dimanche 21 août 2016

De Rawls au républicanisme


Conférence devant l’association Philocéane – Le Havre/ Mars 2003

La disparition récente de John Rawls n’a pas beaucoup ému les médias français – si on la compare avec la place qu’a occupée la mort de Pierre Bourdieu. Je ne suis pas sûr que la presse américaine, toute à ses frénésies guerrières, y ait consacré beaucoup plus de place. Pourtant, John Rawls est à l’évidence l’un des plus importants philosophes politiques du dernier siècle. Et aussi l’un de ceux dont la philosophie se diffusera dans les autres disciplines (sociologie, économie, par exemple). Rawls tentera de penser une véritable théorie politique dont la portée puisse être pratique. Nous connaissons des philosophes qui ont eu un rôle politique important, ainsi Sartre. Mais la philosophie de Sartre n’est pas une théorie politique : c’est une philosophie morale et on peut même dire que les déboires de Sartre renvoient précisément à son incapacité à penser la politique autrement que sous la forme d’une morale de l’engagement. Mais laissons là Sartre. Puisque j’évoquais Bourdieu, quoi qu’on pense l’apport de son œuvre, on doit bien constater qu’il ne définit pas une conception politique qui aille au-delà de quelques principes généreux … et vagues. Rawls est un philosophe politique et un grand. On doit le situer exactement dans la lignée des classiques, de Locke à Kant en passant par Rousseau. Et puisque je me propose de procéder à une évaluation critique de l’œuvre de Rawls, je tenais, en commençant, à préciser en quelle estime je le tiens.
L’ouvrage majeur de Rawls, sa Théorie de la justice, est publié en 1971. Son objectif est de penser la possibilité d’une société tout à la fois relativement égalitaire et pluraliste. En donnant les justifications morales d’un État fortement redistributeur, tout en défendant l’économie de marché, Rawls s’inscrit de fait dans ce courant qui, depuis plusieurs décennies cherchait une " troisième voie" entre le socialisme bureaucratique et plus ou moins tyrannique des régimes issus du stalinisme et le capitalisme, appelé à tort libéral, dont les États-Unis apparaissaient comme les champions. Parmi les théoriciens de la 3e voie, on trouve surtout des économistes – comme l’Américain JK Galbraith ou le tchèque Ota Sik. Mais Rawls élève la réflexion au niveau du concept. Personne ne s’y est trompé. La publication de la TJ est le point de départ d’une vaste discussion en philosophie politique et bien au-delà : on dit que la bibliographie des livres et articles consacrés à la TJ et à Rawls formerait, à elle seul, un volume de 800 pages !
Cependant, avec Rawls, on aurait bien une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : " quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule".
En effet, la TJ paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des " Trente Glorieuses" va prendre fin et où les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressiste des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Si on ne veut pas adopter le point de vue très historiciste de Hegel, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde que la TJ a essayé de penser et qui ont conduit à sa subversion ne sont pas aussi les contradictions de la TJ. Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les contradictions que nous laisse la théorie de la justice.
Je voudrais donc pour commencer rappeler quels sont les grands principes de la TJ. Ce sera nécessairement sommaire et je ferais largement l’impasse sur les multiples variantes que Rawls a été amené à donner au fur et à mesure que se développait la discussion autour de son œuvre. Mais je crois que ces variantes et corrections ne font que confirmer les critiques que j’aurai à faire. Dans une deuxième partie, je montrerai pour quelles raisons la TJ ne tient pas ses promesses et à quelles contradictions elle se heurte. Enfin, je montrerai qu’il y a au moins une manière de poursuivre de manière conséquente l’inspiration rawlsienne, à condition de prendre la TJ pour ce qu’elle est en fait, c'est-à-dire une des variantes du républicanisme social. J’essaierai de montrer pourquoi, selon moi, le républicanisme tel que l’a reformulé Philip Pettit, constitue une alternative féconde à la TJ.
Un petit mot avant de passer au vif du sujet. Je vais préciser " d’où je parle", comme on disait dans les années 70. Si Rawls ou Pettit m’intéressent, c’est parce que je tiens pour nécessaire une profonde transformation des rapports sociaux. Sans cette transformation, la machine folle de l’économie capitaliste peut nous mener tout droit à la destruction de la civilisation. Jadis, le communisme prétendait être le porteur de cette nécessaire transformation sociale. À l’évidence, ce fut un tragique échec. Pas seulement parce que la théorie de Marx ou de tout grand ancêtre a été mal mise en œuvre, mais plus fondamentalement parce qu’il manquait à Marx et encore plus aux marxistes une véritable théorie politique. Ce que j’essaie de faire, c’est de repenser quelque chose qu’on pourrait appeler, si on y tient, socialisme, mais de le repenser à partir non d’une mythique rationalité économique, mais en faisant de la question politique de la liberté la question centrale.

1 - Les principes de la TJ

Bien que Rawls revendique clairement et de manière conséquente se filiation morale kantienne, la TJ ne se veut pas une philosophie morale mais une théorie politique. Elle vise à penser les principes de base d’une société juste, non pas d’une société utopique mais d’une société qui pourrait être la nôtre et dont la nôtre – c'est-à-dire les sociétés à peu près démocratiques des pays industriels avancés – à certains égards, est assez proche. Je vais essayer de résumer l’architecture de la TJ autour de trois axes.

 a. Les objectifs de la TJ : penser une société bien ordonnée

Rawls affirme : " nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice." (I,1)
(1)   " chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de la justice"
(2)   les institutions de base de la société satisfont (en général) ces principes.
Il y a donc un point de vue commun à partir duquel les divergences et les revendications peuvent être tranchées. Rawls ajoute que " le fait de partager une conception de la justice établit " les liens de l’amitié civique".
À partir des acquis de la philosophie politique classique, il s’agit de fonder les principes d’une société bien ordonnée pluraliste, c'est-à-dire qui soit compatible avec les diverses doctrines compréhensives du bien qui peuvent s’y rencontrer. Ce que nous estimons être la vie bonne n’est pas du ressort de la politique puisque le principe de base de la liberté au sens moderne est la liberté de conscience. Le droit n’a qu’à assurer la coexistence extérieure des libertés individuelles, égales pour tous, il n’a pas à définir les objectifs que les individus devraient poursuivre. C’est ce que Rawls appelle priorité du juste sur le bien. Cette indépendance de la TJ à l’égard des diverses doctrines compréhensives (je dirais " éthiques"), Rawls la pousse assez loin. Il réfute d’abord l’utilitarisme. En privilégiant le bien-être envisagé globalement, l’utilitarisme est relativement indifférent aux droits des individus ainsi qu’aux inégalités de répartition. Donc, l’utilitarisme ne peut fournir les principes de base d’une société bien ordonnée. À l’opposé, Rawls refuse également l’humanisme civique comme doctrine compréhensive. Ce qu’on appelle " humanisme civique" est la conception de la politique qui prend naissance chez Aristote et qui fait résider le bien propre de l’homme dans la participation à la vie publique avec l’idéal communautaire qu’elle suppose. La défense ardente de la " vie publique" par Hannah Arendt s’inscrit à l’évidence dans cette filiation de l’humanisme civique. Une telle conception est pour Rawls une doctrine compréhensive qui ne pourrait pas être acceptée par ceux pour qui la vie privée est plus importante que la vie publique, par exemple. Seul est compatible avec la TJ le républicanisme traditionnel, qui fait de la participation à la vie publique non pas un idéal du bien mais le moyen de garantir la liberté des individus aussi que de la communauté, et exige pour cela un certain nombre de vertus civiques.

 b. Les principes de base

L’objet de la TJ est la détermination de la structure de base de la société, c'est-à-dire de ce qui la constitue comme un ensemble d’institutions sociales formant un système cohérent de coopération. Une institution est " un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités et ainsi de suite." Les principes de base sont formulés ainsi :
1.      " Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur." C’est le principe d’égale liberté pour tous.
2.      " les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous." C’est le principe de différence.
Ces deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, " l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous." Le premier de ces deux principes est très largement accepté puisqu’il ne fait de renouveler la libéralisme classique. Encore faut-il préciser que :
1)      certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.
2)      Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.
3)      Que Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester formelles mais au contraire être " effectives", c'est-à-dire accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.
Le deuxième principe est beaucoup plus problématique pour un libéral au sens continental du terme. Sans prôner un égalitarisme qui le ferait passer pour un dangereux " partageux", Rawls estime que la répartition des richesses et des positions sociales ne ressortit pas à la mécanique " naturelle" de l’économie de marché mais au contrat social. Ce qui suppose des institutions puissantes de redistribution.

 c. La justification procédurale : le voile d’ignorance

Rawls ne se contente pas de proposer des principes qu’on pourrait adoptant en spéculant sur leurs effets. Il tente, en bon kantien, d’en donner une justification a priori.
L’axe de la TJ est qu’une société n’est juste que si ses principes de justice " sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable." Les principes de justice, donc, ne sont justes qu’ils sont déduits d’une procédure elle-même juste. Mais cette procédure repose à son tour à des présuppositions idéales. La situation initiale conçoit les partenaires " comme des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés." Cette dernière considération place la Théorie de la Justice en opposition avec la tradition utilitariste car " le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée."
Il s’agit donc d’une théorie politique qui retravaille la tradition des philosophies du contrat.
À la place de la fiction de l’état de nature telle qu’on la trouve chez Hobbes ou chez Rousseau, Rawls propose une autre fiction, celle du voile d’ignorance : les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes de base de l’économie et de la philosophie politique, mais ignoreraient tout de leurs propres avantages. C’est une idée qui nous est assez familière : pour qu’une décision soit impartiale, nous imposons toujours un certain voile d’ignorance : le secret du vote, le bandeau sur les yeux de celui qui tirera les parts de la galette des rois, etc.
Cette expérience de pensée du " voile d’ignorance" n’exige aucune hypothèse anthropologique forte ; des individus égoïstes, pourvu qu’ils soient rationnels, adopteraient des principes justes s’ils étaient placés sous voile d’ignorance (ce qui fait évidemment écho à la célèbre phrase de Kant qui affirme que " le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement)". Reprenant certains hypothèses des théoriciens du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus égoïstes adopteraient les principes de la TJ parce qu’ils adopteraient la stratégie du " maximin" qui consiste à maximiser la situation la plus défavorable.
Ainsi, dès que l’égalité est possible et avantageuse pour tous, on choisira un partage égalitaire : si celui qui doit partager le gâteau se sert en dernier, il fera des parts égales. De là on peut déduire le principe d’égale liberté pour tous. En ce qui concerne les richesses et les positions sociales, Rawls admet conformément aux principes libéraux que la récompense de l’inégalité des talents et des mérites peut être avantageuse pour tous. Si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux dans une société égalitaire, en adoptant la stratégie du " maximin" on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales ; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence.

2   Les contradictions de la TJ

Ainsi, exposés sommairement les principes de base de la TJ, s’ils fondent quelque chose qu’on pourrait appeler principe de liberté-égalité ou d’égalité-liberté appellent cependant de nombreuses objections. Je vais m’en tenir aux trois qui me semblent les plus graves, en commençant par la fin.

 a.          La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux

·        La justification procédurale n’est pas une fioriture ; elle vise à montrer qu’on peut émanciper la TJ de toute conception substantielle du bien. Or la procédure du voile d’ignorance est conçue pour être impartiale. Les principes de justice découlent d’une procédure impartiale, nous dit Rawls. Le problème, c’est que la justice et l’impartialité ne sont pas deux notions étrangères. L’impartialité est déjà une certaine idée de la justice, une idée très générale, réduite à sa plus simple expression, mais tout de même une idée de la justice ; elle signifie que tous les individus doivent être traités de la même manière. Elle présuppose donc l’égalité de droits. Autrement dit, il est impossible de concevoir une procédure déterminant les principes de base d’une société juste sans posséder déjà une certaine conception de la justice qui se résume à liberté et égalité. Il est donc assez naturel que la procédure du voile d’ignorance produise les principes d’égale liberté pour tous puisque ces principes sont à la base même de la construction intellectuelle rawlsienne.
·        Il y a un deuxième problème : Rawls critique sévèrement l’utilitarisme ; on peut tout de même se demander si le principe de différence n’a pas une forte connotation utilitariste. Les inégalités en effet sont limitées par le principe de justice, mais elles sont justifiées au nom de l’efficacité et donc de la croissance du bien-être. Mais pourquoi faut-il admettre qu’une société inégalitaire riche est plus juste qu’une société égalitaire pauvre ? Ce qu’on perd en revenu, ne le regagnerait-on pas en amitié ?

 b.         Le principe de différence est indéterminé

Premier problème : Le principe de différence est en réalité fondé sur ce que les économistes appellent l’optimum de Pareto. Une distribution est un optimum de Pareto quand toute tentative d’améliorer la situation d’un des participants se fait au détriment de quelqu’un d’autre. Bref, on ne peut modifier la répartition que tant que tout le monde y gagne. Le problème est que ce type de répartition est fondamentalement indéterminé. Si les inégalités sont justes dès lors que la situation des plus défavorisés est améliorée, les plus grandes inégalités peuvent dès lors être justifiées. Après tout, l’un des arguments en faveur de la liberté du marché est que l’augmentation des inégalités est compensée par une amélioration du niveau de vie des plus pauvres. On peut mettre admettre une redistribution en défaveur des plus pauvres au motif qu’elle serait moins mauvaise que le maintien du statu quo : baisser les salaires permet d’augmenter les profits et de créer des emplois pour demain (le théorème dit de Schmitt), voilà qui pourrait parfaitement être compatible avec une version modérée du principe de différence.
Deuxième problème : au fond, Rawls raisonne comme si la société était composée uniquement de salariés ou de producteurs indépendants échangeant sur un marché. Ce qui est mis hors circuit, ce sont les rapports de propriété. Il y aurait à creuser cet aspect : les présuppositions individualistes de Rawls – son héritage rousseauiste et kantien – interdisent de concevoir le social comme un ensemble structuré, c'est-à-dire un ensemble dans lequel les individus dépendent les uns des autres de diverses façons. Or les rapports de propriété des moyens de production constituent l’élément décisif de cette structure sociale, décisif à deux titres :
(1)  Les inégalités de propriété et engendrées par la propriété sont bien plus importantes que les inégalités de revenus du travail (salarié ou non) et dans la mesure où elles découlent autant et même plus de l’héritage – c'est-à-dire de privilèges de naissance – que des différences de talents ou de mérite, elles sont les moins justifiables.
(2)               Les rapports de propriété ne sont pas simplement des rapports des individus aux choses mais des rapports qui donnent à un individu pouvoir sur un autre individu, ce qui est typiquement le rapport salarial.
L’indifférence rawlsienne à la propriété finalement réduit la TJ à un la justification de l’État keynésien, du " welfare" … mais précisément à un moment où le " welfare" est entré en crise.

