lundi 19 septembre 2016

L'esprit de la révolution

A propos de L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret, par Tony Andréani
Le livre de Patrick Theuret (édition Le temps des cerises, 2016) est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.

Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme

Recension du livre de Yvon Quiniou par Tony Andréani

Ce livre est un pavé dans la mare. Yvon Quiniou soutient en effet que la philosophie contemporaine - du moins s’agissant de ses auteurs les plus vantés dans notre pays - est une imposture au regard de ce qui fut depuis les origines l’ambition de la philosophie : dire le vrai et le juste, pour nous rendre plus sages. Dans la première partie de l’ouvrage, où, au lieu de multiplier des critiques venues de nulle part, il abat ses cartes, il rappelle que tous les grands philosophes du passé ont eu cette ambition, d’où il résulte que leurs systèmes de pensée ne pouvaient être syncrétiques, la vérité étant une. Ils pouvaient certes emprunter à leurs prédécesseurs, mais se devaient de les dépasser. Et de fait l’on ne pourra, par exemple, penser après Kant comme avant lui. En deuxième lieu la philosophie cherche la vérité par les chemins de la raison, c’est-à-dire de l’argumentation et de l’explication, et non par ceux de l’intuition, toujours à surmonter, ni de l’interprétation, toujours subjective. Seulement voilà : cette philosophie s’est trouvée peu à peu supplantée, dans sa recherche de vérité, par le développement des sciences. Et c’est Marx qui a enregistré avec le plus d’éclat ce basculement : la philosophie n’avait fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer, et, pour le transformer, il faut en avoir une connaissance scientifique. Dès lors la tâche de la philosophie n’est plus de réfléchir le monde, mais de réfléchir ce que la science dit du monde.
Le titre du livre risque ici d’être trompeur : considérer la philosophie « au regard du matérialisme » ne signifie pas opter pour une position métaphysique (tout l’être n’est que matière), mais pour la position ontologique suivante : la conscience a toujours affaire à un réel qui lui est extérieur, et elle doit elle-même se considérer – les sciences en font foi – comme une partie de ce réel, dit abruptement : comme une production du cerveau, sans aucun reste. Or, s’il est vrai que la science est la prise la plus sûre sur le réel, elle ne peut pas tout connaître, bien que le processus de la connaissance soit infini, si bien que, en toute rigueur, on ne saurait se prononcer avec elle sur la réalité ultime (affirmer par exemple qu’il n’y a aucune transcendance, et qu’un Dieu ne peut exister). Mais la science peut du moins avancer ses preuves, et, si discussion il doit y avoir, cela ne peut concerner que la validité de ses preuves.
Quiniou développe ensuite les implications de ce matérialisme. Il suppose une matérialité du monde, mais non qu’elle soit fixe (il a sa « productivité »), il suppose aussi son intelligibilité, et l’on pourrait selon lui reprendre ici la notion de reflet, à condition de le comprendre non comme un effet passif, mais comme une « reproduction », une recherche de « correspondance », ce qui nous éloigne de l’idée que le monde est tel que l’homme se le représente. J’avoue que cette position me paraît discutable, car ce que la pensée peut appréhender, ce n’est jamais que le rapport de l’homme au réel, ce qui n’est pas du tout une position idéaliste, puisqu’il est clair que la pensée ne constitue pas le réel, mais ne l’aborde que par la praxis, elle-même de nature historique. Quand Quinion dit que la preuve de la matérialité du réel est que nous pouvons agir sur lui, c’est bien précisément toujours à travers des outils forgés par l’homme que nous le modifions. La différence ici entre la science et l’idéologie (au sens péjoratif du terme), est que la première ne se sert pas de moyens imaginaires, ce qui ne veut pas dire inefficaces (l’idéologie a aussi des effets, hélas, matériels !), mais de moyens rigoureux, notamment grâce à l’usage des mathématiques, et expérimentaux, qui produisent des effets réglés et reproductibles. Enfin, et Quiniou en serait sans doute d’accord, l’objet pensé n’est jamais l’objet réel, qu’elle ne cesse de poursuivre (c’est pourquoi il y a des progrès et des révolutions dans les sciences).
Ces réserves mises à part, quelles sont les tâches de cette philosophie « matérialiste » et même « scientifique » ? Elles sont au nombre de trois, tout à fait essentielles – car Quiniou se fait un ardent défenseur de la philosophie. 1 Elle réfléchit les résultats scientifiques dans l’espace non de concepts (ce que fait la science), mais de catégories, telles que la nature du réel et sa temporalité, le déterminisme et la liberté, ou encore la question . Cette dernière question est évidemment la plus difficile, puisque la  (à la différence de l’éthique, qui reste du domaine des mœurs) implique un saut hors de l’histoire vers un universel abstrait, et que par ailleurs la science ne fait pas de , mais peut seulement nous fournir des leçons anthropologiques (concernant non le bien, mais le bon). Or Quiniou est aussi un ardent défenseur de la , tout en refusant de la projeter hors des phénomènes, dans l’espace transcendant des noumènes kantiens. Sa réponse est que la moralité est issue elle-même de la vie, comme Darwin l’a laissé entendre, et qu’elle est un processus historique qui a connu un progrès constant. 2° La philosophie est une réflexion sur les conditions de possibilité et les résultats des sciences, autrement dit une épistémologie, ce dont la science n’est pas spontanément capable. 3° La philosophie a un grand rôle à jouer dans l’unification du savoir scientifique, car celui-ci est marqué par une inévitable spécialisation. Elle devient alors cette « synthèse des résultats les plus généraux » des sciences que Marx appelait de ses vœux. Tout cela veut dire que la philosophie se doit d’être à la fois modeste (« elle n’a pas de pouvoir cognitif »), ambitieuse, car son rôle est irremplaçable, et ouverte, car, si elle doit faire système, elle ne peut être un système clos, puisqu’elle ne cesse de réfléchir sur des sciences qui sont elles-mêmes en évolution constante.
C’est à partir de là que Quiniou se livre à une critique implacable de la philosophie contemporaine, s’agissant de quatre auteurs qu’il a manifestement lus à fond et auxquels il ne rechigne pas à reconnaître certains mérites (le texte est tout sauf un pamphlet). Ce qu’ils ont en commun, c’est un mépris plus ou moins prononcé pour les sciences et une volonté de dire plus et mieux qu’elles, donc une extraordinaire prétention. Le jugement est moins sévère sur la phénoménologie, car au moins se voulait-elle une science rigoureuse des phénomènes et avait-elle su en décrire avec perspicacité (Sartre en particulier). Ce qu’on peut lui reprocher c’est son idéalisme (notamment son primat de la conscience, fût-elle irréfléchie), et sa méconnaissance de la théorie scientifique de l’histoire, inaugurée par Marx, et de l’inconscient psychique, analysé par Freud (encore que Sartre ait beaucoup évolué à ce sujet). Mais les trois autres philosophies contemporaines passées au crible ont en commun d’être subjectivistes (elles se réclament à tort de Nietzsche quand elles lui empruntent un discours de l’interprétation, alors que ce dernier était causaliste) et irrationalistes, postulant que le réel n’est pas rationnel et que, par conséquent, le discours philosophique ne peut et ne doit pas l’être. Mais elles ne se privent pas pour autant d’emprunter aux sciences de l’homme tout en dénaturant leurs concepts, dont elles n’ont qu’une connaissance superficielle et approximative. Autrement dit, elles pratiquent un mélange des genres sans le dire. Cela donne des discours inutilement compliqués et tarabiscotés, un abus de néologismes et de métaphores et de constantes contradictions. On est plus près d’une littérature savante que de l’exigence théorique philosophique. Le travail proprement épistémologique sur les sciences en est absent. Politiquement elles débouchent sur du vide (Heidegger verse pour finir dans une sorte de mysticisme) ou sur une acceptation du capitalisme dont il s’agit seulement de combattre les excès de pouvoir (Foucault est très proche finalement de l’anarcho-capitalisme) ou les effets répressifs (Deleuze n’a pourtant rien retenu de la critique marxo-freudienne du capitalisme). Cela n’a rien d’étonnant : ces auteurs s’étant détournés de la science, se sont privés de tous les outils intellectuels et pratiques pour vouloir le dépasser, alors qu’il faut connaître les déterminismes pour pouvoir agir sur eux et trouver dans quelle mesure on peut s’en libérer. Quiniou ne conteste pas que ces discours puissent apporter leur part de vérité, mais c’est parce qu’ils naviguent au petit bonheur la chance à travers des sciences humaines éclatées. Et, au mieux, leurs trouvailles ne sont-elles que des poteaux indicateurs pour des savoirs rationnels à constituer. On peut donc les lire, mais toujours cum grano salis.
On peut se demander ici pourquoi cette philosophie, bien que s’inspirant d’une tradition allemande et de Nietzsche en particulier, est typiquement française, les philosophes anglo-saxons étant, eux, bien plus modestes et rigoureux à la fois. Je hasarde l’idée que cela est lié à l’enseignement de la philosophie dans notre pays, discipline qui se veut reine au lycée. On y apprend à nos élèves de pratiquer le doute critique, ce qui est très bien, mais aussi on les invite à tout repenser par eux-mêmes, comme s’ils pouvaient refaire le monde, sans passer par « les chemins escarpés » du savoir - pour reprendre une expression marxienne. Et cela donne aussi une pléiade de philosophes qui parlent de tout et de rien, au gré de publics avides de sens dans une époque désorientée et d’autant plus choyés par les médias qu’ils ne sont guère subversifs envers l’ordre établi. Quiniou n’est pas de ceux-là. Il veut rendre à la philosophie toute sa dignité et sa puissance transformatrice.

Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages

dimanche 18 septembre 2016

MISÈRE DU RÉFORMISME


A propos de  L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret[1]  
 (Recension par Tony Andréani)

Le livre de Patrick Theuret est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.
Le deuxième apport considérable de Theuret est qu’il resitue des usages marxiens dans le contexte de l’époque, par rapport aux termes employés alors dans la langue courante ou dans des discours plus théoriques des révolutionnaires du début à la fin du 19° siècle, écartant ainsi toutes les projections rétrospectives. Ce travail de réinscription historique est appuyé sur de très longues citations, un excellent parti pris puisque, évitant les citations tronquées et aisément manipulables, il restitue le champ sémantique et idéel dans lequel les notions se trouvent prises.
Pourquoi tant de minutie et tant de précautions ? Non parce qu’il s’agit de retrouver une virginité originelle des emplois marxiens de l’Aufhebung afin de les reprendre tels quels, mais parce que les enjeux théoriques et politiques sont considérables. Il en va tout simplement de la question de la transformation révolutionnaire, et de la manière dont elle se pose aujourd’hui, dans un contexte historique qui a beaucoup évolué depuis le 19° siècle. Essayons de résumer. La révolution était pensée jusqu’aux années 1980 comme un processus de destruction du capitalisme et de construction d’une société nouvelle, une société socialiste, qui conserverait cependant quelques acquêts du premier (on reviendra sur cette « conservation »). Elle impliquait la conquête du pouvoir politique, et donc d’un Etat qu’il fallait lui-même révolutionner – ce qui fut dés le début la grande divergence avec les courants anarchistes, hostiles à toute forme d’Etat (avec cependant quelques nuances, relevées dans de nombreux extraits cités par Theuret). Pour ce faire, l’action révolutionnaire cherchait à modifier le rapport de forces, avec plus ou moins de lucidité et de succès. Or ce qui va faire basculer cette ligne politique générale en Occident est d’abord l’affaiblissement du mouvement ouvrier dû au retour en force du capitalisme pur et dur après les Trente glorieuses, avec la substitution de politiques néo-libérales aux politiques d’inspiration keynésienne, et ensuite les échecs du « socialisme réel » en URSS et dans les pays satellites : échec économique avec la stagnation, échec politique avec un stalinisme mal liquidé, échec culturel avec une pensée unique rebelle à toute ouverture, échec international, notamment dans la course aux armements. La « perestroïka » et la « glasnot », saluées par la gauche d’inspiration marxiste en Occident et paraissant donner raison à « l’euro-communisme », ont vite tourné court et l’implosion de l’Union soviétique et du camp socialiste ont été le coup de grâce : le capitalisme semblait avoir gagné la partie. C’est alors que s’est développée la théorie « dépassementiste », dont Theuret développe la critique la plus sévère et la plus argumentée qui soit.

Le « dépassementisme »

Résumons à nouveau. La théorie du « dépassement » du capitalisme renonce à la révolution, qu’elle se fasse de façon violente, à la faveur de convulsions du système capitaliste, comme ce fut le cas avec les deux guerres mondiales, mais aussi bien d’autres, ou de façon légaliste, mais avec de fortes mobilisations populaires, car elle serait porteuse d’une dérive étatiste. Or celle-ci serait source de tous les maux et d’un socialisme dirigiste qui a été condamné par l’histoire. La théorie renvoie même dos à dos le socialisme réel et le socialisme social-démocrate, tous deux appuyés sur l’Etat. Et finalement c’est le socialisme lui-même qui est récusé au profit d’une « visée » communiste, aux contours extrêmement flous (ainsi du «partage des savoirs et des pouvoirs ») et rabougrie autour d’une notion des « communs »[2]. Et le chemin pour y mener serait une démarche à petits pas, avec l’objectif de conquérir des droits et des micro-pouvoirs au sein même de la société capitaliste  Du coup c’est la « forme parti » qui est aussi dénoncée, avec ce qu’elle implique de structure  hiérarchique, au profit de formes plus basistes et plus spontanées et d’un appel à la « société civile ». Les partis communistes occidentaux rejetteront ainsi successivement les notions de « dictature du prolétariat », vouée selon eux à devenir une dictature sur le prolétariat, de « centralisme démocratique », assimilée au régime de parti à la soviétique, et de révolution socialiste, suspectée de menacer la démocratie et les droits de l’homme. Theuret suit pas à pas ces révisions doctrinales dans le cas du parti communiste français, de « refondation » en « mutation ». Et il l’explique par la culpabilité éprouvée pour avoir soutenu le régime soviétique, l’effritement des bases populaires dans les pays des métropoles capitalistes, l’accompagnement des tendances individualistes qui s’y sont développées, et la recherche d’une audience perdue. Le dépassementisme est ainsi devenue une démarche réformiste, incrémentaliste, n’ayant plus d’autre objectif que d’apporter de petites modifications[3] par voie législative au fonctionnement d’un capitalisme qui n’était en fait plus disposé à la moindre concession. Le résultat est connu : loin de progresser les partis communistes n’ont fait que décliner ou se désintégrer et sont devenus incapables de mobilisations d’envergure, et, en fait d’avancées, il n’y eut que des reculs, au moins en matière économique et sociale (ici on peut regretter que Theuret n’ait pas souligné les conséquences de leur « européisme »).
Or cette conception dépassementiste a voulu se légitimer par une relecture des textes fondamentaux du marxisme et une réinterprétation du concept hégélien d’Aughebung. De façon extrêmement fouillée, Theuret montre que cette réinterprétation a distordu les textes et a complètement faussé le sens d’une notion, qui signifie d’abord abolition, ce dont témoignent non seulement les principaux écrits de Marx et d’Engels mais aussi toute la tradition des révolutionnaires du 19° siècle. Le système capitaliste doit être détruit, même si l’on sait aujourd’hui que ce ne saurait être l’affaire d’un jour, ni même d’une décennie, ni même d’une plus longue période historique encore. Au cœur de la notion il y a l’idée d’une négativité, sans quoi elle perd tout sens. La conservation vient théoriquement après, même si pratiquement elle va de pair, et ceci sous les auspices d’un nouveau mode de production, qui ne peut être que le socialisme, dont la construction sera forcément une tâche de longue haleine. Cette thématique de la révolution, autrement dit du changement de système, a-t-elle été invalidée par l’histoire ?

