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dimanche 22 novembre 2015

Raison et instinct

A propos d'un aphorisme de Pascal

« Raison et instinct, marques de deux natures » : énigmatique aphorisme de Pascal (Pensées, B396, L128) qui se peut interpréter de plusieurs façons. À la manière cartésienne on y pourrait voir l’opposition entre la raison, propre à la chose pensante(res cogitans) opposée aux déterminisme mécanique des corps étendus (res extensa). Mais on voit mal Pascal reprendre ce Descartes « inutile et incertain » dont il se sépare le plus souvent. L’analogie serait boiteuse d’ailleurs, car Descartes n’emploie pratiquement pas le mot « instinct », les comportements des animaux relevant en dernière analyse de la mécanique, c’est-à-dire des lois de la physique. On y pourrait plus sûrement voir l’opposition entre le cœur – qui a ses raisons que la raison ne connaît pas – et la raison, entre la connaissance qui procède de l’intuition immédiate, qui se sent et la connaissance toujours médiate par des raisonnements, propres aux géomètres. Mais pourquoi, dans ce cas, parler de la marque de deux natures ? Il suffirait de dire : raison et instinct, deux modes de la connaissance.

vendredi 12 décembre 2014

Zeev Sternhell, Vico et les prétendues "anti-Lumières"

Zeev Sternhell (Les anti-Lumières, Librairie Arthème Fayard, 2006) place Vico dans la trilogie des premiers grands adversaires du rationalisme et des Lumières. Sternhell reconnaît que « chacun trouve dans Vico ce qu'il cherche, car sa manière s'y prête » et que de multiples interprétations sont possibles de cette œuvre protéiforme. Sternhell doit aussi concéder qu'en se réclamant de Bacon, Vico cherche à prendre part au « grand bond en avant des Lumières ». Mais le verdict tombe immédiatement après : Vico « se dresse en réalité contre la révolution intellectuelle de son temps » et il importe donc, sans procéder à une « analyse globale » de l’œuvre de Vico, de « s'arrêter sur les éléments fondamentaux de cette première attaque contre les Lumières. »[1]
Le procédé laisse songeur. On commence par écarter tout ce qui pourrait contredire la thèse qu'on va soutenir – quand Vico se place explicitement dans le courant de son temps, on dit qu'il « semble prendre part » – et on ne va retenir que ce qui permet d'illustrer la thèse. On pourrait faire remarquer que l'anti-cartésianisme de Vico n'en fait pas ipso facto un adversaire des Lumières puisque les Lumières ne sont pas nécessairement cartésiennes et que la tradition de Bacon et de l'empirisme anglo-saxon est un des courants parfaitement légitimes des Lumières, ou plus exactement de ce que l'on va nommer outre-Manche entlightment. En fait, pris dans cette logique particulière de l'histoire des idées qui conduit le plus souvent à traiter les œuvres des grands auteurs uniquement sous le prisme de problématiques choisies a priori, Sternhell veut à tout prix faire rentrer Vico dans le lit de Procuste de sa thèse visant à opposer d'un côté les Lumières (les Français, Kant) et de l'autre leurs ennemis, en commençant autant que possible par les adversaires les plus caricaturaux du rationalisme et du progrès.[2] Mais rien ne justifie que Vico se retrouve dans le box des accusés aux côtés de Burke et de Herder[3].

Rentrons dans le détail. Premier élément de l'acte d'accusation : Vico privilégie l'imagination au détriment de la raison. Sternhell s'appuie sur une remarque de Paul Hazardqui fait de Vico le découvreur du rôle de l'imagination qui devient la faculté première contre la raison et regrette qu'il ait été méconnu. Sternhell poursuit en critiquant Hazard, car si la raison n'avait pas été tenue pour notre faculté première par les penseurs du XVIIIe siècle, les idées de tolérance et de liberté n'auraient jamais pris. Mais cette polémique où l'on utilise Hazard pour viser Vico est parfaitement sophistique et repose sur des contresens flagrants. Car si Vico considère que l'imagination est la faculté première de l'enfance, l'âge adulte donne la place première à la raison, et, de la même manière, l'imagination domine l'âge des dieux et l'âge des héros mais elle cède la place au droit et à la rationalité philosophique à l'âge des hommes qui est conçu, chez Vico, comme chez une grande partie des philosophes des Lumières, comme l'âge des républiques populaires[4] (même si la forme monarchique s'impose parce qu'elle permet le repos des peuples) et d'une liberté raisonnable. En outre, contrairement à ce que laisse entendre Sternhell, il n'y a chez Vico aucune nostalgie de l'âge d'or, puisque la Science Nouvelle réfute radicalement cette idée d'âge d'or, contrairement à ce que pouvaient laisser penser les œuvres antérieures de Vico comme le livre sur l'Antique Sagesse de l'Italie. Autrement dit ce premier élément de l'acte d'accusation de Sternhell contre Vico ne tient pas.
Il faut ajouter que Vico n'est pas le premier à souligner le rôle essentiel de l'imagination dans la formation de l'esprit humain. Toute l'Éthique de Spinoza, qu'on ne pourra pas classer parmi ces anti-Lumières qui préfèrent l'échauffement des sentiments à la froideur de la raison, montre que la première et la plus naturelle manière de penser des humains est la manière imaginative. Spinoza évidemment n'en fait pas la voie royale pour atteindre la connaissance adéquate, puisque les hommes souvent errent parce qu'il leur est plus facile d'imaginer que de concevoir. Cependant, Spinoza ne dévalue pas l'imagination, qu’il tient pour une puissance de l'esprit humain dont nous pouvons user à des fins fort utiles. Enfin, il semble de simple bon sens de constater que le recours à l'imagination fait partie des ressources majeures de l'éducation des enfants. Vico n'a d'ailleurs pas tort de penser qu'aucune éducation n'est pensable sur le modèle de la table rase et du doute méthodique cartésiens – et du reste tel n'était pas le propos de Descartes.
Passons au deuxième acte d'accusation : l'anti-cartésianisme de Vico en fait un ennemi du rationalisme et donc un ennemi (même inconscient) des Lumières. Or, sur ce plan encore, Sternhell fait fausse route. Tout d'abord parce que l'identification des Lumières au cartésianisme est contraire à ce qu'enseigne la connaissance la plus élémentaire des philosophies (car elles sont plurielles) des penseurs des Lumières. Leibniz et Spinoza, chacun à sa manière, sont des critiques, parfois féroces, de Descartes. Plus féroces la plupart du temps que ne l'est Vico. Le matérialisme d'un Diderot ou d'un d'Holbach est également anti-cartésien car, primo, il réfute la thèse cartésienne de la séparation de l'âme et du corps et parce que, secundo, comme Leibniz, il admet que la matière est vivante dans la moindre de ses parties. Sternhell expose ainsi la critique vichienne de Descartes, à partir de la thèse du verum-factum :
Les hommes ne comprennent que ce qu'ils ont créé et, le monde civil ayant été l’œuvre des hommes, cette œuvre a besoin de la science et peut être objet d'une science. En d'autres termes puisque la création est une activité, elle exige un créateur. C'est dans cet ouvrage [De l'Antique Sagesse …] que mûrit la contestation de Vico à l'égard de Descartes : si nous ne pouvons prouver ou connaître que ce que nous avons créé nous-mêmes, nous ne pouvons prouver l'existence de Dieu que si nous l'avons créé nous-mêmes. Voilà pourquoi « quiconque essaie de prouver l'existence de Dieu a priori doit être condamné pour curiosité impie ».[5]
Si on met de côté la condamnation de la curiosité impie qui fait partie des figures de style obligées, surtout quand on est relu en direct par un inquisiteur papal et qu'on vit à Naples au XVIIIe siècle, force est de reconnaître que c'est Vico qui a raison contre Descartes et qu'il n'existe aucune preuve a priori de l'existence de Dieu et que celles de Descartes reposent sur un paralogisme : Descartes invente un concept de Dieu auquel il attribue l'existence et ensuite « prouve » l'existence qui avait été admise par hypothèse au début du raisonnement. Kant – que Sternhell loue hautement – dira avec plus de détail et un appareil conceptuel beaucoup plus sophistiqué la même chose que Vico. Donc Vico ne défend pas un irrationalisme religieux contre le rationalisme cartésien mais, au contraire, il procède à une sorte de critique de la raison au sens kantien, c’est-à-dire à une critique rationnelle des pouvoirs de la raison contre les pouvoirs exorbitants que lui attribue Descartes.
Quant à la thèse du verum-factum, elle n'a rien de particulièrement irrationnel. Bien au contraire et pas seulement parce que Marx la cite en l’approuvant ou parce qu'Engels, sans faire mention de Vico, la reformule à sa manière dans sa critique de l'inconnaissabilité kantienne de la chose-en-soi.[6] La thèse du verum-factum rend les « affaires humaines » justiciables d'une connaissance rationnelle, d'une science, ce qui s'inscrit pleinement dans le mouvement de sécularisation dont l'emblème est le Traité Théologico-politique de Spinoza et qui se poursuit dans tout le XVIIIe siècle. Que Vico se présente en bon catholique et en avocat de la cause du catholicisme n'a aucune importance : l'important est qu'il tente une histoire et une anthropologie dans lesquelles la prédication chrétienne ne joue aucun rôle notable. Si on mesure le chemin parcouru entre la théologie de l'histoire d'un Bossuet et la Science Nouvelle, alors il est clair que Vico ne peut être inscrit au rang des combattants anti-Lumières.
Au demeurant, pour un antirationaliste et un anticartésien, Vico présente une anomalie que Sternhell reconnaît au détour mais sans y prêter l'attention nécessaire : « Vico restera toujours fidèle à l'idée selon laquelle les mathématiques (…) restent le domaine le plus sûr des connaissances humaines. »[7]
Troisième acte d'accusation, troisième preuve que Vico fait partie des anti-Lumières : il rejette la théorie du droit naturel comme droit universel et accessible à la raison humaine. Certes, bien qu'admirateur de Grotius, Vico critique la version courante à son époque du droit naturel. Mais il n'est pas seul. Le droit naturel accessible à la raison humaine, et donc antérieur à toute institution sociale, est la théorie du droit naturel antique – celle d'Aristote et Cicéron. Le droit naturel des contractualistes, de Hobbes à Rousseau, se réduit au droit de l'homme à l'état de nature. Le droit civil n'a rien de naturel et résulte uniquement de l'organisation socio-politique. À l'inverse de Sternhell, Léo Strauss reproche justement aux Lumières d'avoir rejeté le droit naturel des Anciens et il fait de Rousseau un quasi-positiviste juridique, ce qui du reste n'est pas tout à fait erroné. Que le droit soit dépendant des périodes historiques et des nations , on voit mal comment on pourrait reprocher à Vico de l'affirmer. Mais Vico est en même temps un universaliste en matière juridique puisque toutes les nations suivent un « cours uniforme ». Quand il dit que le gouvernement populaire est le premier gouvernement humain, il ne semble pas non plus très éloigné du gros des penseurs des Lumières.
Pour terminer, parmi les points qui, selon Sternhell, opposent Vico au rationalisme des Lumières, figure celui-ci :
Vico se sépare dès le début des fondateurs du . Il rejette leur vision rationaliste de l'homme, cette sorte de machine à deux pattes créée par Hobbes, il s'élève contre leur vision individualiste ou atomistique, volontariste et utilitaire de la société.[8]
Encore une fois, Sternhell se trompe s'il croit que les Lumières s'identifient à la vision « libérale » hobbesienne. D'abord parce que le  ne se limite pas à Hobbes et qu'un Montesquieu se situe aux antipodes de la vision hobbesienne de l'homme. Parmi les critiques de l'anthropologie de Hobbes, on trouvera également Rousseau. Que Vico s'oppose à Hobbes n'en fait pas un ennemi des Lumières comme à l'air de le croire Sternhell. L'homme hobbesien n'est pas l'homme des Lumières et ce n'est même pas un homme du tout, mais un artefact – au même titre que son Léviathan – et on ne peut pas reprocher à Vico de ne pas adhérer à cette conception. Bien que la solution qu'en donne notre philosophe napolitain ne soit pas nécessairement très satisfaisante, il faut lui rendre grâce d'avoir compris que l'universel abstrait est un faux universel. Sternhell soutient que « l'un des fondements de la culture anti-Lumières » est « le particulier prenant le pas sur l'universel ». C'est peut-être vrai en gros, mais cela ne s'applique pas à Vico qui considère que, si les hommes existent effectivement dans des nations particulières, ils réalisent à chaque fois une histoire idéale éternelle. Certes l'articulation universel/particulier n'a pas chez Vico cette précision qu'elle atteindra dans la dialectique hégélienne, mais il est clair que, pour Vico, toutes les nations participent d'une histoire universelle.
Laissons là la tentative de Sternhell de classer Vico dans les anti-Lumières. Tout à sa critique d’Isaiah Berlin dont il fait un représentant contemporain des anti-Lumières, Sternhell reprend à cet auteur éminent la représentation d’un Vico à contre-courant de son époque. Paradoxe classique des polémiques.
À l’inverse de l’interprétation de Sternhell, on peut lire sous la plume de Jonathan Israël une interprétation de Vico comme philosophe des Lumières et même des Lumières radicales[9]. Israël introduit sa présentation de Vico dans un chapitre consacré à « l’impact des idées radicales en Italie » et c’est Vico qui, significativement, fournit le premier exemple de cet impact. Israël remarque – très justement – que Vico est caractérisé comme « anti-moderne » d’abord et avant tout à cause de son anti-cartésianisme et de ses « prétendues préoccupations théologiques ». Nous avons vu quelles libertés Vico prenait à l’égard de la tradition chrétienne catholique romaine et il nous semble qu’il s’agit bien de « prétendues » préoccupations théologiques. Mais si on comprend qu’être anti-cartésien n’est pas nécessairement être anti-moderne et que les préoccupations théologiques de Vico sont simplement une couverture de circonstance d’une pensée qui doit se garder de la vigilante censure des représentants de l’Église, alors on peut esquisser une interprétation « radicale » de l’oeuvre du philosophe napolitain.
La Science Nouvelle […] serait en fait une tentative pour démontrer que les peuples, les groupes et les individus façonnent leur identité et définissent leurs buts de façon inconsciente, lois et institutions prenant forme sous l’effet de pulsions irrationnelles guidées par une « divine providence » dégagée de toute connotation chrétienne ou surnaturelle.[10]
C’est seulement si l’on entend providence au sens chrétien que Vico peut être considéré comme un philosophe conservateur. Mais, précisément, il ne s’agit pas de l’entendre en ce sens. Israël souligne par exemple que les jugements dépréciatifs à l’encontre de Machiavel ou de Spinoza ne doivent pas être pris à la lettre, tant sont fréquents les clins d’œil vers ces deux philosophes pestiférés. Vico reconnaît sa dette à l’égard de Spinoza mais seul le lecteur instruit peut le percevoir.
Au total la providence de Vico n’est rien d’autre que « le processus historique qui conduit l’humanité de la barbarie à un état plus stable, plus ordonné, et à une société fondée sur la raison. »[11]
Le débat dont nous avons donné quelques éléments est également vif chez les commentateurs italiens. Pour ne parler que des analyses les plus récentes, on peut situer l’interprétation de Badaloni du côté d’un Vico progressiste alors que Paolo Rossi et Paolo Cristofolini s’y refusent nettement. Nous nous garderons de trancher ces querelles interprétatives. Remarquons pourtant que Vico, défenseur d'une conception classique de la culture, celle des humanistes, est heurté par le nouveau style imposé par la critique cartésienne. Et surtout, et sur ce point Sternhell n'a pas complètement tort, Vico considère que la religion est absolument nécessaire à toute société – même si on trouve dans la Science Nouvelle une conception souvent très instrumentale, « machiavélienne », de la religion – comme moyen d'amener les hommes à respecter les lois. Inversement, le courant dominant des Lumières, souvent déiste ou (plus rarement) franchement athée fait de la rupture entre l'ordre théologique et l'ordre politique un élément central de son « programme », si on peut employer ce terme.
Plus généralement, comme le note Paolo Rossi, les interprètes de Vico ont été amenés à se « rendre compte, avec une plus ou moins grande clarté, du caractère équivoque et incertain et parfois contradictoire de nombreuses solutions vichiennes »[12]. Croce voit en Vico le philosophe qui annonce ce qui va poursuivre et dépasser les Lumières – il anticiperait souvent Kant, Hegel et l'historicisme moderne[13]. Inversement, Paolo Cristofolini rappelle qu'il est impossible de faire de Vico un précurseur de la révolution française et que l'historicisme est aussi né contre Vico.[14] Analysant la dignité XL (190-191) qui porte sur les superstitions et les sorcières, Cristofolini constate:
(…) ici nous nous trouvons en face, d'un côté, de l'adhésion de Vico aux croyances et opinions traditionnelles qui ne font certainement pas de lui un « moderne »: pour qui aurait toujours de l'affection pour le canon historiographique avancé/arriéré, progrès/réaction, etc., qui, en somme demeure sur l'idée que l'histoire, outre le fait de s'écrire avec une H majuscule, aurait encore un avant et un arrière et va quelque part, dans cette perspective on ne peut dire autre chose que Vico est « arriéré ».[15]
Cristofolini ne manque pas de bons arguments pour définir Vico comme « païen et barbare », Vico lui-même se pense et se situe d’emblée comme un « Moderne », en ce qu’il considère, comme Descartes le disait déjà, que les temps les plus anciens sont l’enfance de l’humanité et qu’il n’y a pas de sagesse supérieure cachée dans la pensée des Anciens. C’est à tort, montre-t-il, que « les découvertes les plus tardives de la sagesse absconse furent attribuées aux premiers auteurs de la sagesse vulgaire, et les Zoroastre en Orient, les Trismégiste en Égypte, les Orphée en Grèce, les Pythagore en Italie, de législateurs qu’ils étaient auparavant, finirent ensuite par être considérés comme des philosophes, comme Confucius l’est aujourd’hui en Chine. » (427)
Paolo Rossi note encore que la pensée de Vico, surtout en Italie, a souvent servi de bannière à des opérations idéologiques parfois tout à fait opposées. On a eu, par exemple, un Vico « laïque » opposé à un Vico « dévot ». Il faut en prendre son parti. Il y a chez Vico des tensions non résolues – qui expliquent peut-être le côté un peu baroque de l’œuvre. On doit peut-être, dit encore Paolo Rossi, reconnaître « dans la pensée vichienne une tension persistante entre l'adhésion juvénile à Lucrèce et le christianisme de la maturité ».[16]
Vico n'est pas le seul auteur au sujet duquel les jugements et les interprétations peuvent être aussi contradictoires. Il n’est pas non plus le seul dont l’œuvre a été l'objet de querelles idéologiques et politiques – que l'on pense, pour s’en tenir à l'Italie, à Machiavel. Mais, chez lui, tant par le style que par le caractère « décalé », peut-être intempestif, de ses préoccupations, ces querelles et ces contradictions sont-elles plus flagrantes que chez d'autres auteurs plus systématiques.
 
Bibliographie[1993] La science nouvelle (1725), traduit de l’italien par Christina Trivulzio, princesse de Belgiojoso, préface de Philippe Raynaud, Gallimard, 1993, collection « Tel ». En fait, cette édition n’est pas celle de 1725 mais celle de 1744 amputée de l’introduction expliquant le frontispice.
[1977-1994] La Scienza Nuova (1744), introduzione e note di Paolo Rossi. Biblioteca Universale Rizzoli (BUR), 1977-1994
[1986] Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, traduction intégrale d’après l’édition de 1744 par Ariel Doubine, présentation par Benedetto Croce, introduction, notes et index par Fausto Nicolini, Nagel, 1986 (2e édition)
[2001] La science nouvelle, traduit et présenté par Alain Pons, Librairie Arthème Fayard, 2001, collection « L’esprit de la cité ». Sauf indication contraire, les citations sont données d'après cette édition.
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
[2004] Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, traduction de l’italien par Jules Michelet, revue et corrigée par Davide Luglio, éditions Allia, 2004

Cristofolini, Paolo, Vico pagano e barbaro, Edizioni ETS, 2001
--- Vico et l’histoire, PUF, collection « Philosophie », 1995
Israël, Jonathan, Les lumières radicales. La philosophie de Spinoza et la naissance de la modernité, traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Éditions Amsterdam, 2005.


[1]                      Sternhell, 2006, p. 120.
[2]                      Pour construire un livre dont la thèse peut se résumer en dix lignes, cette façon de procéder est pratique, mais il n'est pas sûr que l'intelligence des grands mouvements de la culture y gagne. Bien que moins caricatural et bien mieux informé que le livre de Sternhell, le livre de Jonathan Israël, Les Lumières radicales (éditions Amsterdam, 2005)qui vise à opposer deux grandes tendances, les Lumières radicales issues de Spinoza et les Lumières modérées dont les figures de proue sont Leibniz ou Voltaire, tombe finalement dans les mêmes travers. Il suffit de mentionner que le matérialisme radical de Diderot trouve son inspiration dans le vitalisme de la monadologie leibnizienne pour mesurer ce que ces divisions peuvent avoir de très artificiel.
[3]                      Du reste la mise en accusation de Herder est également très problématique, mais ceci est une autre histoire.
[4]                      Encore faut-il remarquer que les républicains sont fort rares parmi les Lumières et Rousseau paraît bien seul. La plupart considère qu’une monarchie éclairée est le meilleur des régimes possibles, au moins dans les conditions de l’époque.
[5]                      Sternhell, 2006, p. 121.
[6]                      Voir sur ce point F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977, p.93.
[7]                      Sternhell, 2006, p. 122.
[8]                      Sternhell, 2006, p. 125.
[9]                      Voir Israël, 2005.
[10]                    Israël, 2005, p. 736.
[11]                    Israël, 2005, p. 741.
[12]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 39.
[13]                    Croce, 1913, p. 260 et sq.
[14]                    P. Cristofolini, 2001, p. 16.
[15]                    P. Cristofolini, 2001, p. 34.
[16]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 41.

mardi 2 décembre 2014

Vico et la critique du cartésianisme

Giambattista Vico a été présenté dans le livre de Zeev Sternhell, Les anti-lumières, comme l’archétype, avec Herder, des philosophes du XVIIIe siècle opposés aux Lumières. Il appartiendrait à un courant « irrationaliste » et fondamentalement réactionnaire. On ne peut commettre plus grave méprise sur le philosophe napolitain, auteur de la Scienza Nuova, trop inconnu en France. Au contraire de Sternhell, Jonathan Israël, dans Les Lumières radicales, le situe dans le courant critique des Lumières, dont Spinoza est la première figure emblématique. Si l’on peut être moins tranché de Jonathan Israël, il reste que l’œuvre de Vico, loin d’être anti-moderne, préfigure à bien des égards les penseurs du siècle suivant, comme Hegel et Marx (qui le cite chaleureusement). Il ouvre la voie à cette « science nouvelle », à la fois anthropologique, historique et sociale qui se déploiera bien tard. Il esquisse non pas un refus de la science mathématisée dont Galilée, Descartes et Newton ont jeté les bases, mais une critique au sens de la délimitation du champ de validité. En ce sens, il reste notre contemporain. Nous nous concentrons dans le présent article sur la critique de la méthode de Descartes, la critique de cette « nouvelle critique » qui n’est peut-être pas tant l’œuvre de Descartes lui-même que la vision dominante du cartésianisme tel qu’il a été reçu dans l’Europe des Lumières.

***
Dans l’ouvrage consacré à La méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum ratione), daté de 1708, Giambattista Vico prend la défense de la culture humaniste contre le vent nouveau, essentiellement cartésien, qui fait de la rigueur mathématique et de la vérité scientifique la règle absolue. En fait, cet apparent manifeste contre la modernité pose les jalons d’une critique très moderne de la modernité cartésienne.
Le texte commence par une sorte d’apologie de la science moderne, celle qui se fonde sur les développements des mathématiques et de leur application systématique à la physique et avec cela des aides apportées à la médecine par cette nouvelle physique. Mais Vico considère que ces progrès ne doivent pas faire perdre le sens de la mesure. La finitude de l’homme implique que son savoir ne peut être qu’un savoir humain, nécessairement imparfait. Et c’est, du reste, cette imperfection et cette limitation de l’homme qui exigent une méthode des études entendue comme méthode pour former les esprits et d’abord les esprits des enfants et des jeunes gens qu’on ne peut d’emblée traiter comme s’ils étaient des adultes. Ce que Vico nomme « la nouvelle critique » (nova critica), appellation sous laquelle il désigne le cartésianisme, et dont les effets scientifiques sont jugés indiscutablement positifs, présente néanmoins de graves inconvénients.
Vico commence par critiquer l’exigence d’une « vérité première » (le cogito cartésien). De la méthode cartésienne, il refuse la récusation de tout ce qui pourrait n’être pas tout à fait certain, car cela conduit à rejeter « les choses vraisemblables comme si elles étaient fausses » et à méconnaître radicalement les principes mêmes de l’éducation. Vico pourrait ici suivre une indication de Bacon, un des auteurs modernes qui l’ont le plus influencé : « Dans les spéculations, si l’on commence par la certitude, l’on finira par le doute ; si l’on commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps, l’on finira par la certitude. » On pourrait croire que Bacon ne dit pas autre chose que Descartes. Mais c’est en fait l’exact opposé. Chez Descartes, on ne commence pas par le doute pour aller à la certitude, mais, au contraire, on part de la certitude du « cogito » pour produire d’autres certitudes (celle de l’existence de Dieu, etc.). Si Vico semble, au début, mettre dans un même camp les modernes, Bacon autant que Descartes, en réalité, c’est parce qu’il est un lecteur de Bacon dont il comprend assez clairement la méthode, qu’il engage cette critique du cartésianisme. Non pas une critique des modernes en général, mais une critique de l’un des courants des modernes et une prise de parti pour l’autre, qui a tant eu de prolongements dans la philosophie anglaise empiriste.
Dans l’éducation, telle que Vico la défend, il s’agit de forger le « sens commun », faute de quoi elle produira des jeunes gens arrogants – ceux qui sont certains de détenir la vérité dès le début, au moment où il faudrait douter. Or, si l’erreur naît des choses fausses et la science des choses vraies et le sens commun du vraisemblable, les exigences du cartésianisme risquent fort d’étouffer le sens commun, c’est-à-dire celui du vraisemblable. Celui-ci est non seulement une règle de prudence mais aussi une règle de l’éloquence[1]. La prudence doit être entendue dans son sens traditionnel – notamment dans la philosophie antique – de règle pré-rationnelle, presque intuitive, qui permet à l’homme de distinguer ce qui lui est utile et ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Ce pourrait être « l’opinion droite » de Platon. Mais c’est aussi tout simplement le genre de connaissance qui rend la vie possible, précisément parce qu’il nous est impossible d’avoir en toutes choses une science absolument certaine. Et c’est à cette vraisemblance que la Science Nouvelle fera une très large place.
Que le sens commun fondé sur le vraisemblable soit utile à l’éloquence, c’est tout aussi évident : pour convaincre son auditoire de la vérité de son propos, l’orateur doit être capable d’en montrer la vraisemblance. Loin d’opposer le vrai et le vraisemblable, il faut les considérer comme complémentaires. Loin de rejeter l’aristotélisme, comme le fait Descartes, Vico s’appuie sur la distinction que fait le Stagirite entre les raisonnements parfaits, ceux de la science au sens strict et les argumentations dans les choses seulement probables qui forment l’objet des Topiques.
Enfin, pour Vico, l’éducation ne peut d’un bond emmener l’esprit aux sciences les plus abstraites ; elle doit s’appuyer sur l’imagination (phantasia) qui est la force innée de l’esprit humain et cultiver la mémoire. L’imagination, dira encore Vicoun peu plus tard dans De l’antique sagesse de l’Italie, « est la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant, nous façonnons les images des choses. »[2]
La méthode cartésienne est accusée d’affaiblir les esprits exercés dans les arts de la mémoire, en même temps que tous ceux qui mettent en œuvre l’imagination : éloquence, peinture, poésie.
Les anciens évitaient ces désavantages : pour presque tous, la géométrie était la logique des jeunes gens. En fait, imitant les médecins, qui suivent ce vers quoi la nature incline, ils enseignaient aux jeunes cette science qui ne peut être bien apprise sans une capacité aiguë de se former des images, afin qu’ils s’habituassent à la raison graduellement et lentement, selon l’inclination de leur âge, sans qu’aucune violence ne fût faite à leur nature.[3]
Le point précis sur lequel porte la critique vichienne est la prétention de Descartes de faire table rase de « tout ce que je tenais en ma créance » ou encore de tenir pour faux tout ce qui vient de l’imagination ou encore de se présenter comme s’il n’avait lu aucun livre (voir le dialogue sur La recherche de la vérité à la lumière de la raison naturelle). Certes, les détours méthodologiques de Descartes ne condamnent, dans l’absolu, ni la mémoire, ni l’imagination, ni même l’opinion commune, tenue pour guide dans les questions morales. Mais Vico ne fait pas une lecture, ligne à ligne, de Descartes, il prend uniquement pour cible sa conception de la vérité ou, du moins, la conception de la vérité issue du cartésianisme. Pour Vico, si la vérité peut être atteinte sans s’appuyer sur l’éducation mais seulement par l’exercice pur de la raison, toute l’histoire humaine est dépourvue de sens ! Il soutient, au contraire, que l’histoire humaine est l’histoire du progrès de la culture, d’une éducation progressive de l’humanité. Et cette éducation de l’humanité suit, au fond, les mêmes voies que celles qu’emprunte l’éducation de l’individu – un thème qu’on retrouvera chez Hegel. C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’insistance de Vico pour une éducation dans laquelle il faut se garder de toute violence faite à la nature des enfants et des jeunes gens. La bonne éducation consiste à connaître les avantages de la discussion des choses vraisemblables et la capacité d’user à bon escient de la méthode déductive (la « critique »). C’est précisément pour cette raison que Vico accorde la plus grande importance à la « topique », c’est-à-dire à l’art des discussions dans les choses seulement probables.
On peut ainsi résumer les étapes de l’éducation vichienne : enrichir son esprit par les arts de la conversation, affermir le sens commun par la prudence et l’éloquence, se renforcer dans la poésie et dans la mémoire pour les arts qui utilisent ces facultés de l’esprit, et, seulement après, apprendre la « critique ».
La critique de la méthode cartésienne débouche sur une thèse essentielle à la philosophie de Vico : la connaissance de la nature est incertaine et la seule et unique fin des arts est de nous rendre certains que nous agissons correctement. Vico insiste sur les inconvénients de l’introduction de la géométrie dans la connaissance de la physique. Le plus grand est, paradoxalement, que cette physique est inattaquable, parce qu’elle est déductive et qu’on ne peut mettre en cause l’une de ses déductions sans mettre en cause le principe lui-même. Elle interdit toute discussion tant qu’on n’est pas allé au bout des déductions, coupe, irrémédiablement, le lien entre la contemplation (non scientifique) de la nature et sa connaissance scientifique et, enfin, interdit de faire des liens d’analogies entre choses éloignées l’une de l’autre, ces liens d’analogies qui s’enracinent dans ce que la Science Nouvelle nommera « sagesse poétique ». Donc, la méthode géométrique en physique se trouve ainsi séparée de l’ensemble du mouvement de la culture et c’est là son inconvénient majeur. Il ne s’agit pas d’une critique de la géométrie, mais d’une critique de l’application de la géométrie à la physique au point de penser que nous serions presque dispensés du recours à l’expérience, dans une géométrisation complète de la réalité physique[4].
Après la méthode géométrique, Vico passe à l’analyse (c’est-à-dire l’application de solutions algébriques aux problèmes de géométrie) dont il conteste l’utilité pour la physique. La mise en équation de la physique lui semble un travail inutile fondé seulement sur des coïncidences fortuites. Aux cartésiens qui invoquent son utilité pratique, Vico rétorque qu’Archimède a construit des machines de guerre extraordinaires lors du siège de Syracuse tout en ignorant l’analyse. Et c’est sans l’analyse que Brunelleschi a construit cette merveille architecturale qu’est Santa Maria del Fiore à Florence. On ne peut guère être plus franchement à contre-courant de son époque et, évidemment, le développement de la physique va donner tort à Vico. Mais là encore, il faut comprendre ce que Vico défend, au-delà des prises de position brutales contre les Modernes. Il conteste vigoureusement cette science nouvelle dont la valeur de vérité se confond avec l’efficacité pratique technique. Les techniques algébriques sont sans doute nécessaires aux ingénieurs reconnaît d’ailleurs Vico, mais elles ne doivent venir qu’au second plan. Dans l’éducation des jeunes gens, c’est la mathématique des formes, la géométrie, qui doit être enseignée en premier. Autrement dit, ce n’est pas l’application technique de la science qui serait garante de sa vérité absolue.
De même Vico conteste l’utilité de la méthode cartésienne en médecine. La manière cartésienne de considérer le corps comme une machine conduit à accorder moins de place aux symptômes, aux règles pour conserver le corps en bonne santé, ou encore au lien étroit en médecine entre le corps et l’âme. Plutôt qu’aux lois de la physique et à leur certitude prétendue, il vaudrait mieux donner plus de place aux longues observations qui procurent des connaissances vraisemblables.
Plus grave, enfin, est le fait que la priorité donnée à la connaissance physique relègue au second plan la  et la jurisprudence (la science du droit) qui devraient avoir la première place.
Puisqu’aujourd’hui, l’unique but des études est la vérité, nous investiguons la nature des choses parce qu’elle nous paraît certaine, mais nous ne faisons pas de recherche dans la nature de l’homme parce qu’elle est rendue au plus haut point incertaine par le libre arbitre. Mais cette méthode des études produit chez les adolescents de tels inconvénients qu’ils ne réussissent pas ensuite à se comporter avec la prudence suffisante dans la vie civile, ni ne savent colorer le discours de caractère et l’enflammer autant qu’il suffit de passions.[5]
La méthode nouvelle, « cartésienne », éduque à la science mais non à la sagesse. Or dans les affaires humaines, c’est d’abord la sagesse qui est nécessaire et celle-ci n’a pas besoin de la rigidité des règles du physicien, mais au contraire de la « mesure flexible utilisée à Lesbos », cette règle de plomb malléable dont parle Aristote et qui s’adapte aux courbes des choses à mesurer.[6] La science sans prudence qui procède de la loi générale au particulier passe à travers les « tortuosités de la vie », alors que le sage les connaît et sait les suivre sans oublier de regarder vers le but éternel qui est le sien. Supériorité de la sagesse pratique donc sur la connaissance théorique selon la méthode mathématique.
L’opposition entre science et sagesse se double d’une discussion sur les deux types de discours, le discours scientifique qui ne manie que des termes abstraits, choisis pour leur précision et le discours éloquent qui sait user des images pour mieux toucher son interlocuteur. Opposition qui renvoie au génie des langues. Au fond, le cartésianisme est conforme au génie de la langue française mais ne convient pas à la langue italienne[7]. Vico ne soutient pas une conception relativiste de la vérité (vérité en-deçà des Alpes, erreur au-delà !) mais soutient qu’elle ne peut s’exprimer de la même manière dans toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. Dans ce domaine aussi l’universel doit être concret.
Si la « nouvelle critique » est désavantageuse pour la formation des jeunes gens, elle peut être utile à la poésie : la méthode déductive, permettant de tirer logiquement des conséquences de prémisses fausses peut produire des effets poétiques. Mais Vico ne s’en tient pas à cette formule qui pourrait sembler très ironique. La volonté de la vérité (« claire et distincte ») de la « nouvelle critique » rejoint finalement l’objectif du poète. Ce que le philosophe cherche avec sérieux, le poète l’enseigne en dilettante. On voit ici s’esquisser le thème de la « science poétique » qui prendra une grande place dans la Science Nouvelle. Mais alors que dans cette dernière œuvre, la science poétique est une étape d’un développement historique de la culture humaine, une étape qui, finalement, devra être dépassée, ici, ce qui distingue le poète du philosophe, ce sont les publics et les modes de conviction adaptés à des publics différents. Le philosophe s’adresse au public cultivé et il le peut faire avec des termes abstraits alors que le poète s’adresse au vulgaire et utilise pour ce faire des personnages et des actions.
À cette fin, les poètes s’écartent des formes quotidiennes du vrai pour en créer une d’une espèce encore plus excellente ; et ils négligent la nature incertaine pour suivre la nature constante et ils suivent le faux de sorte à être en quelque matière encore plus véridiques.[8]
Le faux dont Vico parle ce sont les fictions poétiques dont la fonction est précisément de dire le vrai. Ainsi la rigueur des actions humaines, la cohérence avec soi-même dont font preuve les héros d’Homère constituent les modèles de la philosophie  des stoïciens. Et Vico, qui affirme dans la Scienza Nuova que les mythes sont vrais, affirme que la poésie est une voie d’accès à la vérité.
La nouvelle méthode, la critique, ne peut évidemment épargner la jurisprudence et c’est à elle que Vico consacre le plus important chapitre de son traité consacré à la « méthode des études de notre temps ». Le droit romain constitue le modèle de tout droit, puisqu’il garde les traces de la sagesse des temps héroïques et que la définition que les Romains donnaient de la jurisprudence correspond exactement à celle que les Grecs donnaient de la sagesse : « connaissance des choses divines et humaines ». Mais, pour Vico, les Romains sont supérieurs aux Grecs en ce domaine et pour justifier cette thèse, il esquisse une forme particulière du verum/factum (cf. infra). Les Romains connaissaient mieux la sagesse jurisprudentielle que les Grecs, car au lieu d’apprendre en en discutant, ils l’apprenaient dans la pratique.[9] Il s’agit donc chez eux d’une philosophie « vraie et non simulée ». Avec l’Empire, la jurisprudence romaine s’affaiblit, séparant l’art de juger – l’art oratoire – de la connaissance du juste et de l’injuste, en même temps que le droit public était délaissé, la connaissance des choses humaines se limitant dorénavant au droit privé. Par rapport à ce droit ancien, fort corrompu, il semble que les nouvelles méthodes de la jurisprudence soient supérieures. La rationalisation du droit (dont Domat est le représentant le plus connu en France) tend à présenter les lois comme un système unique et rationnellement construit. Vico admet que cette méthode a des avantages, notamment au regard d’un droit qui s’est affaibli et a perdu sa cohérence ainsi que le sens de l’État et du bien commun. Cependant, c’est encore la prudence pratique et les exigences de l’art oratoire qui sont les mieux adaptées à l’exercice du droit, notamment parce qu’une infinité des cas ne peut être saisie par la loi et exige cette habitude de juger prudemment que donne la tradition juridique.
Le verum/factum, clé de voûte de la pensée vichienne
Les questions abordées dans la Méthode des études de notre temps sont reprises plus directement sur le plan métaphysique dans De la sagesse de l’antique Italie[10]. Le point de départ est différent. Vico suppose ici une théorie de langage selon laquelle celui-ci n’est rien d’autre que l’objectivation de la pensée, il en déduit que l’étymologie permet de retracer la genèse de la pensée. Partant d’un principe qu’il réfutera dans La Science Nouvelle, Vico suppose que l’on pourrait découvrir dans les origines de la langue latine une sagesse antique, antérieure même à la sagesse des Grecs. Le lien entre philologie et philosophie se noue ici. Constatant combien la langue latine est riche en expressions philosophiques, Vico conjecture que, puisque les anciens Romains ne se préoccupaient que d’agriculture et de guerre, cet enseignement philosophique incorporé dans la langue ne pouvait venir que des Ioniens et des Étrusques. Vico entreprend de fait de construire une culture latine qui ait sa propre spécificité, indépendante de celle des Grecs, une culture dotée d’une philosophie dont les racines soient proprement italiennes et qui ne puisse donc être réduite à une traduction latine de la philosophie grecque.
Trois questions résument le propos de ce livre I : celle de la vérité première, celle de la divinité suprême et celle de l’âme humaine. Le livre s’ouvre par l’affirmation la plus célèbre de Vico : « les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre. » De cette étymologie, Vico passe à la gnoséologie. L’extrait décisif est celui-ci :
(…) le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait ; par conséquent, l'idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un criterium du vrai, et elle n'est pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l'esprit ne se fait point, et puisqu'il ne se fait point, il ne sait pas le genre ou la manière dont il se connaît. Comme la science humaine a pour base l'abstraction, les sciences sont d'autant moins certaines qu'elles sont plus engagées dans la matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et l'arithmétique, parce qu'elle considère le mouvement, mais réalisé dans des machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le mouvement interne des corps. La  est moins certaine encore que la physique parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que la  scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les théories sont vérifiées dès lors qu’elles permettent de produire quelque chose de semblable aux faits observés. C'est pour cela que les théories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de l'esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à l’intérieur de toute éternité, et le fait à l'extérieur dans le temps. Quant au criterium du vrai, c'est pour Dieu de communiquer en créant la bonté aux objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c'est pour les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent.[11]
L’attaque contre la métaphysique cartésienne est cette fois directe. L’idée claire et distincte ne peut pas être le criterium du vrai parce qu’elle ne peut pas être le criterium de notre esprit. Descartes part de l’idée que l’esprit (mens) est plus aisé à connaître que le corps et cette connaissance claire et distincte de l’existence et de la nature du « je » (« je suis une chose qui pense ») constitue le « point d’Archimède » que recherchent les Méditations métaphysiques. Mais le « grand Méditateur », comme l’appelle Vico, s’abuse lui-même : si le principe du verum/factum est valide, je connais d’autant plus un objet que je l’ai fait. Ainsi les mathématiques qui sont les inventions de l’homme lui sont parfaitement connues, la mécanique qui traite des mouvements extérieurs est un peu moins connue et plus nous nous enfonçons dans l’épaisseur de l’être, moins la connaissance que nous en avons est certaine. Vico soutient que la méthode utilisée par Descartes dans les Méditations ne permet pas du tout de sortir du scepticisme et que « le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criterium du vrai le fait de l’avoir fait ».[12]
On pourrait penser que Vico institue là une sorte de « critère de la pratique ». C’est ainsi que parfois il a été interprété, notamment dans la tradition marxiste. Contre le kantisme et le caractère inconnaissable de la « chose en soi » kantienne, Engels invoque l’industrie preuve pratique de la vérité de nos connaissances en physique et chimie : si on peut synthétiser une substance (on peut la faire), c’est qu’on la connaît complètement et qu’il n’y rien d’autre à connaître. On pourrait y voir aussi une espèce d’anticipation du pragmatisme qui prolonge par bien des aspects l’expérimentalisme baconien. Mais Vico n’entend pas les choses ainsi.
La thèse du verum/factum n’est certainement pas une invention de Vico. Selon une certaine critique catholique à laquelle Vico répond, on pourrait la trouver sous des formes légèrement différentes dans d’autres sources, principalement dans la tradition thomiste. D’autres commentateurs citent Duns Scot, Nicolas de Cues ou encore l’occasionnalisme de Malebranche. Ainsi dans la Somme théologique, saint Thomas affirme-t-il: « le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. » (I, question XVI, art.3) Cette formulation est assez éloignée de celle de Vico. Dans sa réponse au « Giornale de’ litterati d’Italia », Vico semble cependant tirer sa position vers la formule thomiste.
Premièrement, j’établis un vrai qui se convertit avec le fait, et, ainsi, j’entends le « bon » des écoles, qu’elles convertissent avec l’être, et donc je ramène en Dieu ce qui est l’unique Vrai parce qu’en lui est contenu tout fait.[13]
Ainsi que le remarque Croce[14], une telle méthode herméneutique permet de ramener toutes les philosophies à une seule ! Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la revendication de filiation thomiste de Vico, qui n’est sans doute qu’une argutie où l’on invoque l’autorité de la théologie officielle catholique en vue d’échapper aux médisances et jalousies dont Vico se plaint fréquemment.
De quoi s’agit-il donc ? Pour comprendre la problématique de Vico, il est peut-être intéressant de suivre la suggestion de Croce et d’aller voir du côté de Galilée. Dans un passage connu du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée s’essaie à la comparaison entre les puissances intellectuelles de l’homme et celles de la nature. Il distingue deux sortes de compréhension : la compréhension intensive et la compréhension extensive. La deuxième se rapporte à la multitude des choses intelligibles alors que la première se rapporte à la perfection de la compréhension d’une proposition. Or si relativement au nombre des choses à comprendre, qui sont infinies, l’intellect humain est un zéro, il n’en est pas de même relativement à certaines propositions.
… je dis que l’intellect humain comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais, à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive à en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.[15]
Ce passage est évidemment fondamental. Il fait de l’homme un double de Dieu, le double fini d’un être infini mais apte à atteindre une vérité tout aussi assurée, tout aussi absolue. Cela fera partie des charges portées contre Galilée. Mais Galilée est dans la continuité d’une tradition de la philosophie qui comprend Pic de la Mirandole ou Campanella et Vico pourrait bien prolonger cette même lignée, platonicienne et étrangère au thomisme. Dieu connaît l’infinité du monde puisqu'il « a fait toutes les choses ». L’homme, au contraire, ne peut évidemment pas toutes les connaître, il ne peut même pas les comprendre à proprement parler puisque qu’il faudrait qu’elles soient en lui pour pouvoir les comprendre. Pour faire comprendre la différence entre le vrai connu par Dieu et le vrai humain, Vico emploie une image: le vrai humain est comme l’image plane d’une forme plastique. L’écart entre l’homme et Dieu procède de ce mécanisme projectif et permet d’expliquer cependant pourquoi l’homme peut atteindre la vérité dans son domaine propre :
Et de même que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l’acte même de sa connaissance, dispose et engendre, de même le vrai humain consiste en ce que l’homme, dans la connaissance, combine et produit pareillement. Ainsi la science est la connaissance du genre ou de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet …[16]
De cela il se tire que l’homme ne peut connaître que les choses qu’il a faites. Quelles sont ces choses ? Comme l’homme n’est pas véritablement créateur, il ne comprend pas en lui les choses de la nature. La méthode analytique aristotélicienne comme le pythagorisme sont des tentatives qui conduisent dans une impasse car « l’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre », mais
il sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter et une unité susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on ne le figure n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre, il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier en lui-même.[17]
C’est pourquoi la science la plus certaine, et même la seule qui soit absolument certaine, est la mathématique, car si le principe de la science humaine est l’abstraction, dit comme le dit Vico, seule la mathématique est complètement abstraite. On comprend alors pourquoi la mécanique est moins certaine que les mathématiques : elle s’occupe du mouvement – c’est la cinématique – mais du mouvement « réalisé dans les machines ». Mais à son tour la mécanique parce que plus abstraite est plus certaine que la physique. « La mécanique considère le mouvement externe des circonférences et la physique le mouvement interne des centres. » Cette expression s’éclaire à la lumière de la thèse de Vico exposée dans le début du texte : la mécanique ne s’occupe que des mouvements « extérieurs » de la matière, ceux qui peuvent être abstraitement représentés par des figures géométriques – comme les trajectoires elliptiques des planètes qui constituent la « mécanique céleste ». Elle est encore très proche de la géométrie pure. Au contraire, la physique, dans la mesure où elle s’intéresse à la matière elle-même ne peut plus procéder aux mêmes abstractions.
Par le même raisonnement on conçoit que la  est encore moins certaine que la physique. Il faut entendre ici la  au sens large d’étude de l’esprit humain, presque au sens de psychologie, et non au sens étroit, prescriptif. La régularité des phénomènes physiques donne encore la possibilité d’une abstraction qu’interdit l’infinie variation de l’esprit humain qui semble n’obéir qu’à la fantaisie.
La thèse du verum/factum présentée en 1710 n’est donc susceptible d’aucune interprétation « pragmatiste » et Vico n’anticipe pas la « philosophie de la praxis », le nom sous lequel Gentile, puis Gramsci, désignent la philosophie de Marx. Elle se présente plutôt comme une limitation drastique de la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité en dehors des mathématiques et c’est en cela qu’elle est franchement anti-cartésienne et pourrait plutôt incliner au scepticisme – comme souvent y porte le platonisme.
De cet ouvrage de 1710, Vico rejettera la thèse fondamentale, celle d’une sagesse philosophique ancienne et cachée dans l’étymologie et la Science Nouvelle au contraire répétera qu’il n’y a pas chez les peuples anciens de sagesse absconse. Pourtant la thèse sur la nature de la vérité sera conservée sous la forme particulière qu’elle trouve dans l’œuvre majeure de Vico : nous connaissons mieux le monde civil que le monde naturel car nous avons fait celui-là et non celui-ci – et c’est pratiquement sous cette forme que Marx la reprend pour soutenir la validité d’une science de l’histoire, à ceci près, et ce n’est pas rien, que, pour Marx faire l’histoire, ce n’est pas exactement ce que Vico entend quand il parle de « faire le monde civil ». Plus généralement, on peut considérer, avec Ciro Greco que « le terrain préparé par le De Antiquissima sera celui-là même sur lequel édifier la Science Nouvelle, les coordonnées métaphysiques qui se trouvent dans le premier, bien que se transformant, demeureront en partie au fond du second »[18].
***
La recherche de la vérité ne procède pas d’une méthode infaillible qu’il suffirait d’appliquer rigoureusement. Sans nier l’importance ni les résultats des sciences de la nature et notamment de la physique mathématisée, il s’agit d’en circonscrire le champ avec précision et de garder toute sa place à la culture héritée. Au-delà, les réflexions de Vico pourraient nous être utiles aujourd’hui, à l’heure où la « méthodologie », les procédures et la recherche du « rendement » dans la pensée envahissent l’école. Avec Vico, nous pourrions réaffirmer la valeur éminente des humanités classiques dans la formation des esprits. Plutôt une tête bien faite qu’une tête bien pleine, répète-t-on ; mais une tête vide ne peut être bien faite et la tradition humaniste, plus que tout, concourt à former les esprits avec suffisamment de largeur de vue pour qu’ils puissent être des esprits critiques.
 
Bibliographie :
Œuvres de Vico citées ici
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
* Commentaires
[1913] Croce, Benedetto, La philosophie de Jean-Baptiste Vico, Giard et Brière, 1913, traduit de l’italien par H.Buriot-Darsiles et Georges Bourgin.
 


[1]    Le texte sur la méthode est l’œuvre d’un professeur de rhétorique à l’université de Naples, fonction que Vico assume entre 1708 et 1710.
[2]    Vico, 1993, p.119. On retrouvera chez Leopardi cette défense de l’imagination face aux prétentions de la raison. Voir Zibaldone, 1841.
[3]    Vico, 2008, p.72
[4] Notons que cette volonté de déduire les lois du mouvement de principes a priori conduit Descartes à quelques erreurs notables dans la deuxième partie des Principes de la philosophie.
[5]    Vico, 2008, p. 94
[6]    Vico, 2008, p.96. Sur la règle de Lesbos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b : Aristote s’intéresse aux cas innombrables dans lesquels la loi ne peut pas déterminer le juste et où est nécessaire l’honnête, « correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité ». Et Aristote poursuit : « L’indéterminé, en effet, a pour règle un outil lui aussi indéterminé, tout comme la construction à Lesbos a pour règle le plomb. D’après la forme de la pierre, en effet, cette règle de plomb se modifie et ne reste pas identique. De même le décret s’adapte aux affaires traitées. » (Cité dans la traduction Bodéüs, GF-Flammarion, 2004)
[7]    Vico défend la supériorité de la langue italienne et se vante de n’avoir pas appris le français ...
[8]    Vico, 2008, p.108
[9]    Vico, 2008, p.118
[10]   De antiquissima italorum sapientia ex linguae latinae originibus eruenda. Le titre est le programme. Il annonce trois livres, I. