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samedi 1 septembre 2007

Sur la causalité historique

Conférence à l'université d'été du GIPRI (Genève, 2007)

L’histoire, on le sait depuis Hérodote, n’est pas seulement récit – raconter les événements comme ils se sont passés – mais surtout recherche des causes1. Or l’idée d’une causalité historique est extrêmement problématique. Non seulement parce que la causalité en général – dans les sciences de la nature par exemple – est un concept souvent très obscur, mais parce que dans le domaine des sciences « humaines » on sait encore moins ce que pourrait être la causalité. En outre, dès qu’on avance un peu dans cette enquête, la question de la causalité historique semble très difficile à séparer de celle de la causalité sociologique, si bien qu’on aura une nouvelle difficulté, celle de définir l’objet propre de l’histoire.

Sciences de la nature et sciences sociales

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire un détour et ce détour consiste à revenir sur la question de la causalité en général pour tenter de penser, par différence ce que pourrait être la causalité dans la connaissance des « affaires humaines ».

Détour par les sciences de la nature

Il y a dans la philosophie antique un débat dont nous ne sommes pas sortis : le futur est-il contingent (c’est la position d’Aristote et Épicure) ou au contraire le futur est-il déterminé que ce soit par le destin (le fatum) ou par autre chose (c’est la position que soutiennent les stoïciens). Ce débat pose évidemment la question de la causalité historique sous un angle particulier. Il se double souvent d’une autre discussion : la contingence du futur est-elle réelle ou bien n’est-elle qu’une contingence apparente : ce qui advient adviendrait par une nécessité dont nous ne percevons pas les déterminations. Ces questions se posent non seulement dans le domaine de l’histoire humaine mais aussi pour l’histoire en général. On a l’habitude de penser la connaissance de la nature sur une mode strictement déterministe (les incertitudes statistiques sont elles-mêmes déterministes) mais rien n’est moins évident. Si on accepte l’une ou l’autre des versions de la théorie dite du « big bang », rien ne prédisposait qu’il y eût quelque chose plutôt que rien, un univers comme le nôtre plutôt que le « vide quantique ». Qu’une grosse météorite frappe la Terre et provoque un changement radical de climat qui aboutit à l’extinction des grands sauriens et que la place soit donc libre pour les mammifères, animaux à sang chaud, le spécialiste d’histoire naturelle doit considérer cela comme un événement contingent, même si l’astrophysicien peut théoriquement, en donner une description « déterministe », du moins jusqu’à un certain point, du moins. Plus exactement, l’événement n’est pas purement contingent mais il n’était pas pour autant prédictible causalement.
Quand nous sommes capables de déterminer un enchaînement causal des phénomènes physiques, c’est toujours dans un cadre limité, et comme idéalisation de la réalité. Nous disons que l'événement A1 a causé l'événement B1 parce qu’il existe entre tous les événements de la classe A et les tous les événements de la classe B une loi générale qui nous dit que chaque événement de type A sera suivi d’un événement de type B ; généralement, on lie tous les paramètres descriptifs de A aux paramètres descriptifs de B par une fonction telle que B = f(A).
Mais il est nécessaire de bien prendre conscience du caractère très limité de ce genre de description – même si elles sont redoutablement efficaces quand nous maîtrisons leur cadre, dans le domaine de l’activité technique au premier chef. Par exemple, je sais que l’alcool diminue les réflexes et la maîtrise de soi et rétrécit le champ visuel. Je sais aussi que si deux corps se heurtent, l’énergie dissipée dans le choc sera proportionnelle au carré de la vitesse à laquelle se produit le choc. Un conducteur (nommons-le A) trop alcoolisé prend le volant, roule trop vite, heurte un autre véhicule (B) et provoque un accident grave. On peut dire que l’accident est causé par la trop forte consommation d’alcool du conducteur, ce qui est exact une fois que l’accident s’est produit. Mais l’accident a aussi été causé parce que le conducteur de l’autre véhicule a décidé d’emprunter cette rue-là, à cette heure-là, à cette vitesse-là, etc. Il y a pour expliquer cet événement un entrelacs de chaînes causales distinctes et indépendante les unes des autres. Dans mon exemple, j’ai deux lois causales bien identifiées :
  1. la loi de l'énergie cinétique (e = 1/2mv²) ;
  2. une loi physiologique qui explicite les effets de l’alcool sur le système neurologique d’un humain ;
Je dispose également d’explications circonstanciées.
  1. Je sais que A a trop bu parce qu’il a fêté le départ en retraite d’un collègue... Mais notons qu’il n’y a aucune loi générale qui dit qu’on boit trop quand on fête le départ en retraite d’un collègue !
  2. Je sais que B est parti à cette heure-là et a emprunté ce chemin parce qu’il devait se rendre chez C ; mais là encore il s’agit d’évènements singuliers que je ne peux ramener à une loi générale.
  3. Etc., par exemple B, qui était pressé, a pris le feu à l’orange et, au carrefour suivant, il s’est trouvé à croiser A alors que s’il avait respecté le code de la route il serait arrivé un peu plus tard et n’aurait pas croisé la trajectoire erratique de A...
Au total donc je dispose bien pour expliquer l’accident d’un ensemble d’explications causales et notamment d’explications scientifiques, mais ces explications restent partielles (elles s’arrêtent à un certain point non arbitraire de la régression des «pourquoi/parce que») et n’expliquent que le fait singulier. L’explication me fait remonter le temps en réordonnant les évènements passés mais en aucun cas je ne peux transformer ces explications en système prédictif.
Dans de la majeure partie des cas, nous n’avons guère plus de possibilité de rétrodiction que de possibilités de prédiction. Prenons l’exemple du second principe de la thermodynamique qui stipule que
« Au cours d'une transformation quelconque d’un système isolé, la variation d'entropie ne peut être que positive ou nulle. Si la variation d’entropie est négative, il s'agit alors d'une transformation impossible. Si la variation d'entropie est nulle, il s’agit alors d’une transformation réversible. Si elle est strictement positive, il s'agit d'une transformation irréversible. »
Ce principe implique que n’importe quelle structure ordonnée tendra vers le désordre au bout d’un certain temps si aucun apport d’énergie venu de l’extérieur n’a enrayé cette croissance de l’entropie. Si un enfant construit un château de sable sur la plage, je peux prédire avec certitude qu’il ne restera plus aucune trace de ce château au bout d’un laps de temps assez bref. Mais si je vois une place déserte, il m’est impossible de savoir qu’un enfant y avait construit un château de sable ! La croissance de l’entropie, donnée physique, peut aussi être interprétée comme une perte de connaissance ou un besoin croissant de connaissance.
On se souvient de Laplace et de sa conception restée fameuse du déterminisme physique :
« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »2
Un scientifique a sans doute besoin, d’une certaine manière et même s’il s’en défend, de croire à cela, mais ce n’est qu’une croyance, et même une croyance proprement métaphysique puisqu’elle suppose que le passé et l’avenir s’annihilent dans un présent éternel. Le point de vue de Laplace est le point de vue de Dieu (et encore on en fait dire trop à Laplace). Mais si Dieu n’existe pas, alors nous devons renoncer définitivement au rêve laplacien. Nous ne pouvons jamais établir une chaîne totale de relations nécessaires ; la nécessité est toujours limitée à un dispositif expérimental.

Les « choses sociales »

