Avant d’entrer dans l’étude de Freud, il faut donc montrer que la « révolution psychanalytique » s’inscrit non seulement dans une visée thérapeutique mais aussi dans une problématique proprement philosophique, ce que d’ailleurs lui reprochent ceux qui pensent que la psychiatrie n’est qu’une branche de la médecine comme les autres, justiciable des méthodes des sciences de la nature et que la psychanalyse n’a rien d’une science.
Si nous voulons chercher comment la théorie freudienne de l’inconscient s’inscrit dans une problématique philosophique plus vaste, il semble, de prime abord que nous devrions chercher dans ces philosophies qui soupçonnent :
  • la transparence du sujet à lui-même
  • la puissance de la raison sur notre esprit.
Ces philosophies, on les appellent parfois « philosophies du soupçon » parce qu’elles soupçonnent toujours la conscience d’être fausse conscience.
Mais, il faut précisément éviter ces oppositions trop tranchées et ces démarches agonistiques. La notion d’inconscient n’est pas spécifiquement freudienne, ni même propre aux « philosophes du soupçon » dont Freud serait un des grands représentants. Il y a une notion d’inconscient qui émerge et se forme dans la tradition rationaliste classique elle-même. À l’encontre de présentations trop schématiques, nous verrons que la philosophie n’est pas un champ de bataille ou une salle d’arts martiaux et que les fils des pensées s’y emmêlent et s’y croisent en permanence.

Conscience, pensées confuses et perceptions non conscientes : de la lumière de l’évidence à la conscience obscure.

Pourquoi la théorie rationaliste de la conscience pose problème?

Retour sur Descartes

Pour Descartes : l’esprit est conscience par définition. En tant que je me perçois moi-même, de façon claire et distincte, « je suis une chose qui pense », c’est-à-dire une pensée en acte. Et dès que je pense, 1) je sais ce que je pense ; 2) je sais que je pense.
C’est le fondement de la philosophie de Descartes : 1) son rationalisme: l’esprit est d’abord raison et entendement et la raison est source de toute vérité; 2) la vérité comme évidence: l’idée claire et distincte, celle qui se présente à moi dès lors que je concentre mon attention et que je suis les règles pour bien conduire son esprit.
En termes hégéliens, et bien qu’il n’use pas de cette notion plus tardive de « conscience de soi », Descartes fait de la conscience de soi « le sol natal de la vérité ». L’esprit se manifeste dans la conscience, se révèle donc dans les manifestations de la conscience.L’idée d’un « esprit inconscient » est tout simplement impensable. Elle paraît aussi contradictoire qu’un cercle carré.
Il y une espèce de transparence de la conscience à elle-même : je réfléchis, cela veut dire « ma conscience se réfléchit », c’est-à-dire s’aperçoit elle-même (au sens du XVIIe, c’est-à-dire se voit clairement). Cette transparence de la conscience à elle-même est tout à la fois
  • une évidence presque immédiate : je ne sais pas ce que les autres pensent, je peux douter de ce que je perçois du monde extérieur, mais je ne peux pas douter de mes états de conscience. Si j’ai la sensation « J’ai mal aux dents », je ne peux pas douter de cette sensation – même si je peux douter que ce soit vraiment la dent qui me fait mal.
  • mais en même temps, et Descartes s’y attaque sérieusement, si nous sommes conscients de nos pensées, si nos pensées ont une réalité (mentale) indiscutable, relativement à leur objet, elles sont souvent confuses. Cette confusion des pensées, Descartes la rattache au problème de l’union de l’esprit et du corps qui sont comme il dit « étroitement conjoints ». Le corps est ainsi l’autre, absolument autre par rapport à l’esprit – puisque l’un et l’autre se peuvent concevoir de manière complètement séparée – mais l’autre qui fait irruption dans l’esprit et le trouble.
L’esprit est simple et bien plus aisé à connaître que le corps, nous dit la 2e méditation. Mais ce rapport au corps introduit le trouble et les complications. Trouble et complications que perçoivent nettement les rationalistes, aussi bien disciples que critiques de Descartes. Mais Descartes aussi sait qu’on peut avoir des pensées qui nous occupent contre notre gré (car Descartes est toujours plus complexe que ce qu’on en dit quand on veut aller vite). Ainsi cet étrange extrait de MM1 qui a trait à la mémoire :

« ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. » (Méditation I)