Fin des révolutions ?

Il faut considérer les choses, rétorque Theuret, d’une façon bien plus large, en les remettant en perspective, à la suite de Lénine et de bien d’autres, dans le cadre du système monde, avec son centre et sa périphérie, et y observer les changements géo-politiques qui se sont produits : le néo-colonialisme, la puissance décuplée de l’impérialisme états-unien, appuyée sur des institutions internationales contrôlées par lui et assise sur un énorme appareil militaire, les menées des autres impérialismes, européen et japonais, le tout dans un contexte de démantèlement des protectionnismes et de soutien à la mondialisation commerciale et financière. Si les socialismes du Tiers Monde, du fait de leur prématuration et de leur faiblesse, ont été facilement défaits, le socialisme n’est pas mort pour autant à la périphérie du système monde, et a même  regagné du terrain, sous des formes inévitablement composites vu leur retard de développement, en Chine, dans d’autres pays asiatiques et en Amérique latine. On pourrait aussi ajouter ici tous les progrès de la protection sociale dans les pays en développement. Or les « dépassementistes » n’ont que des attitudes de méfiance, de désintérêt, voire de rejet vis-à-vis de ces régimes lointains et qu’ils ne comprennent pas.
Ils ne voient pas que les acquis démocratiques et sociaux en Occident ont certes été arrachés par des luttes populaires, mais n’ont été possibles que parce que les pays riches ont dominé et exploité les pays pauvres, avant que des révolutions ne commencent à y mettre un frein. Ce qui nous conduit au problème de la « conservation » des acquêts du capitalisme après les prises de pouvoir.

Que signifient donc les acquis du capitalisme ? Et, qu’en faire ?

Par acquêts on désigne d’abord des « acquis » en matière politique, comme le suffrage universel, et en matière sociale, comme la sécurité sociale et le droit du travail. Theuret les présente comme des « concessions » faites par le système capitaliste, généralement à son corps défendant, et modérant la violence de ses rapports sociaux. Or, c’est là, à mon avis, trop peu dire. Ce sont en réalité des éléments de socialisme, opposés à la logique de ce système, tout en sachant qu’ils sont inévitablement marqués par cette logique. La sécurité sociale publique (les assurances sociales maladie, chômage et accidents du travail) et la retraite par répartition représentent une socialisation des risques et une forme de solidarité intergénérationnelle qui sont si peu congruents avec le capitalisme, même s’ils y jouent le rôle d’amortisseur des crises, que celui-ci n’aura de cesse de vouloir les démanteler en les privatisant. Les autres grands services publics liés à la citoyenneté au sens large (éducation, transports en commun, énergie etc.) sont aussi des piliers du socialisme, même si le capitalisme les subvertit en leur imposant des critères capitalistes de gestion, et, là aussi, il va s’ingénier à les rendre au privé. Les défendre, c’est bien militer pour le socialisme.
Il y ensuite tous les « progrès » liés au développement des forces productives. Le capitalisme, dit Theuret, « a aussi, dans les domaines industriel, technologique, commercial et financier, contribué de manière considérable aux progrès de l’humanité, avec certaines vertus (à côté de leurs défauts et limites naturelles) de la propriété privée, certaines formes de créativité, des modalités de perfectionnement de la gestion, ou ce que les dirigeants chinois appellent, de manière volontairement neutre et pudique, « l’organisation scientifique du travail » (p. 195). Où l’on retrouverait le rôle progressiste attribué par Marx au capitalisme, jusque et y compris les monopoles, « antichambre » du socialisme, et les échanges mondiaux, prémisses d’un communisme mondial. Mais ici il faut enfoncer le clou : tous ces apports du capitalisme ne peuvent être conservés tels quels, mais doivent être transformés, révolutionnés, et, dans certains cas, abolis. Car c’est le même Marx qui a monté qu’ils étaient marqués par sa logique, dans un processus de « soumission réelle ». Par exemple le socialisme supprimera les usines à mille vaches pour leur substituer d’autres types d’exploitations, fermera progressivement les centrales à charbon, supprimera de nombreux aspects du management capitaliste, ne gardera la propriété privée que là où il n’y aurait aucun avantage à la remplacer, réduira drastiquement la publicité etc. Aucun «acquêt » ne sera conservé s’il n’est pas socialement utile. Il se trouve que la contestation du « productivisme », des innovations permanentes pour allécher le chaland, des dégâts écologiques entrainés par la production industrielle, d’une société de consommation destructrice de la planète, et de bien d’autres choses, fleurit aujourd’hui dans les sociétés les plus riches, mais elle reste partielle et constamment les grands oligopoles s’arrangent pour la neutraliser et relancent la fuite en avant. C’est donc tout le mode de production qu’il faut révolutionner, en commençant par ses bases – ce sur quoi Theuret serait sans doute d’accord. Mais allons plus loin. On ne peut éluder la question du communisme, dont il maintient l’horizon.

Quelle signification donner au communisme ?

Il me semble que cela reste un point aveugle de la pensée révolutionnaire. Fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, fin des dominations de classe, fin des aliénations, dépérissement de l’Etat, « à chacun selon ses besoins », épanouissement de l’individu intégral, tous ces grands slogans des révolutionnaires du 19° siècle dessinent-ils des objectifs atteignables pour l’humanité, et le point de départ d’une nouvelle histoire, après une longue préhistoire ? Le propre de la pensée « dépassementiste » est précisément de le postuler tout en faisant l’économie d’une transition de caractère socialiste. Une transition qui ne saurait brève, puisqu’elle sera elle-même une transition entre le capitalisme et le socialisme, laquelle durera au moins un siècle, si l’on en croit les dirigeants chinois. Peut-être moins, si l’on en prend le chemin, car l’histoire se précipite, la civilisation humaine est en danger, nous le savons désormais, et le socialisme est sans doute la dernière chance de la sauver. Sans exclure que cette transition puisse avorter, ce qui nous mènerait tout droit à la barbarie, dans tous les sens du terme.
Le dépassementisme devrait donc s’interroger sérieusement sur la possibilité du communisme, et c’est en ce sens que, à mon avis, il faudrait prolonger la pensée de Theuret. Or il est pour la conception  dépassementiste plus de l’ordre de l’incantation que du raisonnement, pour ne pas dire de la pensée magique[4]. Il fonctionne essentiellement comme un marqueur idéologique, d’autant plus utile que son réformisme tend à la rapprocher non certes du social-libéralisme, mais du vieux programme social-démocrate, aujourd’hui en perte de vitesse partout, emporté par le capitalisme mondialisé. Qu’on me comprenne bien, je ne propose pas d’abandonner l’horizon du communisme, comme toute l’idéologie dominante nous presse de le faire, avec ses arguments sur la nature intrinsèquement maligne de la nature humaine, dans un style néo-hobbesien, et donc la nécessité d’un Etat répressif, sur les bienfaits du marché et de la concurrence tous azimuts, sur les droits inexpugnables de l’individu face à la possession et à la redistribution des profits, sur la société ouverte comme opposée au totalitarisme collectiviste. Et, sans aucun doute, les grands principes du communisme (l’abolition de la propriété privative, la suppression de la division du travail manuel et du travail intellectuel, l’éradication des dominations, la disparition de l’opposition ville/campagne, la paix entre les nations, la fin des aliénations, à quoi on ajoutera désormais la préservation de la nature) sont-ils un formidable analyseur des maux qui affectent les sociétés sous l’empire du capitalisme. Mais cette fonction d’analyseur ne nous renseigne pas sur le possible. Ce que je  propose est de penser le communisme de façon matérialiste et réaliste, à l’aide de ce qu’il y a de plus sûr et de meilleur dans les sciences humaines et de la notion de progrès moral. Et, justement, la réflexion sur le socialisme, loin de nous égarer, peut nous y aider. Je me contenterai ici de soulever quelques questions.
Le communisme pourrait-il en finir avec toute sorte de marché, avec un système de prix et donc avec une monnaie ? C’était bien le projet de Marx et d’autres communistes. Peut-on les remplacer par une organisation concertée et un calcul en termes de valeur-travail ? Certains auteurs croient que c’est faisable grâce aux progrès de l’informatique, mais la plupart en doutent : comment un plan impératif pourrait-il faire face à l’incertitude, comment calculer des valeurs-travail si l’on ne peut se passer d’un système de crédit ni de taux d’intérêt pour sélectionner les investissements ? En outre un tel plan n’est-il pas destructeur de l’autonomie de travailleurs, qui veulent « voir le bout de leurs actes » ? Peut-on se passer d’un système inspiré par le principe « à chacun selon son travail », à la fois pour des raisons d’efficacité et de justice ? Le système soviétique a fourni là des réponses négatives. Que peut-on mettre en commun ? Diverses expériences historiques récentes attestent qu’on peut aller assez loin dans cette voie, sans tomber dans les utopies volontaristes du 19° siècle, dont les réalisations ont avorté. Je pense par exemple aux villages collectivistes chinois ou à la Commune de Marinaleda, mais, à supposer même que ces expériences soient généralisables, elles sont dépendantes du marché. S’il est nécessaire de définir des besoins sociaux et donc de produire des biens sociaux pour donner une assise à la citoyenneté, peut-on les généraliser sans risquer une « tyrannie de la majorité » ? La division du travail manuel et du travail intellectuel peut-elle être totalement résorbée quand la production s’est infiniment complexifiée et que la somme des savoirs est hors de portée des individus, tout cela étant fort éloigné du communisme primitif des sociétés de chasseurs-cueilleurs ? Si la spécialisation paraît inévitable, notamment dans les fonctions de gestion, comment faire en sorte qu’elle ne génère pas des formes de domination durable (c’est le problème en particulier de la démocratie d’entreprise) ? Si la consommation ne peut commander directement à la production, comme certains ont voulu l’imaginer, comment éviter une forme d’aliénation du consommateur? La ville et la campagne pourraient-elles se fondre, quand il faudra bien des centres techno-scientifiques et administratifs ? Si une forme de centralisme politique est inévitable, jusqu’où peut aller le dépérissement de l’Etat ? On pourrait, et on devrait multiplier les questions de ce genre. Mais on ne peut les aborder seulement avec des sciences sociales. La psychologie, la neurologie, la psychanalyse etc., autant de savoirs qui n’étaient pas à la disposition des révolutionnaires du 19° siècle, autrement dit l’anthropologie au sens large, doivent être convoqués pour penser le possible du communisme, tout en sachant que ces disciplines sont en évolution constante et appellent, plus que toutes les autres, un intense travail de critique épistémologique. Par exemple que penser de la gratuité généralisée, impliquée par le principe « à chacun selon ses besoins », s’il apparaît  que non seulement les ressources sont limitées mais encore que le désir est sans fin et que la rivalité entre les individus les pousse à des goûts dispendieux ? Plus généralement il faut réfléchir à nouveaux frais à la nature humaine, à ces quelques invariants qui la constituent et qui connaîtront des destins divers, au lieu de défendre une historicité totale, qui, tout à la fois sert la pensée dépassementiste (on peut toujours tout dépasser) et ruine la possibilité du communisme, car il devient inconsistant. Enfin, si le communisme ne fait qu’inaugurer une nouvelle histoire, celle-ci doit être en mouvement, connaître ses propres contradictions (ce que Mao n’a pas hésité à assurer). On peut sans doute penser cette histoire d’une double façon. D’abord le communisme irait dans le sens d’un progrès moral continu, ce qui ne saurait être confondu avec le moralisme, chaque individu restant libre de son éthique particulière, ceci alors que les sociétés de classe ne font que le freiner ou multiplier les reculs. Ensuite les inévitables contradictions, telles que celles suggérées un peu plus haut, seraient traitées dans un autre esprit dialectique, tout différent du négativisme-constructivisme à la manière hégélienne et encore plus d’un dépassementisme bien plus conservateur que destructeur, à savoir ce que j’appellerai une « dialectique positive », où chaque contraire renforcerait l’autre dans la recherche de la meilleure harmonie possible[5]. Tout un champ de réflexion à ouvrir, en partant de ce que les expériences socialistes nous donnent à penser.
Pour conclure, je ne peux que recommander vivement la lecture du livre de Patrick Theuret, dont la richesse est telle que je n’ai pu ici qu’en donner un aperçu. Son objet n’était pas une analyse systématique du capitalisme contemporain, ni la présentation de solutions concrètes, bien qu’elles fussent, comme il le dit, « à fleur de plume », mais une réflexion approfondie sur les processus révolutionnaires passés et présents et sur le rôle (limité) qu’y jouent les idées, pour, si j’ose dire, déblayer le terrain à une action politique raisonnée.