Si j’ai fait ce détour par les sciences de la nature, ce n’est évidemment pas pour dévaloriser ces sciences au profit d’un scepticisme ou d’un relativisme qui me sont fondamentalement étrangers. Mais c’est surtout pour éviter qu’on en fasse une représentation mythique. Dans ce domaine, celui des faits qui peuvent être l’objet d’une expérience possible, la méthode des sciences de la nature a largement démontré sa puissance, mais pas au-delà. On peut régler les questions à la manière du cercle de Vienne, c'est-à-dire en affirmant que tout ce qui n’est pas l’objet d’une connaissance expérimentale n’est l’objet d’aucune connaissance réelle. Mais cette assertion très expéditive ne peut guère être acceptée.
En effet, dans les sciences humaines en général et dans les sciences sociales en particulier, nous ne disposons même pas du critérium des sciences de la nature, à savoir la possibilité que le fait soit donné dans l’expérience. Pour comprendre ce qui est en question et quels problèmes spécifiques pose la connaissance de l’histoire humaine, nous devons nous arrêter un instant sur un auteur trop oublié, mais qui a pourtant posé avec le plus d’acuité les fondements d’une épistémologie des sciences sociales. Et à partir de là nous allons pouvoir revenir à la question de la causalité historique.
Dans Le Capital, Marx commence son analyse du mode de production capitaliste par l’analyse de la marchandise. Examinons un passage qui s’insère dans la célèbre analyse du caractère fétiche de la marchandise. Il s’agit d’examiner pourquoi la marchandise se révèle comme « une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. »3 Considérée sous l’angle de la valeur d’usage, la marchandise n’a rien de secret, elle est une chose banale, qui « tombe sous le sens », mais il en va tout autrement si on la considère comme valeur d’échange :
La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. [K1,I/P1-605]
La marchandise, en effet, présente un caractère « mystique ». C’est que la marchandise n’est pas une chose mais un rapport social qui se présente sous la forme d’une chose :
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales.4
Les « choses sociales » sont donc des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». Elles ont bien une existence empirique, comme toutes les choses naturelles ou tous les produits de l’artifice humain, mais en même temps, elles ont une existence suprasensible pourrait-on dire. Elles sont des représentations mentales. Cette double existence des « choses sociales », si on la prend au sérieux pose de redoutables questions que Marx ne fait qu’entrevoir. D’abord des questions concernant le statut des sciences sociales elles-mêmes. Les sciences de la nature traitent de choses qui, d’une manière ou d’une autre, « tombent sous le sens » : leurs concepts doivent être liés à une intuition sensible et les objets des sciences de la nature sont toujours les objets d’une expérience possible, ainsi que le soutient Kant. Mais si les « choses sociales » tombent et ne tombent pas sous le sens, on voit mal comment elles pourraient être l’objet des sciences, au sens où l’on parle de sciences dans les sciences de la nature à tout le moins. Il est clair que l’expérience n’y peut avoir le même sens qu’en physique. Ces sciences qui s’occupent non des choses qui tombent sous le sens, mais des représentations mentales ont une définition dans la tradition de la philosophie allemande, ce sont les « sciences de la culture » (Rickert) ou les sciences « herméneutiques » (Dilthey5), ainsi que le développent à la fin du XIXe et au début du XXe diverses écoles philosophiques allemandes.
Poursuivons. Marx prend la vision pour exemple de la connaissance des choses qui tombent sous le sens et il conclut :
C’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. (ibid.)
La valeur des produits du travail découle d’un processus physique, observable, mais la forme valeur (l’échange marchand) n’a rien à voir avec la « nature physique ». Donc la marchandise, si elle a une apparence phénoménale n’est pas une chose matérielle, c’est-à-dire une chose sensible, susceptible de tomber dans le champ de l’expérience ! C’est pourquoi :
C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. (ibid.)
La forme valeur est donc « fantastique » et, par conséquent, les économistes s’occupent de « choses fantastiques » !
Voici maintenant une manière nouvelle de penser la scientificité de la critique marxienne de l’économie politique. Elle peut se présenter à bon droit comme une science, non pas parce qu’elle serait une science du même type que la physique de Newton6, mais par opposition à cette « économie politique » qui, sans plus de précaution, prend pour objets des choses fantastiques. La forme valeur dissimule la réalité des rapports sociaux pour lui substituer un équivalent idéal. D’où l’analogie avec la religion et la référence au fétichisme, qui donne aux choses le pouvoir magique d’agir comme s’il s’agissait d’être vivants, dotés d’une puissance propre. Les rapports sociaux entre les producteurs apparaissent comme des rapports entre les choses, et donc la valeur des marchandises ne dit pas ce qu’elle est, elle apparaît bien plutôt comme un « hiéroglyphe ».
Ce que Marx dit de la marchandise vaut évidemment pour l’ensemble des « choses sociales » ; elles tombent et ne tombent pas sous le sens ! Par un aspect, elles sont des choses sensibles et il est donc naturel qu’on tente d’y trouver un lien constant entre l’antécédent et le conséquent, qu’on les considère comme des objets aussi « extérieurs » que les objets de la physique ou de la zoologie. Mais par un autre côté, elles peuvent seulement être comprises de l’intérieur, en tant que choses qui ne tombent pas sous le sens. Et il me semble que la bonne manière, c’est d’essayer de tenir le plus serré possible, le lien entre ces deux faces de la chose sociale.

Deux méthodes dans les sciences sociales

En effet, si on s’intéresse à l’épistémologie des sciences sociales, s’y affrontent depuis les origines, c’est-à-dire la deuxième moitié du XIXe siècle, ceux qui pensent le fait social a une autonomie à l’égard de l’individu, une autonomie telle qu’on doit, selon le mot célèbre de Durkheim, « traiter des faits sociaux comme des choses » et qui pensent au contraire que la sociologie ne peut être qu’une « sociologie compréhensive », c’est-à-dire que l’explication des faits sociaux renvoient toujours aux comportements rationnels par finalité des individus.
Si on adopte la première perspective, alors on peut très bien penser la causalité dans les « affaires humaines » sur le même mode que dans les sciences expérimentales.
  1. Il suffit de définir ce que sont les faits sociaux comme faits observables. Durkheim en donne trois caractères :
    1. La contrainte : « est fait social, toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure. »
    2. La généralité : le fait social est général « dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre. »
    3. L’indépendance par rapport au psychisme individuel
La religion, par exemple, est typiquement un fait social (c’est même, dans la sociologie durkheimienne, le fait social par excellence) : elle est contraignante, générale dans une aire donnée et indépendante du psychisme individuel.
Dans cette conception, les faits sociaux causent d’autres faits sociaux. On privilégie 1° les structures sociales stables par rapport aux comportements individuels et 2° la recherche des déterminismes sociaux qui se manifestent presque à l’insu des individus. Il s’agit alors de mettre à jour des relations causales au sens strict, c’est-à-dire des consécutions qui ne renvoient à aucune intentionnalité.
Au contraire dans la conception de « l’individualisme méthodologique », dont la sociologie de Max Weber pourrait bien être l’archétype, le fait social n’a aucune espèce d’autonomie par rapport aux individus, il résulte seulement de la stabilisation de « comportements communautaires ». On part du fait que l’objet pertinent en sociologie est l’activité rationnelle par finalité (on présuppose que les individus sont aptes à déterminer les moyens rationnels permettant d’atteindre les fins qu’ils jugent bonnes) et un comportement communautaire est un comportement dans lequel les individus agissent en fonction des attentes rationnelles qu’ils ont vis-à-vis des autres acteurs. Par exemple des conducteurs d’automobiles présument que, rationnellement, les autres conducteurs feront comme eux et respecteront le code de la route dès lors que leur vie serait en danger. Dans cette conception, les événements ont non pas des causes mais des raisons.
Tout cela est évidemment très schématique mais permet de dessiner les lignes de partage entre les écoles de l’historiographie contemporaine. Avec les disciples de Durkheim, on trouvera l’école des Annales, Febvre, Bloch, Braudel, tous ceux qui veulent construire une histoire totale dans laquelle les avènements ne sont que les rides que fait le vent à la surface d’un lac (pour reprendre une comparaison de Fernand Braudel), tous ceux qui privilégient la longue durée et les structures profondes, cette histoire presque immobile dont parle encore Braudel. De l’autre côté toute l’histoire critique qui privilégie l’action et l'événement et dont les théoriciens sont Aron et Ricoeur.

La causalité historique proprement dite

L’histoire dans la mesure elle se veut autre chose que le simple récit chronologique des événements doit rechercher les causes. C’est même la condition pour qu’elle puisse se présenter comme un savoir scientifique. Nous pouvons maintenant essayer de mettre en œuvre le schéma que nous venons de définir.