Conséquences

Des pensées anciennes (des souvenirs donc) peuvent « occuper l’esprit contre mon gré » : cela veut dire donc que la pensée claire et distincte présente (celle que je reconnais immédiatement) peut se trouver perturbée par des pensées qui ne sont pas actuellement les miennes !
Malebranche, disciple de Descartes, établit ainsi une distinction entre conscience (« le sentiment intérieur que j’ai de moi-même ») et connaissance.
Une dernière remarque achèvera de nous mettre en garde contre les simplifications. Quand nous parlons de conscience de soi chez Descartes, ce que Leibniz nommera « aperception », c’est aussi vision rétrospective de l’histoire de la philosophie qui nous guide. En réalité, Descartes, lui, n’emploie jamais les termes de « conscience », « conscient » dans les Méditations. Celui qui introduit la « conscience » comme concept philosophique central, c’est Locke, Locke qui est empiriste et procède à une critique radicale de Descartes.

En conclusion :

L’évidence de la conscience ne règle pas deux questions :
  1. Nous pouvons avoir des pensées qui ne sont pas nos « pensées actuelles », des pensées qui s’imposent à nous, des « idées qui nous viennent », qui nous passent par la tête.
  2. Nous avons des pensées confuses : pourtant ces pensées confuses, nous les voyons clairement : en examinant ma pensée confuse, je sais que c’est une pensée confuse. Mais si on dit, comme Descartes, que cette pensée confuse provient du lien avec le corps, alors le problème du rapport de la conscience avec notre corps est inéliminable si on veut décrire avec précision ce que c’est que la conscience ! Car une pensée confuse est bien une pensée. La mémoire, c’est bien de la pensée, etc.. Et même ça nous occupe beaucoup plus que les idées claires et distinctes, puisqu’avec elles c’est tout le vaste champ de la vie affective (la vie des « passions » pour reprendre le terme de Descartes) qui est en cause.
Descartes remarque (Passions, I, XLVI) que l’âme ne peut jamais entièrement disposer de ses passions, car celles-ci proviennent de « quelque mouvement particulier des esprits » mais que l’âme peut ordinairement les retenir, grâce à la volonté : la colère nous pousse à frapper celui contre qui nous sommes en colère, mais la volonté retient la main. Cependant, remarque Descartes, la volonté seule reste limitée. Car nos résolutions peuvent s’appuyer sur de « fausses opinions ». Au contraire dès qu’elle s’appuie sur la connaissance, la volonté peut être absolument libre de cette emprise du corps. En effet, « il y a une grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir; au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières, lorsqu’en découvre l’erreur » (Passions, I, XLIX ). Ainsi, l’article L affirme: « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions ».
Ainsi, le dernier mot appartient bien à la raison. Mais si les passions nous troublent et produisent en nous des idées confuses, comment pouvons-nous nous assurer de la vérité ? Du « je suis, j’existe » de MM2, Descartes dirent la certitude de l’existence de Dieu et l’existence de Dieu sera à son tour le garant de la vérité (Dieu, être parfait, ne peut vouloir nous tromper). Il y a peut-être là comme une sorte de cercle vicieux, en tout cas une difficulté sérieuse.

Les représentations non conscientes

Leibniz critique de Descartes

Dans un passage des Nouveaux essais sur l’entendement humain (NE), Leibniz introduit une possibilité paradoxale, celle de pensées que nous n’apercevons pas.

« Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m’aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu et, par conséquent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarqué que celui nierait ces effets dans la morale imiterait les gens mal instruits qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de la liberté qui, ne prenant pas garde à ces insensibles capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales, comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux près.
(…) Je tiens même qu’il se passe toujours quelque chose dans l’âme qui répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s’aperçoit pourtant point, comme ceux qui habitent auprès d’un moulin à eau ne s’aperçoivent point du bruit qu’il fait. En effet, s’il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu’on veille dont l’âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l’union de l’âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d’une certaine figure ou grandeur pour que l’âme s’en puisse ressentir ; ce qui n’est point soutenable si l’âme est incorporelle, car il n’y a point de proportion entre un substance incorporelle et une telle ou telle modification de la matière. En un mot, c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’y a aucun perception dans l’âme que celle dont elle s’aperçoit. (NE, II, 1)
Ce n’est pas évidemment la notion d’inconscient telle qu’on va l’étudier qui est posée là, mais tout de même quelque chose de paradoxal: voici des perceptions que nous n’apercevons pas. Or percevoir, c’est une des modalités de la conscience : donc il y aurait de la conscience dont nous n’aurions pas conscience, de la conscience qui, en quelque sorte travaillerait dans notre dos. Ce sont, dit encore Leibniz, des « perceptions insensibles ».

