Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole.
Commençons par le plus simple : pour le croyant la
vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de
ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le
Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les
porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont
étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la
parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
– « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu,
et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par
la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce.
Aristote le dit quand il veut définir le vrai :
« Dire de ce qui est qu’il n’est pas ou de ce qui
n’est pas qu’il est, c’est faux ; tandis que dire de ce qui est qu’il est
et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas,
c’est vrai »(Métaphysique, 1110b,26)
Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. C’est
ce qu’affirme Spinoza :
La première signification donc de Vrai et de Faux
semble avoir tiré son origine des récits ; et l'on a dit vrai un récit
quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait
raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot
pour désigner l'accord ou le non-accord d'une idée avec son objet ; ainsi,
l'on appelle Idée Vraie celle qui montre une chose comme elle est en
elle-même ; Fausse celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en
réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des
histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de
même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l'or vrai
ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose
sur lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui. (Pensées métaphysiques)
Les mots « vrais » et « faux » ne
conviennent qu’aux paroles et non aux choses (sinon par abus de langage)
Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente
et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit
la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use
pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son
exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est
parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée,
que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui
recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si
Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en
scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se
manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que
dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui
confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les
choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité
n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité !
La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part,
si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à
chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la
parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même
du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on
distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous
sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se
forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les
sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous
ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou
affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la
classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des
idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la
raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé
(ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire
simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément,
parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose.
Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les
mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées
indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une
forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter
cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet
parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous
apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est
celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous
soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la
pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je
n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera
entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité
et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet
(perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le
décrire.
L’erreur est dans les mots
Faisons une objection : il est possible que la parole ne
soit pas adéquate à l’idée. Spinoza soulève cette question dans L’Éthique.
La plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons
pas convenablement les noms des choses. Si quelqu’un dit, par exemple, que les
lignes menées du centre d’un cercle à sa circonférence sont inégales, il est
certain qu’il entend autre chose que ce que font les mathématiciens. De même,
celui qui se trompe dans un calcul a dans l’esprit d’autres nombres que sur le
papier. Si donc vous ne faites attention qu’à ce qui se passe dans son esprit,
assurément il ne se trompe pas ; et néanmoins il semble se tromper parce
que nous croyons qu’il a dans l’esprit les mêmes nombres qui sont sur le papier.
Sans cela nous ne penserions pas qu’il fût dans l’erreur, comme je n’ai pas cru
dans l’erreur un homme que j’ai entendu crier tout à l’heure : Ma maison
s’est envolée dans la poule de mon voisin ; par la raison que sa pensée
véritable me paraissait assez claire. Et de là viennent la plupart des
controverses, je veux dire de ce que les hommes n’expliquent pas bien leur
pensée et interprètent mal celle d’autrui au plus fort de leurs
querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s’ils en ont de
différents, les erreurs et les absurdités qu’ils s’imputent les uns aux autres
n’existent pas. (Spinoza. Éthique, partie II, proposition 47,
scolie)
Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, il convient
de préciser ce qu’est réellement la thèse soutenue par Spinoza. « La
plupart des erreurs », dit l’auteur. Ce qui dit clairement que certaines
de nos erreurs peuvent venir d’une autre cause. Nous nous garderons donc de
tirer de ce texte des conclusions absolues sur l’erreur chez Spinoza. Donc la
plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons pas correctement les
noms aux choses. La cause de l’erreur ne vient donc pas de l’idée que nous nous
faisons des choses mais de la manière dont nous les désignons : soit que
nous donnions le même nom à deux choses différentes, soit que nous donnions à
une chose un nom qui en évoque une autre, soit encore que par deux noms
différents l’un a dans son esprit une chose et son interlocuteur une autre
chose, soit encore que, comme dans le lapsus, nous nommons une chose d’un autre
nom sans raison apparente.
Un nom est un signe : des sons ou une représentation
graphique (écrite) sont associés dans notre esprit à une chose. Or ces signes
sont fondamentalement ambigus, équivoques, polysémiques diront les linguistes.