Remarques préliminaires

Premier point : en histoire, on cherche des explications rétrospectives. Ce que veut faire l’historien, c’est rendre raison des événements qui ont déjà eu lieu. Le politique cherche autre chose dans l’histoire : à partir de la compréhension des événements passés (des explications causales fournies par l’historien), il voudrait pouvoir déduire des « lois de l’histoire » qu’on pourrait utiliser pour prévoir les effets des décisions et des actions, un peu à la manière dont l’ingénieur utilise les lois de la physique pour transformer techniquement la réalité objective. Or ces deux manières de poser la question de la causalité en histoire ne sont pas ou du moins par naturellement complémentaires. L’historien peut donner des explications causales complètes et convaincantes sans que ces explications aient recours à des « lois de couverture », pour parler comme les épistémologues.
Deuxième point : l’explication causale en histoire a été longtemps parasitée par la théologie de l’histoire et par sa version laïcisée, la philosophie de l’histoire. La version théologique peut être renvoyée au messianisme juif ou à la pensée chrétienne augustinienne : Augustin réfute toutes les conceptions stoïciennes de l’histoire comme éternel retour en montrant qu’elles reviennent à nier le libre-arbitre et par conséquent le sens du péché. Dilthey montre assez clairement en quoi les philosophies modernes de l’histoire (celles de Kant, Herder ou Hegel) s’inscrivent dans cette perspective théologique, mais en la privant de ce qui fait sa cohérence, c’est-à-dire précisément la perspective théologique du péché et du salut.
L’origine de la première de ces sciences [la philosophie de l’histoire] résidait dans l’idée chrétienne que l’histoire de l’humanité manifeste par sa cohésion interne un processus continu d’éducation. Clément d’Alexandrie et saint Augustin préparèrent cette idée, Vico, Lessing, Herder, Humbolt et Hegel la développèrent. Aujourd'hui encore, elle reste déterminée par la puissante impulsion reçue du thème chrétien selon lequel toutes les nations obtiennent de la Providence une éducation commune réalisant ainsi le Royaume de Dieu.7
Si on refuse de s’en remettre à la philosophie de l’histoire, il faut du même renoncer à toute explication finaliste, à toute explication qui donne à l’histoire une puissance propre guidant les actions humaines. Il faut s’en tenir à un principe énoncé par Marx dans sa polémique contre les « Jeunes Hégéliens » :
Pour M. Bauer, la vérité est, comme pour Hegel, un automate qui se prouve lui-même. L’homme n’a qu’à le suivre. Comme chez Hegel, le résultat du développement réel n’est autre chose que la vérité prouvée, c’est-à-dire amenée à la conscience […]
Comme la Vérité, l’histoire devient donc une personne à part, un sujet métaphysique dont les individus humains réels ne sont que les soutiens. [SF,VI,1/P3-510]8
Il faut donc en finir avec les sujets métaphysiques et appliquer le principe du rasoir d’Occam, en supprimant toutes les entités inutiles : rupture avec toute philosophie de l’histoire – on le voit un peu plus loin : l’histoire ne fait rien ! – et refus de toute conception de la « société-personne », c’est-à-dire de toute conception qui prête aux entités sociales une volonté, des sentiments, des finalités propres.
L’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par les générations précédentes. [IA, P3-1069]
Donc l’histoire n’est plus quelque chose d’extérieure aux individus ; elle n’est plus cette force mystérieuse du temps qui meut les sociétés humaines. Elle n’est plus l’accomplissement d’un dessein, celui de la Providence dans la philosophie kantienne de l’histoire ou l’auto-déploiement de l’esprit hégélien. Elle est un produit et un résultat de la vie des individus et non cette entité qui a un sens, une force, des lois et même une ironie, bien que Marx n’hésite jamais à parler de sens de l’histoire, d’ironie de l’histoire ou de lois de l’histoire, formules rhétoriques lourdes de confusions à venir.
Dans L’idéologie allemande, Marx met les points sur les « i ».
La structure sociale et l’État se dégagent constamment du processus vital d’individus déterminés – non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils oeuvrent et produisent matériellement… [IA/P3-1055/56]
La société est nommée ici « structure sociale ». La société, l’État ne sont donc plus des sujets mais bien des produits de l’action des individus, des genres qui « résultent » de l’activité des hommes, des « individus vivants ».
Troisième point :Si on réduit l’histoire à l’action des individus, il devient plus difficile de comprendre que, de cette action, on puisse répérer l’existence de certaines régularités. Quand il invente sa philosophie de l’histoire dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant part justement de là :
  • soit les hommes suivent uniquement leurs instincts naturels et alors il est facile de comprendre l’histoire sur le mode de l’éthologie animale...
  • soit les hommes sont des êtres raisonnables et alors leurs comportements sont prévisibles en tant que comportements rationnels ;
  • mais ils ne sont ni l'un ni l’autre ou plutôt les deux à la fois et alors l’histoire n’apparaît plus que comme un vaste chaos. Or il existe des régularités qui résultent de décisions individuelles. Donc, dit Kant, pour comprendre ces régularités, on doit faire « comme si » l’histoire était la réalisation non pas au niveau de l’individu mais au niveau de l’espèce elle-même d’un « plan de la nature ».
Est-il possible de sortir de cette difficulté ? Comme le fait remarquer Raymond Aron,
La contradiction apparente d’une causalité historique tient à l’impossibilité de distinguer autrement que par la répétition une succession contingente d’une relation nécessaire.9
L’impossibilité en laquelle nous sommes de trancher tient précisément à ce qu’il manque à l’histoire la possibilité d’une répétition expérimentale ! Savoir si l’attentat de Sarajevo en 1914 est une des causes de la première guerre mondiale, quel rôle causal joue cet événement, cela demanderait qu’on puisse rejouer le fil des évènements, recommencer l’année 1914 en supposant que la police ait réussi en mai à démanteler le groupe Jeune Bosnie, ou en faisant mourir prématurément Gavrilo Princip... Il y a une solution à ce problème : on admettra que l’attentat du 28 juin 1914 est le « déclencheur » accidentel qui réalise le nécessaire (un peu comme le catalyseur dans une réaction chimique). Mais ce déclencheur n’a fonctionné que parce que le gouvernement autrichien a choisi délibérément de rendre la Serbie responsable de l’attentat... Et ainsi de suite : on ne trouvera plus que des déclencheurs accidentels où les décisions individuelles et apparemment arbitraire se combinent et précipitent l'événement, c’est-à-dire le radicalement nouveau et le radicalement imprévu.
Machiavel déjà essayait de saisir ce lien entre le déterminisme historique et la libre action des individus :
Je répète donc, comme une vérité incontestable et dont les preuves sont partout dans l’histoire, que les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer, ourdir les fils de sa trame et non les briser. Je ne crois pas pour cela qu’ils doivent s’abandonner à eux-mêmes. Ils ignorent quel est son but ; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver. (D,II, XXIX, 597)
Mais pour ourdir les fils de la trame de l’histoire encore faut-il, comme le tisserand, avoir une idée du résultat final. Donc avoir résolu d’une manière ou d’une autre la question de la causalité historique.

