Cette façon de voir les choses se heurte cependant à des difficultés sérieuses. On peut dire que le foie sécrète de la bile. Mais, à l’évidence, le cerveau ne sécrète pas de la pensée comme le fois sécrète la bile. La sécrétion de bile est un phénomène naturel observable par observateur indépendant de ce qui doit être observé, elle est l’objet d’une expérience possible. Il n’en va pas de même avec la pensée : quand je pense, je suis le seul observateur possible de ma pensée. Si ma pensée est l’objet d’une expérience possible, c’est seulement en un sens dérivé du mot expérience, au sens d’une expérience intérieure qui n’est pas directement objectivable. Bref, s’il nous admettons que, naturellement, « l’homme pense », comme le dit Spinoza, il reste que la pensée ne semble pas faire partie des phénomènes naturels, si on entend par phénomènes naturels les phénomènes physiques, observables par l’intermédiaire de notre intuition sensible.
L’exposition de cette difficulté va donc guider notre réflexion.
Contrairement à ce que pouvait nous laisser penser notre première manière d’envisager les choses, il est certainement plus simple, plus évident, de considérer que l’esprit, ce qui se manifeste dans la conscience n’est en aucune manière une chose naturelle mais bien une entité mentale qu’on doit considérer indépendamment de l’entité physique à laquelle elle est liée qui est notre corps et, dans notre corps le cerveau. Cette idée selon laquelle le corps et l’esprit forment deux genres de réalités fondamentalement différentes et irréductibles l’une à l’autre, nous l’appelons « dualisme » et nous en trouverons un exposé rigoureux chez Descartes.
Mais cette conception dualiste du rapport corps/esprit soulève de nombreuses difficultés dont Descartes lui-même était fort conscient. Comment l’esprit et le corps peuvent-ils être liés s’ils sont des substances sans rapport l’une avec l’autre ? Ce sont ces difficultés que prétend résoudre le « monisme matérialiste », c’est-à-dire la thèse selon laquelle l’esprit lui-même est un phénomène physique – ou encore la thèse selon laquelle les états mentaux ne sont qu’une autre manière de décrire les états physiques du cerveau.
Nous verrons que cette seconde conception, si elle répond à certaines des objections adressés au dualisme, est loin d’être entièrement satisfaisante. Paul Ricœur présente les choses autrement. Critiquant la « simplification abusive » par laquelle on en vient à « opposer dualisme spiritualiste et monisme matérialiste », il distingue deux genres de discours, le discours sur le corps et le cerveau d’une part, et le discours sur le « mental » d’autre part.
Ma thèse est que les discours tenus d’un côté et de l’autre relèvent de deux perspectives hétérogènes, c'est-à-dire non réductibles l’une à l’autre et non dérivables l’une de l’autre.[1]
Nous nous demanderons s’il est possible de sortir de l’épineux problème des rapports corps/esprit en posant la question autrement.
Ce qui devrait cependant être évident, c’est que la question de l’âme humaine pensante, ou encore de la conscience reste une question ouverte, et, sous certains aspects au moins, à peu près ouverte qu’elle pouvait l’être pour les philosophes grecs, et ce en dépit des formidables progrès que nous avons faits dans la connaissance du cerveau...

Dualisme cartésien

L’idée qu’en l’homme se combinent deux réalités de nature essentiellement différente est fort ancienne et largement présente dans la tradition philosophique. On la trouve dans l’Égypte ancienne, chez Platon, singulièrement dans le Phédon,  dans la pensée chrétienne, etc..