En effet, nous apprenons les noms par l’expérience immédiate ou par les paroles
des autres. Enfants, nous avons appris le nom « chien » quand nos
parents ont associé ce nom à la perception d’immédiate d’un animal singulier de
ce genre.[1]
Donc ce nom évoque d’abord en nous l’image du chien singulier que nous avons
vu. Mais cette association, par elle-même, ne nous permettra pas de reconnaître
comme chien des chiens de race très différente. Encore moins, les autres usages
du mot « chien » : qu’est-ce donc qu’être « couché en chien
de fusil » ? De la même manière, la plupart des gens associent
spontanément le mot « Dieu » non à l’essence de Dieu mais aux
représentations qu’ils en ont eues (par exemple dans l’iconographie religieuse
chrétienne).
Autrement dit, si on comprend ce que veut dire Spinoza quand
il fait résider l’erreur dans la désignation verbale des choses, nous sommes en
possession de la connaissance des choses mais comme nous n’accédons à cette
connaissance que par le langage, nous n’avons, le plus souvent, qu’une connaissance
déformée des choses que nous connaissons ! Bref, nos erreurs viennent
finalement que nous ne savons pas ce que nous savons.
Vérité de la parole et réalité
Revenons donc à la question de l’énonciation de la vérité.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de
l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la
parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme
avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout
au plus une « illumination », une manifestation de cette
« Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans
Les rêves d’un visionnaire expliqués par
les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre
l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité
existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute,
dira-t-on, la loi de la gravitation
régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que
Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de
voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la
physique ont une existence aussi indépendante
de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien
n’existe par indépendamment de sa
formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis
Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on
en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une
réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité
indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les
phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule
alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine,
mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne
connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Parole vraie, erreur et mensonge
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est
pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers
de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les
éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont
observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de
l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les
enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils
sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi
de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous
les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que
Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de
Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la
confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est
seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à
deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment
qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son
interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la
thèse de Pareyson, le mensonge et la
tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une
sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
La vérité est dans la parole sans s’y identifer
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième
partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y
identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de
vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut
être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer
l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou
encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme
vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du
moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut
révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions
historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et
newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour.
Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la
validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa
genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même
temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la
parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve
son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable,
au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations,
en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité
objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle
interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser
toutes les grandes philosophies comme des « interprétations
particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands
philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce
qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une
certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre.
Et ce processus est un processus infini.
Il faut ici dire quelques mots de l’historicisme. Pareyson
écrit :
Un des lieux communs les plus répandus dans la culture
contemporaine est une conception génériquement mais intégralement historiciste,
pour laquelle toute époque a sa philosophie et la signification d’une pensée
philosophique réside dans sa relation à son temps propre. Il ne s’agit pas
de l’historicisme classique, qui, en interprétant l’histoire comme
manifestation progressive de la vérité, et donc les philosophies particulières
comme les étapes d’un développement de la vérité totale, [thèse de Hegel,
DC] finissait par conférer une signification spéculative à la correspondance
même entre une philosophie et sa situation historique. Il s’agit au contraire
d’un historicisme intégral, qui nie à la philosophie toute valeur de vérité à
laquelle elle semble aspirer par la nature même de sa pensée, et qui ne lui
reconnaît d’autre valeur que d’être l’expression de son temps.
Ce tableau a été fait il y a quelques décennies, mais il
reste d’actualité. La pensée de quelqu’un comme Michel Foucault entre
clairement dans cette description de l’historicisme intégral.
Considération historiciste et discussion spéculative ne
doivent donc pas s’entendre comme deux manières différentes de faire l’histoire
de la pensée philosophique : il ne s’agit pas de deux méthodes exclusives
l’une de l’autre qui se disputent l’histoire de la philosophie toute entière,
mais de deux méthodes coexistantes qui ont la tâche de se la diviser. Réellement,
il y a des philosophies qui sont seulement « expressives » et des
philosophies qui sont avant tout « révélatrices ». Seules les
premières doivent être soumises à l’historicisation à laquelle les appelle la
méthode historiciste, et il ne suffit pas de leur apparence ou de leur
prétention à la vérité pour les hausser au mérite d’une discussion
philosophique ; et seulement les secondes parviennent au niveau de mériter
et en même temps de susciter une discussion spéculative, et ne suffit pas le
côté « expressif » qui est inévitablement lié à leur portée révélatrice
pour en légitimer une critique historiciste entendue au sens où elle la vide de
la vérité et la mesure simplement par la relation à la situation historique.