De la causalité aristotélicienne à la causalité historique

Avant d’avancer (ou d’essayer d’avancer dans l’élucidation de cette notion de causalité historique) on doit faire à nouveau un pause philosophique. Car la notion de « cause » est tenue, depuis Hume au moins, pour une notion suspecte. Pour les raisons que nous avons examinées plus haut, la notion moderne de la causalité physique comme succession de l’antécédent et du conséquent selon une loi régulière convient mal quand on aborde l’histoire.
Il faut donc reprendre la question au début et commencer par le commencement, c’est-à-dire comme d’habitude par Aristote. C’est pour lui la question centrale de la théorie de la connaissance : connaître, c’est connaître les causes. Et au fond personne n’a remis en cause cette proposition. Si je connais les effets sans connaître les causes, je n’ai aucune véritable connaissance !
Mais une cause est pour Aristote quelque chose d’assez complexe. Essayons de voir quelques-uns de ses aspects :
  1. La cause d’une chose est d’abord ce qui engendre cette chose. Le père est la cause du fils. De ce point de vue la causalité est le processus naturel par excellence (la physis, la nature chez les Grecs, est par définition vie, c’est-à-dire génération et corruption). L’engendrement n’est possible que si la cause contient en elle-même, déjà virtuellement son effet. En histoire, c’est souvent cette image que nous utilisons pour dire qu’une situation est grosse de ce qui va suivre (la guerre, la révolution). Elle est grosse parce que ce qui va suivre est réellement possible. Cette notion de possibilité réelle est explicitée par Hegel et par Marx10.
    1. Le possible est d’abord ce qui est en puissance. C’est pourquoi on doit distinguer la possibilité formelle (la simple non impossibilité) de la possibilité réelle. Par exemple dans l’analyse de la marchandise et de la scission entre valeur d’usage et valeur d’échange Marx montre la possibilité formelle ou abstraite des crises de surproduction. Mais une possibilité abstraite n’est pas une cause de l’existence d’une possibilité réelle. Marx d’ailleurs reproche à Épicure de procéder de cette manière « nonchalante » dans l’explication des phénomènes naturels : Épicure en effet cherche à montrer des possibilités abstraites et il renvoie au hasard la transformation de ces possibilités abstraites en réalités.11 Il ne suffit donc pas qu’un événement historique soit possible abstraitement, il faut encore qu’il y a ait une dynamique (c’est-à-dire la puissance au sens d’Aristote). Il faut que la possibilité soit donc aussi concrète (et non une simple virtualité). Enfin pour que la possibilité concrète devienne réelle, il est nécessaire que sa réalisation soit entreprise par les agents qui produiront effectivement ce qui est concrètement possible.
    2. Prenons un exemple. « L’impérialisme porte la guerre comme la nuée l’orage » disait Jean Jaurès. Le partage du monde à « l’âge des empires » recèle effectivement la possibilité formelle de la guerre mondiale. Mais pour que cette possibilité formelle devienne possibilité concrète, il faut aussi que la dynamique de la confrontation entre les grandes puissances soit effectivement engagée. Ce qui est manifeste la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La guerre devient alors une possibilité concrète. Mais pour que cette possibilité concrète devienne réelle, il faut que des acteurs soient engagés dans le processus préparatoire immédiat (on pourrait ici revenir au rôle de l’Empire austro-hongrois dans le déclenchement de la guerre mondiale).
    3. Cette manière d’envisager les processus historiques permet donc de définir plusieurs niveaux de causalité en évitant les débats un peu vains sur la distinction entre les « causes accidentelles » et les « causes adéquates » (cf. supra).
  2. Une cause, pour Aristote, c’est aussi une notion qui a un sens logique. Il y a véritablement cause quand l’ensemble du processus peut s’exprimer par un syllogisme. Tout ce qui mérite proprement le nom de science, affirme-t-il, peut s’exprimer sous des formes syllogistiques : les prémisses engendrent en quelque sorte la conclusion. En modifiant la définition trop restrictive de la logique donnée par Aristote, pour qui la logique se réduit au syllogisme, on approche une proposition moderne : il y a causalité, c’est-à-dire que A est la cause de B quand les relations de A à B peuvent être expliquées par un raisonnement hypothético-déductif. La difficulté est d’appliquer ce modèle qui fonctionne bien en physique à l’histoire. Aron, s’inspirant de Weber, tente de définir le schéma logique de l’explication historique :
Si je dis que la décision de Bismarck a été cause de la guerre de 1866, que la victoire de Marathon a sauvé la culture grecque, j’entends que sans la décision du chancelier la guerre n’aurait pas éclaté (ou du mois pas éclaté à ce moment), que les Perses vainqueurs auraient empêché le « miracle grec ». Dans les deux cas, la causalité effective ne se définit que par une confrontation avec les possibles. Toute historien, pour expliquer ce qui a été se demande ce qui aurait pu être.12
    1. Cette façon de procéder par raisonnement rétrospectif est évidemment tout sauf convaincante. Lorsque, poursuivant ce raisonnement, Aron écrit que « la victoire de Marathon est une des causes de la culture grecque »13 il en dit bien plus que ce qu’on pourrait déduire simplement de ses constats. On peut dire que la victoire de Marathon en empêchant les Perses de dominer la Grèce et d’y imposer leur régime a rendu possible l’épanouissement du miracle grec dans les formes selon lesquelles nous le connaissons, mais il me semble qu’on ne peut pas en faire une cause, ou alors on donne au concept de cause une extension telle qu’elle qu’il a perdu tout caractère opératoire. La découverte de la pénicilline a permis de sauver ma mère d’une grave maladie alors qu’elle était enfant. Dois-je en déduire que la découverte de la pénicilline est une des causes de ma naissance ?
    2. Dans l’analyse d’un fait physique, il m’est parfaitement possible de comparer les hypothèses explicatives à l’ensemble des possibles : Si je suppose que telle cause C explique le fait F, c’est parce que je sais C’, C’’ ou C’’’ n’aurait jamais pu produire F, parce que j’en ai une connaissance expérimentale. Rien de tel n’est possible en histoire. Personne n’est capable de dire qu’une défaite grecque à Marathon aurait rendu impossible le « miracle grec » puisque nous n’en avons aucune connaissance expérimentale – personne n’a jamais essayé de refaire l’histoire en laissant les Perses vainqueurs à Marathon.
    3. Il est donc à près impossible de reconstruire ce genre de raisonnement pour expliquer les événements historiques singuliers. Cependant, on pourrait imaginer qu’un tel raisonnement hypothético-déductif fonctionne bien au niveau des grandes tendances historiques, des évolutions structurelles profondes. Si on analyse correctement ce qu’est le capitalisme, on comprend qu’il était impossible sans l’existence de zones protégées permettant l’accumulation primitive du capital. Donc le commerce lointain et son développement dans tout le cours du Moyen Âge peut sans trop de difficulté être admis comme une des causes du développement du capitalisme moderne. Si on veut appliquer le raisonnement logique causal en histoire, il est donc nécessaire de considérer l’histoire à un certain niveau de généralité et de renoncer donc à des explications détaillées des événements singuliers et des actions humaines (la bataille de Marathon, la décision de Bismarck de créer une Confédération de l’Allemagne du Nord, etc.)
  1. Enfin la cause se présente chez Aristote sous une quadruple face: matérielle, formelle, finale et efficiente. Nous allons voir si cette théorie classique de la causalité peut nous être utile en histoire.
    1. Pour Aristote, comme « la nature ne fait rien en vain », la cause « en vue de quoi », la cause finale est la plus importante. Leibniz pousse jusqu’à ses extrémités cette façon de voir les choses : si Judas a trahi chez Jésus, c’est en vue permettre la passion du Christ et par là le salut final de l’humanité. Vous pourriez penser que Judas a trahi par appât du gain : il jouait aux courses et avait besoin de trente deniers, ou encore qu’il commençait à se dire que l’aventure de ce révolutionnaire hirsute allait mal se terminer et qu’il ferait mieux de quitter le navire dans les meilleures conditions. Mais, pour la théodicée chrétienne il n’en est rien ! Si on laisse de côté donc la théologie, il reste que l’histoire (comme les sciences en général) paraissent être le lieu où les causes finales gardent leur validité.
      • D’une part, si on fait des actions des individus la matière même de l’histoire, ce qui caractérise l’action, c’est qu’elle renvoie à des intentions (on peut, ici encore, reprendre la thèse wébérienne de l’action rationnelle par finalité).
      • Les institutions humaines survivent quand elles remplissent une fonction sociale déterminée. Les explications fonctionnalistes jouent également un grand rôle en histoire.
      • Cependant, ce premier niveau d’explication causale est bien problématique.
        • Les intentions des individus, les objectifs qu’ils poursuivent consciemment, peuvent très bien être qu’un travestissement (idéologique) des causes réelles qui les poussent à agir. Les hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorants des causes réelles, dit Spinoza ! Il n’est pas certain du tout qu’on doive accepter que des centaines de milliers d’Européens aient décidé de s’entre-tuer à l’époque des guerres de religion pour savoir qui avait raison concernant l’épineux problème de la transsubstantiation dans l’eucharistie...
        • Les intentions ne sont pas des causes finales au sens d’Aristote. Elles sont des représentations mentales qui causent l’action des individus. Même si on accepte donc l’idée d’action rationnelle par finalité comme moyen privilégié d’explication dans les sciences sociales, il reste encore à expliquer pour les individus estiment à un moment donné que tel but est important à poursuivre (par exemple, pourquoi la lutte contre la RPR est-elle considérée comme un but plus valable que la recherche de la paix civile au nom d’un idéal chrétien évangéliste ?) Autrement dit l’explication par les intentions des agents risque fort d’être une de ces explications dignes des médecins de Molière.
