jeudi 1 novembre 2012

La crise de l’humanité




[Abstract : The current crisis is not simply an economic crisis. It is a global crisis that affects all aspects of human life on a worldwide scale. The system based on the unlimited accumulation of capital can no longer be perpetuated without threaten civilization itself. In this sense, it is a crisis of mankind, much more than an economic crisis. The resumption of marxians key concepts allows us to understand its seriousness and depth.] 
Depuis le début de la crise des « subprimes », en 2007, la fragilité du système financier mondial est patente. Mais on aurait tort de n’y voir qu’un avatar de la bonne vieille crise économique pour laquelle nous disposons d’une pléthore d’analyses. Précisément, il ne s’agit pas d’économie, ou pas seulement. Pour en comprendre les ressorts et la profondeur, il faut passer par la critique de l’économie politique, c’est-à-dire par Marx. De là, on pourra saisir qu’il ne s’agit que d’une manifestation d’une crise globale des rapports de production fondés sur la marchandise et l’accumulation du capital, une crise qui englobe tous les aspects de la vie et pose la question même de la survie de l’humanité dans le siècle qui vient.

La fièvre spéculative

De nombreux auteurs analysent la crise actuelle du mode de production capitaliste comme la crise de la financiarisation de l’économie qui a suivi la phase des trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, une phase qui prend fin, officiellement, par la déclaration Nixon du 15 août 1971, annonçant la fin du système monétaire international de Bretton Wood avec la non convertibilité du dollar en or. C’est évidemment une question importante dans la compréhension de la réalité actuelle mais à condition d’en comprendre la portée plus globale.
Les crises financières font partie de la marche normale du mode de production capitaliste depuis qu’il existe. On en trouve par exemple une description saisissante dans le roman d’Émile Zola, L’argent. Mais jusqu’à présent la fièvre spéculative apparaissait comme un état maladif du mode de production capitaliste que la crise venait purger. La spéculation financière aujourd’hui n’est plus ni passagère ni limitée à la couche supérieure du capitalisme, elle tend à devenir son mode de fonctionnement normal ; toute la production lui est soumise et n’existe plus que comme une variante des placements financiers possibles. Comme, progressivement, toutes les frontières prudentielles ont sauté, tout le monde peut spéculer. Les banques de dépôt sollicitent leurs clients, même les plus modestes pour qu’ils se lancent dans le grand jeu de la spéculation. Les hypermarchés vendent de l’assurance et des placements financiers. La libéralisation et la mondialisation qui se sont développées simultanément, se renforçant l’une l’autre, de la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui, ont été les moyens de cette expansion et de cette domination de la sphère financière sur l’ensemble de l’économie.
En août 1971, Richard Nixon ouvrait une nouvelle période en déclarant le dollar inconvertible en or. Jusque là, la monnaie américaine fonctionnait comme monnaie internationale parce qu’elle était censée être « as good as gold » : une once d’or était représentée par 35 dollars. A partir de la déclaration Nixon, le dollar n’est plus qu’une « monnaie de papier » à cours forcé. La crise du SMI va ouvrir la voie à la spéculation financière avec la mise en place à la fin des années 70 du régime des changes flottants, avec la démonétisation de l’or et le développement des opérations sur les eurodollars, dollars détenus par les banques européennes, principalement anglaises ou soviétiques.
Ces événements vont conduire les États à changer leur politique économique et à abandonner les principes de régulation qui marquaient la période antérieure. Paul Volcker, le directeur de la Fed américaine va impulser le tournant monétariste qui trouvera son expression politique dans les « Reaganomics » et dans la politique de Mrs Thatcher. Ce qui dominera ces politiques, mises en œuvre par les États les plus puissants ­qui ont donc montré, de ce point de vue, l’efficacité du politique sur l’économique ­ c’est la déréglementation financière : notamment, sont progressivement supprimés tous les cloisonnements existant entre les divers types d’établissements bancaires et financiers, cloisonnements qui avaient été mis en place après la crise de 1929 pour prévenir un nouveau krach.
Ensuite, du fait même de l’instabilité que crée le système des changes flottants et la déréglementation en cours, vont se multiplier les produits dérivés, notamment tous les produits qui permettent de se garantir contre les risques à terme. Enfin, et conformément aux dogmes monétaristes, la seule régulation subsistante, sera la régulation par la masse monétaire et par la politique des taux d’intérêt élevés. Ainsi, alors que la période précédente était marquée par des taux faibles et parfois même négatifs (compte tenu de l’inflation), la nouvelle période sera une période de taux réels élevés, atteignant 6% sur certaines périodes, ce qui, pratiquement, ne s’était jamais vu dans toute l’histoire du capitalisme. Le capital porteur d’intérêt saigne à blanc l’économie « réelle » tout entière.
Cette nouvelle phase du mode de production capitaliste semble avoir tétanisé l’opinion et les experts de la gauche traditionnelle ; grâce à la théorie keynésienne, ils s’étaient trouvé un corpus théorique alternatif au corpus marxiste. En déréglant les conditions de fonctionnement du mode de production capitaliste, la phase monétariste/dérégulatrice qui s’ouvre à la fin des années 70 sape à la base l’édifice de la politique social-démocrate. L’idée que les intérêts des travailleurs et les intérêts des capitalistes puissent être réconciliés à long terme, dans un mode d’accumulation fondé sur le partage des gains de productivité, est désormais privée de toute base sérieuse.
La constitution d’un marché financier unifié à l’échelle du monde n’est pas mystérieuse. Elle correspond au développement du « capital fictif » dont les titres d’emprunt d’État constituent la forme la plus achevée. Le capital financier peut se diviser en deux catégories qu’on confond habituellement et qui, néanmoins, sont, quant à leur nature, radicalement différentes :
1. les emprunts à moyen et long terme qui financent des investissements productifs et dont l’intérêt qu’ils rapportent n’est au fond qu’un prélèvement sur la plus-value produite dans le procès de production.
2. le capital « fictif » qui est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenus anticipés sans contrepartie directe en capital productif.
Suivons un moment le raisonnement de Marx. « La forme du capital productif d’intérêt fait que tout revenu monétaire déterminé et régulier semble être l’intérêt d’un capital, qu’il provienne ou non d’un capital. »[1] Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins, opération propre au processus de production des représentations idéologiques. « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. »[2]
L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. »[3] Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. »[4] Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. » C’est précisément ce qui produit avec la crise de la dette de la Grèce, de l’Espagne ou du Portugal. Et c’est ce qu’enregistrent les agences de notation en dégradant la note de ces dettes souveraines.
Mais la dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions. Il faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » qui tous, sous une forme ou sous une autre, visent à « titriser » le crédit et à faire circuler les titres de créance comme du capital. Dans cette catégorie, on doit évidemment faire entrer les « produits à haut risque », tels les junk bonds, obligations d’un rapport élevé dans la mesure où elles sont assises sur des créances douteuses. Les « subprimes » à l’évidence faisaient partie de ces crédits « pourris ». Plus généralement la « prospérité » immobilière de l’Espagne et du Portugal reposait sur les mêmes bases, jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que les maisons ne trouveront plus d’acheteurs ou que les acheteurs se trouvent dans l’impossibilité de rembourser les crédits.
Alors que l’allusion faite par Marx à la monnaie de crédit comme capital fictif concernait uniquement la monnaie fiduciaire non couverte par les réserves d’or, aujourd’hui nous opérons exclusivement avec de la monnaie sous cette forme. Et par conséquent, c’est la monnaie elle-même qui doit être considérée en tant que « forme du capital fictif ». Des milliers de milliards de dollars, comptabilisés comme de la richesse réelle, se déplacent d’une place financière à l’autre sans trouver d’emploi à un niveau de rentabilité suffisant.  
C’est la dynamique même du mode de production capitaliste, telle que Marx l’a analysée, qui tend à cette « financiarisation » de l’économie. Il ne s’agit donc pas d’un accident ou d’une mauvaise politique des managers capitalistes, mais d’une tendance lourde, immanente à ce rapport social qu’est le capital. Le parasitisme croissant de cette « économie politique du rentier » (pour reprendre l’expression de Boukharine[5]) ainsi que l’effacement progressif de la distinction entre les affaires saines et les affaires frauduleuses sont les conséquences inéluctables de ces processus qui affectent les fondements mêmes de l’économie. Que les mafias aient joué un rôle central dans l’introduction du capitalisme en Europe de l’Est et en URSS, ce n’est pas simplement un trait contingent, un résultat de l’histoire spécifique de certains pays (la mafia est loin d’être spécialité sicilienne !), mais une des dimensions essentielles du capitalisme dans son ensemble. Il suffit, pour s’en convaincre, de connaître les revenus fabuleux du commerce de la drogue, et plus généralement de toutes les affaires illicites, lesquels revenus sont ensuite recyclés dans l’économie « saine ». Le développement de la sphère financière tend à devenir incontrôlé.
Le marché financier concerne les opérations de financement de l’activité des entreprises (emprunts auprès des banques, émission d’obligations, etc.). Le marché des changes concentre la spéculation sur les monnaies. Enfin le marché des produits dérivés qui progressivement submergé toute la sphère financière est ce marché des options dont parle Galbraith à propos des terrains en Floride[6]. On voit que les transactions qui concernent « l’économie réelle » ne représentent qu’une faible part des marchés financiers (guère plus de 2%) : lever des fonds pour construire une nouvelle usine, payer des brevets ou acheter de nouvelles machines, visiblement ce n’est plus ce qui occupe le capitalisme du troisième millénaire. Ce qui est encore plus frappant, c’est l’extraordinaire croissance des marchés dérivés. Or ces marchés correspondent essentiellement à des opérations de « couverture » : une entreprise qui prévoit d’acheter une certaine quantité de matière première dans trois mois peut se prémunir contre une hausse des prix en posant une option auprès d’un intermédiaire qui s’engage à lui fournir la quantité de marchandise demandée au prix demandé. Si à la date J+3 mois, le prix des matières premières a baissé, l’intermédiaire empoche le bénéfice ; si le prix est celui prévu il se contentera d’une commission et si les matières premières ont monté il en sera de sa poche. C’est en fait un marché de l’assurance des opérations d’achat et vente sur les marchés réels ou sur les marchés des transactions financières. Il est pour le moins curieux de voir que c’est au moment même où les idéologiques vantent le risque au nom de la fluidité des marchés que se développe de manière totalement incontrôlée ce marché de l’assurance sur les aléas du capitalisme.
Ces montants ne correspondent évidemment pas à des richesses réelles. Si je passe la journée à échanger des billets de 10 euros contre leur équivalent en dollars avec mon ami, à la fin de la journée nous aurons éventuellement un montant cumulé de transactions tout à fait fabuleux mais il ne se sera rien passé sinon éventuellement des pertes et des gains d’un côté ou de l’autre. Mais cette richesse fictive a des effets bien réels, même s’ils ne sont que limités dans le temps et elle donne un pouvoir d’agir et de disposer du surplus social. Car ces marchés dérivés ne créent bien sûr aucune richesse nouvelle – leurs défenseurs les plus charitables peuvent éventuellement concéder qu’ils facilitent la prise de risque et donc la création de richesses – et ne vivent que des ponctions qu’ils opèrent sur la plus-value globale.
Cette financiarisation générale du capital n’est pas seulement une source d’injustice croissante, poussant les inégalités sociales et les inégalités entre les diverses nations à un point qui n’avait encore sans doute jamais été atteint au cours de l’histoire. La frénésie qui règne sur les marchés, l’impossibilité où se trouvent les décideurs de calculer sur un terme un tant soit peu long semblent compromettre toute tentative visant à favoriser la stabilité macro-économique minimale exigée par l’accumulation.
Il faut, cependant, ne pas se laisser prendre aux descriptions qui mettent l’accent sur la spéculation et qui font de l’économie actuelle une économie purement parasitaire. Le parasitisme ne peut se développer qu’à la condition qu’il y ait un corps vivant à parasiter. La spéculation n’est possible que si le corps vivant de l’économie réelle le permet. Michel Husson fait remarquer que « les discours sur l’économie-casino fournissent des descriptions utiles et des critiques opérationnelles, mais qui ne vont pas suffisamment à la racine des choses. La limite principale de bien des approches, même celles qui se veulent critiques, est de ne pas rompre avec un certain fétichisme de la finance. »[7]
Ce discours, en effet, conduit à prendre les signes de la richesse pour la richesse réelle, les grandeurs virtuelles, de confondre, par exemple, la somme des transactions, généralement électroniques, effectuées en une journée sur l’ensemble des places financières qui opèrent en continu, les places occidentales prenant le relais de Hongkong et Singapour, ­ et les grandeurs réelles, ­ les échanges d’automobiles, d’ordinateurs, de blé et de chaussures de sport. C’est précisément dans ce genre de fantasmagorie que tombent fréquemment les apologistes fanatiques des réseaux, de la mondialisation, et de la manipulation des symboles remplaçant la manipulation des choses, de la réalité virtuelle supplantant la réalité matérielle et autres sornettes de la même farine.
La financiarisation de l’économie ne constitue pas une augmentation de la richesse réelle globale, mais un gigantesque transfert de richesses des salariés ­ soit directement sous forme de baisse des salaires, soit indirectement par la mise au chômage d’une partie des salariés et l’aggravation de l’exploitation de ceux qui ont la chance d’avoir encore un travail,­ vers la classe capitaliste au sens large, incluant une partie des classes moyennes qui vit directement ou indirectement de cette financiarisation, par les rentes qu’elle procure qui peuvent assez vite être substantielle, ou par les métiers liés à cette explosion des marchés financiers, ou encore par le développement des activités parasitaires liées à la communication, la publicité, etc..
Les États, loin d’être les victimes d’une mondialisation financière qu’ils ne maîtriseraient pas, en sont au contraire des acteurs majeurs. Leur endettement, qui paraît catastrophique au contribuable, est au contraire une bénédiction pour le spéculateur. Car c’est la dette publique qui va être l’un des principaux leviers permettant ce transfert de revenu de la classe ouvrière vers la rente financière. En effet, la financiarisation du monde, c’est d’abord un essor spectaculaire des opérations sur les titres de la dette publique. Entre 1980 et 1993, on passe, aux États-Unis d’une moyenne journalière de 13,8 milliards de dollars à 119,6 milliards de dollars ; en France, pour la période 1986/1993, on passe de 200 millions de dollars à 13,7 milliards. La crise de la zone euro, avec la catastrophe grecque n’est que le couronnement de ce processus. Pour éviter l’effondrement de tout le système financier, les pays de la zone euro ont garanti les banques et pris à leur charge la faillite virtuelle de ces institutions financières. Ainsi pendant que les États remboursent la dette à des taux très élevés, la banque centrale européenne refinance les banques à 0% et parfois même à des taux négatifs, et les banques peuvent ensuite refinancer à taux fort (5 ou 6%) les États endettés.
Les taux d’intérêts élevés rendent particulièrement intéressants les placements financiers, singulièrement dans les emprunts d’État, bons du trésor, etc. et en même temps ils augmentent la dette publique, puisque, en raison de ces taux d’intérêts, le service de la dette occupe une part croissante dans les budgets publics. Du même coup, les besoins de financement des États augmentent ce qui tire les taux d’intérêt vers le haut. C’est ce mécanisme infernal que mettent en œuvre les fameux « critères de Maastricht » qui semblent avoir été taillés sur mesure pour les besoins de la spéculation. Le mécanisme européen de stabilisation complété par la règle d’or fixe à 3% du PIB le déficit maximum des comptes publics et vise à imposer le contrôle de la bureaucratie européiste sur les budgets de tous les États. Ce qui a pour premier effet de plonger les nations dans la dépression économique. Plus on oblige la Grèce à rembourser sa dette, sous les coups de fouets de la troïka (UE, FMI, Banque européenne) et plus la Grèce se trouve dans l’incapacité de rembourser sa dette. Ayant pratiquement divisé les salaires des fonctionnaires par deux et taillé dans les pensions, ayant jeté à la rue des centaines de milliers de travailleurs, dépecé le système de santé, la Grèce sera sans doute en faillite irrémédiable dans quelques mois
Pendant longtemps les économistes néolibéraux ont justifié la hausse des taux d’intérêt par le manque de capitaux disponibles et la nécessité de relancer l’épargne. La preuve indirecte que les taux d’intérêt élevés n’ont été que le moyen d’un transfert de revenu d’une classe vers une autre est donnée par le fait que, contrairement à ce que prédisait le dogme, le taux d’épargne n’a cessé de baisser alors que les taux montaient.
Des auteurs peu connus pour leur marxiste échevelé comme Joseph Stiglitz proclament la « fin du néolibéralisme. » Après les recettes keynésiennes de politiques contra-cycliques, les politiques dites néolibérales sont à leur tour épuisées. On commence – timidement – à reparler de régulation étatique. L’OMC ne fonctionne plus qu’en hoquetant. L’optimisme débridé a laissé la place à l’inquiétude. Mais ce nouveau changement de phase n’est pas l’annonce d’une mutation radicale. Ceux qui avaient jugé opportun d’échanger l’anticapitalisme pour l’antilibéralisme risquent fort de se retrouver dans une situation inconfortable si nous nous dirigeons vers un capitalisme autoritaire à forte intervention étatique en vue de mater par avance toute résistance populaire. À Berlin comme à New York, on se demande comment on pourrait se débarrasser de la démocratie.

