vendôme fut abattue par les Communards au printemps 1871 soit près de deux décennies après que le manteau impérial fût tombé sur celui qui se fera empereur sous le nom de Napoléon III…
[23]         Voir Adresse du Comité central de la Ligue des Communistes, mars 1850.
[24]         L’immense œuvre qu’est Le Capital n’est en vérité consacrée qu’à cela !
[25]         La résistance des paysans cévenols, protestants, aux dragonnades de Louis XIV est restée légendaire. Une longue tradition qui s’est perpétuée jusque pendant la seconde guerre mondiale. La Vendée symbolise la contre-révolution paysanne dirigée par la noblesse. Cette vision courante chez les républicains du XIXe siècle est partagée par Marx, mais l’histoire a donné de l’insurrection vendéenne une image beaucoup plus complexe.
[26]         Les luttes de classes en France, La défaite de juin 1848
[27]         Nous avons eu l’occasion de montrer ailleurs en quoi Marx est souvent plus kantien qu’on ne l’a dit. La révolution pourrait ici fonctionner comme un « idéal régulateur » qui permet d’ordonner l’acitvité pratique. Sur Kant et l’idéal régulateur, voir première partie.
[28]         Voir Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?
[29]         Marx est en général un critique sans concession de la séparation des pouvoirs. Il y reviendra dans les articles de La Guerre civile en France (1871), où il loue la Commune de Paris d’avoir été une assemblée législatrice et exécutive à la fois.
[30]         Ce texte inachevé est resté à l’état de manuscrit.
[31]         Voir Démocratie ou bonapartisme, traduit de l’italien, « Le Temps des Cerises, 2005
[32]         Mais le général Boulanger, qui se donna la mort sur la tombe de sa maîtresse en 1891, n’avait visiblement rien de bien dangereux pour la république.
[33]         Si on compare l’ouvrage de Marx au Napoléon le petit de Victor Hugo, on trouve alors que Marx est finalement très sobre et moins violent dans ses jugements sur Louis Bonaparte que notre grand poète…

Communisme et communautarisme.

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