        • Les explications fonctionnalistes ne valent pas beaucoup mieux. Je me contente ici de reprendre la critique qu’en fait Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société à propos du symbolisme : « Soit donc une institution sérieuse comme le droit, directement reliée à la « substance » de toute société, qui est, nous dit-on, l’économie, et qui n’a pas affaire à des fantômes, à des candélabres et à des bondieuseries mais à ces relations sociales réelles et solides qui s’expriment dans la propriété, les transactions et les contrats. Dans le droit, on devrait pouvoir montrer que le symbolisme est au service du contenu et n’y déroge que pour autant que la rationalité l’y force. (...) Prenons une bonne et belle société historique et réfléchissons dessus. On dira ainsi qu’à telle étape de l’évolution d’une société historique apparaît nécessairement l’institution de la propriété privée, car celle-ci correspond au mode fondamental de production. La propriété privée une fois établie, une série de règles doivent être fixées les droits du propriétaire devront être définis, les violations de ceux-ci sanctionnée les cas limites tranchés (un arbre pousse sur la frontière enlie deux champs; à qui appartiennent les fruits ?). Pour autant que la société donnée se développe économiquement, que les échanges se multiplient, la transmission libre de la propriété (qui au départ ne va nullement de soi et n’est pas forcément reconnue, notamment pour les biens immeubles) doit-être réglementée, la transaction qui l’effectue doit être formalisée, acquérir une possibilité de vérification qui minimise les litiges possibles. Ainsi dans cette institution qui reste un monument éternel de rationalité, d’économie et de fonctionnalité, équivalent institutionnel de la géométrie euclidienne, nous voulons dire le droit romain, s’élaborera pendant les dix siècles qui vont de la Lex Duodecim Tabularum à la codification de Justinien cette véritable forêt, mais bien ordonnée et bien taillée, de règles qui servent la propriété, les transactions et les contrats. Et, en prenant ce droit dans sa forme finale, on pourra montrer pour chaque paragraphe du Corpus que la règle qu’il porte ou bien sert le fonctionnement de l’économie, ou bien est requise par d’autres règles qui le font. On pourra le montrer — et on n’aura rien montré quant à notre problème. Car non seulement au moment où le droit romain y parvient, les raisons d’être de cette fonctionnalité élaborée reculent, la vie économique subissant une régression croissante depuis le IIIe siècle de notre ère ; de telle sorte que, pour ce qui concerne le droit patrimonial, la codification de Justinien apparaît comme un monument inutile et en grande partie redondant relativement à la situation réelle de son époque »14 Donc les hommes créent des institutions qui sont loin d’être en parfaite adéquation avec les fonctions qu’elles sont censées remplir, mais en plus on peut créer des institutions très différentes pour réaliser la même fonction. Je veux bien que l’éthique protestante ait joué un grand rôle dans la naissance du capitalisme, mais on fera remarquer que le capitalisme est né bien avant Martin Luther et qu’il se passait fort bien des « 95 thèses » ou qu’il aurait pu prendre comme légitimation une tout autre religion que la catholique (le judaïsme ou l’islam auraient pu faire l’affaire !
      • Au total, si le finalisme correspond très bien à notre manière ordinaire de réfléchir, il n’y a guère de raison de le sauver comme méthode d’explication historique dès lors qu’on se préoccupe non pas des motivations individuelles des acteurs mais des grands mouvements historiques.
    2. Aristote oppose la cause en vue de quoi (cause finale) à la cause par quoi, c’est-à-dire l’agent qui exécute l’action permettant que la puissance devienne acte. La procréation a en vue la perpétuation de l’espèce (la participation de l’humanité à une certaine forme d’immortalité) mais l’agent en est le couple ! Si on écarte les causes finales, la compréhension du rôle des agents dans le déroulement des événements historiques devient essentielle. Or les agents de l’histoire sont les individus vivants. Ainsi que le dit Marx dès le début de L’idéologie allemande.
Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires ; ce ne sont pas des dogmes ; il s’agit de présuppositions réelles dont on ne peut s’abstraire qu’en imagination. […]
La première présupposition de toute histoire humaine, c’est, naturellement, l’existence d’individus humains vivants. […] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.15
Mais pour Marx, il ne s’agit 1° pas des individus isolés, de ces atomes rationnels que les économistes prennent pour point de départ de leurs constructions utopiques ; 2° il s’agit des individus dans leur rapport avec la nature et avec des conditions naturelles qu’ils transforment par leur action. Le 1° justement doit être particulièrement bien compris et cette compréhension nous écarte presque définitivement de l’individualisme méthodologique. l’individu est la somme de ses relations sociales, dit Mars. Il n’existe que dans et par ses relations sociales. L’individu moderne, libre et émancipé de la tutelle des liens traditionnels, religieux ou familiaux, mus uniquement par sa raison calculatrice, est une fiction – peut-être une fiction utile mais une fiction – et, de plus, un produit historique tardif. Le 2° doit également être apprécié dans toute sa portée. Avant toute chose, il faut vivre. Le matérialisme de Marx, si on doit employer ce terme, fait des individus vivants le point de départ de toute « historiographie » :
(...) la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de « faire l’histoire ». Or pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger et se vêtir et maintes autres choses encore.16
On a accusé Marx de défendre un matérialisme réductionniste, économiste. Mais ce qu’il dit ici, ce n’est pas de l’économie. L’économie ne vient que plus tard, elle s’élève sur ces « bases naturelles ». Vivre, c’est non seulement se procurer les biens matériels nécessaires à la survie immédiate, mais c’est aussi « maintes autres choses encore » : faire l’amour, avoir des enfants, les éduquer, en faire des hommes aptes à leur tour à vivre. Il y a là tout un pan de la vie humaine, de la plus haute importance, qui fait partie pleinement des « bases matérielles » de l’histoire humaine et qui a été purement et simplement été oublié par la tradition marxiste classique, obnubilée par les « infrastructures économiques », oublieuse de la démographie, de l’anthropologie, bref de tout ce qui permet de comprendre ces « maintes autres choses encore ».
Marx enfonce le clou :
Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute l’histoire de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie. (ibid.)
Cet impératif vital est « éternel » est le fond de toute société humaine, « aujourd’hui comme il y a de milliers d’années », dit Marx. En disant cela, par avance, Marx récuse implicitement les utopies qui prétendent abolir ces nécessités éternelles. C’est donc aussi à juste titre que Tony Andréani commence sa reconstruction du matérialisme historique par l’étude des « concepts communs à toute société ».17
Voilà pour les « agents ». On veut bien retenir l’agent comme cause de l’histoire, mais à condition donc d’éliminer l’agent abstrait des théories de l’action pour revenir aux hommes tels qu’ils vivent et non tels qu’ils se pensent eux-mêmes. Les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils ont trouvées toutes prêtes. Et avec des représentations dont ils ne sont pas les maîtres (le poids des générations passées pèse sur le cerveau des vivants, dit encore Marx). J’ai l’impression en disant cela de dire des banalités, mais il semble bien que nous soyons aujourd’hui revenus bien loin en arrière, bien avant Marx, à une conception théologique de l’histoire (du « retour du religieux » au « clash des civilisations »).
    1. La troisième causalité aristotélicienne est la cause matérielle. Pour Aristote, la matière est le X, le substrat indéterminé et informe qu’on doit présupposer pour penser ce qui est sans qu’il soit, ce substrat, pensable par lui-même. Quelle est la matière de l’histoire ? Pour les tenants de l’historiographie critique issue de l’école allemande (en France Aron et Ricoeur, par exemple), l’histoire traite des actions et des événements singuliers. Au contraire pour l’école des Annales et ses héritiers, l’histoire doit être une « histoire totale » parce qu’il s’occupe de la vie humaine dans toutes ses manifestations.
      • Le première orientation ramène d’une façon ou d’une autre, ainsi que le montre très bien Paul Ricœur, l’histoire au récit ou encore à la « mise en intrigue ». Une histoire dans laquelle Althusser aurait vu la forme par excellence de l’idéologie.
      • La deuxième orientation privilégie le temps long, cette histoire qui ne change pas, ce qui se répète et inscrit la trace du passé dans le présent et considère l’évènement comme rides à la surface d’un lac (cf. Braudel).
La question de la matière historique se pose encore un deuxième sens. Si le marbre est aussi cause de la statue, la matière inéliminable de l’histoire, c’est la vie humaine, avant même toutes ses élaborations culturelles et institutionnelles complexes, au ras de l’existence immédiate. Là encore, c’est quelque chose que nous semblons avoir perdu de vue. La reproduction des humains, la démographie voilà une dimension essentielle de la pensée historique – une dimension d’ailleurs à laquelle et fort curieusement le marxisme n’a prêté qu’une attention distraite.
    1. Pour finir, Aristote affirme que la forme est cause. La forme est l’idée qui préside à la réalisation : la représentation du dieu préexiste à la réalisation de la statue et si le sculpteur faire surgir Apollon du bloc marbre, c’est que la forme d’Apollon existait déjà d’une certaine manière dans le marbre. En quel sens pourrait-on parler de cause formelle en histoire ? Comprendre les événements historiques, c’est comprendre la permanence des formes au-delà des changements. Les humains ne sont pas un matière très malléable. Ils ne peuvent vivre qu’en étant organisés, c’est-à-dire en instituant entre eux des relations qui forment système. Au niveau politique, Aristote appelait une « politeia », une « constitution » traduit-on, mais à condition de ne pas prendre le terme de constitution dans son sens étroitement juridique, mais d’y inclure l’ensemble des relations qui font une cité (relations au sein de la famille, relations entre les classes sociales, division du travail, etc.). Ces formes qui structurent la vie humaine sont souvent bien plus résistante qu’on ne le croit. J’y reviens à l’instant.
  1. Ce que nous fait voir ce détour par Aristote c’est à la fois le polymorphisme de la causalité et l’impossibilité – du moins en histoire – de ramener cette multiplicité à une unité simple comme le veulent les positivistes en matière scientifique. Cette complexité découle précisément de ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu’une « chose sociale » est et n’est pas une chose comme les autres...

