I. Un terme ambigu

Le terme « idéologie » est fort ambigu. Il apparaît pour la première fois pour désigner la recherche proposée par un groupe de philosophes français, au carrefour de la Révolution et du Premier Empire. Ces « Idéologues » sont politiquement des républicains modérés qui joueront un grand rôle après la fin de la Terreur, notamment dans la création du système d’enseignement français. Du point de vue philosophique, ils seraient plutôt à classer parmi les « matérialistes » – un matérialisme physiologiste chez Cabanis, qui est aussi médecin – et contribuent de manière décisive à la naissance des sciences sociales en tant que disciplines autonomes, poursuivant le travail de Condorcet. L’influence de Locke et de Condillac est également très marquée. Cabanis (1757-1808), Destutt de Tracy (1754-1836), Volnay (1757-1820) sont des penseurs de haute volée, oubliés très injustement des histoires de la philosophie et de l’enseignement universitaire français. Leur projet est de remplacer les spéculations métaphysiques par une étude scientifique de l’homme. « Cognitivistes », si l’on veut, avant l’heure, ils s’intéressent d’abord à la manière dont les hommes forment leurs propres idées (d’où le nom d’idéologie, forgé par Destutt de Tracy, qu’ils donnent à leurs recherches), et à la logique des relations sociales qui doivent, selon eux, être étudiées avec les mêmes méthodes que celles qu’on emploie dans les sciences de la nature et, singulièrement, dans l’étude des êtres vivants.
Ce premier sens de l’idéologie est à peu près oublié – même si la connotation péjorative du terme « idéologues » vient directement du mépris que Napoléon et la restauration monarchiste nourriront à l’endroit de ces éminents philosophes de la République naissante – ce qui n’empêchera pas certains idéologues de faire une belle carrière sous l’Empire.
Le deuxième sens du terme est celui de Marx et Engels qui s’en prennent, en 1845, à la « Deutsche Ideologie », terme sous lequel ils regroupent les héritiers de Hegel et, au-delà d’eux, une bonne partie de la philosophie idéaliste allemande. En ce sens l’idéologie n’est pas autre chose que l’idéalisme, c’est-à-dire la philosophie selon laquelle la réalité ultime est idéale. Hegel peut-être un « idéologue » puisque sa philosophie est un discours de l’idée, celle-ci étant unité du concept et de son effectivité, sa « Wirklichkeit ». Mais cette idéalisme est un renversement complet du réel :

L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur.
Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».
Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne. (Sainte Famille« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga, par Karl MARX. II : Le mystère de la construction spéculative)

Par extension, l’idéologie désignera l’ensemble des représentations du monde propres à une société déterminée, représentations qui s’imposent spontanément et font obstacle à la connaissance du réel, précisément parce qu’elles en sont la représentation inversée. Cependant, cette définition trop large est loin d’épuiser la question : de fait, chez Marx, il n’y a pas un mais plusieurs concepts de l’idéologie.
Enfin, et improprement, on nomme « idéologie » tout système de pensée un tant soit peu étendu. On parle de l’idéologie libérale ou de l’idéologie marxiste et même d’idéologie chrétienne ou d’idéologie platonicienne. C’est très souvent de manière péjorative qu’on emploie idéologie à la place de philosophie ou de doctrine. L’idéologie, c’est la pensée des autres !

II. Idéologie et idéalisme

Marx nomme idéologie ce fait commun que les hommes sont subjugués par les inventions de leur propre cerveau. Ils agissent et organisent leur vie et leurs relations non d’après la connaissance objective de la réalité mais d’après leurs représentations plus ou moins illusoires, plus ou moins faussées. Ce processus n’est pas l’affaire d’une discipline de la connaissance : on ne peut pas échapper à l’idéologie comme on évite l’erreur en s’abstenant de la précipitation et de la prévention et en suspendant son jugement jusqu’à ce qu’on soit en possession d’une idée claire et distincte. L’idéologie, contrairement à l’erreur, est un fait social qui obéit à un déterminisme social. Il en découle que la croyance selon laquelle la réalité sociale humaine peut être transformée en luttant contre ces illusions qui asservissent les hommes est, à son tour, une autre figure de l’idéologie.
Marx parle de « l’idéologie allemande » parce que les philosophes post-hégéliens restent prisonniers de cette conception selon laquelle il suffit de changer les idées, les représentations du monde pour changer la réalité elle-même. C’est vrai de la philosophie idéaliste, soumise aux représentations religieuses, mais c’est aussi vrai du « hégélianisme de gauche », de la philosophie critique, de la « critique critique » et même du matérialisme ancien remis au goût du jour par Feuerbach. Toutes ces doctrines confuses et contradictoires sont l’expression du « pourrissement de l’esprit absolu ». Bref, c’est toute la philosophie allemande qui est devenue purement idéologique. Cela ne veut pas dire qu’il en a toujours été ainsi et que la philosophie a toujours été idéologie. Marx ne cesse de reconnaître en Hegel un « maître éminent ». Mais après Hegel, la philosophie faute devenir pratique, faute d’être réalisée, dégénère en idéologie.
Il est impossible de sortir de l’idéologie sans en remettre en cause les mécanismes fondamentaux, c'est-à-dire la réduction du réel à l’idée. La critique théorique de l’idéologie doit céder la place à la critique de la réalité socio-historique qui en constitue le fond ; il faut, dit Marx, « s’interroger sur le lien de la philosophie allemande avec la réalité allemande. » Comprendre la réalité sociale est en effet le seul moyen de comprendre le caractère idéologique de certaines doctrines, croyances ou représentations communes. « Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n'est possible d'émettre l'hypothèse inverse que si l'on suppose en dehors de l'esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l'expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d'activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »

III. Les figures de l’idéologie chez Marx

L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie de manière univoque. En un premier sens, elle est l'ensemble des idées justifiant, « scienti­fiquement » le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ». Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l'adversaire, qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la définition est plus extensive. Marx cite « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche d'une théorie des superstructures idéologiques comme formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote à Hegel, est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir la « base matérielle », les rapports sociaux à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. On a d’ailleurs usé et abusé de ce texte de 1859 en le concevant comme un résumé de la théorie de Marx alors qu’il ne s’agissait pour Marx que rappeler où il en était arrivé dans les années 1845-1848…
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire dès que la production et la diversification de la vie sociale a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que « les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres. »
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité : le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction culmine dans cette « mystification propre au mode de production capitaliste » : « la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même. » La perception inversée de la réalité sociale est ainsi une « réification », transformation en chose de la réalité vivante et active : la puissance personnelle des travailleurs est transformée en puissance objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital, qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres, pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur en tant qu’individu humain est ravalé à l’état de chose, moyen de la production au même titre que la machine, « ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social entre les individus prend la forme d’un rapport entre les choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux ». C’est la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un phénomène superficiel, mais bien une réalité propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation « religieuse ». Cette consubstantialité de la production matérielle et de l'idéologie est d'autant plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel discours religieux.

IV. Science et idéologie

L’idéologie s’oppose à la science, elle est la non-science par excellence. Mais la démarche scientifique elle-même ne peut se dispenser d’une analyse du mécanisme de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note que « La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup avec des données déjà tout établies avec les résultats du développement. Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises, et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables mais de leur sens intime. »
Pour que l’analyse scientifique, typiquement celle de l’économie politique classique, puisse se développer, il faut que les formes de la vie sociale aient acquis une certaine fixité. Mais précisément, cette fixité conduit les économistes à tenir pour naturelles des lois sociales qui ne sont que les lois propres au mode de production capitaliste. C’est ainsi que l’économique politique de scientifique quand elle analyse les rapports de production capitalistes devient apologétique quand elle proclame la nécessité éternelle de ces rapports sociaux. Dernière figure de l’idéologie : la confusion du naturel et de l’historique, ou comment l’idéologie se niche au cœur de la science.
L’analyse critique de l’idéologie doit donc conduire à l’autoréflexion des sciences sociales, ainsi que le développe Habermas dans Connaissance et intérêt.

V. Critique de la théorie de l’idéologie

Aussi subtile soit cette théorie de l’idéologie, elle tombe sous le coup des critiques que l’on peut faire à toutes les théories de la fausse conscience. Elle suppose 1) que les individus sont tous sous l’emprise des fausses représentations, mais aussi 2) qu'il y a possibilité, à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un discours rationnel opposé au discours de l'idéologie. Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation ? Pourquoi la théorie de Marx de l’idéologie ne serait-elle pas elle-aussi marquée au coin de l’idéologie ?
Si tout discours est relatif à une position de classe à une époque historique donnée, le relativisme est lui-même relatif. Le « socialisme scientifique » n’est donc pas plus scientifique que l’économie politique bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir dans la mesure où il n’est que le discours d’une classe sociale particulière, la classe ouvrière qui reste une classe de la société bourgeoise, agissant pour ses propres intérêts matériels égoïstes. Et donc si une des formes de l’idéologie consiste à faire passer les intérêts d’une classe particulière pour l’intérêt général, le marxisme serait lui aussi une nouvelle forme de l’idéologie. Cependant, si le talon d’Achille du marxisme est bien, comme on ne peut pas, sans plus, identifier le travail de Marx et le marxisme, et comme Marx n’a jamais voulu construire un « socialisme scientifique » qui ferait pièce à « l’idéologie bourgeoise », cette critique classique de la théorie de l’idéologie n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle le paraît.
La théorie marxienne de l’idéologie se trouve sur une arête étroite. Sa force est qu’elle va bien au-delà de la simple critique rationaliste de la croyance. Sa faiblesse est qu’elle doit rendre des comptes de sa propre existence au regard de ses postulats propres et elle ne peut survivre qu’en se limitant à une fonction critique, « zététique » et non se posant comme une science alternative aux autres genres de savoir – histoire, économie politique.


Bibliographie

Les principales œuvres de Marx sont disponibles sur le site : www.marxists.org .
À paraître septembre 2006 Comprendre Marx, par Denis Collin, éditions Armand Colin