La démarche des Méditations

Descartes en donne une formulation présente peut-être le maximum de clarté et de rigueur et par là-même rend possible les développements ultérieurs en philosophie de l’esprit. Essayons de reconstruire l’argumentation de Descartes sur ce point, telle qu’elle est exposée dans les Méditations Métaphysiques (dont on peut avoir un aperçu dans le manuel pp.22/25).
1. La première méditation « met en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses et particulièrement des choses matérielles, au moins tant que nous n’aurons pas d’autre fondement dans les sciences » (Abrégé). Le passage le plus significatif pour ce qui nous importe ici est le suivant : « Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. » (MM1) Il s’agit d’une supposition, seulement d’une supposition qui va être utilisée à titre méthodologique, mais une supposition rationnelle car, selon Descartes elle n’implique pas de contradiction: il est formellement possible de concevoir qu’il n’y pas d’états physiques mais seulement des états mentaux constitués par l’imagination d’états physiques – comme on le sait c’est l’idée de base du film « Matrix ».
2. La deuxième méditation s’intitule: « De la nature de l’esprit et qu’il est plus aisé à connaître que le corps ». Cette deuxième méditation établit qu’il est impossible de concevoir que mes états mentaux n’existent pas. « Passons donc aux attributs de l'âme, et voyons s'il y en a quelques-uns qui soient en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher; mais s'il est vrai que je n'aie point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir; mais on ne peut aussi sentir sans le corps: outre que j'ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j'ai reconnu à mon réveil n'avoir point en effet senties. Un autre est de penser; et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient: elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j'existe : cela est certain; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d'être ou d'exister. Je n'admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai: je ne suis donc, précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante; mais quelle chose ? Je l'ai dit: une chose qui pense. » Je peux donc concevoir que je n’ai pas de corps mais il m’est possible de concevoir que je n’ai pas d’esprit puisque dès que je conçois – quoi que je conçoive, quelque supposition extravagante que je fasse – je suis assuré de penser, « je suis une chose qui pense », dit Descartes, un esprit (mens), c’est-à-dire tout simplement de la pensée en acte, « autant de temps que je pense ».
3. De ces propositions (1) et (2), il s’en conclut que je peux me concevoir clairement  en tant qu’esprit – je peux concevoir mes états mentaux indépendamment de ma réalité physique. À ses contradicteurs qui demandent comment on peut démontrer que le corps ne peut pas penser, Descartes répond en rappelant la sixième méditation: «  parce que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l'une est distincte ou différente de l'autre, parce qu'elles peuvent être posées séparément, au moins par la toute-puissance de Dieu; et il n'importe pas par quelle puissance cette séparation se fasse, pour m'obliger a les juger différentes. Et partant? de cela même que je connais avec certitude que j'existe, et que cependant je ne remarque point qu'il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. Et quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j'aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint; néanmoins, parce que d'un côté j'ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d'un autre j'ai une idée distincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui. » Descartes insiste dans ses « Secondes réponses » : « nul corps ne peut penser ».
Insistons. Il ne s’agit pas pour Descartes de partir de quelque croyance que ce soit, ni d’inventer une théorie de l’âme. Il s’agit de partir de ce qui est indubitable : est vrai ce qui se conçoit clairement et distinctement. Je peux concevoir clairement et distinctement l’esprit comme pensée en acte. Je peux former un concept de l’esprit indépendamment de toute référence au corps. Il s’ensuit que l’esprit n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « nul corps ne peut penser ». Certains, dit encore Descartes, soutiennent l’opinion « que les parties du cerveau concourent avec l’esprit pour former les pensées ». À ceux-là, il répond que cette opinion « n’est point fondée sur des raisons positives, mais seulement sur ce qu’ils n’ont jamais été sans corps et qu’assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations. »
Nous constatons empiriquement qu’il y a une corrélation entre esprit et corps (entre pensée et cerveau si on veut s’exprimer autrement) ; nous constatons, tout aussi empiriquement que les états du corps peuvent troubler nos pensées. Mais pour Descartes il ne s’agit pas de raisons véritablement « positives », tout simplement parce qu’un constat empirique ne donne pas des raisons. Je constate que les choses se passent d’une certaine façon mais je ne sais pourquoi il en est ainsi, c’est-à-dire que je ne sais pas si je constate un fait contingent, accidentel ou si on contraire c’est un fait nécessaire. C’est seulement la raison examinant elle-même les concepts qu’elle forme qui peut en décider.
Comprenons ce qui est en cause. Si j’examine le concept de mouvement, ce concept ne peut pas être pensé indépendamment d’un corps dont il exprimerait un état. Mais je peux penser un corps qui n’est pas en mouvement. Donc le concept de mouvement ne désigne pas une réalité existant par elle-même, mais uniquement une qualité ou une propriété d’un corps. Inversement, je peux penser l’esprit sans référence au corps, par conséquent la pensée (activité de l’esprit) n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « le corps ne peut pas penser ».
On verra que cet argument reste un argument fort, même si on n’accepte pas le dualisme cartésien.

L’union de l’esprit et du corps

Une fois la séparation de l’esprit et du corps pensée, il faut comprendre leur union. C’est ce que fait la Sixième Méditation. L’homme est « composé de l'esprit et du corps ». Ces deux substances, pensées et existant séparément sont en l’homme nouées et entremêlées. Par l’intermédiaire du corps et plus particulièrement du cerveau, dit Descartes, l’esprit est affecté par les mouvements du corps et il peut à son tour lui commander.
La Méditation VI expose les interactions entre l’esprit et le corps. Ces interactions s’effectuent au niveau du cerveau. Dans Les passions de l’âme expose plus en détail ce mécanisme :

Article XXX : « l’âme est véritablement jointe à tout le corps, & on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelque une de ses parties, à l’exclusion des autres, à cause qu’il est un, & en quelque façon indivisible, à raison de la disposition de ses organes, qui se rapportent tellement tous l’un à l’autre, que lorsque quelqu’un d’eux est ôté, cela rend tout le corps défectueux. » 
C’est qu’en effet le corps en chacune de ses parties peut affecter l’esprit et inversement. Il reste à expliquer le mécanisme par lequel l’esprit peut communiquer avec la totalité du corps.
Article XXXI : « Il est besoin aussi de savoir que, bien que l’âme soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins en lui quelque partie, en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu’en toutes les autres. Et l’on croit communément que cette partie est le cerveau, ou peut être le coeur : le cerveau à cause que c’est à lui que se rapportent les organes des sens ; et le coeur à cause que c’est en lui qu’on sent les passions. Mais en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l’âme exerce immédiatement ses fonctions n’est nullement le coeur ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance, et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ses esprits ; et, réciproquement, que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande.
 Voilà un texte qui peut nous sembler fort énigmatique aujourd’hui. La glande à laquelle Descartes fait référence était nommée « glande pinéale » et nous l’appelons épiphyse. L’épiphyse est une petite glande endocrine conique, médiane, attachée à la partie postérieure du troisième ventricule, située dans le cerveau. Elle est responsable de la sécrétion de nombreuses hormones telles la mélatonine et la sérotonine. La mélatonine semble n’avoir pas de rôle spécifique dans le psychisme humain. C'est le « donneur de temps » dont se sert l'organisme et qui lui permet de vivre en harmonie avec son environnement. C'est, entre autres, le « donneur de temps » dont se sert l'organisme et qui lui permet de vivre en harmonie avec son environnement. La sérotonine est présente en particulier dans le système nerveux central où elle fonctionne comme un neurotransmetteur ayant un rôle de régulation du système nerveux central. Mais évidemment Descartes ignorait tout cela.
Sa conception du rôle de la glande pinéale n’est cependant pas arbitraire ou fantaisiste. Essayons d’expliquer cela :
1. Les diverses parties du corps communiquent avec le cerveau par l’intermédiaire des « esprits » ou encore « esprits animaux ». Nous dirions aujourd’hui influx nerveux.
2. Ces « esprits » sont des entités qui appartiennent au corps et donc comme toutes les autres parties du corps sont soumises aux lois de la physique, dont la plus importante, selon Descartes est la loi de la conservation de la quantité de mouvement. Par exemple deux billes qui se heurtent changent de vitesse et de direction, mais la somme de leurs quantités de mouvement après le choc est égal à celle du système avant le choc.
3. Or, si l’esprit, qui n’est pas corporel, peut agir sur les esprits animaux, on risque fort de se trouver face à un cas flagrant de violation de la loi de conservation de la quantité de mouvement : on aurait un mouvement qui ne naîtrait pas de la transformation d’autres mouvements. D’où le dilemme 
· Soit la loi physique est respectée et alors l’esprit ne peut pas agir sur le corps.
· Soit la loi est violée ; or cette loi est fondamentale non seulement du point de vue physique mais aussi du point de vue métaphysique.
4.Descartes imagine une solution astucieuse : l’esprit ne peut changer la quantité totale de mouvement mais peut, à un endroit précis du cerveau, changer la direction des esprits animaux. La quantité de mouvement est fixée par les lois de la physique mais pas leur direction. C’est ainsi que Descartes pense sortir du dilemme auquel on est plus ou conduit si on admet à la fois la séparation de l’esprit et du corps et la possibilité pour la pensée d’avoir un pouvoir causal physique.
Encore une fois, il ne s’agit pas de prendre les conceptions physiologiques de Descartes au pied de la lettre mais de comprendre qu’il pose là une question essentielle, qu’il soulève une difficulté dont nous ne sommes pas encore véritablement sortis, comme on le verra plus loin.

Critique du dualisme de Descartes

Le dualisme cartésien peut être soumis à plusieurs types de critiques. Pour l’heure contentons-nous de celles qui surgissent de la difficulté à concevoir l’interaction de l’esprit (substance non étendue, caractérisée par la liberté) et du corps, substance étendue soumise au déterminisme des lois de la physique.
Ainsi Leibniz montre le caractère incomplet des conceptions physiques de Descartes et il en déduit que la conception cartésienne des rapports entre le corps et l’esprit est erronnée.

80. Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l'âme pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. (Monadologie)

Nous laisserons de côté la solution que Leibniz propose, car cela nous entraînerait loin.
Cette critique est fondamentale et les philosophes contemporains qui refusent le dualisme en font tous un élément clé de leur argumentation.

Les thèses matérialistes

Pour éviter les difficultés posées par le dualisme, la solution la plus simple est de supprimer le dualisme lui-même. Supposons que l’esprit et le corps ne soient pas deux entités séparées mais que les états mentaux ne soient qu’une certaines catégories de phénomènes causés par des phénomènes physiques.
C’est ce que propose le monisme (une seule substance) matérialiste (cette substance est matérielle ou physique.)
Être matérialiste du point de vue de la théorie de l’esprit, cela peut vouloir dire plusieurs choses très différentes :
(1) Le niveau mental désigne un ensemble de propriétés émergentes de l’individu qui apparaissent avec un certain niveau d’organisation. Le vivant désigne un certain nombre de propriétés qui n’apparaissent qu’avec une certain niveau d’organisation des molécules organiques (par exemple: reproduction). Par analogie, on peut se demander si l’esprit n’est pas simplement un certain niveau d’organisation du vivant. Il faudrait donc en explorer le processus de formation et montrer qu’on rend bien compte par là de ce que nous entendons habituellement par esprit et par conscience.
(2) L’esprit n’est qu’une manière (trompeuse) de désigner un certain nombre de comportements (spécifiquement les comportements intentionnels). Mais en fait les difficultés que nous avons à résoudre ces questions viennent qu’elles sont mal posées.
Si on adopte le point de vue (1), plusieurs pistes s’ouvrent encore.
(1a) Montrer que les processus mentaux sont des expressions de processus matériels biologiques. La voie d’accès privilégiée est alors celle de la compréhension de l’appareil neuronal.
(1b) Montrer que les opérations qu’effectue un esprit humain peuvent être accomplies par des dispositifs matériels connus et que, donc, nous pouvons connaître sans ambiguïté le fonctionnement, typiquement les machines.
Si on adopte le point de vue (2), on encore deux chemins possibles :
(2a) éliminer purement et simplement l’esprit et se contenter d’étudier des processus matériels.
(2b) supprimer la question elle-même en la ramenant à une affaire de thérapie du langage.
Ainsi, il n’y a pas un, mais de nombreux matérialismes en philosophie de l’esprit. Cette multiplicité des manières de poser la question est, en elle-même, l’indice d’une difficulté.

L’âme matérielle

Éclaircissements préalables

La position classique du matérialisme, telle qu’on peut la trouver chez Diderot, c’est de considérer que l’esprit est une propriété de la matière en mouvement.
Voici quelques passages des Éléments de physiologie de Diderot.

Le corps produirait tout ce qu’il produit sans âme; cela n’est pas infiniment difficile à démontrer.
(...)

Autrement dit les comportements dits intelligents, c’est-à-dire ceux qu’on invoque pour appuyer l’idée que corps est commandé par une âme, se peuvent expliquer naturellement à partir de la compréhension des lois du corps.

D’après les définitions qu’on nous donne des deux substances, elles sont essentiellement incompatibles. Quelle liaison peut-il donc y avoir entre elles ? Y a-t-il quelque chose de plus absurde que le contact de deux êtres dont l’un n’a pas de parties, et n’occupe point d’espace ? Y a-t-il quelque chose de plus absurde que l’action d’un être sur un autre sans contact ?

Ici Diderot reprend l’argument classique contre l’interaction de deux substances hétérogènes. Inutile d’y revenir.

Pourquoi ne pas regarder la sensibilité, la vie, le mouvement, comme autant de propriétés de la matière : puisqu’on trouve ces qualités dans chaque portion, dans chaque particule de chair ?