La question de la valeur

Les théoriciens de la « Wertcritik » (critique de la valeur), comme Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moishe Postone, proposent une explication globale qui fait sur le noyau théorique de la pensée de Marx, la critique de la valeur. La question de la valeur occupe la première section du Capital, une section qu’Althusser et ses disciples jugèrent obscure et contaminée par les scories du hégélianisme. C’est pourtant là que se noue la critique marxienne de l’économie politique. Le mode de production capitaliste ne produit pas des richesses, c’est-à-dire des valeurs d’usage, il a pour moteur la production de la valeur dont le corollaire est la transformation du travail en travail abstrait. La contradiction fondamentale est la suivante : dans le mode de production capitaliste, la richesse s’identifie à la valeur et la grandeur de la valeur est « seulement fonction de la dépense de travail en tant que mesurée par une variable indépendante (le temps abstrait) »[8]. Or la dynamique de la production de la valeur pousse à l’augmentation de la productivité du travail (ce que Marx analyse comme plus-value – ou survaleur – relative). Mais au final, l’augmentation de la productivité, si elle procure un avantage temporaire à la fraction du capital qui en bénéficie, n’augmente pas la valeur. Si on produit deux fois plus de toile en une heure, la valeur du mètre de toile a tout simplement diminué de moitié ! Il suffit d’ailleurs, soit dit en passant, de partir de là pour comprendre le fond de l’actuelle crise de mode de production capitaliste, ce qui évitera de passer son temps à courir après des fantômes, la spéculation, les spéculateurs, les « subprimes », etc., tour à tour mis en cause comme responsables de la crise. L’augmentation de la productivité augmente la richesse mais pas la valeur. La dynamique même du capitalisme sape la base sur laquelle repose le capitalisme. Postone insiste : si évidemment l’antagonisme prolétaires/capitalistes joue un rôle central, ce n’est pas de cet antagonisme que peut sortir une perspective de renversement du mode de production capitaliste. La raison en est que : « le lutte de classes et le système structuré par l’échange marchand ne reposent pas sur des principes opposés ; ce type de lutte ne représente pas une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux. Elle est, au contraire, inhérent à une société constituée par la marchandise comme forme totalisante et totalisée. »[9]
Prolétaires et capitalistes n’existent que dans leur relation réciproque, au fond comme les deux pôles de cette forme générale qu’est le capital. Le capital ne peut être aboli que si est aboli ce qui le produit, à savoir le « travail abstrait », c’est-à-dire le travail salarié source de la valeur. Et de ce point de vue, les formes précises de la propriété sont plutôt indifférentes. Le marxisme traditionnel qui envisage la société socialiste comme une sociétés de travailleurs salariés par un employeur unique, l’État, reste donc à l’intérieur du cadre de soumission à la loi de la valeur et, donc au travail aliéné. De même, la contradiction n’est pas entre des forces productives dont la dynamique propre, fondée sur le travail et la coopération, entreraient en contradiction avec des rapports de production. Les rapports de production, selon la théorie de Marx, ne sont absolument pas extérieurs aux forces productives. L’idée que le socialisme libéreraient des forces productives bridées par la propriété privée des moyens de production n’a, elle non plus, aucun rapport direct avec la pensée de Marx (telle qu’elle s’expriment dans le Capital). « Selon la théorie critique élaborée par Marx, abolir l’aveugle processus accéléré de « croissance » économique et de transformation socio-économique sous le capitalisme, ainsi que la nature porteuse de crise de ce processus, exigerait l’abolition de la valeur. Dépasser ces formes aliénées impliquerait nécessairement d’établir une société fondée sur la richesse matérielle, une société où la productivité augmentée conduirait à une augmentation correspondante de la richesse sociale. »[10]
Ce que le développement du capital ouvre, c’est une possibilité, celle de son dépassement en renversant la valeur, c’est-à-dire la domination des hommes par leur propre travail social, et, à partir de là, une révolution radicale dans ce que l’on appelle « travail ». Il ne s’agit pas de la « croissance illimitée des forces productives » … ni de la « décroissance », mais d’une autre croissance, celle des possibilités pour les humains de se débarrasser aussi loin que possible, des formes harassantes, abrutissantes du travail, de ne plus être ligoté par une division du travail de plus en plus poussée et donc la possibilité d’une véritable libération – dont le capitalisme garde l’idée sous une forme parfaitement aliénée : « le rêve contenu dans la forme capital, c’est celui d’une illimitation absolue, d’une idée de la liberté comme libération complète à l’égard de la matière, de la nature. Ce « rêve du capital » est devenu le cauchemar pour cela et ceux que le capital s’évertue à libérer : la planète et ses habitants. L’humanité ne peut s’éveiller complètement de cet état de somnambulisme qu’en abolissant la valeur. Cette abolition entraînerait la nécessité qu’a la productivité d’augmenter sans cesse... »[11]

Le fond du problème

Le capital se présente donc comme de l’argent qui augmente sa valeur en circulant. Marx expose en détail le mécanisme d’exploitation qui rend possible ce miracle. Pour des raisons qu’on trouve exposée au long des milliers de page du Capital, il en découle que le mode de production capitaliste ne peut survivre que par l’accumulation du capital. Ce qui suppose que l’on bouleverse sans cesse le mode de production et que soient continuellement découverts de nouveaux champs d’accumulation. La chute des pays du « socialisme réel », le conversion de la Chine au capitalisme, l’émergence de nouveaux acteurs majeurs comme le Brésil ont donné un souffle réel au mode de production capitaliste pendant les deux dernières décennies. On a cru qu’internet était l’avenir du capitalisme, mais l’explosion de la « bulle internet » au début des années 2000 a sonné le glas de ces espoirs. Pour des raisons qu’il faudrait expliquer plus en détail, les nouvelles techniques de l’information et de la communication ne peuvent qu’accélérer encore la baisse de la rentabilité du capital et leur part dans la production totale de valeur ne peut que rester limitée. On peut vendre des automobiles par internet, mais le problème reste de produire des automobiles et de trouver des acheteurs. Internet ou pas, c’est sur les terres agricoles ou potentiellement agricoles que se concentre de plus en plus une partie importante des investissements. Enfin, sous la pression des écologistes ou du capitalisme vert, on a cru que l’environnement constituerait un marché miraculeux pour les prochaines décennies. Mais cela demande des investissements lourds que seuls les États pourraient assumer – or ils ne peuvent plus conduire à bien cette tâche – et pour mettre l’habitat des pays riches aux normes de qualité environnementale, il faudrait détruire des millions de logements, bref produire l’équivalent d’une bonne guerre avec bombardements aériens !
Fondamentalement la poursuite à long terme de l’accumulation du capital est une entreprise chimérique pour plusieurs raisons que je voudrais exposer ici.

La croissance durable impossible

Comme on l’a expliqué plus haut, la financiarisation et sa crise ne sont que le moyen employé par le mode de production capitaliste pour réaliser de la plus-value qui n’est pas ou pas encore produite dans la « salle des machines » du mode de production capitaliste. La reprise de la croissance suppose la reprise de la production réelle de valeur donc l’emploi de travail productif. Les néokeynésiens plus ou moins socialistes soutiennent que l’augmentation des salaires, la redistribution des richesses permettrait la création d’une large demande solvable qui relancerait la croissance. Mais cette redistribution des richesses supposerait qu’on taille dans le vif des profits. Or la crise du mode de production capitaliste n’est pas une crise de sous-consommation mais fondamentalement une crise du profit. Voilà pourquoi les dirigeants des grands États et des institutions financières ne croient plus à ces politiques de soutien de la demande.
Mais admettons que cela soit possible et qu’on procède à une euthanasie massive des rentiers. Le problème se reposerait à nouveau à terme plus ou moins rapproché. Développement durable ou pas, on ne peut pas éternellement augmenter la production. La croissance et la capacité de résistance du mode de production capitaliste tiennent aux possibilités d’expansion qui se sont ouvertes d’abord par le colonialisme puis par l’intégration dans le cœur même de la division mondiale du travail de centaines de millions d’hommes jusque là tenus l’écart. Elles tiennent aussi à cette expansion intensive qui soumet progressivement tous les secteurs qui lui échappaient à la loi du capital (l’économie familiale, le corps, les relations sexuelles, etc.). Mais, tôt ou tard, cette expansion rencontrera ses limites. D’abord parce que la planète est finie et qu’on ne voit pas bien que la Lune ou Mars puissent à échéance raisonnable – et pour un capitaliste l’échéance raisonnable n’est jamais bien longue – constituer des nouveaux champs d’accumulation du capital.
Le capitalisme est révolutionnaire par essence et il ne peut subsister que dans l’accumulation et en même temps cette accumulation menace le taux de profit et l’existence même du capitalisme. Le capitalisme se développe donc nécessairement dans le conflit. Supposons un capitaliste unique – par exemple la concurrence est allée à son terme et il n’existe plus qu’une seule firme, la firme « Monde SA ». Supposons également que ce capitaliste unique (il pourrait être aussi un capitaliste collectif, une assemblée d’actionnaires) dispose de moyens de persuasion et de coercition suffisants pour se prémunir contre les éventuels concurrents ou contre les révoltes des dominants. Un tel capitaliste n’aurait plus aucun intérêt à accumuler du capital et nous ne serions plus dans un régime capitaliste mais dans une sorte de despotisme comme en ont peut-être connus les sociétés antiques. Pour exister le capitalisme doit être fractionné en capitaux concurrents. Mais la concurrence ne fait qu’exécuter les lois immanentes du mode de production capitaliste.

La question démographique

Le développement du capitalisme s’est toujours accompagné d’un développement démographique impétueux. Toute son histoire l’atteste. C’est avec son puissant essor démographique que l’Allemagne du début du XXe siècle a réclamé la première place dans le concert des nations, et sur cette démographie que Hitler se fonde pour réclamer un « Lebensraum » pour les Allemands. Les nouvelles puissances capitalistes (Chine, Inde, Brésil, mais aussi Corée, etc.) sont des nations jeunes dont la population est nombreuse. Inversement la relative stagnation économique du Japon ou des pays d’Europe est à mettre en rapport avec leur démographie déclinante.
Selon la plupart des estimations la population mondiale devrait atteindre un maximum vers 2050 avec 9 milliards d’habitants. À cette époque la population chinoise aura déjà commencé à décliner sérieusement, comme conséquence de la politique de l’enfant unique. Il n’y aurait pas de problème en soi pour nourrir 9 milliards d’humains, les terres cultivables restent suffisamment vastes pour cela, mais cela demanderait une autre répartition des richesses à l’échelle mondiale et c’est sans doute là que gît le problème principal. Cela exigerait aussi et peut-être avant tout que les modèles de développement économiques soient radicalement changés. La prospérité capitaliste mondiale repose largement sur le dynamisme de l’économie chinoise dont les taux de croissance entre 8 et 10% l’an ont entraîné le système tout entier. Mais les conséquences écologiques en sont déjà désastreuses. Certains modèles prévoient que d’ici 2030, les terres qui nourrissent actuellement 65% de la population chinoise deviendront incultivables  en raison de la pollution.
Mais il y a une autre dimension : une population stagnante est aussi fatalement une population vieillissante et il y a fort à parier que le dynamisme global du mode de production capitaliste en sera mortellement touché, même si les autres problèmes auxquels il est confronté trouvaient une solution au moins provisoire. La politique de l’enfant unique en Chine a été un facteur de croissance (en améliorant le rapport population active/population totale) mais elle va entraîner à moyen terme (2030/2040) un contrecoup terrible. C’est d’ailleurs pourquoi les scénarios qui prolongent la croissance chinoise linéairement sont totalement irréalistes. La Chine est la deuxième puissance économique mondiale, mais elle pourrait ne rattraper les États-Unis qu’en raison du déclin de ces derniers. Les bouleversements que cette situation nouvelle entraînera seront considérables, car ce sera une transformation radicale des conditions de la vie sociale. Si les plus de 50 ans forment la majorité un peu partout, mécaniquement le poids du conservatisme sera renforcé (on le voit bien dans les pays d’Europe) et les problèmes sociaux liés à la retraite et au système de santé seront des plus aigus. Il est inutile de dessiner ici les scenarios possibles, mais dans tous les cas la question du partage des richesses sera posée sous un angle complètement nouveau – à moins que les classes dominantes ne procèdent à un nouvel holocauste.