[1] Le Temps des Cerises, 2016
[2] Un point qui n’est pas relevé par Theuret. Les « communs » sont une notion à la mode, qui renvoie à des usages associatifs de certains biens (forêts, eau, logiciels libres, espaces naturels etc.). Ils ont valu à l’américaine Elinor Ostrom un prix Nobel d’économie. Certains y voient la grande alternative du 21° siècle, tels Hardt et Negri ou Naomi Klein, ou du moins un domaine échappant à la propriété privée et au marché (Dardot et Laval), et en tous cas à l’Etat, ce qui rejoint la vogue libérale, voire ultra-libérale. On peut remarquer ici d’une part que le capitalisme tend constamment à les rogner ou à les accaparer, et que sans la main de l’Etat il est difficile de les préserver, et d’autre part qu’ils tendent à se substituer à la notion de bien public et a réduire le périmètre des services publics. Marx ne les mésestimait pas, mais y voyait des vestiges des époques précapitalistes, qui ne faisaient pas partie du programme socialiste.
[3] Lucien Sève, l’un des principaux inspirateurs et théoriciens du dépassementisme, parle ainsi de                      « réappropriations partielles engagées » (cité, par. Theuret p. 322). La révolution est transformée par lui en un « évolutionnisme révolutionnaire ».
Le dépassement sera mis à toutes les sauces. On parlera même (Paul Boccara) de garder les aspects positifs du chômage pour en dépasser les aspects négatifs, et de « dépasser le marxisme » - au lieu de l’approfondir et de l’enrichir.
[4] Theuret s’en prend de même vigoureusement, tant à l’idée d’une traduction « pure er parfaite » des termes de Marx, « confinant à l’esprit religieux et au désir de partage d’une révélation à la promesse merveilleuse », qu’aux « conceptions mystiques que le dépassementisme reprenait à son compte » (p. 569).
[5] C’est une thématique que j’ai développée dans plusieurs écrits, notamment dans mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 1, L’inventaire (Editions Syllepse, 2001), chapitre 3, Socialisme ou communisme ?, p. 122-132, et dans mes Dix essais sur le socialisme du 21° siècle, chapitre 8 et 9 (Le Temps des Cerises, 20011). On trouve une inspiration semblable dans les livres de Jacques Généreux.

L'homme est-il en dehors de lui-même?

Être hors de soi : nous ne manquons pas d’occasions pour user de cette expression. De celui que la colère emporte, nous disons qu’il est hors de lui. Expression imagée comme « perdre la tête », « ne pas être soi-même », « être hors de soi » désigne un état anormal, une perte de contrôle de soi-même, sous l’effet d’affects trop puissants. Le sujet « hors de lui » n’est plus lui-même, comme si démon s’était emparé de son âme. Mais en aucun cas, ce genre d’expression ne pourrait caractériser l’homme dans son état normal. Toute notre topologie du sujet humain semble reposer une claire séparation entre l’intériorité et l’extériorité. Rentrer en soi-même, c’est méditer, faire son examen de conscience et c’est là que le sujet est censé trouver sa vérité. Saint-Augustin (dans Les confessions), Descartes (avec l’expérience du cogito et sa défense de la pratique méditative) ou encore Jean-Jacques Rousseau, (Les confessions) proposent la même orientation de la pensée. Être hors de soi, c’est donc, dans ce cas, renoncer à soi-même, même si ce n’est que temporairement.