« Insensibles », on pourrait dire sans forcer « inconscientes », puisque la conscience est d’abord le « sentiment de soi ». En latin « sentio, sentire »: « omne animal sentit » dit Cicéron que Gaffiot traduit par « tout animal perçoit des sensations ». Le Gaffiot nous dit aussi qu’on peut traduire ce verbe par « percevoir par l’intelligence ». En italien, « sentire » veut dire « sentir » en général mais aussi « entendre », « prêter attention ». Nos langues nos disent cette continuité de la sensation à la pensée.
Donc, c’est bien à la possibilité d’une partie inconsciente de l’âme que Leibniz introduit. Cela demande quelques explications :
L’âme est une monade – c’est-à-dire une unité fermée qui a en elle-même une représentation du monde tout entier – et tous êtres vivants ont une âme (car tout est vivant, ce que nous appelons « inerte » n’est qu’une représentation partielle, confuse : dans la matière le repos n’est qu’apparent). Mais pour chaque âme, suivant la nature de cette âme, seule une partie est claire et tout le reste est plus ou moins dans l’ombre. Mais il n’y a pas de rupture nette entre la clarté et l’obscurité – il n’y a que du continu chez Leibniz. On peut donc imaginer un passage continu de l’aperception aux « pensées insensibles ».
D’où vient que nous ne pouvons avoir une perception claire que tout ce que notre âme exprime ? La perception, dit Leibniz, est « l’expression du multiple dans l’un ». C’est finalement la définition que nous avons déjà donnée : la multiplicité des sensations est ramenée à l’unité d’une perception. Mais cette multiplicité est infinie et notre âme est finie. Donc il n’est pas possible « que notre âme puisse tout atteindre en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une infinité de perceptions qui est tout à fait infinie. » (Discours de Métaphysique).
Quelles conséquences cela a-t-il ? L’esprit est toujours en mouvement, même quand nous ne l’apercevons pas, il est toujours « soumis aux petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine. » Et ce sont ces petites perceptions « qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu’on n’y pense et qui trompent le vulgaire par l’apparence d’une indifférence d’équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche. » (NE, II, XX) Ainsi quand nous faisons un choix sans raison apparente, ce choix est en fait conditionné par nos petites perceptions inconscientes. De même quand nous passons d’une idée à une autre sans lien clair (« une idée me passe par la tête »), c’est tout simplement parce que n’apercevons les multiples pensées imperceptibles qui font la transition entre ces deux idées. Notre conscience ne nous apparaît pas très cohérente, souvent lacunaire, souvent marquée par des ruptures. Le principe de continuité de Leibniz (il n’y a pas de saut, pas de rupture) et le principe de raison (« rien n’est sans raison ») nous obligent à « boucher les trous », à admettre des pensées inconscientes qui garantissent l’enchaînement de nos pensées conscientes.

Kant prolonge la réflexion de Leibniz

Penser donc la continuité entre pensées conscientes et pensées inconscientes : C’est précisément ce que fait Kant qui fait de « l’inconscience » (attention à ce terme !) non pas le contraire de la conscience – la non-conscience – mais quelque chose qui se situe dans le prolongement de la conscience.
Examinons deux extraits intéressants de Kant.
Le premier est tiré des Prolégomènes. Analysant le « système physiologique », c’est-à-dire le « système de la nature qui précède toute connaissance empirique », c’est-à-dire notre système perceptif, Kant écrit :

« mais il y a entre la réalité (représentation de sensation) et le zéro, c’est-à-dire le vide total d’intuition dans le temps une différence qui a une grandeur (...) l’on peut concevoir des degrés de plus en plus faibles, tout ainsi que même entre une conscience et l’inconscience parfaite (l’obscurité psychologique), il peut toujours se trouver des degrés de plus en plus faibles ; par suite, il n’est pas de perception possible qui prouve un manque absolu, mais une conscience dépassée par une plus forte, et de même pour tous les cas de sensation ; » (§24)