Résumé général

Il me semble pour terminer cette réflexion qu’il est impossible de définir de manière univoque la causalité historique. Il est préférable de séparer des strates et des niveaux de réflexions correspondant un certain genre de causes.

Les grands déterminismes historiques

Au-delà de Marx, c’est l’apport essentiel de l’école des Annales d’avoir privilégié la longue durée et l’histoire immobile, c’est-à-dire les invariants, contre l’histoire guidée par le récit. Je vais donner quelques exemples pour illustrer ce que j’entends par là.
  1. La géographie : Braudel nous a appris que l’histoire, c’est de la géographie, de la géographie physique et de la géographie humaine. Nous avons tendance à oublier tout cela parce que, pour nous, les distances n’existent plus, abolies par l’instantanéité de l’information. Mais en même temps nous sommes en train de le réapprendre. L’accès à l’eau est et deviendra encore plus demain une cause de luttes politiques. Les ressources physiques (pétrole, agriculture) font et feront encore plus demain sentir que l’histoire supposent des individus vivants. On verra que tous les discours idéologiques sur la société de l’information, le virtuel, les élucubrations sur le travail immatériel qui unissent dans un choeur touchant les technocrates de la haute finance et les « alternatifs » dans le genre de Negri ne sont que des calembredaines...
  2. Les structures familiales : c’est une vieille affaire dont les sociologues et les ethnologues nous entretiennent depuis longtemps et dont Marc Bloch a montré l’importance dans la compréhension de l’histoire. Voici un passage de L’apologie pour le métier d’historien:
Pour qu’une société, quelle qu’elle fût, pût être déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu’elle vit, il ne lui suffirait pas d’une structure si parfaitement adaptable au chan­gement qu’elle serait véritablement désossée ; il faudrait encore que les échanges entre les générations s’opérassent seulement, si j’ose dire, à la file indienne — les enfants n’ayant de contact avec leurs ancêtres que par intermédiaire des pères.
Or, cela n’est pas vrai, même des communications purement orales. Regardez, par exemple, nos villages. Parce que les conditions du travail y tiennent pendant presque toute la journée le père et la mère éloignés des jeunes enfants, ceux ci sont élevés surtout par les grands-parents. A chaque nouvelle formation d’esprit un pas en arrière se fait donc qui, par dessus la génération éminemment porteuse de changements, relie les cerveaux les plus malléables aux plus cristallisés. De là vient, avant tout, n’en doutons pas, le traditionalisme inhérent à tant de sociétés paysannes.
Considérez cette explication de la persistance des mentalités et reliez-là avec la structure familiale qui est celle de la « famille souche » et vous avez une explication causale vérifiable (parce que là l’étude statistique et la répétition sont possible) des comportements politiques.
Sans développer ici, il faudrait citer les travaux si éclairants d’Emmanuel Todd. Comment se forgent les mentalités, les représentations du monde, comment sont éduqués les enfants, c’est d’abord dans la structure familiale qu’on trouvera la réponse à ces questions. Les théoriciens du « choc des civilisations » ne comprennent rien à beaucoup de choses mais en particulier à ces choses-là. Au-delà d’une unité superficielle liée à la religion, les « musulmans », contrairement à ce que pensent les idéologues de l’islamisme et leurs adversaires « huntingtonistes » ne forment pas une communauté, ne serait-ce que parce que la famille dans le Maghreb n’est pas la famille iranienne. L’optimisme de Todd à l’égard de l’Iran, s’appuyant sur le nombre d’enfants par femme, la différence d’âge au mariage et le taux de scolarisation des filles me semble bien plus raisonnable que les délires sur une « essence islamiste éternelle », y compris ceux qu’on peut trouver sous la plume de certains prétendus philosophes propulsés par les médias (Redeker, par exemple, mais aussi derrière lui Taguieff et tous les idéologues du néo-conservatisme à la française).
  1. L’histoire humaine n’est pas celle d’un universel abstrait. Elle est différenciée en nations qui constituent non pas des entités éternelles, mais des formes durables et souvent extraordinairement stables d’organisation des hommes. Il ne s’agit pas de donner à nouveau dans un déterminisme des « essences nationales » mais de comprendre comment les conflits entre nations structurent à long terme la perception que les individus ont d’eux-mêmes et du monde. On ne comprend rien à l’histoire européenne contemporaine, par exemple, si oublie que l’Europe s’est constituée autour d’une ligne de fracture qui l’oppose à l’empire ottoman – on a retrouvé cela dans les conflits de l’ex-Yougoslavie et il est à peu près évident que la question turque reste centrale dans les débats actuelles sur la construction européenne. Penser comme MM. Giscard d’Estaing ou Sarkozy que la Turquie n’est pas en Europe, c’est du reste manifester une inculture historique abyssale...
  2. La production au sens le plus large est la dernière des structures déterminantes sur la longue durée. La production en n’omettant pas les judicieuses séparations de Braudel entre l’infra-économie, le marché et le capitalisme, séparations qui nous obligent à distinguer divers types de temporalité. Le temps historique ne doit plus être considérée comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il y a, répète Braudel, une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue durée, une histoire que l’économiste enseigne à l’historien. Cette longue durée est aussi celle des institutions et des mentalités. Et enfin, on trouve une histoire quasi immobile, déterminée par les rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ».
La considération de ces structures profondes, déterminantes à long terme n’exclut évidemment pas l’histoire événementielle. Mais l'événement pour être compris doit être ramené au terreau qui l’a vu naître. Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines donne précisément un magnifique exemple de la manière dont l’histoire événementielle classique peut être repensée à la lumière des travaux de l’école des Annales.

L’histoire invente

Je ne voudrais pas que tout ceci soit conçu comme le retour en force d’une conception marxiste vulgaire, celle qui opposerait une infrastructure socio-économique à une superstructure politico-idéologique qui ne serait finalement qu’un épiphénomène de la première. Le droit, par exemple, n’est pas une superstructure, il ordonne les rapports de production et de propriété. Plus généralement, il est impossible de distinguer quelque chose qui serait une réalité matérielle de son expression idéelle : le rapport capitaliste d’exploitation pour Marx est un rapport juridique tout autant qu’un rapport « matériel » et ici encore si on veut récupérer Marx il faut tordre le cou à la vulgate. Si on prend les structures familiales, elles tout à la fois et de manière indissociable une réalité tangible, observable à l’oeil nu, induisant des comportements entre individus, organisant la production et la répartition des richesses et, en même une représentation du monde qui fait que les individus obéissent à la règle ou ne la contestent que dans des limites finalement assez étroites.
Il reste que la seule causalité historique vérifiable porte sur ces structures profondes de la vie humaine et les tendances qu’elles déterminent. Dans tous les cas cités, il est possible de parler véritablement de causalité car :
  1. il s’agit non pas d'événements, qui ne durent pas, par définition, mais de formations sociales stables ;
  2. les hypothèses de travail peuvent être éclairées de considérations statistiques ; le privilège que les historiens des « Annales » accordent à la longue durée tient précisément à cela : c’est la seule échelle sur laquelle les hypothèses théoriques peuvent être corroborées par des mesures.
  3. il existe des possibilités de comparaison et de répétition de l’expérience (même si l’expérimentation est impossible).
Pour autant, on n’a pas complètement éclairci la question de la causalité historique. Les grandes lois structurales des sociétés humaines ne donnent pas de prédiction mais seulement un champ de possibles à l’intérieur duquel c’est l’action des individus qui va inventer la manière toujours originale « d’ourdir la trame de l’histoire » (pour reprendre l’expression de Machiavel). Or, rien, ni en fait ni en droit, ne permet de passer des déterminismes historiques généraux à l’action des individus. Les individus sont conditionnés, inclinés à agir dans un sens plutôt que dans un autre, à penser d’une manière plutôt que d’une autre, mais ils ne sont nullement déterminés. Qu’il s’agisse d’une liberté métaphysique ou d’une suite tellement complexe de déterministes sociaux, biologiques, physiques qu’elle échappe à jamais à toute prédiction, cela ne change pas grand-chose en vérité : nous devons bien admettre à la fois
  1. que l’histoire n’est rien d’autre que l’action des individus sociaux, déjà socialisés ; la structure n’existe pas sans les individus puisqu’elle n’est que le mode d’existence des individus ;
  2. que les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes mais de leur insertion dans une structure sociale toute trouvée et qui les conditionne ;
  3. qu’il existe en même temps une causalité par la liberté comme dirait Kant et une causalité sociale et que les individus sont d’autant plus libres qu’ils ont une claire connaissance de ces déterminismes socio-historiques dans lesquels ils se sont formés et sont condamnés à agir.
C’est pourquoi, loin du schéma strictement déterministe qui voudrait que l’histoire advienne suivant la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature, nous devons admettre la possibilité que s’invente du radicalement nouveau et donc que nous sommes invités à ne pas nous abandonner mais à toujours espérer tant les voies sont de l’histoire sont obscures.








1Le prologue des Histoires commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »
2 Pierre-Simon Laplace : Essai philosophique sur les probabilités, 1814 – édition électronique Vigdor, page 3
3Marx, Capital, Livre I, édition de la Pléaide, page 604
4Marx, op. cit. , page 606
5Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’efforce de séparer les « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – nous dirions aujourd’hui les « sciences humaines » – des sciences de la nature d’un côté, de la métaphysique de l’autre. L’histoire constitue à bien des égards le modèle même de ce qu’il entend par « sciences de l’esprit ».
6 Ce sont les économistes classiques et les philosophes utilitaristes qui ont cru trouver dans l’intérêt la « loi de Newton de la société humaine », et non Marx.
7 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, 1883, in Œuvres 1, éditions du Cerf, 1992, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure, p. 249
8 La traduction de Erna Cogniot (Éditions Sociales) est peut-être plus nette : « L'histoire devient donc, comme la vérité, une personne particulière, un sujet métaphysique, auquel les individus humains servent de simples supports. » (ES 1972 page 101 - Nous soulignons les différencesLe texte original dit « Die Geschichte wird daher, wie die Wahrheit, zu einer aparten Person, einem metaphysischen Subjekt, dessen bloße Träger die wirklichen menschlichen Individuen sind. »
9Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1938, réédition, « Tel », 1986, page 201
10Voir Michel Vadée, Marx penseur du possible, éditions Médidiens-Klincksieck
11Voir Marx, Différence générale de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, thèse de doctorat de 1841 (in Œuvres, tome III, édition de La Pléiade)
12R. Aron, op. cit. page 202
13Ibid.
14C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, collection « Points », pp. 178-179
15K. Marx, L’Idéologie Allemande, éditions de la Pléiade, tome III, pp. 1054/1055
16K. Marx, op. cit. p. 1059
17 Voir Tony Andréani, De la société à l’histoire, tome 1. Qu’il y ait des concepts communs à toute société, cela suffira pour écarter l’accusation d’historicisme.

mercredi 17 mai 2006

Naturaliser l'esprit humain?