Des ressources limitées et crise environnementale

Un autre facteur décisif est celui de la raréfaction des ressources, gaspillées allégrement sous le régime de l’accumulation illimitée du capital. Même si les prédictions des écologistes sont souvent exagérément alarmistes – le député français Cochet avait prévu la fin du pétrole pour les années 2010-2020 – il reste que les sources d’énergie fossile ne pourront pas continuer longtemps d’être consommées au rythme actuel. Les optimistes nous promettent du pétrole pour une centaine d’années encore. Mais le problème est sans doute plus aigu que cela. La poursuite de l’accumulation du capital sur une échelle élargie supposerait que les Chinois et les Indiens puissent assez rapidement accéder aux standards de consommation européens ou étatsuniens. Or c’est tout bonnement impossible. S’il y avait autant d’automobiles en Chine qu’aux États-Unis, il faudrait très vite mettre la clé sous la porte de la planète Terre et rechercher éventuellement quelque exoplanète un peu plus accueillante, mais cette perspective de science-fiction restera éternellement de la science-fiction.
On nous fera remarquer que d’autres sources d’énergie existent. Les agro-carburants mobilisent maintenant près de 40% des terres agricoles des États-Unis, mais le plus grand producteur et exportateur d’éthanol est le Brésil – où pourtant une partie non négligeable de la population reste sous-alimentée. Brésil et États-Unis produisent à eux deux 85% de l’éthanol mondial. Mais cette filière est aujourd’hui dénoncée par les spécialistes de l’environnement qui ont montré qu’elle était au total bien plus polluante que les carburants fossiles et que sa rentabilité finale est loin d’être assurée. Pour rien dire de la pression que cette production induit sur la production agricole destinée à l’alimentation humaine ou animale. Typique du mode de production capitaliste : pendant qu’on alimente les 4X4 des riches, on affame les pauvres. Les automobiles sont mieux soignées que les humains.
Les autres sources d’énergie comme les panneaux photovoltaïques ou les éoliennes ne permettront jamais de remplacer les carburants fossiles, d’autant que le rentabilité est aujourd’hui essentiellement due au fait que les États ou les entreprises de production d’électricité les financent. Au cours du marché, ces énergies alternatives n’auraient jamais vu le jour et l’on voit mal les TGV rouler avec des panneaux photovoltaïques. Reste évidemment le nucléaire, mais qui sera lui aussi confronté à moyen terme à la raréfaction du combustible (l’uranium) et dont la récente catastrophe de Fukushima a montré l’extrême fragilité et les menaces qu’il fait peser sur la planète. Quant à la maîtrise de la fusion nucléaire, c’est le serpent de mer ; on la promet pour bientôt et elle permet de justifier la poursuite de recherches scientifiques qui autrement auraient été abandonnées depuis longtemps, mais rien ne permet de penser que cette énergie pourrait être vraiment utilisable un jour.
Les gadgets comme la voiture électrique ne résolvent évidemment aucun problème, bien au contraire. Seules les propagandes gouvernementales et l’activisme des courants écologistes permettent le développement de ces productions qui ne sont pas censées être des alternatives face à la crise gouvernementale mais plutôt des tentatives de sortir l’industrie automobile de son marasme. 
La situation est semblable pour les sources de matière première. D’ores et déjà la question des terres rares (indispensables dans la fabrication des écrans tactiles, par exemple) est la source de tensions entre la Chine (qui en détient pratiquement le monopole de fait) et les autres pays industrialisés. La pression sur les terres agricoles ira en s’aggravant.
Si on fait le bilan, le coût environnemental des « solutions » proposées pour remédier à la raréfaction des ressources de la planète est déjà très élevé. Il suffit d’évoquer le cas de l’agriculture du Brésil avec la déforestation massive, la réduction drastique de la biodiversité, le triomphe des OGM, pour s’en convaincre. Mais c’est surtout le coût social qui est déjà énorme et le sera encore plus dans l’avenir.
Bien que le réchauffement climatique ait quelque peu disparu des écrans radars du système médiatique et bien que sous les coups de la crise financière les États aient globalement décidé qu’il était urgent de ne rien faire, les questions demeurent. S’il n’est pas certain que les activités humaines soient le principal facteur du réchauffement climatique – sur ce point on est souvent allé bien vite en besogne – et si on peut s’interroger sur la question de savoir s’il y a un réchauffement à long terme (comme la planète en a d’ailleurs déjà connu) ou s’il ne s’agit que d’une oscillation conjoncturelle, il reste que, en supposant que les menaces annoncées par le GIEC et entérinées par plusieurs conférences internationales soient sérieuses, ce sont les conditions de vie sur terre qui seront chamboulées, avec notamment la disparition de millions de kilomètres carrés de terres habitées et des exodes massifs de population et des bouleversements dans l’agriculture que nous sommes incapables d’anticiper.
Les analyses développées par le rapport Meadows[12] corroborent largement ce qui vient d’être dit. Dans une entrevue avec le journal français Le Monde, Meadows explique : « La croissance va s'arrêter en partie en raison de la dynamique interne du système et en partie en raison de facteurs externes, comme l'énergie. L'énergie a une très grande influence. La production pétrolière a passé son pic et va commencer à décroître. Or il n'y a pas de substitut rapide au pétrole pour les transports, pour l'aviation... Les problèmes économiques des pays occidentaux sont en partie dus au prix élevé de l'énergie. Dans les vingt prochaines années, entre aujourd'hui et 2030, vous verrez plus de changements qu'il n'y en a eu depuis un siècle, dans les domaines de la politique, de l'environnement, de l'économie, la technique. Les troubles de la zone euro ne représentent qu'une petite part de ce que nous allons voir. Et ces changements ne se feront pas de manière pacifique. »[13]

L’humanité au bord du gouffre

Toutes les questions que l’on vient d’aborder sont assez bien connues. Mais il en est encore une autre. Marx disait que le capital détruit les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Mais nous arrivons aujourd’hui à un point où c’est l’existence même de l’humanité qui est menacée. Pendant longtemps, nous avons craint l’holocauste nucléaire : les grandes puissances n’avaient-elles pas à la disposition de quoi détruire 10 ou 20 fois la planète ? La menace est tout à fait différente aujourd’hui, bien que l’on ne puisse pas du tout écarter définitivement la menace nucléaire. C’est dans le développement même des activités « pacifiques » de la haute technologie que résident les dangers les plus graves parce que les plus difficiles à percevoir.
Commençons par les biotechnologies appliquées à l’homme dont le développement impétueux s’appuie sur les revendications – légitimes – en matière de santé. C’est dans le domaine de la procréation que ces techniques posent d’abord les problèmes les plus graves.
Peter Sloterdijk a fait scandale il y a quelques années avec une conférence devenue un petit livre, Règles pour le Parc Humain[14]. Il parlait – bien que cela ne constituât point le centre de son propos – des biotechnologies et tentait d’explorer quelques-unes des questions angoissantes qui se posent à nous sous l’impulsion des nouvelles possibilités ouvertes. « L’un des traits caractéristiques de la condition humaine, dit Sloterdijk, est de placer les hommes devant des problèmes trop lourds pour eux, sans qu’ils puissent décider de ne pas y toucher en raison de leur poids. »
Sloterdijk évoquait « un processus de civilisation au sein duquel déferle, d’une manière apparemment irréversible, une vague de désinhibition sans précédent. » Il ajoutait une question trop mal comprise : « Mais l’évolution à long terme mènera-t-elle à une réforme génétique des propriétés de l’espèce — une anthropo-technologie future atteindra-t-elle le stade d’une planification explicite des caractéristiques ? L’humanité pourra-t-elle accomplir, dans toute son espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale ? »
Les interrogations de Sloterdijk (et de pas mal d’autres philosophes ou moralistes) ont quelque chose de paradoxal. Le progrès technique augmente non seulement notre maîtrise sur la nature, mais promet même de ne plus laisser la génération des humains au hasard des rencontres et à la loterie de la méiose. Il apparaît donc comme un progrès de la liberté, si la liberté est la possibilité de maîtriser son propre destin, d’être moins soumis à des causes qui ne dépendent pas de nous. Pourtant, la maîtrise biologique de l’humain pourrait apparaître bientôt comme le prélude d’une transformation radicale de la condition humaine, dans laquelle l’idée de liberté n’aura plus de sens.
Les questions environnementales (effet de serre, préservation de la biodiversité, OGM, etc.) n’ont, en elles-mêmes, qu’une importance relative, puisque ce sont des questions posées relativement à l’utile et au nuisible. Mais l’application des techniques de manipulation génétique aux humains, le développement de l’ingénierie neuronale avec la possibilité de greffer sur l’appareil neuronal humain des prothèses électroniques ou les possibilités ouvertes par les nanotechnologies, tout cela nous place maintenant au bord de l’abîme.
Les nouvelles technologies qui posent des problèmes éthiques graves peuvent schématiquement se diviser en trois groupes.
1.      Les procédés qui permettent de choisir les humains à naître : cela va de l’utilisation de la FIVETE avec tri sélectif des embryons à l’ingénierie génétique.
2.      Les procédés qui permettent de prendre le contrôle des cerveaux humains – en particulier tout ce qui tourne autour de la chimie du cerveau.
3.      Les procédés qui permettent de modifier directement la nature humaine elle-même, avec l’introduction de prothèses électroniques en tant que prolongements du cerveau et comme moyens de contrôle des humains.
Dans tous les cas de figure, nous avons de bonnes raisons de développer ces techniques et leurs avantages sont difficilement contestables. Elles s’inscrivent, en outre, dans la continuité stricte de la conception de la science qui s’est esquissée au début des temps modernes. Nul ne voudrait avoir un enfant souffrant d’un handicap congénital dès lors qu’existent les moyens techniques de l’éviter. Le « tri sélectif » des enfants à naître existe du reste depuis un certain temps. Le dépistage de la trisomie 21 aboutit dans 99 % des cas à un avortement… Il y a bien longtemps que nous avons admis que nous pouvons modifier nos états cérébraux et mentaux au moyen de molécules chimiques. L’acide acétylsalicylique en fluidifiant le sang peut éliminer la douleur. Les médications chimiques de la dépression (Prozac, par exemple) ou de la schizophrénie sont d’usage courant et indiscutable. Si on est malheureux, la stimulation de production de sérotonine fera l’affaire… Les prothèses ont rendu d’inappréciables services aux humains, victimes d’accidents, de guerre ou de maladies. Personne ne pense qu’il y a le moindre problème éthique à porter des lunettes ou un appareil auditif ! Si on peut réellement mettre au point une « puce » qui permettrait aux paraplégiques de diriger par la pensée un robot, où est le mal ? Après tout la technique imite la nature ou la supplée là où elle n’est pas assez forte, disait déjà Aristote.
Ce qui nous amène à accepter et même à appeler de nos vœux les progrès illimités de la maîtrise technique sur l’humain, c’est l’illusion de la continuité : au fond, l’argument classique est celui-ci : si vous ne voulez pas des modifications programmées du génome humain, il ne fallait inventer ni le feu ni la roue ! Retournez donc marcher à quatre pattes. C’était déjà en somme la réponse de Voltaire à Rousseau. Mais cet argument de « bon sens » apparent est fallacieux. Il oublie simplement que, comme le disaient les vieux marxistes qui croyaient avoir lu cela chez Marx, « la quantité se transforme en qualité. »
Tous les progrès techniques antérieurs, de la machine à vapeur au nucléaire, du télégraphe de Chappe à l’internet, de la chirurgie d’Ambroise Paré à la microchirurgie moderne, etc., laissent intact l’homme lui-même. Si le nucléaire, pour la première fois dans l’histoire, met entre les mains de l’homme la possibilité d’une autodestruction de l’espèce humaine (et de pas mal d’autres espèces à titre de dommages collatéraux), c’est encore un homme identique fondamentalement à ses ancêtres chasseurs-cueilleurs qui pourrait être détruit. Avec les biotechnologies, c’est l’identité même de l’espèce humaine qui est en jeu.
Il s’agit tout d’abord donc de la substitution de la fabrication de l’humain à la procréation. Déjà les techniques permettant le choix du sexe de l’enfant à naître se sont largement répandues. De l’avortement après échographie à la FIVETE, on a des moyens de sélection de plus en plus perfectionnés. Mais on en reste encore à la sélection de ce qui est produit au hasard, par le processus aléatoire de la meiose. La phase suivant est celle de l’intervention directe sur le génome humain, c’est-à-dire d’une production directement pilotée ab initio  de l’embryon humain, une idée qui n’est pas sans rappeler la contre-utopie d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (A brave new world). L’ingénierie génétique, au-delà des mythes et des craintes plus  moins rationnelles, au-delà des prises de position religieuses, est dans la logique même du développement du capitalisme : il s’agit d’étendre partout où c’est possible la transformation des activités vitales en production marchande et du même coup de poursuivre jusqu’à son terme le processus proprement mortifère propre à ce mode de production. Ce processus est analysé par Marx dans la transformation du travail vivant au travail mort.
Le concept de travail mort, ainsi que nous en avons esquissé la démonstration est inséparable d’un autre concept, développé surtout par Lukacs et ses disciples, le concept de réification. Bien que ce concept de réification ait été développé non par Marx mais par quelques-uns de ses disciples les moins conformistes – ceux qui ont su, au moins partiellement, rester libres du joug du marxisme officiel – comme Lukacs ou certains philosophes de « l’école de Francfort ». Pour Lukacs, la réification désigne d’abord la colonisation du monde vécu par les représentations imposées par la domination de la valeur[15]. Mais si le mot n’est pas chez Marx, la chose y est. Dans le chapitre I,IV du Capital, consacré à l’analyse du fétichisme de la marchandise il est clairement exposé de quoi il s’agit. Au sens strict le fétichisme consiste dans le fait d’accorder une valeur sacrée à un être de notre monde. Lorsque Marx parle du caractère fétiche de la marchandise, c’est en relation avec les analyses anthropologiques qui en traitent. Le fétichisme de la marchandise fait de la valeur et de son incarnation monétaire la véritable puissance vivante, transformant le travail vivant en chose, les travailleurs devenant significativement des « ressources humaines ». La transformation de la vie en processus de fabrication technoscientique couronne donc cette dynamique interne au mode de production capitaliste.
Si la colonisation des consciences à grande échelle et avec l’aide des sciences sociales est une des parties – et non des moindres – de la modernité capitaliste[16], c’est aujourd’hui avec les moyens de la biologie et des techniques de l’informatique que ce processus se poursuit. Il s’agit bien sûr du traitement massif des données personnelles par les « réseaux sociaux » ou les vendeurs sur internet (genre Amazon). Il s’agit aussi de l’intrusion directe dans le cerveau humain avec la recherche d’une sorte de machine à lire les pensées qui renverrait à la préhistoire les bons vieux détecteurs de mensonges de la police. IBM annonce une telle machine pour 2017, ce qui est sans doute très optimiste, mais les travaux dans ce sens occupent déjà de nombreux chercheurs. Évidemment, comme toujours le pire prend les atours chatoyants du meilleur : on pourra communiquer avec le cerveau des individus atteints de paralysie totale ou plongés dans le coma.
Pour compléter ces projets déments, on travaille aussi massivement sur le cyborg, c’est-à-dire sur la possibilité de greffer des dispositifs électronique dans le cerveau humain, en vue d’obtenir un « humain amélioré ». C’est l’annonce du post-humain qui a quitté les rayons science-fiction des librairies pour devenir un enjeu de la recherche. Plusieurs universités délivrent déjà des diplômes de cyborgologie (sic).
Dans tous ces projets, on reconnaîtra sans peine le fantasme de toute-puissance de ceux qui se prennent pour Dieu. Mais alors que le Dieu d’Abraham avait créé l’homme à son image et à sa ressemblance, c’est-à-dire libre, le capital transforme l’homme en chose non libre, en rouage pur et simple de l’accumulation du capital qui devient la force vivante. « On n’arrête pas le progrès », dit l’adage. Mais le « progrès » se résume aujourd’hui à cette transformation massive de la puissance personnelle des hommes en travail mort, en travail coagulé qui menace toute la civilisation humaine.
Car la poursuite du développement du mode de production capitaliste ne dessine pas d’autre avenir que celui d’une nouvelle barbarie dont nous avons déjà quelques aperçus sous les yeux : dans la prétendue « culture » qui émerge des jeux de vidéos presque tous des jeux de guerre qui connectent aujourd’hui plus de 10 millions de joueurs de par le monde – ainsi le célèbre World of Warcraft – ; dans le développement d’une société de surveillance généralisée et la destruction de l’intimité ; dans la mécanisation de la littérature produite industriellement à destination en priorité des jeunes « cerveaux disponibles ; mais aussi dans une vie de plus en plus soumise aux exigences d’une consommation dépourvue de sens, au point que les individus ressemblent de plus en plus à ces hamsters qui font jusqu’à la mort tourner la roue de leur cage.