Il y a donc deux types de parole philosophique. La première
est seulement « expressive ». Elle exprime les conditions
sociales-historiques de l’époque et pour tout dire elle n’est pas à proprement
parler philosophique mais plutôt ce que l’on pourrait idéologique.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait
que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation
s’opposent : si est interpretatio
toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité
éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous
rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une
autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson
interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque
clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée.
Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne
pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont
que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions
sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la
pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Parole révélative
La pensée est toujours personnelle. Mais comment peut-elle
espérer révéler la vérité ? À cette question Pareyson tente de donner une
réponse :
Dans la pensée révélatrice, il advient ainsi que, d’un
côté, tous disent la même chose et, de l’autre, chacun dit une
chose unique : tous disent la même chose, c’est-à-dire la vérité qui
ne peut être qu’unique et identique, et chacun dit une chose unique,
c’est-à-dire dit la vérité selon son propre mode, selon le mode qui solum est
le sien ; et est un véritable penseur celui qui non seulement dit la
vérité unique, laquelle dans son infinité peut bien rendre communes toutes les
perspectives aussi différentes qu’elles soient, mais encore persiste pour toute
la vie à dire et répéter que l’unique chose qui est son interprétation de la
vérité, parce que cette répétition continuelle est le signe que lui, loin de se
limiter à exprimer le temps, a atteint la vérité.
C’est un beau tableau de ce qu’est l’histoire de la
philosophie. Tous les philosophes, les
grands, disent au fond la même chose ! Ce serait facile à montrer. La philosophie n’est un « Kampfplatz »,
un champ de bataille, comme le disait Kant. Ce n’est pas Aristote contre
Platon, Spinoza contre Descartes, Hegel contre Kant. Ce n’est une confrontation
d’opinions (des philosophes illustres). Tous se posent les mêmes questions et
leurs réponses sont toutes aussi « vraies ». Mais vraies d’une vérité
qui en même temps est unique, parce qu’elle est une interprétation de la vérité
qui s’inscrit dans la suite infinie des interprétations. C’est d’ailleurs
pourquoi on ne peut philosopher sans se confronter à toute l’histoire de la
philosophie.
La vérité est donc unique et intemporelle à l’intérieur des
formulations multiples et historiques qui s’en donnent ; mais une telle
unicité qui ne se laisse pas compromettre par la multiplication des
perspectives ne peut être qu’une infinité qui les stimule et les alimente
toutes, sans se laisser épuiser par aucune d’elles et sans en privilégier
aucune ; ce qui signifie que dans la pensée révélatrice la vérité réside
plus comme surgissement et comme origine que comme objet de découverte. Comme
ne peut pas être révélation de la vérité celle qui ne peut pas être
personnelle, de même ne peut être vérité celle qui n’est pas saisie comme
inépuisable. Seulement comme inépuisable, la vérité s’en remet à la parole qui
la révèle, lui conférant une profondeur qui ne se laisse jamais ni expliciter
complètement, ni clarifier entièrement.
La philosophie est une parole. Et il n’y a rien dans l’objet
de la philosophie qui puisse se saisir en dehors de cette parole. Mais comme
telle cette parole est toujours personnelle. Elle est in-objectivable !
Les lois de la physique, c’est-à-dire les lois des mesures des phénomènes
physiques sont objectivables à travers une expérimentation. C’est pourquoi il
n’est pas très important que ce soit Galilée ou Newton qui ait découvert ceci ou
cela. La parole du philosophe est au contraire inséparable de la personne du
philosophe. Le philosophe parle toujours à la première personne. Bruno,
philosophe, doit mourir pour ses idées alors que Galilée peut se renier.