Ce texte est complexe : il pose l’inconscience comme un état limite vers lequel tendent des perceptions (ou des sensations) de plus en plus affaiblies, mais qui sont toujours des perceptions (ou des sensations) seulement mises en arrière-plan parce qu’elles sont dépassées par d’autres plus fortes. Ceci pourrait sembler n’être que le prolongement, plus précis, de la position défendue plus haut par Leibniz. Mais Kant a introduit une distinction à longue portée en proposant deux types d’approches de l’esprit :
  1. d’un côté on étudie la connaissance du point de vue de sa légitimité au regard de la raison : qu’est ce que l’expérience ? Quel est son domaine de validité ? Etc.. C’est ce qui se nomme « transcendantal » : la théorie des conditions de la connaissance.
  2. d’un autre côté, on s’intéresse on s’intéresse à la psychologie, c’est-à-dire à manière dont fonctionne le « système de la nature » que nous sommes, c’est-à-dire, en quelque sorte le substrat biologique de la connaissance. Distinction capitale ! Puisqu’elle permet de maintenir une théorie rationaliste de la connaissance, mais en même temps de faire sa place à la réalité naturelle qui permet de comprendre la possibilité d’une conscience obscure, d’une conscience qui est à peine une conscience.
Le second texte est extrait de l’Anthropologie au point de vue pragmatique. Plus tardif, il va un peu plus loin dans la voie amorcée dans les Prolégomènes. Le paragraphe s’intitule : « des représentations que nous avons sans en être conscients ». C’est tout un programme !

« le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu.(...)
« C’est que nous jouons avec les représentations obscures et avons intérêt à occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ; mais plus souvent encore, nous sommes le jouet des représentations obscures et notre entendement est incapable d’échapper aux inepties dans lesquelles le jette leur influence, quand bien même il les reconnaît pour une illusion.
Il en est ainsi de l’amour sexuel, pour autant qu’il se propose non point de dispenser sa bienveillance à son objet, mais bien plutôt d’en tirer jouissance. Quelle ingéniosité n’a-t-on pas prodiguée, de tout temps pour jeter un voile ténu sur ce qui, fort goûté certes, n’en est pas moins l’homme dans une parenté si proche du commun de l’espèce animale qu’elle est un défi à la pudeur, et que les formules ne doivent pas, dans une société raffinée, se signaler sans fard, mais il est vrai avec assez de transparence pour prêter à sourire. L’imagination a plaisir ici à vagabonder dans l’ombre (...).
D’autre part, nous sommes assez souvent aussi le jouet de représentations obscures qui ne veulent pas disparaître, même sous l’éclairage de la raison. »

Ne faisons pas dire à ce texte plus qu’il ne dit, mais il est tout de même très important: « le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu. » Psychologiquement parlant, évidemment et non pas du point de vue de la connaissance, soit. Mais c’est reconnaître que la conscience claire ne joue peut-être pas en fait le premier rôle – même si elle le doit, quand se place du point de l’homme en tant qu’être raisonnable.
Ces représentations obscures, nous en usons pour nos fins. Autrement dit, nous nous cachons à nous-mêmes (« occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ») et aux autres les objets du désir ou de la haine. C’est quelque chose qu’on pourrait appeler « mauvaise foi », cette structure paradoxale qu’étudiera Sartre. Et l’exemple même choisi par Kant touche au point sensible, le désir sexuel dont on ne parle que de manière détournée pour « prêter à sourire ». Que le mot d’esprit, le Witz, ait rapport avec le désir, c’est très exactement ce que Kant dit ici. Notons aussi ce « plaisir de vagabonder dans l’ombre » qui caractérise l’imagination.
Ces représentations obscures nous dominent. Nous en sommes les « jouets ». Notre conscience de soi, notre « aperception » n’est donc pas maîtresse en sa maison, « même sous l’éclairage de la raison. »

Conclusion de la première partie

Dans la Ve Méditation, Descartes dit qu’il est tout aussi impossible de concevoir Dieu comme non existant que de « concevoir une montagne sans vallée. » Peut-être faudrait-il ajouter qu’il n’est pas plus possible de concevoir la conscience sans son ombre, les représentations claires sans les représentations obscures.
Comprenons bien.
Il ne s’agit pas du tout de dire que nous trouverons chez Leibniz ou chez Kant la préfiguration de ce que Freud nommera « inconscient ». Le concept d’inconscient chez Freud est très éloigné des « représentations obscures » et prend sans doute ses origines ailleurs que dans cette tradition rationaliste-là. Mais ce détour nous aura permis de voir que les questions que Freud va se poser n’ont nullement été ignorées des philosophes rationalistes du sujet.
Il reste que les représentations obscures, les perceptions inconscientes ne sont pas essentiellement étrangères à la conscience. Elles entrent plutôt dans ce que Freud appelle le pré-conscient.
Nous allons faire un pas de plus et nous demander si ces idées qui se donnent « le droit d’occuper mon esprit contre mon gré », ces représentations dont nous sommes si souvent le « jouet » ne manifestent pas, lovée dans notre esprit, une « inquiétante étrangeté », une scission dans psychisme, puisque, selon les mots de Kant, nous sommes dans la psychologie et que nous utiliseront maintenant ce terme plus précis et plus adapté que celui d’esprit ou d’âme.