À nouveau la question de la crise

Ainsi la crise que nous affrontons, loin d’être une question à laisser aux économistes et aux technocrates seuls autorisés à définir « la bonne gouvernance », est véritablement une crise de l’humanité dans toutes ses dimensions. Pendant des millénaires, les hommes ont d’abord été préoccupés par le processus de leur cycle vital : comment assurer la nourriture du lendemain, comment se protéger de la nature, comment assurer la perpétuation de l’espèce humaine. Aujourd’hui, le moyen employé pour assurer ce processus vital, le mode de production capitaliste, se retourne contre la vie elle-même. Chassé de l’université par les nazis, Husserl écrira un de ses plus beaux textes consacré à la « crise de l’humanité européenne »[17]. Il ne s’agit plus aujourd’hui de la seule humanité européenne mais bien de l’humanité tout court. Et cette crise exige bien une prise de conscience, la plus lucide et la plus radicale et la préparation méthodique d’une alternative contre la barbarie qui vient.
 Denis Collin
Le 1er novembre 2012
Mots-clés : accumulation du capital – agriculture – biotechnologie – crise – croissance – cyborg –démographie – internet – keynésianisme – marché – Marx – profit – reagnomics – régulation – système monétaire international – valeur (critique de).

Ouvrages cités

Bodei, Remo: Destini personali. L’età della colonizzazione delle coscienze, Milan, Feltrinelli, 2002
Boukharine, Nicolas : L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste. Réédition Syllepse, 2010
Galbraith, John K. : La crise économique de 1929, éditions Payot, 1989
Husserl, Edmund : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de l’allemand, Gallimard, 1976.
Husson, Michel, Les trois dimensions du néo-impérialisme, in revue « Actuel Marx », n°18, PUF, 1995
Lukacs, Georg, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, éditions de Minuit, 1960
Marx, Karl, Le Capital, livre III, édition de La Pléiade, tome 2, Gallimard, 1968
Meadows, Dennis et alii, Les limites de la croissance, 2004, éditions Rue de l’Échiquier, 2012
Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale. Une interprétation de la théorie critique de Marx, traduit de l’anglais par Olivier Galtier et Luc Mercier, éditions Mille et une nuits, 2009
Sloterdijk, Peter : Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger, traduit par Olivier Mannoni, éditions Mille et une nuits, 2000.



[1] Marx, Capital, livre III, section V, édition de La Pléiade, tome 2, p. 1191
[2] Ibid.
[3] Op. cit. p. 1192
[4] Ibid.
[5] Voir N. Boukharine, L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste. Réédition Syllepse, 2010
[6] Voir J.K. Galbraith, La crise économique de 1929, éditions Payot, 1989.
[7] Husson, Michel, Les trois dimensions du néo-impérialisme, in revue « Actuel Marx », n°18, 1995
[8] Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale. Une interprétation de la théorie critique de Marx, traduit de l’anglais par Olivier Galtier et Luc Mercier, éditions Mille et une nuits, p. 425 
[9] Op. cit. p. 466
[10] Op. cit. p. 461
[11] Op. cit. p.561
[12] Meadows, Dennis et alii, Les limites de la croissance, 2004, éditions Rue de l’Échiquier, 2012.
[13] Entretien avec Hervé Kempf et Stéphane Foucart, 25/05/2012
[14] Sloterdijk, Peter, Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger, traduit par Olivier Mannoni, éditions Mille et une nuits, 2000
[15] Lukacs, Georg, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, éditions de Minuit, 1960
[16] Voir sur ce point le livre de Remo Bodei, Destini personali. L’età della colonizzazione delle coscienze, Milan, Feltrinelli, 2002
[17]  Voir La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, un ouvrage qui contient la conférence de Vienne de 1935, La crise de l’humanité européenne et la philosophie

jeudi 30 août 2012

Lasch avec Marx

Un refuge dans ce monde impitoyable

Christopher Lasch, de manière très paradoxale, pourrait être classé dans la rubrique « freudo-marxisme » de l’histoire des idées contemporaines. Qu’il se réfère à Freud et même à une lecture très orthodoxe de Freud, Un refuge dans ce monde impitoyable en témoigne suffisamment, y compris et surtout dans ses polémiques contre les « révisionnistes » à la Fromm – même si on peut penser que Fromm n’est pas seulement cet iréniste décrit par Lasch mais aussi l’auteur d’un essai stimulant sur La passion de détruire[1]. Pour le marxisme, évidemment l’appellation ne convient pas. Lasch est un adversaire constant du « progressisme » et de la philosophie de l’histoire du marxisme orthodoxe. En ce sens d’ailleurs, il rejoint certaines des orientations prises par Adorno et Horkheimer, les principaux représentants de l’école de Francfort. Si on lit attentivement Lasch, on y voit l’attachement constant à une tradition critique qui, bien qu’hostile au marxisme, s’appuie sur la pensée de Marx ou la retrouve par d’autres chemins.
Si Lasch paraît étranger au marxisme, c’est parce qu’il critique radicalement l’abandon par les marxistes et par la gauche en général de ce que l’on pourrait appeler un « point de vue de classe ». Dans La révolte des élites, une charge contre l’idéologie des nouvelles classes moyennes intellectuelles, il s’en prend à ceux qui substituent aux conflits sociaux, à la lutte des classes, les oppositions de race et de sexe. Ainsi « la meilleure façon de comprendre les conflits culturels qui ont bouleversé l’Amérique est d’y voir une forme de guerre des classes »[2]. Ou encore ceci : « L’abandon des vieilles idéologies n’annoncera pas un âge d’or du consensus. Si nous pouvons surmonter les fausses polarisations que suscite aujourd’hui la politique dominée par les questions de sexe et de race, peut-être découvrirons-nous que les divisions réelles restent celles de classes. »[3]
La lecture de ce livre nous donne d’ailleurs des clés précieuses pour comprendre les évolutions politiques et sociales qui ne bouleversent pas seulement l’Amérique mais l’Europe tout entière. Dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991, Lasch démolit l’idéologie du progrès. On dira que cette critique n’a rien de très originale : les critiques de type écologiste (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent encore largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès. Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’autoreprésentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Là encore, une certaine lecture de Marx pourrait nous conduire à la même critique de l’apologie du progrès, à condition qu’on oublie les dogmes de la « croissance des forces productives » et qu’on veuille bien lire avec l’attention qu’elles méritent les pages que Marx a consacrées à la destruction des communautés paysannes lors de la « grande transformation » qui marque la naissance du capitalisme en Angleterre, ou encore aux communautés paysannes russes.
Le lecteur pourrait nous faire remarquer qu’il devient plus difficile de relier Marx et Lasch lorsque l’on traite de la famille. Lues un peu vite, les paroles du Manifeste de 1848 résonnent encore : le communisme n’est-il pas la fin de la « famille bourgeoise » ? « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. » Ou encore « L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n'existe que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique. La famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. » Mais ces déclarations sont loin d’être aussi univoques : « Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écœurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail. Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la  des femmes ! Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. » Marx n’appelle donc pas à la destruction de la famille – un appel qui serait parfaitement ridicule. Il constate que le développement même du mode de production capitaliste détruit la famille en la réduisant à des rapports d’argent et des rapports d’exploitation. On ne trouvera rien de profondément différent dans Un refuge. Le travail de Lasch consiste précisément à montrer que là où féministes, progressistes et libéraux en tous genres voient un progrès de l’émancipation humaine – celle qui nous débarrasse de la vieille famille patriarcale oppressive – s’accomplit en réalité un élargissement de la sphère de domination du mode de production capitaliste. Sa défense de la famille nucléaire refuse d’être assimilée à une politique réactionnaire et il s’agit de comprendre que « la famille constitue une ressource culturelle importante dans la lutte menée par la classe ouvrière pour sa survie. »[4]
La différence fondamentale entre Lasch et Marx ne réside pas dans un désaccord de fond mais dans une différence de position historique. Lorsque Marx annonce la mort de la famille bourgeoise, il n’annonce ni le vagabondage sexuel généralisé, ni l’abolition de la différence des sexes et autres calembredaines post-modernes. Il est persuadé qu’une nouvelle famille, débarrassée des rapports d’argent surgira prochainement avec le communisme dont le triomphe lui semble proche en 1848 ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toutes ces questions sociétales n’occupent chez Marx rigoureusement aucune place (au grand dépit des gauchistes marxistes). Lasch au contraire écrit à une époque où la perspective d’une transformation sociale radicale semble bien éloignée et où, au contraire, c’est la « révolution passive » (Gramsci) qui mine progressivement toutes les bases de l’indépendance et de l’autonomie des individus en détruisant toutes les formes d’organisation sociale et culturelle qui permettent de résister au grand automate qu’est le capital soumettant tout à sa loi.
Ainsi la critique du féminisme opérée par Lasch s’inscrit entièrement dans une problématique marxienne : « Le problème du travail des femmes doit être envisagé à partir d’une perspective plus radicale que tout ce qui a pu émerger du mouvement féministe. » Ce n’est donc pas leur radicalité que Lasch reproche aux féministes et aux courants de la nouvelle gauche, c’est bien plutôt leur manque de radicalité ! Et il précise encore : « Plutôt que de se demander comment les femmes peuvent s’émanciper de la famille, il faudrait se demander comment le travail pourrait être réorganisé – humanisé – de façon à leur permettre d’entrer en compétition avec les hommes sur le terrain économique sans avoir à sacrifier leur famille ou même l’espoir d’en fonder une. »
L’analyse de Lasch est conduite entièrement en posant comme acquises les principales thèses de Marx, telles qu’on peut les lire dans Le Capital. Que la sauvagerie et la violence soient d’abord le fait du monde des affaires, c’est affirmé dès les premières lignes du chapitre I. Et c’est pour cette raison que le discours sur « l’inviolabilité du foyer est une imposture dans un monde dominé par les consortiums géants et les procédés de la publicité. » Ce sont encore les analyses marxiennes que suit Lasch à propos des processus de « socialisation de la reproduction ».
Plus fondamentalement, Lasch se rattache à Marx sur le plan théorique, c’est-à-dire sur le plan des principes de l’analyse des phénomènes sociaux. Citons-en deux exemples. D’une part, il y a, implicitement, la critique de la sociologie de Durkheim comme sociologie holistique, négatrice du conflit social et apologiste de l’État-éducateur – on trouvera une virulente critique de l’État-éducateur chez Marx dans la Critique du programme de Gotha. Dans le prolongement de cette critique de Durkheim, il y a chez Lasch un refus d’analyser la société à partir de forces sociales abstraites et une volonté de replacer au centre de la compréhension des phénomènes sociaux l’action des individus, une position à la fois ontologique et métaphysique qui est cœur de la théorie marxienne[5]. Ainsi Lasch affirme : « aucune innovation sociale n’intervient de façon automatique, mais exige toujours une intervention active de la part de l’homme. Les hommes sont les auteurs de leur propre histoire, bien qu’ils l’écrivent, c’est certain, dans des conditions qu’ils ne choisissent pas avec des résultats parfois opposés à ceux recherchés. » Cette dernière phrase est une paraphrase transparente du début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Lasch rejoint encore Marx sur un autre point, la compréhension des mécanismes de l’idéologie qui obstruent la connaissance réelle des phénomènes sociaux. Ainsi, « les produits de l’activité humaine, et surtout ceux de nature supérieure, par exemple l’ordre social lui-même, prirent l’apparence de quelque chose d’extérieur et de radicalement étranger à l’espèce humaine. » Lasch décrit ensuite les processus d’objectivation du travail dans des termes empruntés directement à l’analyse marxienne. Il conclut, reprenant la célèbre analyse du fétichisme de la marchandise dans la section I du Capital : « les relations entre les hommes, comme l’observait Marx, adoptaient la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. »
Concluons. Lasch fait incontestablement partie de ces auteurs qui se sont mis à l’école de Marx et l’ont prolongé et enrichi. Pour comprendre cela, évidemment, il faut en finir avec les prétentions du marxisme ordinaire et singulièrement de la gauche contemporaine à porter l’héritage de l’auteur du Capital. Sur le plan politique, Lasch contribue à une critique radicale du gauchisme sociétal – celui des années de l’immédiat après 68 – mais aussi du social- actuel, c’est-à-dire de tous ceux qui remplacent la question sociale, celle de la domination et de l’exploitation, par les questions « sociétales ». Lecture salutaire donc, par les temps qui courent.
Le 30 août 2012 – Denis COLLIN
PS: Demandé par "Le Causeur", cet article est finalement refusé par la rédaction, "trop théorique" disent-ils... Peut-être le pluralisme "inscrit dans l'ADN" de cette revue (E. Levy dixit) ne s'étend-il pas jusqu'à la philosophie et à fortiori à Marx. Leçon à méditer.