La notion de propriété ici n’est pas très claire. La notion de matière non plus. Il faudrait dire plutôt que la sensibilité et la vie apparaissent à un certain degré d’organisation de la matière. Si on retient les caractéristiques que nous avons déjà remarquées pour définir le vivant en ne recourant pas à une mystérieuse notion de vie, on pourrait donner une interprétation plus claire de la thèse soutenue par Diderot.

On n'a la conscience du principe de la raison, ou de l'âme, que comme on a la conscience de son existence, de l'existence de son pied ou de sa main, du froid, du chaud, de la douleur, du plaisir ; faites abstraction de toutes ces qualités, et plus d'âme.
Est-ce que l'âme est gaie, triste, colère, tendre, dissimulée, voluptueuse ? elle n'est rien sans le corps ; je défie qu'on explique rien sans le corps.

On souvient que Descartes est bien obligé de réintroduire le corps pour expliquer les passions de l’âme.

Qu'on cherche à s'expliquer comment les passions s'introduisent dans l'âme sans mouvements corporels, et sans commencer par ces mouvements, je le défie.
C'est sottise à ceux qui descendent de l'âme au corps : il ne se fait rien ainsi dans l'homme. Marat ne sait ce qu'il dit, quand il parle de l'action de l'âme sur le corps ; s'il y avait regardé de plus près, il aurait vu que l'action de l'âme sur le corps est l'action d'une portion du corps sur une autre, et l'action du corps sur l'âme, l'action d'une autre partie du corps sur une autre. (...)


Le raisonnement ne s'explique point à l'aide d'une âme immatérielle, ou d'un esprit : cet esprit ne peut être à deux objets à la fois ; il lui faut le secours de la mémoire. Or très certainement la mémoire est une qualité corporelle.
La différence d'une âme sensitive à une âme raisonnable n'est qu'une affaire d'organisation.

Voilà ce qui confirme notre interprétation avancée plus haut.

L'animal est un tout un, et c'est peut-être cette unité qui constitue l'âme, le soi, la conscience à l'aide de la mémoire.

La caractéristique première du vivant est de former des « individus », auto-organisés et auto-régulés. Les biologistes le définissent à juste titre comme un « soi » : dans tout être vivant, ce qui est essentiel, c’est la délimitation d’un rapport entre un milieu intérieur et le monde extérieur.

Toutes les pensées naissent les unes des autres ; cela me semble évident. Les opinions intellectuelles sont également enchaînées : la perception naît de la sensation. De la perception la réflexion, la méditation, le jugement. II n'y a rien de libre dans les opérations intellectuelles, ni dans la sensation, ni dans la perception ou la vue des rapports des sensations entre elles, ni dans la réflexion ou la méditation ou l'attention plus ou moins forte à ces rapports, ni dans le jugement ou l'acquiescement à ce qui paraît vrai (...).


Quelle différence d'une montre sensible et vivante à une montre d'or, de fer, d'argent, ou de cuivre ! Si une âme était attachée à cette dernière, qu'y produirait-elle ? Si la liaison d'une âme à cette machine est impossible, qu'on me le démontre : si elle est possible, qu'on me dise quels seraient les effets de cette liaison. Le paysan qui voit une montre se mouvoir, et qui n'en pouvant connaître le mécanisme, place dans l'aiguille un esprit, n'est ni plus, ni moins sot que nos spiritualistes.

Ces deux derniers paragraphes superposent deux thèses différentes. La première est celle du « déterminisme psychique » pourrait-on dire en utilisant l’expression que Freud emploiera bien plus tard, laquelle est une thèse spinoziste : les relations entre idées sont des relations de cause à effet strictement identiques aux relations entres les corps en mouvement. Affirmer cela, ce n’est pas affirmer une position matérialiste réductionniste. On le verra plus loin.
Le paragraphe suivant est plus nettement réductionniste. On y retrouve la comparaison avec la montre qui précisément celle qu’utilisait Descartes pour définir les êtres vivants et que La Mettrie dans L’homme machine étendait à l’esprit.
La position de Diderot est donc complexe et, en fait, derrière un matérialisme radical ouvre d’autres voies : l’influence de Spinoza et de Leibniz sur Diderot est avérée et donne à son matérialisme un caractère tout à fait particulier. Elisabeth de Fontenay parle d’un « matérialisme enchanté ».
Une autre position matérialiste est celle que soutiennent les atomistes anciens ou les stoïciens. L’âme est bien distincte du corps mais elle est elle-même matérielle.
Ainsi Lucrèce résume-t-il la position des atomistes :

En premier lieu, je dis que l’esprit ou la pensée[2], comme on l’appelle, dans lequel réside le gouvernement de la vie, est partie de l’homme non moins que la main, le pied et les yeux, parties de l’ensemble de l’être vivant.
En vain certains prétendent que la sensibilité de l’esprit n’est pas logée dans une certaine partie du corps mais que c’est une sorte de disposition vitale du corps, une harmonie, disent les Grecs, quelque chose qui nous donne la vie et le sentiment alors que l’esprit ne réside nulle part ; […]


… la substance de l’esprit et de l’âme est matérielle. Car si nous la voyons porter nos membres en avant, arracher notre corps au sommeil, nous faire changer de visage, diriger et gouverner le corps humain tout entier ; comme aucune de ces actions ne peut évidemment se produire sans contact, ni le contact sans matière, ne devons-nous pas reconnaître la nature matérielle de l’esprit et de l’âme ?
(De natura rerum)
Résumons.
1) l’âme ou l’esprit ne sont que des mots, et, au mieux des êtres de raison que nous utilisons pour désigner un ensemble de propriétés particulières qui appartiennent à « la matière en mouvement ». L’âme, si on veut bien employer ce terme est bien matérielle, mais seulement d’une certaine façon, à la manière dont la blancheur est « matérielle » parce qu’il n’existe pas de blancheur en dehors de l’existence d’entités matérielles qui présentent la propriété d’être blanches.
2) il y a une entité qu’on peut appeler « âme » ou « esprit », mais à la différence des idéalistes, les matérialistes posent que cette entité est matérielle – elle est composée des mêmes éléments que les choses matérielles tangibles. C’est la position des atomistes antiques, développée par Lucrèce. L’esprit est « partie de l’homme non moins que la main, le pied, et les yeux sont parties de l’ensemble de l’être vivant. »[3] Lucrèce précise que ce n’est pas une « harmonie »[4] comme le « disent les Grecs ». Il s’agit pour Lucrèce non seulement de refuser l’idée d’une âme immatérielle qui viendrait provisoirement habiter le corps, mais aussi de ceux qui veulent qu’elle ne réside nulle part.
La seconde position conduit à l’idée, par exemple, que « le cerveau pense » et qu’on étudiant le fonctionnement du cerveau on pourra comprendre scientifiquement la pensée. La première position consiste à affirmer que la pensée désigne ce qui se passe à un certain degré d’organisation de la matière.
On a alors deux types d’ontologie de l’esprit différents, une ontologie qui traite d’entités existantes et une ontologie qui traite d’évènements.
Suivant que l’on choisit l’une ou l’autre de ces deux directions, la place qui sera concédée à une théorie de l’esprit sera plus ou moins ample:
· La première direction de travail conduit de fait à éliminer du vocabulaire philosophique et scientifique les mots « âme », « esprit », etc.. On a affaire aux processus physico-chimiques du cerveau humain et les objets mentaux sont en fait des objets neuronaux. Ce matérialisme radical est soutenu par Jean-Pierre Changeux avec quelques nuances. On le trouve aussi chez Paul et Patricia Churchland. Il est soit « éliminativiste » (l’esprit est éliminé) soit « épiphénoméniste » (l’esprit n’est qu’un épiphénomène des processus neuronaux).
· Le deuxième direction maintient que les phénomènes mentaux ont une existence propre, même s’il est un incompréhensible en dehors d’un substrat matériel. On trouvera ici, par exemple, les thèses soutenues par Donald Davidson sous l’étiquette de « monisme anomal ». John Searle peut également être rattaché à ces matérialistes non réductionnistes.
En fait nous retrouvons là une problématique qui joue déjà un rôle important dans les sciences du vivant, opposant les réductionnismes aux théories des propriétés émergentes. Le réductionnisme affirmera que l’esprit se réduit au cerveau et que les processus mentaux sont entièrement compris quand on les a décrits en termes de processus neuronaux. Au contraire, un anti-réductionniste soutiendra qu’il y a dans les processus mentaux des évènements qui possèdent leur niveau d’organisation et leur causalité propre.

Éliminer l’éliminativisme ?

Paul et Patricia Churchland défendent un matérialisme radical qu’on peut qualifier d’éliminativiste, plus éliminativiste que celui de Changeux, puisque ce dernier ramène l’esprit à son substrat biologique, alors que les Churchand pensent que ceux qui veulent admettre que la matière vivante puisse penser mais refusent ce privilège aux machines font preuve de « chauvinisme carboné ».

Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer et cette exploration n'est ni facile ni inutile. Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel doit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui.
Nous ignorons comment le cerveau traite la sémantique, mais celle-ci dépasse le langage de l'homme. Un petit tas d'excréments déposés possède une signification pour un humain comme pour un chien  : un petit rongeur dans les parages. Un écho particulier perçu par une chauve-souris lui indique qu'un papillon de nuit vole à proximité. Une théorie du sens n'apparaîtra que lorsque les chercheurs auront découvert comment les neurones codent et transforment les signaux sensoriels, comment les circuits de l'apprentissage et de la mémoire fonctionnent, comment ces capacités cognitives interagissent avec le système moteur de l'organisme.[5]

Les deux thèses centrales exposées ici sont conformes aux dogmes du physicalisme le plus strict :
1. Le cerveau est une variété d’ordinateur. Pour se débarrasser des objections, P. & P. Churchland précisent qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un ordinateur numérique et encore moins d’une machine de type Von Neumann. On peut remarquer que cette manière d’écarter les objections n’est pas très convaincante puisque (1) un signal analogique peut toujours être converti en signal numérique — les calculateurs analogiques ont même eu leur heure de gloire dans le domaine de l’aviation ; et (2) un traitement non séquentiel peut aussi être simulé sur un ordinateur séquentiel. Autrement dit, ce n’est peut-être pas parce que nous ne savons pas encore construire des ordinateurs du « type cerveau » que le programme de l’IA n’a pas débouché, ainsi que nous venons de la voir à partir des réflexions de Fodor.
2. La question de la sémantique est réduite, de manière très béhavioriste, à celle des comportements. La sémantique « dépasse le langage de l’homme » parce qu’elle concerne également les comportements animaux, affirment P. & P. Churchland. Je veux bien qu’on dise, en allant vite, qu’un petit tas d’excréments a la même signification pour les hommes et pour les chiens : petit rongeur dans les parages. Mais pour le chien, la « signification » s’exprimera dans un comportement déterminé (le fox se met immédiat en chasse du petit rongeur). Pour l’homme, la signification s’exprimera par des signes verbaux (émis ou simplement pensés, mais si on admet que la pensée est un dialogue intérieur, pour reprendre la définition donnée par Platon dans le Théétète). Ce que P. & P. Churchland éliminent, c’est tout simplement le langage humain, réduit de fait à une réaction comportementale, plus complexe que celle du chien, certes, mais qu’on peut tout de même réduire à une combinaison de réactions comportementales simples du même type.
En réalité, si on suit les Churchland, le langage humain doit être simplement compris non pas comme signe mais comme signal. Que la marmotte lance son cri pour signaler le passage de randonneurs ou que le muezzin appelle à la prière, c’est la même chose. Ce qui distingue un signe d’un simple signal, c’est que le signe a une signification indépendante des effets que déclenche son émission, alors que le signal n’a pas d’autre signification que l’action qu’il vise à déclencher. L’éliminativisme des Churchland ne parle plus que de codage et transformation des signaux sensoriels. Par conséquent, la partie la plus importante et la plus difficile des processus mentaux, à savoir la conscience (qui est toujours conscience de soi) n’existe tout simplement plus. Donc il n’y a plus aucune raison de chercher à expliquer quelque chose qui n’est qu’un fantôme. La philosophie de l’esprit, les sciences cognitives, la psychologie sont vouées à se dissoudre dans la mécanique.
Le « matérialisme éliminatif » défendu par les Churchland est intenable durablement. C’est en vérité une théorie qui se détruit elle-même par auto-contradiction : si la matérialisme éliminatif est vrai, alors la théorie des Churchland est un produit matériel d’un processus matériel, et donc lui appliquer le qualificatif de « vrai » n’a aucun sens. Mais la théorie des Churchland n’est pas seule dans ce cas. Cette auto-contradiction vise en fait toute les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de dissoudre la philosophie de l’esprit dans les sciences naturelles.

Critique du problème lui-même

Paul Ricœur présente les choses autrement. Critiquant la « simplification abusive » par laquelle on en vient à « opposer dualisme spiritualiste et monisme matérialiste », il distingue deux genres de discours, le discours sur le corps et le cerveau d’une part, et le discours sur le « mental » d’autre part.

Ma thèse est que les discours tenus d’un côté et de l’autre relèvent de deux perspectives hétérogènes, c'est-à-dire non réductibles l’une à l’autre et non dérivables l’une de l’autre.[6]
 
Il en conclut que la physiologie du cerveau et la pensée ne ressortissent pas aux mêmes catégories et affirme que la proposition « le cerveau pense est comme un oxymore ». La formulation n’est pas très heureuse car stricto sensu, l’oxymore relie des termes contradictoires, c'est-à-dire appartenant à la même catégorie (par exemple « l’obscure clarté »), alors que ce que veut dire Ricœur, c’est qu’il n’y a pas de commune mesure, qu’il y a une hétérogénéité fondamentale entre cerveau et pensée.
Pour beaucoup d’auteurs, y compris radicalement matérialistes, nous arrivons ici à une limite de la raison dans son usage théorique[7]. Jusqu’où s’étend la puissance d’investigation de la science moderne ? La Critique de la Raison Pure avait donné une première réponse : la science est limitée à la connaissance des phénomènes qui peuvent être donnés dans la sensibilité – un concept auquel on ne peut lier aucune intuition sensible est un concept vide, répète Kant. Tout ce qui n’est pas l’objet d’une expérience possible est en dehors du champ de la connaissance scientifique. Ainsi tout le champ de la subjectivité échapperait à l’expérience et nous nous trouverions devant de l’inconnaissable scientifiquement. Un inconnaissable d’autant plus paradoxal qu’il nous semble au premier abord être ce que nous connaissons le mieux : le monde extérieur est toujours douteux – les sens et l’imagination nous jouent des tours – alors que nos états de conscience nous sont connus absolument. Je peux toujours me tromper sur l’identité de celui qui m’a marché sur les pieds, et même sur le fait qu’on m’ait réellement marché sur les pieds mais ma douleur est indubitable ! C’est même cette absolue certitude de la conscience de soi qui est le point d’Archimède qui permet à Descartes de reconstruire la possibilité de la vérité. C’est là, dans la conscience de soi, dit encore Hegel que se trouve le « royaume natal de la vérité »[8]. Voilà pourquoi, dit encore Hegel, Descartes « est ainsi un héros »[9]. Il semble donc, tout à la fois, que l’esprit humain échappe à toute investigation scientifique, au sens traditionnel des sciences de la nature, mais en même temps que la méthode du cogito ouvrirait la voie d’une nouvelle philosophie, d’une philosophie qui pourrait être une science rigoureuse.

L’élimination … du problème

Comment Spinoza répond aux questions mal posées

Les difficultés dans lesquelles on tombe quand on essaie de donner une solution à la question des rapports entre corps et l’esprit, ou plus exactement quand on essaie d’en donner une description scientifique, peuvent suggérer une autre solution, qui a l’avantage de ne pas être contradictoire avec le matérialisme consubstantiel à la recherche scientifique, sans pour autant se trouver confronté aux difficultés des diverses formes d’éliminativisme. Comme le disait le cercle de Vienne, les questions métaphysiques sont des questions dépourvues de sens et c’est pourquoi elles ne peuvent pas trouver de réponse décisive – la métaphysique est un « champ de bataille, disait déjà Kant. Deux hypothèses se présentent à nous :
(1) Considérer que le réductionnisme ou l’éliminativisme n’est qu’une version des erreurs même qu’on trouve dans le dualisme et qu’il n’existe qu’une seule entité sont l’esprit et le corps sont des expressions
(2) Considérer que l’esprit et le corps peuvent être deux entités différentes ou n’être que la même chose, ils sont les objets de discours mutuellement exclusifs et qu’à vouloir ramener l’un à l’autre on fait des confusions de catégories.
La philosophie de Spinoza, notamment telle qu’elle est exposée dans la deuxième partie de l’Éthique pourrait constituer une manière intéressante de sortir de ces apories. Spinoza réfute d’abord le dualisme de l’esprit et du corps : « l’Esprit et le Corps, c’est une seule et même chose qui se conçoit sous l’attribut tantôt de la Pensée, tantôt de l’Étendue. » (E2P3S) Les thèses du « très célèbre Descartes » lui semblent conduire à un série de contradictions d’absurdités qu’il vaut mieux éviter. L’homme n’est pas « un empire dans un empire ». Si on admet qu’il fait partie de la nature dont il suit les lois, il faut réintégrer l’esprit humain dans la compréhension générale des lois de la nature. C’est pourquoi il faut le comprendre more geometrico, à l’instar des phénomènes naturels concernant les corps.
Une fois qu’on a admis dans sa généralité ce programme spinoziste, il faut essayer de le comprendre, de voir comment, eu égard aux questions que nous nous posons depuis le début de chapitre, il peut faire sens. En première approche, la philosophie de Spinoza semble échapper aux difficultés tant du matérialisme que de l’idéalisme, puisqu’elle renvoie dos-à-dos matérialisme et idéalisme. Il ne s’agit pas en effet de dire que tout est matière – qu’il n’existe que la matière en mouvement comme dirait un matérialiste – et encore moins d’affirmer que la réalité est in fine idée. La substance éternelle et infinie dont l’existence est démontrée comme nécessaire dans la première partie de l’éthique, n’est ni matérielle (étendue dans le vocabulaire cartésien qui est largement celui de Spinoza) ni pensée (res cogitans !) mais étendue et pensée sont deux attributs de cette substance qui a en une infinité. Un attribut étant « ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence », on peut traduire cela autrement en disant que toute réalité est, pour un esprit humain, susceptible de deux descriptions : sa description comme chose étendue, c'est-à-dire comme corps et sa description comme idée. Par exemple, quand je calcule « 2+3 », il s’agit d’un processus de pensée qui met en œuvre des liens entre des idées (un nombre est une entité idéale, et l’addition est une relation entre entités idéales), mais à ce processus mental correspond une description physique en termes de processus neuronaux – avec les moyens de l’imagerie médicale moderne, on peut maintenant suivre assez précisément les processus physiques qui sont mis en œuvre dans les opérations mathématiques.
Le couple substance/attribut élimine purement et simplement la question du rapport entre le corps et l’esprit sous la forme traditionnelle. Il n’est plus nécessaire de se demander comment la matière peut produire du mental, ni comment l’âme peut interagir avec le corps : plus besoin de glande pinéale. Les pensées et les corps appartenant à deux attributs différents n’ont rien de commun et par conséquent ne peuvent agir l’un sur l’autre. Un corps ne peut agir sur une pensée ni une pensée sur un corps ; un corps peut seulement agir sur un autre corps et une pensée sur une autre pensée. Spinoza nous dit seulement qu’à tout corps « correspond » une idée dont le corps est un idéat. Ainsi notre esprit est-il l’idée de notre corps et il est composé lui-même d’idées qui sont les idées des affects de notre corps. C’est ce qu’on nomme improprement la doctrine du parallélisme.
Car dès qu’on avance un peu les choses se compliquent. Car les idées peuvent avoir pour idéat d’autres idées. Et lorsque Spinoza affirme l’ordre et la connexion des idées suit l’ordre et la connexion des choses, il ne dit pas du tout que les choses en questions sont des choses matérielles. Il y a chez Spinoza une véritable « physique des idées ». Or cette physique des idées ne peut être un un simple reflet de la physique des corps, sinon la pensée ne serait pas un attribut distinct de l’étendue, mais seulement une autre manière de parler de l’étendue. Il y a donc chez Spinoza la place pour une psychologie qui soit différente de la neurobiologie.
Pourtant, par bien des traits, la conception spinoziste de l’esprit reste une conception largement matérialiste en ce qu’elle ne sépare jamais le psychique du physiologique. Plus, « Le Corps lui-même, par les seules lois de sa nature, peut bien des choses qui font l’admiration de son Esprit. » Cette proposition doit être prise au sérieux. Pour l’essentiel, la tradition philosophique reprise par les sciences de l’esprit (nous l’avons vu plus haut avec la TCE et l’analyse qu’en fait Fodor) identifie plus ou plus l’esprit avec les opérations logiques – disons avec l’entendement) alors qu’au contraire les émotions sont renvoyées aux mouvements du corps ou à des formes inférieures ou dégradées de la pensée. Or, ce qui domine la psychologie spinoziste (sa théorie de l’esprit), c’est la mécanique des affects ou, pour parler comme Remo Bodeï, « la géométrie des passions ». Les processus cognitifs se forgent à partir des émotions et des appétits, et par conséquent, la raison aussi importante soit-elle, n’émerge que sur un fond de processus dont elle n’est pas maîtresse, de processus complexes qui sont les conditions mêmes de la vie humaine. Dans son livre-hommage à Spinoza, Antonio Damasio montre en quoi les intuitions de Spinoza dans les deuxième et troisième parties de l’Éthique sont validées par la neurologie contemporaine. Mais Damasio se garde bien d’un réductionnisme trop rigide. Il note que le couplage esprit/cerveau est indiscutable[10] ; le fonctionnement de l’esprit dépend de celui du cerveau. Pour autant l’esprit ne peut être assimilé au fonctionnement cérébral.

Pas de fantôme dans la machine

Paradoxalement, il semble bien que certaines conceptions matérialistes de l’esprit restent prisonnières du schéma dualiste cartésien, tout en se refusant d’admettre la solution d’une âme immatérielle, une substance non étendue.
La thèse dualiste classique est présentée ainsi par Gilbert Ryle comme celle du « fantôme dans la machine. »[11] Un esprit incorporel habiterait notre corps si bien que l’on peut dire que :
Une personne vit à travers deux histoires collatérales, une consistant en ce qui arrive dans et à son corps, l’autre consistant en ce qui arrive à son esprit. La première est publique, la seconde est privée. Les évènements de la première histoire sont des évènements dans le monde physique, ceux de la seconde sont dans le monde mental.[12]
Cette conception, soutient Ryle, est fondamentalement absurde. Elle repose sur une erreur que Ryle caractérise comme « erreur de catégorie ».
Elle représente les faits de la vie mentale comme s’ils appartenaient à un type logique ou à une catégorie (ou un ensemble de types de catégories), alors qu’ils appartiennent en réalité à un autre.[13]
Ryle donne un exemple de ce qu’il nomme « erreur de catégorie ». Supposons, dit-il, que quelqu’un visite Oxford pour la première fois. Il y verra des bibliothèques, des collèges, des terrains de jeu, des musées, des départements scientifiques. Imaginons que notre visiteur demande alors : « où est l’université ? » Il faudrait alors lui expliquer que l’université n’est quelque chose d’autre du même type que les collèges, les musées, les départements scientifiques, etc. L’université est seulement la manière dont tout cela est organisé. Ryle donne un autre exemple : celui du spectateur qui assiste à un match pour la première fois, voit le ballon, les joueurs, etc. et demande « où est l’esprit d’équipe ? ».
En ce qui concerne l’esprit, donc, les dualistes commettent le même genre d’erreur. Ils pensent l’esprit comme s’il s’agissait du genre d’entités qui pourraient appartenir à la même catégorie que les corps (du reste pour le dualiste, c’est absolument nécessaire pour pouvoir définir une relation causale entre l’esprit et le corps). Qu’est-ce qui explique l’erreur de Descartes ? Ryle en donne une explication assez pertinente[14]. Descartes, en bon disciple de Galilée, serait porté à étendre à l’ensemble des objets de la science la conception mécaniste. Mais, pour toutes sortes de raisons, il ne peut pas accepter l’idée que Hobbes accepte, à savoir que la nature ne diffère que par le degré de complexité d’une horloge. C’est pourquoi il a cherché une échappatoire, tout aussi naturelle qu’erronée :
Puisque les termes décrivant le comportement mental ne peuvent pas être interprétés comme signifiant l’occurrence de processus mécaniques ils doivent être interprétés comme signifiant l’occurrence de processus non mécaniques ; puisque les lois de la mécanique expliquent les mouvements dans l’espace comme des effets d’autres mouvements dans l’espace, d’autres lois doivent expliquer que certains des mécanismes non spatiaux des esprits sont les effets d’autres mécanismes non spatiaux des esprits.
(…) Les différences entre le physique et le mental étaient alors représentées comme des différences à l’intérieur d’un cadre commun de catégories de « chose », « matière », « attribut », « état », « processus », « changement », « cause », « effet ».[15]
Ryle ne dit pas que Descartes a eu tort de ne pas être un mécaniste comme Hobbes en matière de philosophie de l’esprit. Il lui reproche de mélanger les catégories, c'est-à-dire la manière même de poser le problème. Ryle ne nie pas « qu’il y ait des processus mentaux », mais refuse qu’on puisse en parler de la même manière qu’on parle des processus physiques. Mais, du même coup, la réfutation rylienne du dualisme cartésien s’adresse aussi à un certain genre de matérialisme, celui qui dit : « il n’y a pas de fantôme dans la machine, mais une autre machine, le cerveau, qui ne paraissait fantomatique que parce qu’on ne savait pas comment elle marche. » Ryle le dit clairement :
L’idéalisme et le matérialisme sont tous les deux des réponses à une question impropre.[16]
Autrement dit, si on est d’accord avec Ryle, il s’ensuit que dire « c’est le cerveau qui pense » est une affirmation du même genre que « c’est l’âme immortelle qui pense ». Ces deux affirmations ne sont pas « fausses » au sens où je pourrais dire : « Non ce n’est pas le cerveau (ou pas l’esprit) qui pense, mais X (par exemple le cœur ou les poumons) ». C’est plutôt une affirmation vide parce que la pensée n’est quelque chose qui pourrait être l’effet d’une cause cachée à l’intérieur de nous, le fantôme cartésien aussi bien que la machine biologique.
Si on élimine, pour cause d’erreur de catégorie, le matérialisme qui affirme que c’est la matière qui pense ou plutôt telle ou telle organisation, on peut cependant garder un matérialisme plus faible – ou moins arrogant – qui se contente d’affirmer que l’esprit n’existe pas sans une certaine organisation matérielle qui en est le substrat et qui lui est corrélé. Remarquons, presque en passant, que les positions qu’on vient d’esquisser, positions qui refusent à la fois le dualisme et l’idée d’une causalité « matière-esprit » sont, au fond, extrêmement proches de la dualité spinoziste des attributs.

[1]  Ce qui nous fait penser, p.22-23
[2] distinction de animus et mens
[3]  Lucrèce, op. cit., III, 95
[4]  La thèse de l’âme comme harmonie des parties du corps est attribuée aux Pythagoriciens. Elle est discutée et critiquée dans le Phédon de Platon. Aristote dans De l’âme critique lui aussi ceux qui font de l’âme une harmonie, mais pour des raisons exactement inverses à celles de Lucrèce.
[5]  Paul et Patricia CHURCHLAND : Les machines peuvent-elles penser ? » (Revue « Pour la Science » mars 1990)
[6]  Ce qui nous fait penser, p.22-23
[7]  Un argument classique est le suivant. On admet que le cerveau pense. Mais le cerveau ne peut penser que ce qui est moins complexe que lui. Donc le cerveau ne peut pas se penser lui-même, sinon partiellement et fragmentairement.
[8]  Hegel : Phénoménologie de l’esprit, IV, p.144 [LASSON- 102]
[9]  Hegel : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Suhrkamp, tome III, p.123
[10]  Depuis les études de Broca sur l’aphasie, cette question ne fait pas vraiment problème.
[11]  G.Ryle : The Concept of Mind
[12]  G.Ryle, op. cit. p.11-12
[13]  G.Ryle, op. cit. p.16
[14]  Du moins en ce qu’elle rend raison d’une certaine réception matérialiste de Descartes à l’époque des Lumières.
[15]  G.Ryle : op. cit. p.19
[16]  G. Ryle, op. cit. p.22