Mais cette topologie qui semble aller de soi demeure problématique, précisément parce qu’elle est une topologie. Comment peut-on localiser l’homme ? Non pas bien sûr l’homme en tant qu’il est un corps – comme tous les corps, il est susceptible d’une description spatiale. Mais où est donc l’homme en tant qu’il est un sujet, c’est-à-dire un être pensant et conscient, conscient du monde et de lui-même ? Première question donc : peut-on localiser le sujet, le définir dans l’espace ? Si je lis le Timée de Platon, par exemple, j’ai affaire à un livre, un simple objet usuel, mais, en même temps, j’ai affaire à Platon, d’une certaine manière. D’où la deuxième question : l’homme n’est-il pas autant dans ce qu’il perçoit, dans ce qu’il produit, dans ce qu’il objective, qu’en lui-même ? Mais si on admet que l’homme est autant hors de lui-même qu’en lui-même, n’est-ce pas le « mythe de l’intériorité » qui doit être déconstruit ?
Que l’homme soit en lui-même, c’est tout d’abord quelque chose qui ne va pas soi, parce que l’affirmation de l’identité, du « soi », comme ce qui définit l’homme comme tel semble bien n’être qu’une découverte ou une invention relativement récente dans l’histoire de la pensée. Charles Taylor dans Les sources du moi1 procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie, mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art. Selon lui, avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure, on verra pourquoi à l’instant – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. Il n’y a donc pas de « soi » séparé de l’ordre du monde. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s’affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. Descartes défend l’éminente dignité de la personne humaine en même temps, d’ailleurs, que la raison se trouve dotée avant tout d’une valeur instrumentale. Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke « refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience », écrit Taylor (p. 227). Ce subjectivisme caractérise toute la conscience moderne.
Nous voilà donc avec une séparation nette : une intériorité, qui peut être décrite comme un espace intérieur et qui caractérise l’homme proprement dit, et un monde extérieur au sujet, un espace physique doté de propriétés physiques et/ou mathématiques. Être en soi, le seul « lieu » où l’on puisse s’approcher de Dieu, ou être dans le monde, c’est-à-dire être en quelque façon extérieur à soi-même, telle est l’alternative devant laquelle nous placent Saint Augustin ou Pascal.
Attardons-nous un instant sur cet espace intérieur que décrit Augustin. « Rentrer en soi » : voilà la formule qui pourrait résumer la philosophie de saint Augustin, car l’âme, « cette partie intérieure » est la plus propre à la connaissance. On connaît avec l’œil de son esprit et non pas avec l’œil de chair. Déjà le traité Du Maître (De magistro) avait mis cette dualité du sensible et de l’intelligible qui résonne de manière très platonicienne.
Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe actuellement nos sens, mais sur ce qui les a frappés, nous ne montrons pas alors les objets eux-mêmes, mais les images imprimées par eux et confiées à la mémoire.2
Inversement, nous ne sommes véritablement en présence de la vérité que lorsque notre esprit s’occupe des choses intelligibles.
Quand il s’agit de ce que voit l’esprit, c'est-à-dire l’entendement et la raison, nous exprimons, il est vrai, ce que nous voyons en nous, à la lumière intérieure de cette vérité qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans l’homme intérieur; mais là encore, si celui qui nous écoute voit clairement dans son âme ce que nous voyons nous-mêmes; ce ne sont pas nos paroles qui l'instruisent, c'est le pur regard de sa contemplation.3
Refusant toute conception naturaliste de la connaissance, Augustin définit des niveaux de l’être à partir de la connaissance de nous-mêmes. Les deux premiers niveaux de l’être sont les corps et l’âme incorporée, l’âme qui donne vie aux corps. Le troisième niveau d’être est celui de l’âme perceptive ou sensitive. Mais on ne doit pas s’arrêter à ce niveau. En effet, « les chevaux et les mulets »4 possèdent comme moi cette puissance, « puisqu’ils ont l’usage des sens du corps ». Il faut encore s’élever puisque dans la perception, ce n’est pas l’œil, l’oreille, etc. qui perçoit, mais l’esprit seul qui agit par eux. Des impressions ou des sensations du corps, l’âme dans son cheminement doit remonter encore atteindre sa puissance rationnelle capable de lier le divers donné par les perceptions qui constitue le quatrième niveau de l’être. L’intellection proprement dite, c’est-à-dire la puissance de penser sans recours à l’imagination, puis à la lumière intérieure qui ouvre enfin à la contemplation de l’Être lui-même. Processus de connaissance qui est aussi un processus de purification de l’âme.5
D’étage en étage, Augustin parvient à la connaissance de l’âme humaine, décrite comme un espace qu’il faut explorer.
Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de nombre infini d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens.6
La mémoire est d’abord définie comme un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donné. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire est élaborée.
Immédiatement, saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient. Il y a aussi des conséquences théologiques : si nous ne sommes pas entièrement maîtres de nos pensées (l’argument vaudra surtout pour le rêve), celles dont nous ne sommes pas les maîtres ne peuvent nous être tenues à faute.
Il reste qu’en faisant un effort, la mémoire nous procure tout ce dont nous avons besoin. L’écriture des Confessions peut ainsi être comprise comme une manière de mettre de l’ordre dans sa mémoire et par là-même de mettre de l’ordre dans sa vie.
Ce grand palais de la mémoire recèle donc une ontologie, une sorte de catalogue de tous les genres et de toutes les espèces d’êtres existants que nous percevons par les organes des sens. Ce ne sont évidemment pas les choses qui entrent dans la mémoire, mais les images – que saint Augustin ne définit pas précisément et elles y entrent chacun par « la porte qui lui est propre ». Autrement dit, tout se passe comme si les principes de classement (les « portes ») existaient préalablement dans la mémoire qui accueille les images. Il n’y a pas d’erreur de classement. Les sons ne se mélangent pas avec les couleurs.
Sans entrer dans la question de savoir comment se forment ces images, saint Augustin insiste sur le fait que les « palais de la mémoire » ouvrent la possibilité d’une vie intérieure complètement séparée de la vie extérieure : je peux chanter sans remuer les lèvres et entendre des sons que mes oreilles ne perçoivent point. Et ainsi de suite. Pour l’homme, cette possibilité d’avoir une vie intérieure est une qualité précieuse :
C’est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j’ai fait, et les dispositions dans lesquelles j’étais lorsque je faisais ces actions.
La conscience, au sens que prendra ce terme au XVIIe siècle, est donc conçue comme une propriété de la mémoire. La mémoire est précisément ce qui fait que je puisse me percevoir moi-même et que je puisse percevoir mon passé comme étant le mieux. S’en déduisent également des conséquences implicites concernant la culpabilité et la responsabilité. Je peux être responsable de mes actes et en porter l’éventuelle culpabilité parce que je me souviens de ce que j’ai fait et des dispositions dans lesquelles je l’ai fait.
Saint Augustin expose tout cela comme si cela ne posait pas de problème particulier ; que le sujet, le « je » qui raconte ses expériences « visite » en quelque sorte les palais de la mémoire, c’est une métaphore spatiale jamais questionnée. On ne trouvera pas chez saint Augustin les anticipations des discussions subtiles que conduiront les Locke et les Leibniz : la mémoire est une propriété de l’individu humain, mais elle n’est pas ce qui le constitue comme sujet. La métaphore du palais la situe d’ailleurs dans une espèce d’extériorité par rapport au sujet lui-même. L’énigme véritable du moi est ainsi en quelque sorte scotomisée. Freud remarquait que dans l’interprétation du rêve, il y a toujours un moment où le travail interprétatif s’arrête, un point irréductible, qu’il nomme l’ombilic du rêve. l’exploration de l’espace intérieur chez Augustin se présente de manière analogue : le moi reste une énigme pour la raison, il est toujours au-delà de ce que nous en pouvons dire.
Si le lieu propre du sujet est l’intériorité, que faire du corps ? Ici les métaphores ne manquent pas. Puisque l’âme (animus) anime le corps, elle est dans le corps, au moins tant que dure notre vie. Après la mort, l’âme peut quitter cette prison de chair pour gagner la vie éternelle ou le tourment perpétuel de l’enfer. Mais quoi qu’il en soit, l’homme est toujours en lui-même et nulle part ailleurs. Le corps a d’ailleurs un statut ambigu : d’une part, le corps étant l’œuvre de Dieu ne peut être mauvais et je ne peux le mépriser. D’autre part, il est ce par quoi mon âme est ouverte au monde et donc, durant notre vie terrestre, notre âme est bien à certains égards « dans » le corps. Enfin le corps a cependant un statut d’extériorité : il n’est pas moi, bien qu’il soit mien et je dois apprendre à être sourd à certaines de ses impulsions. De celui qui est soumis à la « libido sentiendi », intégralement soumis aux plaisirs charnels, peut-être pourrait-on dire qu’il est « en dehors de lui-même » ? Mais il y est encore par sa propre faute et il ne peut incriminer le corps. Les deux autres concupiscences, le désir de savoir, la curiosité et l’appétit de dominer sont entièrement imputables à la faiblesse de l’âme.
Quand l’homme est-il donc hors de lui-même ? Précisément quand il s’abandonne au monde sous la forme des trois concupiscences. Quand il s’abandonne au plaisir des sens – non seulement le plaisir ou la bonne chère puisque la luxure et la gourmandise sont des péchés capitaux, mais aussi l’innocent plaisir des yeux qu’on éprouve à contempler les couleurs d’un bouquet de fleurs – ou qu’il s’abandonne à la volonté de savoir ces choses sans véritable importance dont s’occupent les physiciens ou encore qu’il veuille dominer, toutes ces occurrences, il choisit d’être dans le monde et de s’y perdre. Ainsi nous pourrions dire que c’est l’homme en tant qu’il est pécheur qui est hors de lui-même, la foi (qui seule peut sauver) consistant au contraire dans ce retour en soi-même, où l’on peut trouver « le maître intérieur ».
Délaissons Augustin pour aborder la rive opposée, en apparence, celle du matérialisme. Ici les choses semblent plus simples : l’esprit et le corps sont une seule et même chose ; les fonctions attribuées à l’esprit sont maintenant les fonctions dédiées de certains organes corporels. Démocrite, Épicure et Lucrèce conçoivent l’âme comme un ensemble d’atomes très petits emprisonnés dans le corps et qui l’animent de leur mouvement incessant. La conception de Jean-Pierre Changeux de l’homme neuronalest très semblable : les neurones ont pris la place des atomes, mais l’idée générale est la même. Dans une telle conception, l’homme n’a pas un corps, il « est » son propre corps et les fonctions attribuées à l’esprit sont des fonctions corporelles, comme les autres. Si on admet le principe physique de localité, l’homme est nécessaire là où il est, il est bien « en lui-même », encore que cette expression devienne elle-même discutable : le poirier de mon jardin n’est « en lui-même », il est simplement « là », dans le jardin, il a un topos et c’est tout ce qu’on en peut dire. Si on admet la conception purement matérialiste de l’homme, on peut dire de l’individu qu’il est là où il est, mais ni en lui-même ni hors de lui-même.
On pourrait aller plus loin dans la localisation. Le « moi conscient » pourrait plutôt être localisé dans le néocortex et c’est dans le cerveau que se trouvent les aires de la perception, du calcul, et les processus de mémorisation. Supposons maintenant, comme Hilary Putnam le propose, que l’on sépare le cerveau d’un individu du reste de son corps. On place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) :si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Posons encore le problème autrement. Locke définit l’identité de l’individu par la conscience : le soi (self) n’est rien d’autre que l’ensemble des souvenirs. Admettons que par un procédé technique on soit capable 1° de stocker la description complète des états mentaux d’un individu A sur un support informatique ; et que 2° on puisse transférer toutes ces descriptions d’états mentaux dans le cerveau d’un autre individu B ; et 3° qu’on puisse faire la même opération de B vers A simultanément, la question se pose maintenant de savoir où sont A et B !