Citons encore Pareyson :
Ce qui caractérise la pensée révélatrice est donc la
complète harmonie qui y règne entre le dire, le révéler et l’exprimer : le
dire dans le même temps et inséparablement révèle et exprime. Que la parole
soit révélatrice est le signe de la validité pleinement spéculative d’une
pensée non oublieuse de l’être, et que la parole soit expressive est le signe
de la concrétisation historique d’une pensée non oublieuse du temps.
Maintenant, dans la pensée révélatrice, la parole révèle la vérité dans l’acte
qui exprime la personne et son temps, et vis-versa. L’aspect expressif et
historique non seulement ne va pas au détriment de l’aspect révélateur et
théorique, mais plutôt le fait surgir et l’alimente parce que la situation même
est exposée comme ouverture historique à la vérité intemporelle. D’autre part
l’aspect révélateur ne peut faire moins que l’expressif et l’historique, parce
que de la vérité il ne se donne pas de manifestation objective, mais il s’agit
de la saisir à l’intérieur d’une perspective historique, c’est-à-dire d’une
interprétation personnelle.
Ce qui soutient cette parole, c’est la liberté. Quand
celle-ci fait défaut, la parole philosophique se perd (dans l’idéologie, dans
la propagande, dans le discours de persuasion).
Mais quand la liberté cesse de soutenir le lien originaire
entre vérité et personne, tout se transforme. La vérité se dissipe laissant la
pensée vide et dissociée, et disparaît aussi la personne, réduite à une pure
situation historique. L’harmonie entre dire, révéler et exprimer se rompt,
et tous les rapports s’en trouvent bouleversés et profondément altérés.
Révélation et expression se séparent définitivement : sans vérité,
l’aspect révélateur de la parole est purement apparent, et elle se réduit à une
rationalité vide et privée de contenu ; non plus référée à la personne
dans son ouverture révélatrice, mais à la situation dans sa pure temporalité,
l’expression devient inconsciente et occulte. La nature de la parole dégénère
et se clive : d’un côté un discours
dont la rationalité vide ne se prête qu’à une utilisation technique
instrumentale, et de l’autre côté, masquée par le discours explicite, la vraie
signification de celui-ci, c’est-à-dire l’expression du temps.
Harmonie entre dire, révéler et exprimer : voilà la
question essentielle. L’expression n’exprime plus l’authenticité d’une pensée
mais l’opinion commune, la représentation du monde qu’impose un certain ordre
social – l’idéologie – et la parole ne révèle donc rien. Tout est déjà là.
Connu de tous, trop connu.
Il est utile de suivre plus près cette péripétie par
laquelle, à la pensée ontologique, se substitue la pensée historique, au
discours spéculatif le discours expressif, à la parole révélatrice la parole
instrumentale. Séparée de la vérité, la pensée conserve, de son caractère révélateur,
seulement l’apparence, c’est-à-dire une rationalité vide, dont les concepts
doivent renvoyer, par leur propre signification, à l’autre aspect de la pensée,
c’est-à-dire à son caractère expressif. Mais le divorce entre la révélation de
la vérité et l’expression de la personne, troublant l’intime constitution de la
parole, produit un déphasage entre le discours explicite et l’expression
profonde : la parole dit une chose mais en signifie une autre. Pour
trouver la vraie signification du discours, il faut considérer la pensée non
pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle trahit, c’est-à-dire non pour ses
conclusions explicites, pour sa cohérence rationnelle, pour l’universalité de
ses concepts, mais pour la base inconsciente qui s’y exprime, c’est-à-dire la
situation, le moment historique, le temps, l’époque.
La pensée n’a plus de valeur par ce qu’elle dit mais ce
qu’elle trahit – ce qu’elle exprime sans le vouloir, inconsciemment en quelque
sorte. C’est le propre du discours idéologique.
Seconde conséquence de cette rupture de l’harmonie entre
dire, révéler et exprimer :
Ceci implique une seconde conséquence : l’identification
de la pensée avec la situation. La pensée est de cette manière complètement
historicisée, parce qu’elle ne fait qu’exprimer la situation historique et
accepter d’être évaluée sur la base de son adhérence au temps dont elle surgit.
S’ouvre la voie au culturalisme, qui fait rentrer toute la pensée dans une
histoire générique de la culture, entendue de façon à mettre en lumière seulement
l’aspect expressif, sans préjudice de son éventuelle valeur spéculative ;
au « biographisme », qui réduit la pensée à une expression
incommunicable de la situation dans laquelle chacun serait comme emmuré dans
une prison infranchissable ; à l’historicisme plus ou moins plus ou moins
extrémiste, qui réduit toute la pensée à une simple expression de la situation
historique, lui niant toute possibilité de sortir de son temps.
Si la pensée s’identifie avec la situation, elle n’a donc
plus rien à dire. Platon exprimerait son époque – la décadence athénienne bien
entamée, une société esclavagiste déjà minée par le « trafic » et
l’argent. Mais précisément Platon nous parle toujours ! Parce que sa
pensée dans forme renvoie à son époque mais révèle des questions éternelles.
Troisième conséquence :
Nous assistons de cette manière à une troisième
conséquence : l’intervalle qui s’ouvre entre le discours explicite et
l’expression profonde est celui de la dissimulation, c’est-à-dire de cette
ingénuité inconsciente ou de la mauvaise foi pour qui la pensée absolutise une
situation historique en se donnant l’air d’atteindre une universalité
spéculative, mais au fond en ne faisant qu’exprimer la situation dans sa pure
temporalité. Le discours conceptuel de la pensée historique qui traîne toujours
avec lui des contenus de vérité, bien que dégradés et évidés, et qui présuppose
pourtant toujours une intention spéculative, bien que toujours neutralisé et
laissé sans suite, ne fait rien d’autre que donner une apparence de rationalité
et d’éternité à ce qui de fait n’est que pragmatique et temporel, c’est-à-dire
fournir la conceptualisation des conditions historiques et la rationalisation
des attitudes pratiques.
Quand règne l’idéologie règne aussi la dissimulation. Notre
époque est marquée par une abondance de discours proprement idéologiques qui
expriment l’époque mais dissimulent sa vérité. Pensons à l’utilisation des
mots, aux phrases toutes faites avec lesquelles ont prétend décrire le
« monde réel » dans le discours économique (« ressources
humaines », « charges salariales », « charges
sociales », « les marchés pensent que ... »). Jamais on n’a avec
autant de constance et aussi peu de mauvaise conscience pratiqué la
dissimulation à grande échelle de la réalité sociale.
Avec ceci, la pensée historique manifeste son inévitable destination
pragmatique et instrumentale :et ceci est la quatrième conséquence que
nous rencontrons, laquelle vient clairement en lumière dans les philosophies
dites démystifiantes, comme dans le « praxisme » pan-politiste qui
convertit les idéologies de pures expressions du temps en moyens adéquats
d’action, et les différentes formes d’expérimentalisme qui résolvent la
fonction de la pensée dans l’élaboration des techniques rationnelles les plus
diverses. Ces philosophies sont le renflouement du rationalisme après la
démystification de la pensée seulement expressive : la pensée privée de
vérité, si elle veut avoir une signification rationnelle qui ne se réduise pas
à la dissimulation de la situation historique ne peut pas ne pas devenir raison
pragmatique et technique. Se conclut ainsi la péripétie de la pensée seulement
expressive et historique : le conscient renoncement à la vérité culmine
nécessairement dans l’acceptation délibérée de la fonction exclusivement
expérimentale de la pensée.
Conclusion
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier,
c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la
pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout
dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle,
« il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des
interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise
dans un sens sceptique. Que les « faits » soient le résultat
d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité
n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle
qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est
seulement cela la vérité.
[1] Saint Augustin écrit (Confession, I, chap. viii) « j’ai remarqué depuis
comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait
présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après
me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence
que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette
agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou
inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés,
j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille,
et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne
m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose
qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps,
langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton
de la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou
fuit. »
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