[1] Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, 1975
[2] La révolte des élites, Climats, 1996, p.32
[3][3] Op. cit. p.122
[4] Cette citation et toutes les suivantes sont extraites de Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée.
[5] Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à nos ouvrages, La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et Lire et comprendre Marx (Armand Colin, 2005-2008)

samedi 21 juillet 2012

Vico, poésie et métaphysique

La nature de la poésie fait qu’il est impossible que quelqu’un soit en même temps poète sublime et métaphysicien sublime, car la métaphysique abstrait l’esprit des sens, et la faculté poétique doit immerger entièrement l’esprit dans les sens ; la métaphysique s’élève jusqu’aux universaux, la faculté poétique doit descendre dans le particulier.  » (G. Vico, Science Nouvelle, 821) [Les numéros renvoient aux numéros des paragraphes de la « Science Nouvelle »]Au commencement était la poésie. La prose est une invention tardive, l’âge d’or du roman est tout récent. « La poésie est plus ancienne que le langage prosaïque artistiquement façonné. Elle est la première forme sous laquelle l’esprit saisit le vrai », dit Hegel (Esthétique, III, 3, ch. III) La culture humaine en tant que culture du langage a commencé par la poésie. L’histoire, la philosophie se sont d’abord données dans les formes de la poésie. Tout ce que nous pouvons savoir des sociétés sans écriture ou ce que nous pouvons conjecturer des sociétés préhistoriques va dans ce sens. Avant de raconter des histoires et avant de faire des traités de  ou de métaphysique, les hommes dansent et chantent. De ce point de vue, la reconstruction spéculative de l’histoire humaine à laquelle Vico se livre dans la Scienza Nuova se révèle très pénétrante. Après avoir étudié les pratiques sacrificielles des peuples anciens, Vico écrit :
… rien n’est plus vain que la vanité des doctes quand ils parlent de l’innocence du siècle d’or qui aurait été observée chez toutes les premières nations païennes ; en fait, cette innocence fut une fanatisme de superstition, qui maintenait chez les premiers hommes de la gentilité, sauvages, orgueilleux, très cruels, un certain sentiment d’obligation, grâce à leur profonde terreur d’une divinité imaginée par eux. (518)
Cependant ces hommes de l’âge barbare, ces bestioni possèdent quelque chose d’humain qui leur donne la capacité de penser et par là de « faire » eux-mêmes leur propre monde civil. Ils ont perdu toute éducation – à la suite du déluge et la longue errance qui s’en suivit – mais ils ont la même nature que l’homme civilisé de nos jours. Cette nature concerne les aptitudes mentales. Mais il ne s’agit pas d’une raison abstraite – Vico ne définirait pas l’homme comme l’animal rationnel – mais seulement de la capacité à s’étonner et à imaginer, ce qu’il nomme « sagesse poétique », laquelle a commencé par une « métaphysique » dont Vico dit qu’elle est innée. Cette constance d’une certaine nature mentale de l’homme permettra de comprendre le « ricorso », c’est-à-dire le recommencement, le retour à l’origine, quand la civilisation a cédé la place à la barbarie.
Cette métaphysique fut leur poésie, une faculté qui était en eux innée (car ils étaient naturellement pourvus de tels sens et de telles imaginations) et qui était née de l’ignorance des causes ; cette ignorance fut la mère de leur émerveillement devant toutes choses, et fit que, ignorants de toutes choses, ils en étaient fortement étonnés (375)
Nous avons ici une position constante de Vico :
L’admiration est fille de l’ignorance ; et plus l’effet admiré est grand, plus l’admiration grandit en proportion. (184)
L’imagination [fantasia] est d’autant plus robuste que le raisonnement est plus faible. (185)
La raison et la connaissance scientifique ne sont donc pas des propriétés innées de l’espèce humaine et c’est pourquoi Vico polémique contre tous ces « doctes » qui attribuent une « sagesse absconse » aux nations païennes les plus anciennes. La raison s’édifie dans le processus de civilisation en s’appuyant d’abord sur la capacité d’imagination. Et c’est encore un point sur lequel on peut rapprocher Vico de Spinoza. Les humains de l’enfance de l’humanité, ces « enfants du genre humain », sont ignorants des causes et tout naturellement expliquent la nature d’après ce qu’ils imaginent. Selon une démarche qui rappelle encore l’appendice de la partie I de L’Éthique, Vico montre que les hommes remplacent les causes qu’ils ignorent par ce qu’elles imaginent :
Cette poésie chez eux fut d’abord divine, parce que, dans le même temps où ils imaginaient que les causes des choses qu’ils sentaient et admiraient étaient des dieux (…), ils donnaient aux choses qui les étonnaient un être de substances d’après l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes, ce qui est précisément la nature des enfants, que nous voyons prendre entre leurs mains des choses inanimées et jouer avec elles comme si elles étaient des personnes vivantes. (375)
La poésie consiste donc dans la capacité à penser l’universel et l’abstrait uniquement à travers le concret sensible. La raison discursive (philosophique et spéculative) n’a pas encore trouvé sa place et c’est l’imagination qui domine. Dans ce rapport d’antériorité de l’imagination par rapport à l’usage de l’abstraction, Vico voit les principes d’une saine éducation : c’est par l’image et l’usage poétique de la parole que doit commencer l’éducation des enfants et c’est seulement au terme du processus éducatif qu’ils peuvent aborder les terrains arides de la logique et du concept pur, c’est-à-dire de la métaphysique rationnelle.
Vico en déduit une opposition entre l’esprit poétique et l’esprit métaphysique. L’esprit poétique est entièrement immergé dans le côté sensible : les mots du poète doivent immédiatement susciter à l’esprit des images et faire sentir à l’auditeur ou au lecteur les émotions liées à ces images. Immerger l’esprit dans le sens, dit Vico. Le mot est du côté de l’esprit mais il doit ramener l’esprit à l’imagination des choses sensibles. Évoquant sa patrie, l’Italie, Leopardi nous la donne à voir :
Ô ma patrie, je vois les murs et les arcs
Et les colonnes et les effigies et les tours
Désertées par nos ancêtres,
Mais la gloire, je ne la vois pas (Canti, I)
Pourquoi le poète ne voit-il pas la gloire ? Parce que c’est une chose abstraite ? Non, seulement parce que les signes de la gloire ne se voient plus :
Je ne vois le laurier ni le fer dont étaient chargés
Nos pères antiques. Maintenant sans armes
La tête nue et la poitrine nue, tu les montres.
Les ruines romaines d’un côté, le souvenir de la gloire passée à travers son décorum, ce sont autant d’images « montées » comme on monterait un film qui permettent à Leopardi de parler, non pas du passé mais d’un avenir qui viendra, celui du « risorgimento », du « resurgissement » de l’Italie. Mais si la poésie parle d’histoire et de politique, elle peut aussi donner à sentir des objets encore plus abstraits.
On remarquera que la peinture aussi peut être métaphysique : Magritte en est un exemple. Un tableau comme « La reproduction interdite » pose de manière énigmatique la question de la conscience de soi. Cependant, comme le fait remarquer Hegel, « la pensée comme appartenant essentiellement au monde intérieur de la conscience ne trouve dans ces formes extérieures qu’une existence qui leur est plus ou moins étrangère. » (Hegel, op.cit.) Ce qui distingue fondamentalement la poésie de la peinture et de la musique, c’est que « la manifestation sensible disparaît et la pensée poétique se dépouille de toute forme matérielle. » (ibid.) Et pour cette raison que la poésie « offre un caractère d’universalité qui ne se rencontre dans aucun des autres arts. » Il est nécessaire de déterminer la différence entre la poésie et la prose.
Le véritable objet de la poésie, ce n’est pas le soleil, les montagnes, les vois, les paysages ou la forme humaine dans son côté matériel, le sang, les nerfs, les muscles, etc., mais bien les intérêts de l’esprit. (op. cit.)
Mais la poésie est un art du langage et « l’expression artistique façonnée devient d’une plus haute valeur que la simple expression ».
Cependant comme le matériau même de la poésie est l’imagination, elle ne peut atteindre la précision et la pureté du concept. En ce sens, Vico a raison de dire que le poète sublime, c’est-à-dire celui dont la sensibilité est exacerbée au plus haut point ne peut être un métaphysicien sublime. La pensée prosaïque est nécessaire pour montrer l’en­chaî­nement rationnel des causes et des effets. Il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quelle pensée prosaïque mais d’une pensée qui elle aussi doit façonner le langage, créer son propre langage, mais d’une tout autre manière que la poésie.
Prenons Les fleurs du mal, de chef-d’œuvre de Charles Baudelaire. La question centrale est y bien celle du mal comme question métaphysique. L’avertissement au lecteur définit la source du mal :
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — L’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
  Baudelaire est une sorte de Pascal saisi par la débauche et nous donne à sentir ce que les Pensées sur la misère de l’homme veulent nous faire penser. Mais du sublime baudelairien, on ne peut guère tirer une . La Métaphysique des Mœurs de Kant ne se peut exprimer que par les moyens de la prose philosophique, sèche et abstraite.
On fera remarquer que la philosophie peut aussi être poétique. Le Poème deParménide, œuvre à partir de et contre laquelle Platon construit sa propre philosophie se présente comme un poème. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il y a une partie proprement poétique, par exemple ceci :
Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs,
se sont élancées sur la route fameuse
de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ;
c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées
entraînent le char qui me porte.
Guides de mon voyage, les vierges, filles du Soleil, ont laissé
les demeures de la nuit
et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts.
Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident
sous le double effort des roues qui tournoient
de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse.
Mais les thèses philosophiques ne sont plus proprement poétiques :
La Déesse me reçoit avec bienveillance prend de sa main
ma main droite et m’adresse ces paroles:
« Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices,
que tes cavales out amené dans ma demeure,
sois le bienvenu; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit
sur cette route éloignée du sentier des hommes;
c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses,
et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose,
et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude.
Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge.
il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.
Il faut ajouter que nous n’avons que des extraits de ce Poème et que Parménide procède plus par incantations, par assertions inspirées que par ce sens de l’argumentation que manifeste Platon. La métaphore et l’ellipse ne conviennent point quand Socrate doit instruire ses interlocuteurs.
Il y aurait un contre-exemple, un poème pleinement philosophique et pleinement poétique à la fois, le grand poème de Lucrèce, De rerum natura (« De la nature »), exposé magistral de la philosophie épicurienne et de l’atomisme antique. Mais la réussite de Lucrèce tient sans aucun doute au fait que l’épicurisme antique est une philosophie de la nature qui se tient entièrement sur le plan de la nature sensible et réfute l’existence de réalités suprasensibles, proprement métaphysiques.
Leopardi fait remarquer que
Les premières vérités furent formulées en vers, non, me semble-t-il avec l’intention expresse de les voiler et de les rendre peu intelligibles, mais parce qu’elles se présentaient elles-mêmes à l’esprit des sages dans un habit travaillé par l’imagination, et étaient en grande partie découvertes par celle-ci plutôt que par la raison … (Zibaldone, 2940-2941)
Pour Leopardi, la raison seule est infiniment puissante, mais plus elle s’exerce plus elle rend celui qui en use impuissant. Ramenant la raison à la raison qui analyse, dissocie les parties du tout, il lui semble qu’elle s’oppose à la poésie :
Rien de poétique dans la nature décomposée et résolue , presque froide, morte exsangue, immobile, gisant pour ainsi dire sous le couteau chirurgical ou introduite dans le fourneau chimique d’un métaphysicien […] Rien de poétique ne sera jamais découvert par la raison pure, simple et mathématique. (op. cit. 3241-3242)
Et pourtant, les plus grandes vérités philosophiques ont été découvertes par « le cœur, l’imagination, les passions elles-mêmes (ou la raison quand elle est effectivement aidée de ces facultés) » (op.cit. 3244).
Résumons : il y a, à la fois, une intime parenté et une exclusion réciproque entre poésie et métaphysique. L’une et l’autre se donnent comme objet les vérités les plus cachées, mais la première s’appuie sur le sentiment et l’imagination, tenus généralement par la seconde pour des modes inférieurs de la connaissance, tandis que les poètes ont tendance à penser que la raison argumentative, démembrant son objet, le laisse sans vie et ne peut donc le saisir dans sa vérité. En suivant Vico et Hegel, on pourrait penser qu’il y a un passage, un mouvement historique. La poésie épique chez Vico correspond à l’âge des héros et perd de son importance à l’âge des hommes, celui où la raison et le droit dominent. Chez Hegel, la poésie, bien qu’étant l’art le plus intellectuel parce que le plus intérieur, reste tout de même enfermée dans la saisie du vrai sous la forme de la sensibilité et par conséquent l’esprit n’y est pas encore véritablement « chez lui ». On pourrait trouver une confirmation de ce point de vue « historiciste » sur la poésie dans le déclin de la poésie à partir de la deuxième partie du xixe siècle (voir les analyses de Walter Benjamin dans « Sur quelques thèmes baudelairiens » et « La régression de la poésie », in Œuvres III, Folio, Gallimard).
On peut douter cependant de la vérité de cet historicisme. Sans doute la poésie a-t-elle moins d’importance dans la vie de l’esprit des peuples aujourd’hui, mais loin d’y voir un progrès de la rationalité on y pourrait plutôt repérer la marquer d’une régression spirituelle. Et de son côté, la philosophie, si elle ne veut pas renoncer à ses ambitions anciennes, ne peut guère renoncer à cette connaissance intuitive dont la poésie fournirait le modèle.

mercredi 13 juin 2012

Penser la République, la guerre et la paix

à propos d'un ouvrage de Gabriel Galice et Christophe Miqueu


Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau[1] : voilà un ouvrage qui commémore le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en restituant pleinement la portée subversive, révolutionnaire, de l’œuvre du « citoyen de Genève ».
Les auteurs – organisateurs d’un colloque qui s’est tenu à Genève au printemps dernier – s’attaquent une question des plus brûlantes : comment penser à la fois souveraineté populaire dans un cadre national – et même assez restreint quand on connaît la dilection de Jean-Jacques pour les petites républiques dont l’étendue ne dépasse pas les facultés humaines – et la possibilité de la paix entre les peuples. Nombreux en effet sont ceux qui font de l’État- moderne la matrice des guerres du XIXe et du XXe siècle et qui, pour éviter de nouveaux conflits, soit regrettent le système d’Empire – on a entendu de beaux esprits regretter l’empire austro-hongrois et préconiser de revenir à cette inspiration pour construire l’Europe – soit demandent qu’on en finisse avec la souveraineté populaire pour laisser la place à la gouvernance. Selon nos auteurs, et on doit les suivre sur ce chemin, la pensée rousseauiste permet de dépasser cette contradiction.
Premier constat : « L’idée centrale de Rousseau est la suivante : la guerre est intrinsèquement politique, elle oppose des États et à travers eux des peuples. Elle vise moins à tuer des hommes qu’à détruire le corps politique. » (38) L’état de guerre n’est pas un état de nature : il ne résulte pas d’on ne sait quelle agressivité, d’on ne sait quelle tendance naturelle à la destruction comme le supposent Hobbes, et après lui de nombreux auteurs, jusqu’à certains psychologues modernes ou aux partisans de l’éthologie à la façon de Lorenz. Mais si l’état de guerre politique, il découle donc d’une mauvaise organisation politique et pour dépasser cet état il faut que les hommes puissent vivre dans une société « bien ordonnée » – pour reprendre ici une expression de la première version du Contrat Social. C’est pourquoi le pacifisme rousseauiste est un pacifisme conséquent : prenant le mal à la racine, il définit les contours de la cité idéale, prolongeant, en lui donnant une force rare, l’idéal républicain. Sachons gré aux auteurs d’avoir clairement situé Rousseau dans cette tradition, fort ancienne (Cicéron, Salluste), mais surtout profondément renouvelée par l’œuvre de Machiavel (dont j’ai eu l’occasion de souligner combien elle irrigue la pensée de Rousseau – voir D. Collin : Comprendre Machiavel, Armand Colin). Le nouveau « contrat social » inventé par Rousseau, loin d’être ce contrat de dépossession des droits naturels que défend la tradition hobbesienne, établit une nouvelle forme de liberté, la liberté commune de la République dont l’épanouissement est la démocratie directe, c’est-à-dire l’exercice effectif de la souveraineté populaire par chacun et par tous les citoyens. Comme le rappellent Miqueu et Galice, « il n’y a de liberté pour tous que lorsque le peuple est libre de tout asservissement et que pouvoir, et principalement celui de légiférer, appartient non aux gouvernants mais bien au peuple, c’est-à-dire à la volonté générale qui, au sein du peuple est l’auteure des lois. » (54)
Mais comment les citoyens peuvent-ils être effectivement libérés de tout asservissement ? Les inégalités sociales expriment toujours, d’une manière ou d’une autre, la domination d’une partie sur l’autre, ce qui rend le contrat « tyrannique ou vain », ainsi que le disait Rousseau. « La grande nouveauté du républicain Rousseau dans l’histoire de l’idée de citoyenneté est donc de fixer théoriquement de manière définitive la nécessité pour les républicains de rendre indissociable liberté et égalité. » (64) C’est sur cette conception de l’égalité-liberté que se fonde le patriotisme rousseauiste. Les auteurs montrent avec toute la précision nécessaire que ce patriotisme n’a rien à voir avec le nationalisme tout en se distinguant clairement de l’humanitarisme bien-pensant qui sévissait déjà à l’époque des Lumières. On connaît les polémiques de Rousseau contre ces cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leur voisin. « Que portent ces amis auto-affirmés de l’humanité sinon la défense d’un individualisme acharné qui ne connaît plus l’esprit de  » (78).
Comme ce patriotisme est d’abord l’amour des institutions de la liberté et des citoyens qui les partagent, comme il n’est pas l’amour de la terre, il est naturellement pacifiste ; l’esprit guerrier se limite strictement à la défense de la patrie et de la liberté. Le républicanisme de Rousseau ne laisse pas place à l’esprit de conquête, à ces républiques qui ne sont que des empires sans empereurs comme le furent les républiques coloniales du 19e et du 20e siècle. L’idée d’une Europe des nations souveraines se dessine en filigrane dans l’œuvre de Rousseau, mais cette Europe n’a rien à voir l’Europe du 18e et d’aujourd’hui, gangrenée par le pouvoir de l’argent et où la dilution des nationalités n’est que le revers de l’appétit effréné de la domination financière et de tout ce qui l’accompagne.
Je voudrais signaler deux points à approfondir, que les auteurs dans le cadre de cet ouvrage ne pouvaient évidemment traiter. Le premier concerne le « patriotisme constitutionnel » défendu par Habermas. Les formulations employées par Galice et Miqueu pour qualifier le patriotisme de Rousseau évoquent la thèse du philosophe allemand. La différence est que, chez Habermas, le patriotisme constitutionnel désigne des institutions supranationales, dans une perspective universaliste – Habermas est partisan de la construction européenne – alors que le patriotisme rousseauiste est inséré dans un « corps politique » relativement restreint et distinct de ses voisins, c’est-à-dire dans une  dont les déterminations ne sont finalement pas uniquement constitutionnelle (langue, histoire commune, etc.).
Le deuxième point concerne les rapports entre la pensée de Rousseau et le . Reprenant à leur compte la distinction entre  (politique) et libérisme (le libre marché), les auteurs approuvent la nécessité de « relativiser l’antagonisme usuel entre libéraux et républicains ». Un auteur comme Maurizio Viroli (voir Républicanisme, Le Bord de l'eau, coll. « Les voies du politique », 2011) fait de Rousseau un des grands penseurs de la tradition républicaniste tout en défendant l’importance majeure de l’individualisme et de la « liberté négative ». Pour Viroli, le  et le républicanisme défendent au fond les mêmes valeurs, les libéraux étant seulement inconséquents dans cette défense de la « religion de la liberté ».
Quoi qu’il en soit, Galice et Miqueu nous offrent un Rousseau totalement actuel, un Rousseau apte à éclairer la réflexion politique aujourd’hui. C’est aussi un excellent travail pédagogique : les auteurs complètent leur propos par un lexique Rousseau des plus utiles. Un livre donc à lire, à faire connaître, à faire lire, aux politiques, aux professeurs et aux étudiants qui veulent chercher à y comprendre quelque chose.


[1] PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, par Christophe Miqueu et Gabriel Galice, ISBN: 978-2-05-102155-5, 15 x 22 cm, 240 pages, relié, CHF 30.- / € 26.50 ttc

jeudi 12 avril 2012

Hannah Arendt, le totalitarisme et la banalité du mal

Le totalitarisme est la principale figure du mal au XXe siècle. Auschwitz, symbole des camps d’extermination est un des tournants majeurs de l’histoire humaine. Si on ne fait plus guère de difficulté pour reconnaître dans le nazisme le “ mal absolu ”, la définition du totalitarisme reste sujette à discussion. Hannah Arendt, dans ses trois volumes de L’origine du totalitarisme (réédition Points, Seuil) tente de l’élucider théoriquement. Le totalitarisme doit tout d’abord être compris en le situant dans le courant historique qui le fait naître, c'est-à-dire dans la conjonction de l’antisémitisme moderne et de l’impérialisme sans quoi le nazisme eût été impossible. En second lieu, il faut en mettre à jour les traits fondamentaux qui sont communs aux différents systèmes totalitaires que nous siècle a connus. Hannah Arendt montre que le système stalinien de l’URSS et le système nazi peuvent être réunis sous le même concept de totalitarisme. Mais cette analyse qui appartient à la théorie politique trouve son prolongement dans la réflexion  qu’elle mènera à l’occasion du procès Eichmann (voir Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, Folio, Gallimard).
  1. Les sources du totalitarisme
    1. L’antisémitisme.
L’antisémitisme est création originale de notre époque et non le prolongement la haine traditionnelle des chrétiens à l’égard des Juifs. Il est une idéologie laïque qui se développe à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Pour le comprendre, il faut le resituer dans ses rapports avec le déclin de l’État-. La préservation de la spécificité de la  juive correspondait à la coïncidence des intérêts d’un côté de l’État- qui donnait aux Juifs un rôle particulier et, d’autre part, de la  juive elle-même, ou de ses représentants traditionnels. Avec l’avènement de l’impérialisme, la domination complète de la bourgeoisie et la soumission complète de l’État aux intérêts financiers privés, le rôle spécifique des Juifs (par exemple sur le plan financier et diplomatique) n’a plus lieu d’être, alors même qu’ils n’ont pas réussi à s’intégrer à la bourgeoisie financière.
Ainsi, l’antisémitisme n’est pas une forme particulière de nationalisme.Au contraire, il s’exprime d’emblée par des organisations supranationales et, bien que dans la forme sa propagande copie celle des partis réactionnaires, il vise en réalité à “ une rupture fondamentale avec l’ordre existant ” par un gouvernement intereuropéen au-dessus de toutes les nations, ainsi que le proclame le premier congrès international antijuif, réuni à Dresde en 1882. Le nazisme ne milite pas pour la suprématie de la  allemande, mais pour celle de la “ race aryenne ” dont une partie des Allemands est exclue. L’idée de l’unification de l’Europe sous la direction de cette “ race des seigneurs ” est un des thèmes centraux de la propagande.
Paradoxalement, c’est l’égalité de droit des Juifs, conquise progressivement, à partir de la Révolution française, qui constitua un des plus puissants facteurs de l’antisémitisme moderne. Si l’égalité est la justice, elle est en même temps une entreprise hasardeuse. “ C’est parce que l’égalité exige que je reconnaisse tout individu quel qu’il soit comme mon égal, que les conflits entre groupes qui, pour une raison ou une autre, refusent de reconnaître leur égalité réciproque de base, revêtent des formes si effroyables. ”
    1. L’impérialisme
S’opposant aux analyses marxistes, Hannah Arendt montre que l’État- n’est pas l’instrument de la bourgeoisie. “ L’impérialisme naquit lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de la production capitaliste s’insurgea contre les limitations nationalistes imposées à son expansion économique. ” L’État- ne peut construire un empire sans mettre en cause ses propres fondements intérieurs – le corps politique est menacé – et sans éveiller les sentiments nationaux des peuples conquis. La philosophie politique de l’impérialisme est la première à proclamer que “ le pouvoir est l’essence de toute structure politique. ” Ce sont les motifs économiques qui vont alimenter cette transformation. La véritable émancipation de la bourgeoisie n’est pas la constitution de l’État-, mais celle que lui procure l’impérialisme, cette époque où “ les hommes d’affaires devinrent des politiciens ”.
Le racisme n’est pas une invention nazie car “ le racisme a fait la force idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle ”. Il nie “ le grand principe sur lequel sont bâties les organisations nationales des peuples, à savoir le principe d’égalité et de solidarité de tous les peuples, reposant sur l’idée d’humanité. ” Les théories racistes sont souvent anti-nationalistes. La fascination pour la décadence est un autre trait essentiel du racisme. Enfin, bien que le scientisme des Lumières et leur pensée de la diversité des races puisse sembler fournir des arguments au racisme, les Lumières pensent l’unité de l’espèce humaine. Le racisme se construit en réaction contre les Lumières, en affirmant le “ polygénisme ” de l’espèce humaine.
Avec le racisme comme principe politique et la bureaucratie comme principe de domination, l’impérialisme se lance à l’assaut de continents entiers pour y perpétrer “ les massacres les plus terribles de l’histoire récente ” comme l’extermination des tribus hottentotes par les Boers. C’est une véritable folie qui semble saisir les colonisateurs. Et c’est de cette folie que sortira le XXe siècle. Après la conquête du monde, l’impérialisme doit se développer au sein même de l’Europe. Les mouvements pangermanistes et panslaves constituent les phénomènes majeurs d’où est issue l’histoire contemporaine. Le grand tournant se situe le 4 Août 1914 qui fait exploser les nations européennes et ébranle tout le système politique “ avant que le totalitarisme n’attaque sciemment et ne détruise en partie la structure même de la civilisation européenne. ”
  1. Le système totalitaire
S’appuyant sur ces mouvements de fond de la société moderne, le système totalitaire qui s’incarne dans le nazisme et le stalinisme présente néanmoins des traits très spécifiques qui font qu’il ne peut être ramené à aucune des catégories classiques de la théorie politique (tyrannie, despotisme, etc.).
  1. L’alliance de la populace et de l’élite
Le totalitarisme apparaît d’abord comme l’époque de l’irruption des masses sur la scène historique. Il ne s’agit plus des classes sociales au sens ancien du terme (comme chez Marx) ni du peuple (au sens de la philosophie politique) mais de la populace fascinée par le mal. L’unité de cette “ organisation des masses ” n’est ni la conscience d’un intérêt commun, ni une “ logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis ”.
La crise des élites, le mécontentement violent à l’égard de la civilisation – la critique des “ intellectuels ”, de la rationalité, l’exaltation du sentiment – le type de personnel sélectionné dans les aventures coloniales et les guerres – aventuriers de tout poil, individus dont la structure  a été détruite par l’exercice répété des massacres – tout cela prépare cette alliance de la populace et de l’élite si caractéristique des mouvements totalitaires. Le mouvement totalitaire vise ni plus ni moins qu’à la transformation de la nature de l’homme, à créer un “ homme nouveau ”, par l’endoctrinement, mais aussi, dans le cas nazisme, par les méthodes de sélection du bétail.
    1. L’État et la terreur
Le système du parti unique ne résume pas le totalitarisme. Staline dut briser le vieux parti bolchevik pour mettre sur pied le parti totalitaire. Le régime totalitaire vise une accumulation de pouvoir illimitée. “ La lutte pour la domination totale de toute la population terrestre, l’élimination de toute réalité non totalitaire rivale, est inhérente aux régimes totalitaires eux-mêmes… ” À la différence des partis extrémistes classiques, socialistes révolutionnaires ou nationalistes, les mouvements totalitaires se radicalisent après la prise du pouvoir. La gestion de l’État et l’élimination de l’opposition permettent le déchaînement de la terreur. Les États totalitaires s’affranchissent de toute règle. Ils semblent être dans un état permanent d’anarchie.
La radicale nouveauté de l’État totalitaire fait éclater l’alternative entre régimes sans lois et régimes soumis à des lois. La terreur s’impose quand les hommes sont isolés c'est-à-dire quand ils ont rompu tout lien avec la vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail. C’est ainsi que le totalitarisme est inséparable de la transformation radicale de la condition humaine dans le monde contemporain (voir, de Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne).
  1. L’enfer et la banalité du mal
    1. Le mal superficiel
Pour comprendre l’essence du phénomène totalitaire, on doit expliquer comment tous les ressors de la conscience  ordinaire peuvent être détruits. Il s’agit aussi de bien cerner quel genre d’enfer les nazis ont construit, quelque chose qui n’a rien à voir avec les tueries de masse ou les folies destructrices qui ont maintes fois saisi l’humanité. L’analyse du “ cas ” Eichmann, criminel guerre nazi, capturé par les services secrets israéliens, jugé et pendu à Jérusalem en 1961, démontre comment l’homme ordinaire devient l’exécutant et l’organisateur de la “ solution finale ”. Revenant sur cette affaire dans l’introduction à La vie de l’esprit (son dernier ouvrage), Hannah Arendt écrit : “ Ce qui me frappait chez le coupable, c’était le manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remontrer le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démonique ni monstrueux. ” Eichmann n’était pas un fanatique nazi, ni un antisémite enragé, ni une brute inculte qui aurait obéi machinalement. Le trait véritablement frappant qui le caractérise est le “ manque de pensée ”. Non pas la stupidité, mais l’incapacité de penser, la propension à laisser sa vie se jouer comme une “ comédie macabre ” dont il répète le texte comme autant de clichés, de formules apprises par cœur.
C’est précisément parce que le mal est superficiel qu’il peut se répandre comme un feu de paille et saisir des millions d’hommes. S’il fallait être particulièrement démoniaque, s’il fallait être un monstre exceptionnel, le mal n’aurait jamais pris l’extension qu’il a pu prendre dans le système totalitaire.
    1. Le manque de pensée et l’obéissance
Eichmann avait provoqué l’indignation de ses juges en déclarant “ qu’il avait vécu toute sa vie selon les principes moraux de Kant et particulièrement selon la définition que Kant donne du devoir. ” (Eichmann à Jérusalem, Chap. VIII). Kant, en effet, semble affirmer que le bon citoyen doit obéir à la loi civile et qu’aucune circonstance ne peut justifier qu’on puisse se soustraire à ses obligations légales. De là Eichmann en déduit qu’on devait appliquer l’impératif du Troisième Reich : “ Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait. ” Cette “ adaptation ” de Kant consiste à expurger la pensée de la pensée de Kant. Le cœur de la  de Kant réside justement dans la faculté de juger, qui exclut, par définition, l’obéissance aveugle. L’invocation de l’obéissance aux ordres est donc une scandaleuse manière de refuser ses responsabilités : “ en politique, obéissance et soutien ne font qu’un. ”
Cette perversion de la , évidée de son contenu rationnel et remplacée par l’obéissance au chef, suppose la perversion du langage. Orwell avait analysé cette perversion dans son 1984 : la novlangue a pour but de détruire tout sens du langage ordinaire par divers procédés dont l’identification des contraires : la liberté c’est l’esclavage, etc.. Hannah Arendt montre à son tour comment le système de commandement et de propagande du nazisme repose sur les “ règles de langage ”, l’emploi d’un langage perverti en son fond. De l’expulsion des Juifs signifie la destruction des Juifs d’Europe ; “ accorder une mort miséricordieuse ” (euthanasie) signifie meurtre ; la “ solution finale ” signifiera que, pour “ éviter les souffrances inutiles ” on va organiser le système des chambres à gaz. C’est précisément ce qui permet au criminel Eichmann de se retrouver en harmonie avec la société, car la société allemande toute entière s’est défendue contre la réalité du crime par les mêmes moyens que Eichmann : l’auto-intoxication, la stupidité et le mensonge.
Laissons, pour finir, la parole à Hannah Arendt : “ Dans tous les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : “ Tu ne tueras point ”, même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre la loi du pays de Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : “ Tu tueras ”, même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l’encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, la mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement, celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l’immense majorité d’entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient naturellement, que c’était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d’entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s’ils ont vite appris à résister à la tentation. ”
Denis Collin

A propos de la représentation

La volonté ne peut être représentée : tel est le nœud du Contrat Social de Rousseau. Je peux donner mandat à quelqu’un pour exécuter une action, mais je ne peux lui donner mandat pour vouloir à ma place. La position de Rousseau est radicale et conduit à deux conclusions : 1° le pouvoir souverain ne peut être exercé que par le peuple assemblé ; 2° ce genre de constitution politique n’est peut-être pas fait pour les hommes mais seulement pour les dieux !L’élimination de la représentation comme figure centrale de l’aliénation politique semble en effet pratiquement impossible dès qu’on quitte le royaume des déductions logiques pures pour s’intéresser aux modes d’organisation effectifs des groupes humains.
1.      Un groupe n’existe que s’il se pose lui-même comme représentatif ;
2.      Un groupe n’est effectif que s’il peut être représenté ;
3.      La représentation du groupe, tendanciellement, tend à s’émanciper des contraintes de la représentation pour s’auto-représenter – phénomène de bureaucratisation.

La démocratie directe est toujours représentative

Se gouverner soi-même, c’est être libre et c’est appartenir de plain pied au corps politique qui se gouverne lui-même. Cette identité essentielle de la volonté de chaque individu avec la capacité décisionnelle du corps politique pose cependant un problème. Qu’est-ce qui permet à groupe de se constituer en corps politique ? C’est justement que ce corps collectif se pose comme représentatif. Prenons l’exemple de la démocratie athénienne classique. Les Athéniens la voient comme un gouvernement des égaux, ainsi que l’affirme Aristote dans Les Politiques. Toutes les volontés individuelles se confrontent directement et publiquement et finissent par former ainsi la volonté générale. Mais qu’est-ce qui rend légitime cette prise de décision ? Uniquement ceci : l’assemblée représente la cité. Les citoyens libres prennent des décisions en lieu et place des femmes, des enfants, des esclaves, des métèques. Ils « représentent » ceux qui ne peuvent ou qu’on ne juge pas apte à décider. Certes, aujourd’hui nous n’avons plus d’esclaves, les femmes peuvent voter et, sous certaines conditions, on commence à admettre le vote des étrangers. Mais il reste et restera toujours un part plus ou moins importante de la population qui sera jugée incapable de décider (les enfants, les malades mentaux, etc.) et qui pourtant sont considérés comme faisant partie du corps politique.Mais ce qui est vrai de la cité gouvernée par des lois l’est de n’importe quel groupe organisé où une décision doit être prise qui engage tout le groupe. La moindre assemblée générale d’une association se doit d’être « représentative ». Le quorum définit simplement le seuil à partir duquel les présents sont réputés pouvoir parler au nom des absents. Mais ce n’est pas tout : l’assemblée est d’autant plus représentative qu’il y a moins d’individus à représenter : une assemblée représentative est une assemblée où tous les individus concernés sont présents et donc n’ont pas besoin d’être représentés. Où est donc le mécanisme représentatif ? L’assemblée forme un corps constitués des nombreux corps des individus et c’est ce corps lui-même qui représente les individus. Autrement dit chacun est présent non à titre de particulier mais comme représentant de tous ! L’assemblée est représentation, au sens d’une représentation théâtrale, car ce corps collectif qu’est le groupe ne peut exister que dans cette mise en scène.
Tout groupe est représenté
Le groupe assemblé dans l’exercice public de la parole, dans cette unité d’une pluralité, a néanmoins immédiatement besoin d’être représenté. Tous les participants ne peuvent parler ensemble ; il faut nécessairement désigner quelqu’un qui parle au nom du groupe ; les délégués d’une assemblée de grévistes vont négocier au nom des grévistes. La plus petite association de pêcheurs à la ligne se dote d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Impossible de s’affranchir de cela. Même les groupes les plus informels tendent spontanément se différencier : au restaurant le connaisseur choisit les vins au nom de ses amis.
Ainsi, l’opposition de la démocratie directe et de la démocratie représentative semble assez factice. La démocratie directe désigne un certain type de rapport entre les représentants et les représentés mais nullement l’absence de représentation. Toutes les expériences de démocratie directe le confirment. Les citoyens athéniens exerçaient une certaine forme de démocratie directe puisque tous participaient – théoriquement – à la formation de la décision. Mais l’exercice effectif du pouvoir suppose que certains puissent parler au nom de tous, que certains puissent disposer du pouvoir de faire exécuter la décision commune. C’est pourquoi les Athéniens désignaient des magistrats, cette contradiction dans les termes, des égaux plus grands que les autres. La revendication de l’égalité ne peut jamais aller jusqu’à l’abolition de cette représentation qui est presque une incarnation du pouvoir commun. Simplement dans ce régime le plus démocratique, les citoyens veulent participer à la magistrature et donc veulent être tour à tour gouvernants et gouvernés. La destruction de toute représentation détruit le groupe lui-même. S’il s’agit de la société civile, la destruction de la représentation conduit à une anomie qui favorise toutes les entreprises totalitaires.
La représentation échappe tendanciellement au groupe
Si le problème de la représentation est inéliminable, il s’ensuit que nous sommes nécessairement confrontés à la séparation des représentants et des représentés. Tant que le groupe est en action, les représentants sont sous le contrôle direct des représentés : le connaisseur en vins ne peut pas choisir uniquement pour lui, pas plus que le délégué du comité de grève ne peut s’entendre avec le patron dans le dos des grévistes. Mais dès que le groupe s’institutionnalise, la scission entre représentants et représentés devient inévitable.
Robert Michels dans son ouvrage classique sur Les partis politiques donne une analyse pénétrante de ce processus, dont il voit l’origine dans la combinaison de plusieurs facteurs : les nécessités fonctionnelles de l’action (quand on cherche un porte-parole, il est préférable de choisir celui qui parle bien) ; la dynamique interne de l’organisation qui doit, pour pouvoir agir, se dote d’un appareil permanent ; les caractéristiques psychologiques des représentants (leur caractère dominateur) ; la psychologie des représentés qui, dans leur grande masse et sauf à des moments exceptionnels, préfèrent laisser les représentants agir à leur place. Ainsi s’explique la bureaucratisation des organisations (partis et syndicats) nés du mouvement ouvrier du xixe siècle, un mouvement qui pourtant faisait de la démocratie directe, du refus des institutions oppressives un des axes de son combat. Cette analyse pourrait aussi s’appliquer, mutatis mutandis, à l’évolution des soviets en Russie, progressivement évidé de toute vie politique pour être remplacé par l’appareil du Parti bolchevik.
L’homme est peut-être un animal politique, mais la constitution effective des groupes humains actifs montre que ce caractère politique est, peut-être irréductiblement contradictoire. Notre liberté ne s’exerce qu’en participant à égalité avec d’autres à des formations sociales capables de décider. Mais dans le même temps ne s’exerce qu’à travers les médiations de la représentation et se trouve mise en péril par cela même qui en constitue la condition d’effectivité.
 
 
 

samedi 7 avril 2012

Faut-il, doit-on imposer des limites à la recherche technique et scientifique ?

Réponse à la question soumise à l'étude du congrès de la Libre Pensée

La question à l’étude du prochain congrès de la Libre Pensée est si pleine d’ambiguïtés qu’on ne sait pas trop par quel bout la prendre. « Faut-il » et « doit-on » ne sont pas des synonymes : la nécessité et l’obligation ne sont pas identiques, on ne se soustrait pas à la nécessité alors qu’on peut manquer à ses obligations. Le deuxième point délicat consiste à traiter en bloc de la « recherche technique et scientifique ». Commençons par là.
Le langage courant utilise abondamment le syntagme « scientifique et technique » ; quand on veut parler de manière plus critique, on parle de « technoscience ». Bref il serait devenu impossible de séparer science et technique. C’est si vrai que les « semaines de la science » et autres démonstrations de ce genre à destination des jeunes publics n’exposent généralement que des objets techniques en lieu et place de la science qui ne peut pas donner lieu à des démonstrations très spectaculaires : faire visiter un accélérateur de particules n’est pas très facile ni, de toutes façons, très parlant pour le quidam ! Quant aux travaux des mathématiciens, ils ne trouvent pas de place dans la « société du spectacle ».
Cette confusion entre science et technique est ancienne et s’enracine dans la réalité des sciences modernes telles qu’elles se sont constituées depuis le XVIIe siècle. C’est Descartes qui annonce le programme des siècles à venir : la science nouvelle dont il est un des fondateurs (dans la lignée ouverte par Galilée) va nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette science nouvelle fournira « des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles », elle se sera une science essentiellement « pratique » qui permettra « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » (Discours de la méthode, VIe partie) Descartes n’hésite pas : la science a pour but de produire des « artifices » qui permettront d’alléger la peine des hommes, d’améliorer la santé du corps et même de transformer l’esprit – de le rendre plus sage. On trouverait sans peine des textes d’une inspiration semblable chez Leibniz (voir Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle). Et c’est bien le programme des temps modernes qui est exposé ici : la science ne vise pas la connaissance spéculative (le savoir pour le savoir comme le disait Aristote), elle vise l’action transformatrice de la réalité. Ce qui permet à cette ambition de se déployer, c’est la conception galiléenne que Descartes a adoptée et après lui Leibniz : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». S’il en est ainsi la connaissance scientifique de la nature sera la connaissance de ses lois mathématiques, lesquelles permettent non seulement de décrire la réalité de manière simple mais aussi et surtout de la prédire et de la prévoir. C’est-à-dire de disposer tous les moyens nécessaires en vue d’atteindre un but calculable.
Ainsi, science pure, science appliquée et technique (on dira bientôt technologie) forment de plus en plus un tout indissociable, une technoscience. La connaissance scientifique pure est impossible sans bénéficier d’un appareillage technique qui permet d’interroger la nature « comme un juge en charge » (l’expression est de Kant) et, réciproquement, la connaissance scientifique permet de construire de nouveaux appareils – les instruments optiques et les horloges constituent un bon exemple de cette interaction entre science et technique. Toute cette histoire est très connue et riche d’enseignements pour quiconque s’intéresse aux sciences et aux techniques – il est d’ailleurs très dommage que cette histoire soit si peu enseignée.
Il reste que la confusion science/technique pour explicable qu’elle soit ne s’impose pas nécessairement comme une vérité intangible. Ce qu’on attend d’une théorie scientifique, c’est qu’elle soit vraie, alors que ce que l’on attend d’une technique, c’est qu’elle soit utile ! Or l’utilité n’est pas une valeur intrinsèque : elle renvoie toujours à un autre terme et elle est donc toujours relative. La découverte de la radioactivité fait progresser la connaissance scientifique de la réalité, mais la mise au point de la bombe atomique ne fait progresser aucune connaissance (sauf peut-être indirectement) et la question qu’il faut lui poser, en tant qu’application d’une découverte est : « à quoi cela sert-il ? » et également « à qui cela est-il utile ? ».
Que la bourgeoisie montante ait eu besoin d’une certaine conception de la nature – d’une certaine ontologie – c’est-à-dire d’une nature mathématisée et à disposition des hommes, et qu’elle ait privilégié une théorie purement opératoire de la vérité, c’est incontestable et cela fut certainement en son temps un progrès face à un monde féodal en décomposition dominé par les conceptions théologiques de la nature. Mais ce progrès passé ne doit pas nous interdire de prendre le recul critique nécessaire ni de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée (voir Lukacs, Ontologie de l’être social).
Considérons maintenant les questions qui se posent directement à nous. Nous avons appris, durement, que le progrès « technique et scientifique » dont rêvaient les Lumières n’a pas nécessairement eu les effets bénéfiques pour l’émancipation de l’humanité que l’on aurait pu attendre. Le capital développe certes la recherche scientifique mais en l’asservissant à ses besoins propres, c’est-à-dire la valorisation du capital. Ainsi l’un des champs principaux de la recherche en physique a été l’industrie d’armement. Évidemment, personne ne peut vouloir limiter la recherche en physique mais aucun être humain sensé ne peut approuver le développement technique de ces recherches vers la production d’armes qui perfectionnent la capacité des grandes et des moins grandes puissances à détruire massivement les hommes et avec eux la planète qu’ils habitent. L’on voit mal comment la Libre pensée pourrait affirmer que l’on ne doit pas mettre de limites à la recherche technique et scientifique dans le domaine de l’économie d’armement. Non seulement on doit limiter ces recherches mais plus encore : il faut mettre hors d’état de nuire leurs commanditaires !
Entrons maintenant dans un domaine un peu plus délicat. Des dirigeants de Monsanto (la firme qui produisait « l’agent orange » employé par l’armée US au Vietnam) jusqu’à certains marxistes défenseurs du « progrès technique et de la « croissance des forces productives », en passant par l’inénarrable M. Allègre, il est de bon ton de critiquer les adversaires des OGM comme des obscurantistes attardés, voire des suppôts du cléricalisme. Sans doute, certaines méritent-ils cette qualification. Mais la question n’est pas là. Le capitalisme ne développe pas les OGM pour éradiquer la faim dans le monde et permettre à la planète de se nourrir ainsi que le répètent à l’envi des apologistes niais et les propagandistes stipendiés par Monsanto, Novartis et tutti quanti. Il s’agit en fait, avec les OGM, comme avec les récentes lois sur les semences, d’éradiquer l’agriculture paysanne et soumettre toute la production agricole mondiale à la direction des multinationales capitalistes déjà citées. Quant au débat sur la nocivité ou non des OGM, on nous permettra d’être sceptiques : la preuve de la non-nocivité des OGM est fournie … par les laboratoires des entreprises commercialisant des OGM et s’il s’agit de la recherche publique seuls les ignorants qui veulent le rester ignorent qu’elle est tombée depuis belle lurette sous la coupe de puissants intérêts financiers privés. En outre, de nombreux scientifiques, aussi peu « obscurantistes » que Pierre-Henri Guyon ont dénoncé les effets graves pour la biodiversité de la monopolisation de la production de semences par ces intérêts financiers. On ne peut donc pas confondre ici les intérêts de la connaissance scientifique et les applications techniques que veulent développer les multinationales en vue de maximiser leurs profits. Du même coup on mesure encore une fois combien est confuse l’expression « recherche technique et scientifique ».
Venons-en maintenant au problème qui motive visiblement la question soumise à l’étude pour le congrès de la LP : celle de l’interdiction ou de l’autorisation des recherches sur les cellules souches. La question cruciale est – nous dit-on – de savoir s’il est possible ou non de conduire des recherches sur les embryons humains (notamment obtenus après une FIV). Côté église catholique, ce serait là un crime abominable puisque l’embryon est doté ab initio d’une âme éternelle et qu’il est donc une personne qu’on ne saurait employer comme du matériau de laboratoire à l’instar des souris blanches… Du côté des rationalistes : la position de l’Église est du pur obscurantisme auquel les gouvernements ne doivent pas se plier. Il y a d’autres causes annexes à cette cause centrale, comme celle du clonage humain (thérapeutique ou reproductif), celle des « bébés médicaments » et en filigrane le « dépassement de l’humain », l’orientation vers le « post-humain » dont on sait maintenant qu’il n’est pas simplement un thème de science-fiction ou une lubie pour sectes dans le genre du mouvement Raël.
Si on se place d’un point de vue utilitariste grossier, il n’y a pas de problème : la recherche sur les cellules embryonnaires apportera une meilleure connaissance des mécanismes reproductifs et, surtout, permettra d’intervenir sur l’embryon pour éradiquer les maladies génétiques, voire prévenir d’autres maladies. Quant à l’utilisation des cellules souches clonées pour réparer les organes malades, on nous promet d’ores et déjà monts et merveilles.
Qu’un groupe religieux, quel qu’il soit, puisse imposer ses dogmes à la société tout entière, c’est évidemment insupportable. La prétention à affirmer que l’embryon dès la première division cellulaire est une personne ne résiste pas à un examen rationnel, d’autant que l’Église catholique elle-même n’a pas toujours tenu ce discours – les théologiens ont longuement disputé pour savoir à partir de quelle date on pouvait considérer que l’embryon puis le fœtus était doté d’une âme. Bien qu’il y ait une part d’arbitraire, la loi civile a tranché en autorisant l’IVG jusqu’à 12 semaines ; autrement dit, dans les 12 premières semaines, on ne considère pas encore que l’embryon soit légalement une personne humaine. On peut chipoter sur le délai de 12 semaines, proposer de la raccourcir ou de le rallonger, peu importe : l’essentiel est que la définition de la personne humaine n’est pas une affaire de processus biologique mais renvoie directement aux montages du droit qui assurent l’institution de l’humain.
Que les interdits religieux n’aient pas de valeur suffisamment convaincante pour limiter la recherche « technique et scientifique » sur les cellules embryonnaires, cela ne signifie pas automatiquement que l’on doive autoriser ce genre de recherches. On peut faire un détour pour mieux comprendre ce qui est en cause. Supposons que les conceptions matérialistes courantes du rapport corps/esprit soient vraies, ou encore, pour aller vite supposons que Jean-Pierre Changeux ait raison et que l’homme ne soit qu’un « homme neuronal » : il en découlerait que le projet de la lecture directe des pensées à travers l’imagerie médicale – un projet sur lequel on travaille sérieusement aujourd’hui – serait un projet viable. Il offrirait de très nombreux avantages : non seulement les tétraplégiques pourraient commander directement des robots à leur service, sans même avoir besoin de parler, mais encore les criminels seraient plus facilement confondus, le mensonge devenant presque impossible ! On voit bien ici que le gain de connaissances et de progrès pour les malades attendu de telles recherches devrait cependant être pesé à l’aune de ce qu’il rend possible en matière de contrôle des individus par le pouvoir d’État. Si un chercheur met au point une machine à lire les pensées, il faudra détruire immédiatement cette machine et mettre hors d’état de nuire le chercheur et son équipe ! On voit bien par cet exemple, que dès lors qu’on touche à l’homme, non seulement on doit mais encore il faut mettre des limites à la recherche technique et scientifique. On nous rétorquera que, mise en de bonnes mains, ces connaissances seraient fort utiles à l’humanité – d’ailleurs Descartes, cité plus haut, ne proposait-il pas de rendre les hommes plus sages grâce au progrès de la médecine ? L’expérience aurait dû, depuis longtemps, prémunir les hommes sensés contre la croyance à ces fables auxquelles même les petits enfants ne croient pas.
Certes, entre la recherche sur les cellules embryonnaires et l’hypothétique (?) machine à lire les pensées, il y aurait une grande distance. Mais ce n’est pas si sûr. Pourquoi cette frénésie concernant la recherche sur les cellules embryonnaires ? Pour améliorer la santé humaine, répond-on, et qui pourrait s’opposer à un si louable objectif ? À voix basse, certains chercheurs vont bien plus loin : si on peut remplacer par reprogrammation des cellules souches toutes les parties défaillantes d’un corps humain, c’est l’immortalité ou au moins une possibilité de prolongation indéfinie de la vie qui est à notre portée. On pourrait observer combien la technoscience promet de réaliser hic et nunc l’ensemble des promesses de la religion. Lire les pensées : c’était l’apanage de Dieu, mais on nous promet que les hommes le pourront grâce à la « recherche technique et scientifique ». Quant à l’immortalité qui était promise aux bienheureux, la voilà à portée de tous grâce aux recherches sur les cellules souches et au clonage thérapeutique… Cette observation confirme que le scientisme et les religions du salut se situent sur le même plan et partagent une problématique commune. Que l’affaiblissement des religions séculières trouve sa compensation dans cette nouvelle religion de la technique et de la science, cela ne surprendra pas ceux qui ont un peu pratiqué la sociologie des religions. Mais gardons cela pour un autre débat et revenons à la question initiale.
Pourquoi faudrait-il, pourquoi devrait-on encourager la « recherche technique et scientifique » sur les embryons humains ? Les bénéfices attendus et très hypothétiques en matière de santé présupposent que nous ayons fait des progrès considérables dans la manipulation du génome et dans les techniques permettant de contrôler l’expression des gènes. Cela suppose en fait qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui). Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas (voir L’avenir de l’espèce humaine) a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie  fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.
Tant que tout cela restait de la science-fiction, on pouvait hausser les épaules. Mais nous arrivons à un point où le « meilleur des mondes » imaginé par Aldous Huxley est à portée de main. Sans doute les partisans enthousiastes de cette évolution se voient-ils déjà en « alpha plus » ! Mais ils semblent oublier que la condition des « alpha plus » du roman de Huxley (la classe supérieure instruite) n’est guère enviable et s’accompagne de la production d’epsilons, c’est-à-dire d’une humanité réduite à l’état de bêtes de somme, condamnée à un travail abrutissant qu’elle fournit sans maugréer. En vérité, nous sommes devant un gouffre et le sol commence même à se dérober sous nos pieds. La réduction de l’être humain à un corps qui n’est plus qu’un amas de viande (« l’homme machine » dont parlait La Mettrie) est en voie d’arriver son terme. Les capitalistes en rêvaient depuis longtemps, la biomédecine, « la recherche technique et scientifique » sur les embryons promet de le faire ! Car c’est bien la vision de la nature et de l’homme propre au mode de production capitaliste qui trouve son expression dans le projet de fabrication de l’homme : le capital transforme les choses en puissances vivantes et l’homme en choses, le travail vivant en travail mort (voir l’analyse du fétichisme de la marchandise dans la première section du livre I du Capital). Et que l’on ne nous dise pas « On n’arrête pas le progrès ! ». Les thuriféraires du progrès sont des gens qui constatent que nous sommes au bord du trou et nous proposent de faire un grand pas en avant…
Ce qui est le plus curieux dans toutes ces histoires, c’est de voir comment l’idolâtrie du progrès « technique et scientifique » a fini par saisir même ceux qui l’avaient dénoncée jadis, ceux qui voyaient dans la prétendue croissance des « forces productives » l’expression des forces destructives du capitalisme à l’âge impérialisme, l’expression de la barbarie. Il est pourtant plus que temps de réaffirmer que la technique et la science ne sont pas bonnes en elles-mêmes, qu’elles ne sont que des moyens au service de l’homme et que, par conséquent, il peut être moralement juste de limiter la recherche dans certains domaines et que parfois même cela peut s’imposer comme une nécessité, une question de vie ou de mort.
 
Le 7 avril 2012 – Denis COLLIN  


Communisme et communautarisme.

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