Comme nous le voyons, quelle que soit l’hypothèse adoptée, qu’il s’agisse du dualisme platonicien, chrétien ou cartésien, ou qu’il s’agisse du matérialisme fort, la question de la localisation du sujet – où est le « je » semble une question absolument indémêlable. Comme c’est souvent le cas, ces « sorites » (dont les philosophes grecs étaient spécialistes) ont peut-être surtout l’avantageuse de nous inviter à la poser la question différemment.
***
Si nous considérons l’individu humain comme corps parmi les corps, comme objet de connaissance parmi les objets de connaissance, la question est très simple, l’homme ne peut pas être hors de lui-même, mais il est où il est localisé physiquement. Si au contraire nous le considérons comme sujet, c’est-à-dire comme conscience, à partir de son activité pratique sensible, les choses en vont tout autrement.
Partons du plus simple. Quand j’observe le livre devant moi, que se passe-t-il ? Si un savant m’observe observant le livre, il pourra suivre l’action des photons sur ma rétine, l’excitation du nerf optique, les processus physico-chimique dans l’aire de la vision et tous les réseaux neuronaux activés. Il en déduira que percevoir ce livre est un processus mental qui se passe dans le cerveau. Mais il n’aura pas pour autant observé ma perception du livre ! Il aura observé les phénomènes physico-chimiques corrélatifs à l’état que je – en tant que sujet – décris comme perception d’un livre. Le savant a vu la perception du livre dans « ma tête », mais personne de sensé ne dira « je perçois le livre dans ma tête », mais bien « je perçois le livre sur mon bureau »7. Où se passent les phénomènes physico-chimiques ? Dans mon cerveau ? Mais où est le moi percevant ? À certains égards il est dans l’objet. Ou plus exactement il est dans le rapport entre sujet et objet, dans cette interrelation. Décrivant la conscience percevante, l’esprit est comme absorbé dans l’objet de la perception. Considérons un homme en train de contempler un tableau célèbre. Son attention est concentrée sur le tableau, sur la composition d’ensemble, puis sur les détails pour à nouveau l’ensemble, il prend du recul, il se rapproche. Il est donc actif que plus haut point dans cette attitude contemplative, mais son activité le place entièrement hors de lui-même, il est maintenant dans le tableau, plus, il est le tableau.
Première conclusion : la perception n’est compréhensible qu’en considérant que l’homme non pas dans une intériorité refermée sur elle-même, mais bien dans cet intermédiaire entre l’objet et le sujet. Et ici, il ne s’agit pas d’être « hors de soi » comme un état exceptionnel, mais bien comme un état normal, comme un état propre à la subjectivité du sujet humain. Nous pouvons aller un peu plus loin, en mettant en question radicalement l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre sujet et objet qui ne peuvent pas être considérés indépendamment l’un de l’autre, séparément, chacun en son genre un peu comme il y a des chiens et des chats.
L’inscription spatiale de l’homme n’est pas une détermination géométrique. La question à poser en premier n’est pas de savoir où il est, mais d’où il vient, qu’est-ce qui le fait être. On retrouvera ici la simple description du lieu (topos) et la description de ce que Platon nomme chôra que l’on peut aussi traduire par lieu, mais qui est le lieu originaire, le ce-par-quoi l’homme advient à l’existence, là où le modèle devient réalité sensible. De ce point de vue, l’homme n’est pas en lui-même, ou pas seulement en lui-même, il est tout autant dans son milieu, dans ce que le géographe Augustin Berque nomme écoumène. L’homme devient homme – c’est le processus d’hominisation dont parlent les paléontologues et spécialement André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. L’hominisation, c’est d’abord le rapport de l’homme à son milieu biologique (à sa biosphère). Et comme tous les êtres vivants, il est façonné par son milieu. Mais ce milieu, il n’a pas vis-à-vis de lui une attitude purement passive. Il le transforme et le modèle selon ses besoins au moyen d’instruments techniques. Marx écrit ainsi, pour décrire le processus de travail, ce métabolisme de l’homme et de la nature : « le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. » L’outil prolonge la main, démultiplie la puissance du corps et on peut ainsi dire que l’homme au-delà de son corps propre se trouve aussi dans ses outils, dans les produits de sa technique. Enfin cet espace dans lequel l’homme devient ce qu’il est en puissance est aussi un espace symbolique : les choses ne sont plus simplement là comme des choses, mais elles représentent des réalités pensées, non seulement les œuvres de l’art humain, cet « art symbolique » qui constitue pour Hegel la première forme d’expression artistique, mais aussi les réalités naturelles qui se trouvent investies symboliquement : les sources, les montagnes, les fleuves sont conçus comme la manifestation phénoménale de divinités dont il faut s’attirer les bonnes grâces. Pour le dire avec Augustin Berque, l’écoumène est né d’un processus de « trajection »: les fonctions du corps humain sont extériorisées dans l’environnement et on assiste ainsi à la constitution du « corps médial ». Il y a partition du corps humain entre son corps animal et son corps social ou médial cette trajection étend notre être du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon du monde.
Il y a un dernier aspect que nous devons soulever dans cette deuxième partie. Quand nous disons « l’homme », nous ferions mieux de dire « les hommes », car l’homme en général, l’homme individu abstrait n’existe justement que dans les abstractions plus ou moins raisonnées qui font de l’homme un « atome », « un pion isolé au jeu de trictrac » comme dirait Aristote8. Une  humaine n’est pas un simple groupe d’individus humains (un peu comme un sac de pommes de terre est composé de pommes de terre). La  humaine est « la mère des hommes ». « Nous sommes les autres », dit Henri Laborit d’une formule ramassée9. Nous sommes forgés par notre éducation, c’est-à-dire par les autres, tant est-il que l’homme dépourvu d’instincts doit tout aux comportements appris. Mais nous sommes les autres encore dans un autre sens : ce sont nos relations avec les autres qui nous font exister. L’homme est un animal communautaire et un espace humain est un espace organisé par des humains qui ne le sont véritablement que par l’appartenance à cet espace ou plutôt à tous ces espaces imbriqués qui structurent notre existence. L’homme est en dehors de lui-même au sens où il est dans tous les autres.
En résumé, l’homme ne peut pas être défini comme une sorte de forteresse isolée, une citadelle intérieure inexpugnable. Être relationnel, il est bien plutôt en dehors de lui-même. Il existe à proprement parler, puisque exister c’est, étymologiquement, sortir d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Exister, c’est donc s’extraire de cet en-soi dans lequel nous ne sommes que chose parmi les choses.
***
Si nous poursuivons notre réflexion, c’est tout ce système d’opposition spatiale entre intériorité et extériorité qu’il faut déconstruire. Wittgenstein dans les Investigations philosophiques s’en prend au mentalisme et au subjectivisme, c’est-à-dire à l’idée qu’il existe quelque chose qui serait « privé », logé à l’intérieur de chaque individu – voir par exemple les arguments contre l’existence d’un « langage privé » dans les paragraphes 243-315. On pourrait faire remonter la déconstruction de l’intériorité à Spinoza. En affirmant l’équivalence du mental et du physique, Spinoza ne laisse pas de place à cette intériorité qui définirait le sujet hors du monde. Le corps et l’esprit sont la même chose connue sous deux attributs différents, affirme-t-il. Si l’esprit n’est que l’idée du corps, les idées que nous avons ne sont que les idées des affects de notre corps. Mais le corps lui-même n’existe que dans les relations avec l’ensemble de la nature. Il existe des corps simples qui ne « se distinguent entre eux que sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance »10. Les Individus sont définis ainsi : « Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement selon un certain rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue des autres par cette union entre corps. »11 Le Corps humain est donc un Individu, c’est-à-dire un corps composé de très nombreux individus eux-mêmes très composés. Ce qui constitue cet individu, ce n’est donc pas une « substance » particulière, mais des relations entre les parties qui le composent (celles qui demeurent dans un certain genre de rapports constants quant à la lenteur et à la rapidité, etc.), mais aussi des relations entre l’Individu et les autres individus. La « psychologie » spinoziste (si l’on peut se permettre d’employer cette expression) est entièrement fondée sur la dynamique des affects, c’est-à-dire de la composition des relations : un individu est affecté par un objet extérieur, par les affects d’un objet extérieur, etc., c’est-à-dire que le « soi » est intégralement composé sur un plan unique, celui des relations spatiales entre corps (ou sur le plan des idées dans leurs connexions avec les autres idées puisque l’ordre et la connexion des idées suivent l’ordre et la connexion des choses.
Spinoza en ouvrant la voie qui permet de sortir d’une ontologie des substances vers une ontologie des relations pourrait ainsi s’opposer radicalement à ce mythe de l’intériorité dont nous avons vu comment il est formulé magistralement par Augustin. Du même coup, la localisation du mental devient une question dépourvue de signification. Si par « homme » nous designons le sujet en tant que sujet conscient, la seule localisation possible est alors la somme de ses relations avec les autres hommes et avec le milieu environnant.
La théorie de « l’esprit étendu » Tetsuya Kono pourrait s’inscrire dans cette démarche. De la psychologie de Gibson et de sa théorie des « affordances », Kono tire deux idées clés :
1)     La perception n’est pas un mécanisme représentatif
2)     Le réel n’est pas composé d’êtres, mais d’événements.
On a l’habitude de concevoir la perception comme la représentation interne (mentale) des choses physiques perçues par l’intermédiaire des organes des sens. Cette façon de voir est spontanément dualiste : il y a d’un côté le monde physique et de l’autre nos représentations mentales. Ensuite, il va falloir se poser des questions insolubles du type : comment nos représentations mentales peuvent-elles coïncider avec le monde physique ? Est-ce que la réalité est bien telle que nous la percevons ou, au contraire, ne vivons-nous pas finalement dans un monde halluciné – un peu comme un rêveur ou un cerveau dans la cuve ? Gibson tranche dans le vif : pour lui nous percevons bien directement la réalité parce que la perception est une collecte d’informations (c’est une action et nous ne sommes pas dans une attitude purement réceptive, passive en quelque sorte) en vue de l’action. La perception est donc une interaction, une boucle, entre le sujet et son milieu. Contre l’opposition classique entre objectif et subjectif, on retrouve ici la notion de milieu, c’est-à-dire dans son sens premier d’entre-deux, ou, pour parler comme Berque, de « médiance ». Tetsuya Kono fait remarquer que la théorie classique « représentationnelle » suppose que le monde est peuplé de particules indépendantes dans un espace vide. C’est une « ontologie newtonienne ». À cette ontologie, Gibson et TK proposent de substituer une ontologie de l’événement : « L’ontologie de  l’événement  est  la  théorie  qui  maintient  que  l’entité  la  plus fondamentale du monde est un événement. Une substance isolée et absolue comme un atome est plutôt une abstraction de ces réalités primaires.  Le temps absolu, l’espace absolu, et autres propriétés prétendues « catégoriales » sans aucune condition sont aussi une abstraction d’un événement.  Ils sont seulement des concepts, non pas des entités réelles dans le monde. » On retrouve une semblable conception chez Bergson ou encore chez Whitehead (Procès et Réalité). À partir de cette ontologie, on peut déduire que « l’essence de l’être humain réside dans cet effet de boucle interactif entre l’environnement et l’humain. »
***
En conclusion, la réponse à la question initiale peut s’esquisser ainsi : l’homme n’est pas en lui-même – car en lui-même il n’y a rien –, mais bien dans le système des relations qu’il noue avec son environnement. Si on tient encore à la localisation, il n’est pas dans son corps biologique, mais plutôt dans son « corps médial » (pour reprendre une expression d’Augustin Berque). En ce sens il n’est pas non plus à proprement parler hors de lui-même. Il n’est vivant qu’autant qu’il appartient à un espace vivant et se reconnaît dans les autres hommes, se pense comme « être générique » (Gattungswesen dirait Marx). L’intériorité n’est donc pas un lieu originaire, mais bien plutôt un des modes particuliers de ces relations, apparu à un certain stade de l’histoire humaine.