La conscience de soi mise en question : Spinoza

Un dernier auteur va maintenant nous guider dans cette marche d’approche des concepts freudiens. La « psychologie » (si on ose user de ce terme) de Spinoza, mériterait de longs développements tant elle est riche. Nous nous contenterons ici de quelques indications sommaires.

L’homme pense

« L’homme pense » (Eth. II, Axiome II) et que "Ce qui [...] constitue l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière existant en acte" (Eth. II, 11). Qu'est-ce que cela signifie ? Que la réalité humaine consiste en une conscience qui est la conscience d'un corps. Il n'y a donc bien qu'une seule réalité (et pas deux, une spirituelle et une matérielle), cette réalité c'est la conscience (ou idée de...). Cette conscience est d'abord conscience d'un objet, cet objet c'est en premier lieu le corps de l'individu lui-même. Il n'y a donc pas de miracle et c'est bien par nature que l'homme est « esprit », et que l'esprit est conscience du corps.
De cela se déduisent de nombreuses conséquences. Et d’abord celle-ci : le psychisme humain est fondamentalement soumis aux affects et ainsi l’homme ne relève pas de lui-même. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, nous dit Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire. » Il suit « les lois communes de la nature ».
Spinoza poursuit : (Eth. III-Préface):
« Je sais, bien entendu, que le très célèbre Descartes, encore qu’il ait cru lui aussi que l’Esprit avait sur ses actions une absolue puissance, s’est pourtant appliqué à expliquer les Affects humains par leurs premières causes, et à montrer en même temps par quelle voie l’Esprit peut avoir sur les Affects un empire absolu ; mais, à mon avis du moins, il n’a rien démontré d’autre que la pénétration de son grand esprit, comme je le démontrerai en son lieu. »
Donc il est impossible à l’Esprit d’avoir un « empire absolu sur les Affects ». Ils peuvent être maîtrisés, utilisés mais non supprimés car les Affects sont les résultats des actions des corps extérieurs sur notre propre corps.
Quelles conséquences faut-il en tirer ?
Nous sommes dans l’ignorance de nos propres déterminations: « les hommes se croient libres » répète-t-il parce que nous ignorons ce qui nous détermine à agir, à aller dans telle direction plutôt que dans telle autre. C’est une réponse directe à Descartes qui affirme que nous éprouvons notre liberté sans y pouvoir trouver de limites.
Le désir est l’essence de l’homme. Le désir est l’appétit avec accompagné de la conscience. Mais la conscience de l’objet désiré, l’idée que nous avons de ce qui est désirable n’est pas forcément une idée adéquate, c’est-à-dire une idée qui procède de notre propre nature ! En effet la puissance de l’homme est infiniment surpassée par la puissance de la nature et « La force d’une certaine passion, ou affect, peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement à l’homme. » (Eth. IV, Prop. VI)
De là découle la servitude affective (IVe partie de l’Éthique) : l’individu est pris dans le labyrinthe de la vie affective soumise à la puissance des fixations imaginaires du désir.
« L’homme pense » : ça veut donc dire
que l’esprit n’est pas maître de ses pensées ! Les pensées obéissent à des lois déterministes exactement comme les corps.
Que le corps produit des effets que nous sommes loin de comprendre : « Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’esprit. » (Eth. III, Prop. II, scolie)
Mais comme, premièrement, « l’esprit ne se connaît pas lui-même si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps » (Eth. II, Prop. XXIII) et que, deuxièmement, « l’idée d’une quelconque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain lui-même » (Eth II, Prop. XXVII), on en peut conclure que notre esprit ne se connaît pas lui-même, ou du moins pas immédiatement et que nous ne sommes pas libres mais que nous pouvons seulement espérer nous libérer par un travail sur soi dont L'Éthique doit précisément nous montrer ce chemin, difficile mais que nous pouvons néanmoins emprunter, ainsi que le dit la dernière proposition de L'Éthique.