 c.          On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien

Rawls butte en permanence sur un problème sur lequel il revient encore dans son dernier grand livre, Libéralisme politique qui est celui de la distinction entre la TJ comme théorie politique et les diverses conceptions substantielles de la vie bonne. L’idée d’une neutralité de la TJ à l’égard de toutes les conceptions raisonnables du bien me semble à peu près intenable. J’ai essayé de montrer tout cela dans mon Morale et justice sociale. Je veux seulement pointer ici deux questions :
(1) Rawls ne peut pas clairement dire ce qu’il nomme conception raisonnable du bien. Celui dont la vie est guidée par la foi a-t-il une conception raisonnable du bien ? Si, oui, ce qu’il semble raisonnable d’admettre, on tombe sur un os. La TJ suppose un État laïque puisque la liberté de conscience est sa valeur cardinale et que toutes les consciences y doivent être traitées sur un pied d’égalité : des croyants placés sous voile d’ignorance et appliquant le " maximin" choisirait un État laïque (on sait que les catholiques hollandais sont des défenseurs de la laïcité, tout comme les protestants français !) Mais imaginons une religion dans laquelle la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel serait une idée absurde, voire impie. Le simple fait que les partisans de cette religion acceptent de vivre dans un régime de laïcité peut sembler contradictoire avec leurs croyances les plus profondes et constituerait donc un début de violation de leur liberté de conscience. En fait la laïcité est acceptable seulement par ceux qui considèrent le rapport à Dieu comme une affaire privée, comme un problème de conscience, donc ceux qui partagent les valeurs nées en Occident entre la Renaissance et l’âge classique.
(2)  Si on y réfléchit plus profondément, on verra que les conceptions raisonnables du bien qui peuvent faire l’objet d’un consensus par recoupement doivent être compatibles avec les valeurs démocratiques et républicaines. Je ne peux le montrer dans le cadre restreint de cette communication, mais je crois avoir prouvé – autant qu’on puisse prouver en philosophie – que la tentative de Rawls de distinguer la TJ du républicanisme et même de l’humanisme civique est une tentative vouée à l’échec. Lorsque Rawls dit que " le fait de partager une conception de la justice établit les liens de l’amitié civique", c’est directement une référence à la tradition de l’humanisme civique tel qu’Aristote nous le donne à penser.

3         De la TJ au républicanisme

Je ne vais pas ici entrer dans le détail de la littérature républicaniste récente, surtout caractérisée par auteurs anglo-saxons, comme Quentin Skinner, John Pocock et surtout Philip Pettit. C’est surtout ce dernier qui essaie de faire du républicanisme une théorie politique alternative à la TJ de Rawls et je dois reconnaître ma dette à son égard. Cependant, je ne vais pas exposer les thèses de Pettit, mais plutôt indiquer comment selon moi, un dépassement cohérent de la TJ de Rawls peut conduire à un républicanisme social radical qui renouerait avec ce qu’il y avait de meilleur dans la tradition du socialisme démocratique.

 a.          Liberté et domination

Le premier principe de la TJ, celui d’égale liberté pour tous, est évident un principe essentiel. Il me semble même que ce bon vieux principe libéral, si on ne le prend au sérieux est un principe subversif. Le problème avec Rawls, c’est qu’il ne spécifie pas clairement ce qu’il entend par liberté. Au fond les libertés de Rawls sont en gros ce que Berlin appelle liberté négative, les libertés de " ne pas être empêché de" ou liberté de non-ingérence. C’est pour cette raison que Rawls reprend l’opposition de Constant entre " liberté des Anciens" et " liberté des Modernes" en donnant la priorité à la liberté des Modernes. Rawls se contente d’ajouter les conditions effectives d’exercice de ces libertés. Mais 1° sont ainsi mises hors circuit toutes les formes de domination, y compris celles qui résultent de choix " librement" acceptés et 2° la liberté individuelle est seule reconnue, il n’y a aucune place pour la vie collective.
Les partisans de la liberté négative, en bons disciples de Hobbes considèrent qu’il y a opposition entre la loi et la liberté et par conséquent, la liberté est maximale quand le domaine d’intervention de la loi recule. Les républicanistes au contraire considèrent que la loi est la garantie de la liberté parce qu’elle protège l’individu contre la domination. Obéir à une loi, comme l’a déjà expliqué Spinoza, ce n’est pas être dominé, du moins pas nécessairement, si cette loi a pour finalement le bien propre des individus. Par exemple dans les relations asymétriques, il est clair que la liberté de contracter est oppressive alors que l’intervention de la loi, qui est une ingérence de l’autorité politique dans les affaires des individus privés, est une protection contre la domination. La loi interdisant le travail des enfants, limitant le travail de nuit des femmes, etc., ont été en leur temps dénoncées comme des atteintes aux libertés fondamentales, alors qu’il est évident qu’elles étaient au contraire de grands progrès de la liberté.
Cette conception de la liberté comme non-domination (issue de la conception ancienne qui oppose celui qui est libre à l’esclave) garde se distingue cependant de la conception de la liberté comme réalisation de soi-même en tant que citoyen exerçant le pouvoir politique, conception qui est aussi bien celle d’Aristote que celle du contrat social de Rousseau ou encore, très largement celle de Arendt. En accord avec la conception moderne de l’existence humaine, la conception républicaniste admet que les individus puissent considérer leurs buts privés comme la chose la plus importante de leur vie. Les vertus civiques et la participation à la vie publique sont conçus non pas nécessairement comme un idéal ayant une valeur intrinsèque, mais aussi et peut-être d’abord comme un moyen de sauvegarder les libertés individuelles – sur ce point un républicaniste tombera facilement d’accord avec un libéral classique.
Il ne s’agit donc pas d’opposer la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, mais bien de les concevoir dans une unité dialectique. En particulier, si l’idéal républicain vise à protéger les individus contre toute domination, il doit aussi les protéger contre la tyrannie de la majorité. Ce qui signifie que le peuple souverain comme législateur n’exerce pas directement et en permanence le pouvoir, mais seulement à travers des organes qui expriment la séparation des pouvoirs. Le sénat propose, le peuple décide et les consuls exécutent : c’était la formule de la république romaine antique et l’interprétation cicéronienne du régime mixte si cher à Aristote. On retrouvera quelque chose de ce genre chez Kant quand il oppose république et démocratie dans le Projet de paix perpétuelle.

b.         Nécessité d’un idéal communautaire

Le républicanisme est un idéal communautaire.

Alors que chez Rawls, la communauté politique n’existe pas autrement que par le fait que les individus y trouvent les moyens de réaliser leurs objectifs particuliers, dans la conception républicaniste, on ne peut séparer la liberté individuelle et la liberté de la cité. Dans le libéralisme classique et même dans la TJ, l’État n’intervient que comme mécanisme correcteur en quelque sorte extérieur à la liberté des individus ; dans la conception républicaniste, il en est au contraire la condition structurelle d’existence.
Essayons d’expliquer cela. Dans la conception libérale classique, les autres sont vus d’abord comme une limitation potentielle de la liberté. Chez Hobbes, ce sont les autres dont les désirs se heurtent aux miens et qui constituent le seul véritable obstacle à ma propre puissance, un obstacle si  fort que je ne peux le contourner que par le pacte social, c'est-à-dire par une autolimitation drastique de ma propre liberté. Dans la conception républicaine, comme chez Spinoza du reste, ma liberté est directement proportionnelle aux liens qui m’unissent aux autres. Le libéralisme de la liberté négative (hobbesien, peut-on dire, pour aller vite) échoue à fonder le patriotisme : pour Hobbes les liens que nous avons avec telle ou telle communauté sont essentiellement temporaires et ne dépendent que de la loi de nature : aident-ils ou non à protéger notre vie ? Le républicanisme, au contraire, unit en un lien serré l’amour de la liberté et l’amour de la patrie. En ce sens, évidemment, il est non seulement fidèle à la tradition classique de Machiavel – le Machiavel des Discorsi mais aussi il se rapproche beaucoup de Rousseau.

La question de l’amitié civique

Je l’ai noté à l’instant, Rawls estime que la TJ peut être une conception publique partageable de la justice et que c’est pour cette raison qu’elle rend possible l’amitié civique. Évidemment, il s’agit de la philia aristotélicienne, vertu politique éminente. Néanmoins, certaines présuppositions de la TJ semblent contradictoires avec cette notion d’amitié civique. C’est un des reproches que Michael Sandel oppose à Rawls dans son livre, Le libéralisme et les limites de la justice, d’osciller entre une conception instrumentale et une conception purement sentimentale de la communauté. Cette contradiction, on la retrouve dans la procédure de justification du principe de différence par la stratégie du " maximin". Rawls veut montrer que " même un peuple de démons", pour parler comme Kant, finirait par adopter les principes de justice. Mais la stratégie du " maximin" suppose une vertu qui n’a rien à voir avec l’égoïsme du maximisateur rationnel en train de délibérer sous voile d’ignorance ; pour accorder la priorité aux plus défavorisés, il faut être capable de se mettre à la place des plus défavorisés, il faut donc faire preuve de cette sympathie ou de cette amitié naturelle avec les autres êtres humains que présuppose l’humanisme civique et dont Rawls cherche pourtant à s’émanciper.
Le républicanisme permet de sortir des difficultés dans lesquelles nous a précipités la TJ en définissant la constitution de la société non par le calcul d’intérêt mais par la sociabilité humaine, et tout ce qui va avec, l’existence de buts communs et de liens de liens de confiance entre les individus.

 c.          Un républicanisme social

Pour terminer, je voudrais explorer quelques-unes des conséquences de la conception que je viens d’esquisser. Comme le dit Philip Pettit, le républicanisme incite au radicalisme social, mais un certain genre de radicalisme social seulement.

Marx revu dans l’optique de la liberté comme non domination

J’avais pointé que l’indifférence à la structure des rapports sociaux constituait un talon d’Achille de la TJ, puisqu’elle ne s’occupe que de la distribution des revenus et non des rapports de production. Au contraire, la conception de la liberté comme non-domination permet une interprétation féconde des théories socialistes traditionnelles et singulièrement de celle de Marx. On sait que Marx définit le capital comme un rapport social, un rapport de soumission du travailleur au capitaliste. Si on lit bien Marx, on peut comprendre où se situe le nœud de sa critique de l’économie politique :
(1)               Marx ne s’attaque pas à l’inégalité des revenus entre ouvriers et bourgeois. Il croit même, à tort selon moi, que dans une société communiste, où régnera l’abondance, la question de l’inégalité aura tout simplement disparu et avec elle la question de l’égalité. Quand il aborde ces questions d’égalité et d’inégalité, c’est seulement dans la phase intermédiaire où subsisterait ce qu’il appelle le droit bourgeois.
(2)               Marx ne critique pas le fait l’ouvrier ne reçoit le produit intégral de son travail. Il y a aussi des textes très clairs sur cette question. Même dans une société socialiste ou communiste, l’ouvrier ne recevrait pas le produit intégral de son travail – il faut payer les frais sociaux généraux et alimenter un fonds d’accumulation.
(3)               Ce qui constitue le centre de la critique marxienne, c’est la transformation de la puissance personnelle du travailleur en puissance objective du capital, c'est-à-dire ce rapport qui fait de l’ouvrier non pas quelqu’un existant pour lui-même, mais la chose ou l’instrument du capital.
Bref, ce qui est fondamental chez Marx – et que les marxistes ont généralement tout fait pour ne pas voir – c’est la question de la domination. C’est ce qu’il aborde clairement quand il démonte l’illusion du contrat de travail comme expression de la liberté des deux contractants. De la même manière, Pettit critique la théorie du contrat " libre". L’État doit interdire la possibilité de contrats qui établissent la domination d’un individu sur un autre.
Fondamentalement, le républicanisme est donc favorable à un régime social dans lequel personne ne se vend et personne n’achète un autre homme, pour paraphraser une formule de Rousseau. C'est-à-dire un système de propriété qui repose sur la propriété individuelle du travailleur sur ses instruments de production. Mais comme on ne peut pas imaginer le retour à une mythique petite production marchande, il faut restaurer la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation qu’a effectuée le mode de production capitaliste. C’est exactement la formule de Marx à la fin du livre I du Capital, une formule qui ouvre la voie non pas à la nationalisation et à la centralisation bureaucratique mais à l’économie associative ou coopérative.

Une défense de la propriété privée

Si le républicanisme incite donc à la méfiance à l’égard des formes de propriété qui permettent à un homme d’avoir barre sur un autre, il n’est pas hostile à la propriété privée en général. Je crois même qu’il implique la défense de la propriété privée en tant qu’elle délimite les conditions de ce que Arendt appellerait " appartenance au monde". Quand les conditions minimales de votre vie (par exemple le logement, les outils de travail, etc.) appartiennent à quelqu’un d’autre, vous n’êtes pas libre ou plus exactement vous pouvez l’être mais cette liberté est toujours sous l’épée de Damoclès du dominant. Il est frappant que parmi les moyens cruels qu’on a inventés dans les temps récents figure la destruction de la maison : en détruisant ma maison, on ne me tue pas mais on détruit ma place dans le monde. Dans une société juste, le droit de propriété devrait être le droit effectif garanti à tous d’accéder à la propriété.
Au total, alors que la TJ ignorait la question de la propriété, le républicanisme permet de fonder et la possibilité d’un socialisme associatif comme moyen de supprimer l’exploitation et la défense de la propriété privée individuelle.

4         Conclusion

Il y a aurait bien d’autres questions à aborder, ce que j’ai fait dans divers articles parus ou à paraître. Mais il me semble que nous avons là une voie fructueuse, qui met en œuvre la notion d’équilibre réfléchi chère à Rawls. Le républicanisme ne s’oppose pas à la TJ, mais en fournit une autre version, mieux ajustée. Il est compatible avec la plupart des formes raisonnables du libéralisme, en admettant la légitimité de la poursuite des buts personnels prioritairement par rapports aux intérêts collectifs. Enfin, en louant les vertus civiques, l’association et la propriété privée et les idéaux communautaires, il est compatible avec ce qu’on appelle " populisme" que l’on confond souvent à tort avec les diverses formes de démagogie haineuse qui ont envahi le champ politique ces dernières années.
Denis COLLIN – 6 Mars 2003

La République comme théorie politique ?


Ringardisé pendant les années de la révolution imminente puis pendant les “ années fric ”, le discours républicain est à nouveau à la mode. Non seulement l’un des candidats aux élections présidentielles françaises de 2002 en a fait son programme politique, mais encore tous les autres candidats, de droite comme de gauche, se doivent d’y faire référence. Si le républicanisme avait en France une base politique sérieuse au moment où la République devait s’installer et restait confrontée à des ennemis décidés à se débarrasser de la “ gueuse ”, à l’évidence nous ne sommes plus dans la situation de la fin du xixe siècle, ni dans l’entre-deux guerres mondiales. Il est bien possible que le républicanisme actuel ne soit souvent qu’un effet de mode, comme la mode du “ citoyen ”, de la “ citoyenneté ”, etc.,  une mode d’autant plus impérative que la réalité concrète de la citoyenneté se défait avec la baisse de l’intérêt pour la chose publique et que la République cède de plus en plus le pas devant une construction européenne qui se moque comme d’une guigne de l’existence d’un espace public.
Pourtant la République n’est pas seulement un de ces habits du passé dans lesquels le présent cherche toujours à se draper. Le référence à la République exprime aussi la recherche d’un nouvel idéal politique opposé au néolibéralisme et à son alter ego communautarien et, en même temps, refusant le simple retour à des utopies révolutionnaires discréditées ou irréalistes. En m’appuyant sur des travaux récents, essentiellement d’origine anglo-saxonne, je voudrais montrer que le républicanisme n’est pas une nouvelle manifestation de “ l’exception française ” ou du “ retard français ”, mais une théorie politique, ancrée dans une longue tradition, une théorie qui peut répondre aux questions cruciales auxquelles nos sociétés sont confrontées, à condition d’être retravaillée à partir des débats qui ont traversé le champ de la philosophie politique dans les dernières décennies.

Les problématiques dominantes

Quand on étudie l’évolution du débat politique théorique des dernières décennies, apparaissent clairement plusieurs problématiques distinctes qui s’entrecroisent souvent. L’opposition qui domine le XXe siècle est entre libéralisme capitaliste et socialisme portant sur la nature des rapports de propriété et la question des libertés formelles. Le formulation la plus brutale est celle qu’en donne Hayek dans La route de la servitude[i]. Avec la révolution russe et l’installation du régime stalinien, face au socialisme étatiste et centralisateur, se développent des positions plus “ autogestionnaires ”, soient en reprenant de vieilles conceptions proudhoniennes, soit à partir d’élaborations nouvelles. Et enfin plusieurs auteurs tentent de dégager une “ troisième voie entre le capitalisme et le “ socialisme réellement existant ”[ii]. Les années 70 voient apparaître d’autres problématiques : face au libéralisme politique de Rawls, les libertariens dans la ligne de Robert Nozick et David Milton plaident pour l’État minimal. Face à l’individualisme d’un Rawls, les communautariens défendent les droits des communautés et critiquent les abstractions libérales. Mickaël Sandel dénonce “ l’homme désencombré ”, privé de toute appartenance sociale qui est au cœur du modèle libéral, y compris le libéralisme politique de Rawls.
On n’a peut-être pas assez remarqué que Rawls se définit non seulement contre les diverses formes de théories substantielles de la justice de type communautarien et contre l’utilitarisme néolibéral, mais aussi par différenciation avec ce qu’il appelle la tradition de l’humanisme civique, dont il cherche à séparer sa propre conception de la République – l’humanisme civique serait pour Rawls une doctrine compréhensive de type aristotélicien et donc ne pourrait fonctionner comme une théorie politique susceptible d’être l’objet d’un consensus par recoupement. En revanche, Rawls[iii] affirme que la théorie de la justice comme équité est compatible avec le républicanisme classique. Inversement, ceux que nous désignons et qui se désignent eux-mêmes comme républicanistes se réclament de cet humanisme civique dont ils montrent qu’il est, conjointement avec le républicanisme classique, à l’origine de la pensée politique moderne. Les travaux de John Pocock[iv], Quentin Skinner[v] ou Philip Pettit[vi] qui ont connu récemment un début de traduction en français sont sans doute parmi les plus représentatifs de ce courant.

Le fil de la tradition

Pour définir ce qu’est le républicanisme, on pourrait commencer par rappeler la tradition dans laquelle il s’inscrit. C’est celle d’Aristote et des Politiques – encore que tous les auteurs ne s’accordent pas sur ce point, Aristote étant par ailleurs supposé un des ancêtres putatifs des communautariens – et celle de Cicéron. Mais le terme d’humanisme civique est généralement réservé aux penseurs politiques italiens de la fin du Moyen âge – Dante, Marsile de Padoue, Bartolo da Sassoferato par exemple – et de la Renaissance comme Guichardin et Machiavel. Le républicanisme moderne va trouver ses principaux porte-parole chez les théoriciens de la révolution américaine comme Harrington et chez Rousseau, mais aussi selon certains auteurs, chez Montesquieu et Tocqueville. On pourrait y ajouter Spinoza dont la pensée politique curieusement semble ignorée auteurs républicanistes anglo-saxons alors même qu’elle tente de systématiser les intuitions de Machiavel, “ le très pénétrant Florentin ” dont parle le Traité politique.[vii]
Il est important de souligner ceci. Les philosophes qui suivent Léo Strauss ont pris l’habitude d’opposer les théoriciens du droit naturel (Aristote et Cicéron, par exemple, pour les philosophes antiques) et les positivistes dont Machiavel, Hobbes et Rousseau ou Kelsen pourraient être des représentants typiques. Avec le républicanisme, cette division largement artificielle, est remise en question, puisque Cicéron et Machiavel se trouvent maintenant apparentés, alors que Hobbes est renvoyé dans la tradition libérale contre le républicain Rousseau. Les nouvelles classifications sont sans doute aussi schématiques que les anciennes. Faut-il classer Montesquieu parmi les républicains ou parmi les libéraux ? Quid de Tocqueville ? Un des intérêts du questionnement républicaniste est justement de nous contraindre à revoir les interprétations convenues de la tradition. L’étude minutieuse conduite par Quentin Skinner montrent comme des contraires bien souvent opposés dans les polémiques du xvie et du xviie siècle ont fini par se renforcer l’une l’autre pour conduire à la naissance de la théorie de la souveraineté populaire  et de la démocratie moderne.

La liberté négative

Pour comprendre la place spécifique du républicanisme dans le champ des théories politiques, le point de départ obligé est l’élucidation du concept de la liberté en tant qu’elle appartient au champ de la philosophie politique. Schématiquement, on peut admettre que la conception de la liberté propre au libéralisme est, selon la classification d’Isaiah Berlin la liberté négative, c’est-à-dire la liberté de ne pas être empêché d’agir. Cela pourrait correspondre en gros à ce que nous appelons les droits-titres, les droits à agir tant que le droit équivalent d’autrui n’est pas mis en cause. Mais ce n’est qu’une approximation. Pour comprendre la conception libérale de la liberté, il faut remonter à son véritable fondateur, Hobbes, qu’on continue trop souvent de transformer en théoricien de l’absolutisme. La toute puissance du Léviathan hobbesien doit au contraire être comprise comme la délimitation d’une sphère de la liberté, garantie de l’exercice du droit naturel, à l’intérieur même de l’État civil.
Que dit Hobbes ? Le droit de nature, c’est-à-dire “ la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre ” est liberté. “ On entend par liberté, selon la signification propre de ce mot, l’absence d’obstacles extérieurs ”. Au contraire, la loi est par définition obligation et doit donc être soigneusement distinguée du droit. C’est pourquoi Hobbes critique ceux qui confondent jus et lex.[viii] L’entrée dans l’ordre politique est donc une contrainte, une limitation sévère de la liberté qui s’identifie avec le jus naturale. Les libéraux peuvent ensuite différer sur l’étendue du domaine de cette contrainte étatique. Hobbes n’y voit d’autres limites que ce qui est la cause même du contrat social, à savoir la défense de sa propre vie et de ses entreprises en vue de s’enrichir par sa propre activité, mais s’étend au domaine religieux. D’autres libéraux tenteront de limiter l’emprise de la loi aux fonctions “ régaliennes ” de l’État. Mais il s’agit de divergences qui s’inscrivent à l’intérieur d’une même problématique.
Pour un libéral de stricte observance, toute conception de la liberté autre que cette liberté négative est potentiellement tyrannique. Cette conception de la liberté négative fonde largement l’opposition développée par Benjamin Constant entre “ la liberté des Anciens ” et “ la liberté des Modernes ”. La liberté des Anciens est essentiellement la liberté de participer, à égalité avec les autres citoyens, à la direction des affaires publiques. Elle s’incarne dans la démocratie directe athénienne. La liberté des Modernes au contraire est essentiellement l’absence d’ingérence de l’autorité politique et de tout autre autorité en dehors des domaines absolument nécessaires à la vie commune. Ainsi la liberté de conscience et la liberté de choisir soi-même la vie qu’on veut mener figurent au premier rang de la liberté des Modernes, mais nullement les droits politiques – Benjamin Constant était par ailleurs un défenseur du régime censitaire. C’est encore la position d’Isaiah Berlin qui critique la conception alternative de la liberté comme autodétermination, comme le fait d’être son propre maître, un idéal soit irréalisable, soit réalisable par l’identification de l’individu à la collectivité ou à l’État. La liberté donc se réduit à pouvoir mener la vie qui me plaît sans ingérence des autres ni du pouvoir politique et nous ne sommes libres que dans la mesure où cette liberté-là nous est garantie. Et si les libéraux admettent comme élément de la liberté la participation à la vie publique, c’est uniquement en ce qu’elle peut être un moyen pour se prémunir contre les ingérences du pouvoir politique. Mais la démocratie et la liberté ne sont nullement liées consubstantiellement chez les penseurs de la liberté négative, dont une partie voit au contraire dans le pouvoir du peuple un spectre effrayant.
La liberté négative des libéraux, la liberté comme simple protection de l’individu contre les ingérences, est loin d’être satisfaisante.
(1)  On connaît les critiques traditionnelles contre les très formels “ droit à ” des premières déclarations des droits, critique de Hegel contre le formalisme de l’égalité des droits, critiques de Marx contre les droits de l’homme comme droits du bourgeois égoïste. Contrairement à ce qu’il est convenu de dire aujourd’hui où il est de bon ton de traiter Marx en chien crevé, notamment sur cette question des droits de l’homme, la critique de Marx touche souvent juste et ne suppose pas un refus des droits ; c’est surtout une virulente mise en cause de leur total manque d’effectivité dans une société où la masse est réduite à la misère et à l’exploitation et la jouissance réelle des droits réservée à la minorité aisée. Il est indiscutable que la liberté de non-ingérence n’est que la liberté pour le pauvre comme pour le riche de coucher tous les deux sous les ponts, pour reprendre une cinglante remarque d’Anatole France.
(2)  Comme on le sait quand on a lu Hobbes, la liberté comme non-ingérence dans les affaires privées est compatible avec toutes sortes de formes de domination. Elle est compatible avec la dictature sur le plan politique : si vous respectez les lois en vigueur, ni le gouvernement de Pinochet au Chili dans les années 70 et 80, ni l’actuel gouvernement chinois ne s’ingèrent dans la conduite de vos affaires et la vie, les biens et la sécurité de quiconque souhaite s’enrichir sont protégés.
(3)  La liberté de non-ingérence valide tous les contrats passés entre personnes juridiquement libres, indépendamment de l’asymétrie des positions. Si tout le monde meurt de faim, le chanceux qui bénéficie d’une réserve de beurre et de viande pourra vendre ses produits au prix qui lui plaît. Confisquer ses biens pour les redistribuer aux nécessiteux, même avec une indemnisation, serait considéré comme une inadmissible atteinte à ses droits et notamment à ce précieux droit de l’homme qu’est le droit de propriété. On sait quel rôle ce débat a joué pendant la Révolution Française lors du débat “ sur les subsistances ”.[ix]
(4)  Enfin la liberté de non-ingérence repose sur une conception de l’homme très pessimiste … et très discutable. Comme le dit Hobbes, les hommes n’aiment pas la compagnie et donc l’idéal est que les individus mènent des “ existences séparées ”, pour reprendre ici une expression de Robert Nozick[x]. La vie sociale est présentée comme un pis aller que les individus acceptent seulement dans la mesure où ils y trouvent leur intérêt. Ce pessimisme anthropologique conduit à refuser l’existence d’un bien commun, autre que la défense de cette liberté négative et par conséquent discrédite l’action politique dès qu’elle va au-delà de ces limites et, en particulier, dès qu’elle se mêle de vouloir protéger les plus faibles ou corriger les inégalités. Par la même occasion, l’appartenance à une communauté nationale est purement utilitaire – on se rappellera l’extraordinaire défense de la soumission à l’ennemi dans le Léviathan[xi] – ou est renvoyée à la nature et à la tradition et se trouve alors proprement dépolitisée.

L’autodétermination

À cette liberté négative, on a l’habitude d’opposer la liberté comme autodétermination ou encore maîtrise de soi-même, à laquelle on attache le nom de Rousseau. Dans cette conception, la liberté consiste essentiellement dans l’obéissance à la loi civile issue du consentement des citoyens, car obéir à la loi et seulement à la loi, c’est n’obéir à personne. Par conséquent la liberté positive réside dans la participation au pouvoir politique. Philip Pettit se moque du scénario de Berlin avec héros (Hobbes, Bentham, Mill, Montesquieu, Constant) et anti-héros (Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx), scénario dans lequel les libéraux jouent le drame de la liberté. Les partisans de la liberté positive sont en effet soupçonnés d’être des artisans du totalitarisme car 1° la liberté ne découle pas du droit naturel et donc apparaît comme illimitée et 2° puisqu’il n’y a pas chez eux d’antinomie entre la loi et le droit, ils deviennent vite des idolâtres de l’État.
La tradition politique qui fait de la liberté la capacité de décider est pourtant fort ancienne. On peut la faire remonter à Aristote pour qui être libre c’est vouloir être gouvernant et gouverné tour à tour. Aristote admet que d’autres régimes que le “ gouvernement politique ”, ce gouvernement de la large classe moyenne puisse en théorie être meilleurs. Ainsi la monarchie et l’aristocratie peuvent être de bons gouvernements puisque dirigés par des hommes excellents et exempts des incertitudes de décisions soumises aux aléas des sentiments de la masse ou de la capacité persuasive des rhéteurs. Pourtant, Aristote perçoit avec acuité que la meilleure des monarchies est le régime le plus proche de la tyrannie soumise au bon plaisir d’un seul homme et l’aristocratie se transforme presque naturellement en oligarchie, soumise au pouvoir de l’argent. Le gouvernement républicain (on traduit parfois ainsi ce gouvernement dont Aristote nous dit seulement qu’il est politique) peut facilement passer des mains des citoyens vertueux soucieux du bien commun aux mains des individus préoccupés uniquement de leur bien égoïste. Mais cette dégénérescence politique est au fond la moins grave, puisque le gouvernement se modère en quelque sorte spontanément du fait de la masse des individus impliqués et du fait que, si un individu est rarement en possession de toutes les vertus, il est plus facile de les trouver réparties dans une large population occupée aux affaires politiques. Certes, chez Aristote, le fait de participer à la vie politique n’est pas la fin suprême. L’homme véritablement libre est celui qui peut se consacrer à l’exercice de la vertu suprême qui est la vertu intellective. Mais même celui-là ne peut être heureux que dans une cité juste et par conséquent le moins mauvais des gouvernements, le gouvernement de tous les citoyens, est le plus propre à garantir l’existence de la justice dans la cité.
Avec plus de continuité qu’on ne dit souvent, Rousseau s’inscrit dans le fil de cette démarche. Mais où la pensée aristotélicienne reste ambiguë, susceptible de multiples interprétations, Rousseau radicalise son propos et fait de la participation de chaque citoyen à la chose publique non seulement la condition de la liberté mais la condition même du contrat social. Si, en effet, il y a inégalité dans la répartition du pouvoir politique, le contrat devient “ tyrannique ou vain ” puisque la condition n’est plus égale et j’aurai vendu ma liberté naturelle pour un plat de lentilles. Il y a chez Rousseau une véritable identification de la volonté générale avec la volonté de tous qui exclut non seulement toute forme de système aristocratique mais même toute forme de représentation – puisque la volonté ne peut pas être représentée. Le caractère radical de la position de Rousseau ne va pas sans poser de problème. Elle suppose en effet une cité réduite :  tous les citoyens doivent pouvoir être rassemblés mais aussi doivent se connaître … pour pouvoir se surveiller les uns les autres ![xii]
Laissons là les contradictions de la philosophie de Rousseau. Elle a une postérité révolutionnaire riche. De la Commune de Paris (celle de 1793 puis celle de 1871) aux soviets de 1905 et 1917 et aux diverses formes de conseils ouvriers allemands et hongrois en 1918/19 ou encore hongrois en 1956, c’est l’expérience de la démocratie directe, de ce pouvoir constituant tel que l’avait rêvé le Contrat Social. C’est aussi l’expérience de l’action politique qui est au cœur de la réflexion de Hannah Arendt. Mais c’est aussi ce que fondamentalement Cornelius Castoriadis entend par “ projet d’autonomie ”. Il y a quelque chose de commun à la théorie rousseauiste et aux expériences révolutionnaires mentionnées ici, c’est que exceptionnellement soit en raison de l’histoire et de la géographie, soit à cause des circonstances et de l’événement, la pratique politique des citoyens est liée “ à l’éthos d’une communauté par nature intégrée ”, pour reprendre une remarque de Habermas.[xiii]
Il existe d’autres raisons d’être critique à l’égard de l’idéal de la démocratie directe et permanente. En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Même si on s’en tient à l’échelle d’une seule entreprise, comment un système d’autogestion ouvrière pourrait-il fonctionner sans une délégation des ateliers à un comité de site, de chaque site à un comité d’entreprise et de chaque entreprise à un comité de groupe ? Enfin, la démocratie directe s’appuie sur l’idée que la seule source légitime de pouvoir est le pouvoir de la majorité. Mais celui-ci peut souvent devenir l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité. À gauche, on s’est régulièrement opposée aux projets de référendum sur des questions comme la peine de mort ou la réglementation de l’immigration par crainte que ce pouvoir donné à la majorité populaire directe ne s’exerce contre une conception plus élevée du droit que nous tenons pour indissociable de la démocratie. Dans le domaine de la vie quotidienne, le pouvoir de la majorité peut aussi s’avérer écrasant : l’existence privée sous le regard des autres dans les communautés protestantes auto-administrées n’est pas spécialement réjouissante pour ceux qui ont la mauvaise idée d’être légèrement hérétiques, soit en matière religieuse soit dans les mœurs …
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la “ construction socialiste ” en URSS et dans les pays du “ socialisme réel ”. Il ajoute ceci : “ Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “ démocratie illimitée ”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c’est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son “ ordre spontané ” de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même en fait être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le “ constructivisme ”, il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. ”[xiv]

La liberté républicaine

C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme autodétermination qui redonne toute sa place à la conception républicaine telle que la définit Philip Pettit. S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.
Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Les auteurs républicanistes comme Philip Pettit partent généralement de Machiavel pour exposer leur conception. On pourrait tout aussi bien invoquer Spinoza. Après avoir établi les fondements de la République et avoir légitimé l’obéissance au Souverain, obéissance d’autant plus facile “ dans un État démocratique des ordres absurdes ne sont guère à craindre ”[xv], Spinoza répond à l’objection selon laquelle les citoyens seraient transformés en esclaves par ce pouvoir donné au Souverain de “ contenir les hommes, autant que faire se peut dans les limites de la raison ”.[xvi] Être libre, ce n’est agir à sa guise puisque celui que son plaisir entraîne en est l’esclave. Inversement l’obéissance ne fait pas l’esclave. Ce qui distingue l’esclave de l’homme libre ce n’est pas le fait que l’un obéit et l’autre non, c’est le principe de l’action. “ Si la fin de l’action est l’utilité non pas de celui-là même qui agit mais de celui qui commande, alors l’agent est esclave et inutile à soi-même. ”[xvii] Spinoza sépare clairement commandement et domination. Le sujet s’il obéit à une loi faite en vue du bien public(et donc de son bien propre) est libre, puisque non-esclave. Il s’ensuit que la liberté ne consiste pas, ou pas principalement, dans l’exercice du pouvoir politique, bien que l’État dans lequel le sujet, le citoyen et le souverain coïncident soit le plus favorable à la liberté.
C’est la même problématique qu’on retrouve chez Philip Pettit pour qui il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente une forme de domination, c’est-à-dire “ quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ”[xviii]. Une loi faite dans l ‘intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Ainsi Pettit note que “ les conditions sous lesquelles un citoyen est libre et les conditions sous la cité ou l’État est libre sont une seule et même chose ”. Aux libéraux hobbesiens, Pettit oppose Harrington pour qui “ la liberté au sens propre du terme est la liberté par la loi. ”[xix]
L’opposition hobbesienne du droit et de la loi est réfutée : on peut être libre en obéissant à la loi, si la loi est faite en vue de l’utilité des citoyens. Inversement, on peut agir à sa guise tout en étant dominé – esclave, dit Spinoza. Pour reprendre un exemple de Philip Pettit, un esclave soumis à un maître bienveillant reste un esclave. Dans la mythologie cinématographique du “ Deep Old South ” américain – genre Autant en emporte le vent, les esclaves soumis à de bons maîtres semblent n’avoir pas à envier les citoyens libres… Inversement, un citoyen peut subir des ingérences de la part de l’État qui n’entament pas sa liberté. Par exemple, en rendant les assurances sociales ou la cotisation retraite obligatoires, l’État limite la liberté négative, la liberté libérale des citoyens, mais il les forces à se mettre à l’abri des coups du sort et leur évite de tomber dans la misère quand il ne peuvent plus travailler. Autrement dit, ici c’est l’obligation qui crée la liberté.
Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine peut être définie comme non-domination. Reprenant une constatation de Machiavel, Pettit affirme que les hommes dans leur grande majorité ne veulent pas d’abord gouverner, ils veulent surtout ne pas être gouvernés. De ce point de vue on pourrait rapprocher la conception républicaine de la liberté comme non-domination de la conception libérale de la liberté comme non-ingérence. Mais ce rapprochement resterait superficiel. La liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.
Pettit distingue domination et ingérence. L’ingérence est toute limitation qu’une personne (physique ou morale) peut apporter à la liberté de choix et de mouvement d’un individu. Ainsi dans le cas du policier qui intervient pour faire appliquer la loi et protéger les personnes il s’agit bien d’une ingérence mais sans domination. La question est seulement de savoir quels intérêts sont poursuivis – ou, pour reprendre la formule de Spinoza dans le texte cité ci-dessus : quel est le principe, quelle est la fin de l’action ? Un agent en domine un autre si et seulement si il a un certain pouvoir sur le second, en particulier un pouvoir d’ingérence sur une base arbitraire. Pettit s’appuie ici sur une définition de Weber.[xx] L’agent peut être une personne ou un acteur collectif. Et pour éviter toute les objections éventuelles, il donne l’exemple de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est pas plus fondée que quiconque à dominer !
L’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques : 1) elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ; 2) elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. “ Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence ”[xxi]. L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement mais “ la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. ” Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. Mes intérêts pertinents à l’égard de l’action de l’État sont ceux que je partage avec les autres.
Un acte est perpétré sur une base arbitraire s’il est sujet à l’arbitre de l’agent, si l’agent est en position de choisir ou de ne pas choisir, selon son gré. “ Ce qui est requis pour un pouvoir d’État non arbitraire (…) est que ce pouvoir soit exercé d’une manière qui suit non le bien-être personnel ou les conceptions du monde des détenteurs du pouvoir, mais le bien-être et la conception du monde du public. Les actes d’ingérence perpétrés par l’État doivent être déclenchés par les intérêts partagés de ceux qui sont concernés sous une interprétation de ce que ces intérêts requièrent qui est partagé, au moins procédural, par ceux qui sont concernés. ”[xxii]

Conséquences du républicanisme

Ces définitions explicitent la position défendue par Spinoza, mais on pourrait tout aussi bien, au moins partiellement, les faire découler de la problématique rousseauiste des conditions de base du contrat social. On peut en tirer quelques conséquences. Comme le fait remarquer Pettit, il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché. En tout cas, c’est un point où on pourra rencontrer quelques uns des principes de la Théorie de la justice rawlsienne. Rawls – ce que ne remarquent pas suffisamment ceux qui réduisent la TJ à une simple variante du libéralisme de Locke ou de Mill – la propriété ne fait pas partie des “ droits naturels ”, ses principes et sa répartition dépendent du contrat, c’est-à-dire des principes de base définis sous le voile d’ignorance. C’est pourquoi Rawls soutient, sans le défendre réellement, qu’une organisation fondée sur un socialisme de marché pourrait être une société bien ordonnée. Chez Philip Pettit, ce propos est radicalisé. Enfin, alors que pour la TJ, la liberté est première dans l’ordre lexical, le républicanisme est un “ égalitarisme structurel ”. Ainsi chez Rawls, les plus grandes inégalités de distribution des richesses peuvent être justes si elles sont conformes au principe de différence – c’est-à-dire si elles profitent en priorité au plus défavorisés.[xxiii] Pour Pettit au contraire, la liberté comme non-domination étant fonction des pouvoirs relatifs des individus, cela “ a un impact immédiat sur la possibilité d’augmenter l’intensité d’ensemble de la non-domination par l’introduction d’une plus grande inégalité dans sa distribution. ”[xxiv] On voit donc immédiatement que la réduction de la domination dans les rapports employeurs/salariés a, chez Pettit, un rapport immédiat avec la liberté d’ensemble de la société, alors que Rawls a toujours cherché à protéger la TJ contre des conséquences aussi subversives. Ainsi Pettit souligne que l’idée de liberté comme non-domination doit être agréable aux socialistes car elle est implicitement “ une réclamation contre l’esclavage salarié ”.[xxv] Alors que la liberté comme non-ingérence des libéraux invoque la liberté de contrat contre les actions collectives, au contraire, la conception républicaine légitime l’arme de la grève comme moyen de défense des ouvriers contre la domination patronale.
Puisque la non-domination est toujours définie dans la relation d’un individu avec tous les autres membres de la société, la liberté comme non-domination est essentiellement une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions dominantes aujourd’hui qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public. Elle réaffirme que les individus ne peuvent être libres que dans une République libre. La liberté politique, pour les républicanistes, n’est pas seulement un bien instrumental, c’est-à-dire un moyen de défendre les autres libertés, elle est aussi un bien en soi.
Cependant, la conception républicaniste se méfie du “ populisme ” ou du communautarisme. Elle est un idéal qui permet de souder une communauté autour de la défense de la loi comme instrument de la liberté, mais elle est un idéal compatible avec les formes pluralistes des sociétés modernes. Ne pas être dominé, c’est évidemment pouvoir choisir la religion, les traditions, les formes de vie qui semblent les meilleures. Mais c’est aussi assurer la possibilité pour chaque individu d’échapper à la “ loi ” de sa communauté, au poids de la tradition et au filet des relations familiales. Si le libéralisme et le communautarisme apparaissent souvent comme les deux revers de la même médaille, le républicanisme conserve de l’un et de l’autre certains soucis (la liberté individuelle et l’insertion dans la communauté) mais les réfute l’un et l’autre en mettant au premier plan des exigences proprement politiques.
Pour ceux qui se sentent proches de la gauche radicale ou de “ la gauche de gauche ” chère à feu Pierre Bourdieu, le républicanisme permet tout à la fois de prendre en compte leurs revendications en matière sociale tout en attirant leur attention sur l’importance des institutions politiques. À un certain fétichisme du “ mouvement social ”, il s’agit d’opposer la définition d’un système législatif capable d’assurer à long terme la protection des citoyens contre toutes les formes de la domination. Pour ceux qui pensent que Marx a encore beaucoup de choses à dire sur notre réalité sociale, on rappellera que le grand combat de la classe ouvrière, celui qui occupe la place centrale dans Le Capital, c’est le combat pour la limitation légale de la journée de travail, c’est-à-dire pour une loi protégeant contre la domination.
Denis Collin


[i] Avec un remarquable sens des nuances, Hayek estimait que le programme politique des travaillistes n’était pas substantiellement différent de celui des nazis…
[ii] Voir Ota SIK : La troisième voie, traduit de l’allemand par Jean-Marie Brohm et Andréas Streiff. Gallimard, 1974. On pourrait rapprocher ces théories de la “ troisième voie ” des théories de la convergence entre socialisme et capitalisme, soutenues par des auteurs comme J.K.Galbraith.
[iii] Voir RAWLS (John) : Political liberalism, 1993, Libéralisme politique, 1995, traduit de l’américain par Catherine Audiard, page 151 et sq.
[iv] POCOCK (John), The Machiavellian moment, 1975, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, 587 p.
[v] SKINNER (Quentin) : The Foundations of Modern Political Thought (1978) – Les fondements de la pensée politique moderne (Albin Michel 2001) traduit de l’anglais par Jérôme Grossman et Jean-Yves Pouilloux. Liberty before liberalism, Cambridge University Press, 1998, trad. française, La liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2000, 135 p.
[vi] PETTIT (Philip), Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford University Press, 1997
[vii] sur les rapports entre Spinoza et Machiavel, voir les travaux de Paolo CRISTOFOLINI.
[viii] HOBBES (Thomas) : Léviathan, Chap. xiv, traduction de François Tricaud (Syrey, 1971)
[ix] voir ROBESPIERRE (Maximilien) Discours et rapports à la convention, UGE, 10/18, 1965. On trouve également une discussion de ce problème dans DOWRKIN (Ronald), Sovereign Virtue. The Theory and Practice of Equality, (Harvard University Press, 2000) notamment dans le chapitre III, “ The place of liberty ”.
[x] NOZICK (Robert) : Anarchie, État, Utopie. Traduit de l’anglais par Evelyne d’Auzac de Lamartine. PUF, 1988, collection Libre Échange.
[xi] HOBBES (Thomas) : Léviathan,Chap. xxvii : “ Si l’on est prisonnier ou au pouvoir de l’ennemi (…) et que cela soit arrivé sans qu’il y ait de votre faute, l’obligation de la loi cesse : on doit en effet obéir à son ennemi ou mourir. Une telle obéissance,  en conséquence, n’est pas un crime ”.
[xii] voir l’extraordinaire “ Dédicace ” du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
[xiii] HABERMAS (Jürgen) : Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats (1992), Droit et démocratie (Gallimard) 1997, page 302. Traduit de l’allemand par Rainer Röchlitz et Christian Bouchindromme.
[xiv] ANDREANI (Tony) : Le socialisme est (a) venir, Syllepse, 2001, page 120
[xv] SPINOZA : Traité théologico-politique, in Œuvres III, PUF, 1999, publiées sous la direction de Pierre-François Moreau, page 517.
[xvi] SPINOZA, op. cit. page 519
[xvii] ibid.
[xviii] PETTIT, op. cit. page 36
[xix] PETTIT, op. cit. page 39
[xx] “Domination signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé” (Max Weber, Économie et société, chap. 1, §16, Plon, 1991, Pocket,1996, tome 1 page 95)
[xxi] PETTIT, op. cit. page 54
[xxii] PETTIT, op. cit. page 56
[xxiii] J’ai montré ailleurs (Morale et Justice Sociale,  Seuil, 2001, coll. La couleur des idées) le caractère indéterminé du principe de différence.
[xxiv] PETTIT, op. cit. page 114
[xxv] op. cit. page 142

Marx sans le marxisme