1Éditions du Seuil.
2Saint Augustin, Le Maître, IIe partie, XII, 40
3Ibid.
4La référence aux chevaux et aux mulets renvoie au psaume 31 (« le bonheur du pardon ») du Livre des psaumes. Particulièrement à ce passage : « N’imitez pas le cheval et le mulet, qui n’ont pas d’intelligence, qu’il faut brider avec morts et freins pour qu’ils vous approchent. » (9)
5Pour une présentation synthétique de cette échelle de l’âme, on peut se reporter au chap. XXXIII du traité De la grandeur de l’âme (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/grandeurame/ ). Au chap. XXXV de cet ouvrage, saint Augustin donne une définition abrégée de ces sept degrés de l’âme : « Si donc nous montons ces degrés, nous dirons pour nous faire comprendre, que le premier acte de l'âme est d'animer; le second, de sentir; l'industrie sera le troisième; la , le quatrième; le cinquième sera la tranquillité; le sixième nous introduira en Dieu; le septième sera la contemplation. On peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le corps, par le corps et autour du corps, pour l'âme et dans l'âme, pour Dieu et en Dieu : dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accomplissent dans un autre, par un autre, autour d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est beau, pour ou dans la beauté même. »
6Les citations des Confessions, ici du Livre X, renvoient à la traduction de Lemaître de Sacy.
7Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Tel », Gallimard.
8Voir Politiques, I, 2
9In L’inhition de l’action, Masson
10Éthique, II, Lemme 1
11Éthique, II, Définition

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