A notre époque, où les sciences de la nature pénètrent tous les domaines, il semblerait bien que nous ne puissions pas nous contenter de ces descriptions phénoménologiques dans lesquelles la conscience se prend elle-même pour objet. Nous avons peut-être besoin d’explications. La science ne peut pas s’arrêter à la porte de l’esprit humain. Elle doit l’explorer et en rendre compte selon ses méthodes. Expliquer la conscience en la considérant comme un phénomène naturel : voilà le programme que se sont fixés de nombreux philosophes, psychologues, etc. qui travaillent dans le domaine de ce qu’appelle la philosophie de l’esprit. Est-ce possible ? La psychologie est la science de l’esprit en lui-même, dit Hegel, pour la distinguer de la phénoménologie. Est-il possible de trouver un fondement biologique au psychisme humain, c’est-à-dire considérer la psychologie comme une partie de la physiologie? Quand nous avons une idée, nous disons que nous avons une idée en tête, les idées « nous passent par la tête » : donc notre manière commune de parler relie étroitement le cerveau et la pensée. Spontanément, nous sommes prêts à admettre que c’est le cerveau qui pense.

mardi 1 juin 2004

Pierre Duhem: qu'est-ce qu'une théorie physique?

La Théorie Physique de Pierre Duhem (1861-1916) est un ouvrage essentiel. Elle est le texte fondateur des plus importants courants de l'épistémologie contemporaine, même si la dette n'est pas souvent reconnue. Physicien, professeur de physique, Duhem est aussi un catholique fervent. Ses conceptions réligieuses catholiques traditionnalistes influent sur sa philososophie de la science (comment mettre la religion à l'abri de la science?) et même sur sa physique (le refus obstiné de l'atomisme). Plusieurs commentaires notent le risque toujours présent chez lui d’une science apologétique. Le Système du monde par exemple cherche à réfuter l’idée de révolution galiléenne et prend la défense des adversaires de Galilée, notamment le cardinal Bellarmin dont il fait un “opérationnaliste” avant l’heure.
La théorie physique vise à établir une ligne de démarcation entre physique et métaphysique ; il s’agit pour lui de protéger la religion contre la menace scientiste – même si le but premier proclamé dans le livre est de défendre l’autonomie de la physique.
Duhem est un spécialiste de la thermodynamique qui est à l’époque la branche dominante en physique. Très tôt orienté vers les travaux de Gibbs et de Helmholtz, Duhem propose, dès ses premières contributions, d’utiliser la notion de potentiel thermodynamique (interne). Ce qui le conduira à la formulation de l’équation de Gibbs-Duhem sur les solutions. Duhem poursuit ses recherches dans cette direction, proposant d’autres applications variées du potentiel thermodynamique à la statique et à la dynamique chimique ; ces travaux font de lui l’un des fondateurs de la chimie physique moderne avec les Van’t Hoff, Ostwald, Arrhenius, Le Châtelier. Ce faisant, au lieu de se proposer, comme beaucoup de ses contemporains, en France notamment, de réduire les phénomènes chimiques à la mécanique, il les rapportait à la thermodynamique.
Par ses conceptions et ses contributions en thermodynamique, Duhem apparaît comme un des principaux pionniers de l’étude de la thermodynamique des processus irréversibles. Le projet de Duhem était de fonder sur une énergétique ou thermodynamique générale l’ensemble de la physique et de la chimie, en harmonie avec les conceptions énergétistes de Rankine, Helmholtz, Mach et d’autres, et en opposition au projet de réduction mécaniste des atomistes comme Boltzmann. Il s’attache à poser les fondements logiques et axiomatiques de cette science. Le deuxième principe ne lui paraissait pas réductible à la mécanique – à quoi l’on rapportait généralement le premier, celui de la conservation de l’énergie, issu du principe de l’équivalence de la chaleur et du mouvement ; pour établir les deux principes sur un pied d’égalité, il fallait les traiter comme des postulats, et « la thermodynamique se développe alors selon un type de théorie nouveau en physique ». On perçoit déjà ici le lien entre ses recherches scientifiques et sa conception de la théorie physique. Duhem voyait dans sa tentative d’unifier les sciences physiques et chimiques au sein d’une thermodynamique généralisée sa principale contribution scientifique. Il est à noter que les mots « atome » et « molécule » sont totalement absents, conformément à son rejet de ces notions, de son Traité d’énergétique de 1911 qui propose l’accomplissement de ce programme.
La théorie physique s’inscrit dans un débat en cours au tournant du 19e et du 20e siècle, visant à redéfinir la nature et les ambitions de la physique. Lecontexte est celui d’une réflexion épistémologique d’ensemble très riche, depuis les essais de Claude Bernard sur la « méthode expérimentale » et l’introduction enfin claire de l’idée de « raisonnement expérimental » jusqu’à Mach et l’empiriocriticisme qui aura une influence importante sur Einstein et sur les « pères fondateurs » de la physique quantique.
Le système du monde se présente comme une vaste histoire de la science. Duhem y soutient une position continuiste contre laquelle l’épistémologie contemporaine (de Bachelard à Th. Kuhn) va s’élever. Pour donner une idée de cette conception gradualiste, on peut donner le passage suivant, assez révélateur :
L’histoire nous montre qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédé par une suite de retouches qui graduellement ont conduit le système à des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est pas le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution.

Le projet de la Théorie physique

D’emblée la question est posée sous la forme d’une alternative : la théorie physique peut se définir
par L’EXPLICATION des phénomènes
comme « un système abstrait qui a pour but de RÉSUMER et de CLASSER LOGIQUEMENT un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. »
« Expliquer, explicare, c'est dépouiller la réalité des apparences qui l'enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.
L'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n'ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps. »
Au contraire, Duhem va essayer de montrer que les lois physiques n’expliquent rien (au sein où elles ne dévoilent pas l’intérieur de phénomènes dont nous n’aurions que l’extérieur.
Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l'optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent.
Bref, une loi physique n’est pas autre chose qu’une certaine relation régulière entre nos expériences.
Si on ne se place pas de ce point de vue, selon Duhem, on renonce à toute autonomie de la théorie physique et on se place en fait sous la domination de la métaphysique.
Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une explication des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique.
Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.
Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, qu'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.
Il s’agit bien de métaphysique au sens le plus exact du terme : déterminer le supra-sensible qui se situe par-delà le monde connaissable de la physique. Parexemple, pour Duhem, dire que la matière est composée d’atomes, c’est tomber dans la métaphysique atomiste … Le tableau de Mendeleïev est un système de classification qui rend compte des expériences de chimie, pas de la réalité ultime de la matière. Voici le fonds de la question :
Or, ces deux questions :
Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?
De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d'observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.
Ensuite Duhem montre qu’aucune métaphysique n’est capable de déterminer complètement une théorie physique. Par conséquent, il faut rompre irrémédiablement le lien entre physique et métaphysique.
Il serait intéressant de montrer que le noyau de l’argumentation sur ce point est repris presque mot pour mot par les positivistes logiques du « Wiener Kreis ». Par exemple, le petit livre de Moritz Schlick, Forme et contenu (une introduction à la pensée philosophique)[1]. Seule la structure de la réalité telle qu’elle nous la décrivons au moyen de notre langage est communicable, le « contenu » est inexprimable, dit et répète Schlick. La thèse vérificationniste[2] qu’il soutient dans ce livre recoupe d’assez près celle de Duhem : la connaissance scientifique est expérimentale, toute proposition est une proposition expérimentale et la structure d’une théorie scientifique n’est rien d’autre que la structure des expériences. Les liens entre Duhem et le positivisme logique sont très importants – et pas seulement à partir de la thèse de Quine sur le caractère holistique du langage et le paradigme de l’intraductibilité qui est tiré de la thèse de Duhem sur les théories physiques (cf. infra).
Quelle est donc la fonction d’une théorie physique, si ce n’est pas dire ce que c’est que la réalité ?
Duhem donne plusieurs réponses :
1. Une théorie physique permet l’économie de la pensée. C’est une idée que Duhem reprend à E.Mach.
2. un système de classement de nos expériences
3. mais ce classement n’est pas arbitraire ; sa capacité prédictive montre qu’il doit refléter un ordre naturel.
Examinons le détail de ces propositions.
Puisqu’on ne veut pas placer la physique sous la dépendance de la métaphysique – ce que l’on fait nécessairement si en fait « une explication hypothétique de la réalité matérielle », alors il faut déterminer la nature de la théorie physique de telle manière qu’elle soit autonome ou autosuffisante. D’où la définition que propose Duhem :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. (p.24)
Si je dis que la relation fondamentale de l’électricité est u = ri, j’ai une formule mathématique qui résume à elle seule toutes les expériences faites et à faire dans lesquelles je place une résistance entre les deux bornes d’une source électrique. La formule me permet de calculer la puissance du radiateur de ma salle de bain aussi bien que la quantité d’énergie dissipée sur les lignes de distribution du courant. Une telle loi a sens strict n’explique rien, en effet. Elle se contente 1/ de dire « c’est comme cela que les choses se passent et 2/ de permettre de faire des calculs et des prévisions (sachant que u=ri et p=ui, je peux calculer le temps qui sera nécessaire pour mener à ébullition l’eau de mon thé !)
Une loi est bonne si elle représente exactement les expériences. C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’une loi est plus « vraie » qu’une autre. Pour qu’une loi soit « vraie » il faudrait qu’elle puisse être mise en accord avec un réel connu par ailleurs. Une loi est seulement plus exacte qu’une autre (la loi de Newton de la gravitation est plus exacte que la loi galiléenne de la chute des corps, par exemple).
Duhem est extrêmement précis :
« les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent les calculs ne prétendent point être des réalités physiques [souligne par moi, DC] ; les principes qu’il évoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui. » (p.25)
On ne peut guère être plus clair. La physique non seulement n’explique pas « la réalité » mais on peut même dire qu’elle ne la décrit pas ! Duhem admet bien qu’il y a un sens métaphysique à parler de la réalité en dehors de notre expérience – c’est même absolument nécessaire si on veut maintenir intacte la possibilité du discours théologique traditionnel. Mais la physique ne peut pas parler de cette réalité puisque la physique ne décrit que les expériences de physique et donc la « réalité physique » n’est rien que ce qui est donné dans les expériences de la physique et susceptible d’être résumé par une équation.
On pourrait rapprocher la position de Duhem du positivisme d’Auguste Comte et c’est un rapprochement qui s’impose tant l’épistémologie de Duhem semble si souvent « positiviste » en dépit de l’adhésion de Duhem à une métaphysique aux antipodes de celle de Comte – en passant, on notera une fois de plus que les philosophies ne font pas vraiment système : l’ontologie et l’épistémologie peuvent très souvent être complètement disjointes. La science recherche des lois et non des causes, répète Comte. Le rejet de l’explication par Duhem rejoint le rejet de la cause par Comte.
On pourrait aussi rapprocher cette position de celle de Poincaré dans La science et l’hypothèse :
Les théories mathématiques n'ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. Leur but unique est de coordonner les lois physiques que l'expérience nous fait connaître, mais que sans le secours des mathématiques nous ne pourrions même énoncer.
Peu nous importe que l'éther existe réellement, c'est l'affaire des métaphysiciens ; l'essentiel pour nous c'est que tout se passe comme s'il existait et que cette hypothèse est commode pour l'explication des phénomènes. Après tout, avons-nous d'autre raison de croire à l'existence des objets matériels. Ce n'est là aussi qu'une hypothèse commode ; seulement elle ne cessera jamais de l'être, tandis qu'un jour viendra sans doute ou l'éther sera rejeté comme inutile. (chap. XII)
Duhem introduit ensuite une idée qui va être reprise par Quine.
Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but ; elle est déclarée bonne ; sinon elle mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. (pp.25/26)
Il y a deux niveaux :
le niveau de la description expérimentale proprement dite, un niveau qui se fait uniquement en utilisant les hypothèses au sens où Duhem les entend, c'est-à-dire les formulations mathématiques des lois ;
le niveau des « jugements sur les propriétés physiques des corps », c'est-à-dire le niveau « réaliste » du langage ordinaire.
Pour passer de l’un à l’autre on opère une espèce de traduction. Mais – et c’est un point que Quine va développer – cette traduction est toujours fondamentalement indéterminée.
Une bonne théorie est simplement une théorie qui accorde les jugements sur les propriétés physiques avec les lois par le moyen de la mesure. C’est pourquoi la clé pour Duhem est dans la théorie de la mesure qui fait l’objet des 6 premiers chapitres de la seconde partie.
Ces principes établis on peut donc en venir à ce qu’on attend d’une théorie physique.
En tout premier lieu donc, une théorie physique est une économie de la penséeC’est, on l’a déjà signalé une idée que Duhem reprend à Mach (1838-1916). 
Duhem donc reprend la thèse de Mach de la théorie physique comme économie de pensée.
la loi expérimentale est déjà une économie de pensée : à l’infinité des faits concrets est substituée une loi générale.
l’esprit redouble l’économie de pensée quand les lois expérimentales sont condensées en théories. Les lois sont condensées en « un petit nombre de principes ». On se gardera bien de confondre loi et principe. Les lois sont aux principes ce que les théorèmes sont aux axiomes en mathématiques. On peut tirer les lois des principes. Ici Duhem annonce très clairement ce qui va être proposé un peu plus tard : une véritable théorie scientifique est une théorie axiomatisée.
En second lieu, une théorie est un système de classification.
Les lois sont souvent découvertes en désordre, par des rapprochements accidentels. La théorie permet de les classer (comme on range ses outils dans la boîte à outils. L’ordre n’est seulement utile. Il est aussi beau.
Cette classification tend à se transformer en une classification naturelle. Duhem soutient une idée proche de celle de Poincaré : au bout d’un certain temps, la théorie atteint un point de perfection tel qu’on peut admettre que l’ordre qu’elle établit entre les représentations doit correspondre à l’ordre des choses.
Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l'explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l'ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d'un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu'elle établit entre les données de l'observation correspondent à des rapports entre les choses (*) ; plus nous devinons qu'elle tend à être une classification naturelle.
Dans les divers courants qui se partagent le champ philosophique du philosophème « réalisme physique », ceci permettrait de classer Duhem comme Poincaré non dans le camp des conventionnalistes ou des opérationnalistes purs et durs mais plutôt dans le camp de qu’on peut appeler le « réalisme structural ».[3]
Ainsi lorsque Poincaré se demande en quoi consiste la réalité objective, il donne à peu près toujours la même réponse.
L'analyse mathématique, dont l'étude de ces cadres vides est l'objet principal, n'est-elle donc qu'un vain jeu de l'esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu'un langage commode ; n' est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu se passer à la rigueur ; et même, n'est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l'œil du physicien ? Loin de là, sans ce langage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l'harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.
La meilleure expression de cette harmonie, c'est la loi ; la loi est une des conquêtes les plus récentes de l'esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s'en étonnent pas. C'est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature.[4]
Et un peu plus, il met à distance le conventionnalisme :
Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la science ; elles sont allées jusqu' à dire que la loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C' est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n' avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu' il nous soit impossible de démontrer qu' elles ne le sont pas. Cette harmonie que l' intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l' esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c' est une impossibilité. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible. Mais ce que nous appelons la réalité objective, c' est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l' harmonie exprimée par des lois mathématiques.
C' est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j' ajoute que l' harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.[5]
C’est pourquoi Jacques Bouveresse[6] écrit :
Jusqu’à une date relativement récente, l’épistémologie de Poincaré avait été considérée généralement comme typiquement instrumentaliste et anti-réaliste, notamment parce qu’elle ressemble, à première vue, fortement à celle de Duhem dans sa façon d’insister avant tout sur la fonction classificatrice, organisatrice et unificatrice de la théorie, plutôt que sur sa portée référentielle et son contenu proprement ontologique. Quand Poincaré affirme que la science et la connaissance objective en général n’atteignent que des relations, il ne va pas jusqu’à dire que les relations en question ne peuvent être que des relations quantitatives, ne serait-ce que parce qu’une bonne partie des relations dont s’occupent les mathématiques ne sont pas quantitatives. Et il n’est pas prêt non plus à accepter l’idée que, comme l’a dit quelqu’un, l’univers se réduit à une équation différentielle, probablement parce que l’équation différentielle dont il considère qu’elle constitue la forme par excellence de la loi, exprime aussi un rapport entre les phénomènes et que pour faire un monde il faut aussi des phénomènes et pas seulement des rapports. Mais il est clair que, s’il a une ontologie, ce devrait être avant tout une ontologie des relations ou, en tout cas, de propriétés relationnelles, et non d’objets.
La question qu’on peut poser à Bouveresse est la suivante : n’est pas précisément sur ce point où il situe la divergence entre Poincaré et Duhem qu’ils sont en réalité parfaitement d’accord ? L’idée de classification naturelle chez Duhem ne conduit-elle pas, elle aussi à une ontologie des relations ? Il est vrai que le désaccord pourrait porter sur le point soulevé par Bouveresse qui laisse entendre que pour Duhem toutes les relations sont quantitatives – voir sa théorie de la mesure dont j’ai parlé plus haut – alors que ce ne serait pas le cas pour Poincaré. Mais on peut se demander jusqu’à quel point cette divergence est décisive, c'est-à-dire jusqu’à quel point on peut, en mathématiques, opposé des relations quantitatives (par exemple les fonctions) et des relations qualitatives (par exemple en topologie).
Ce « réalisme structural » dont on Bernard d’Espagnat défend une autre forme avec sa thèse du « réel voilé » a ceci de particulièrement intéressant : nous avons un auteur qui se défend de toute affirmation sur la nature du réel « en soi », un auteur qui dit que la théorie physique n’est qu’une classification de nos représentations – et l’insistance sur le rapport à Mach en dit long. En même, à la fin des fins, il est défend sa conception en montrant qu’elle donne au moins une solution partielle à la question de la nature du réel. Comme s’il était finalement très difficilement de couper définitivement la théorie scientifique de toute référence à la notion d’une réalité objective.


[1] Trad. Française Delphine Chapuis-Schmitz, Agone 2003
[2] Toute proposition est vérifiable empiriquement et ce qui n’est pas vérifiable empiriquement n’est pas une proposition.
[3] Voir Bouveresse : « Une épistémologie réaliste est-elle possible ? » in La vérité dans les sciences. (Odile Jacob)
[4] H.Poincaré, La valeur de la science, Flammarion 1906, p.7
[5] op. cit. pp. 9-10
[6] J.Bouveresse, op. cit. p.29

Marx sans le marxisme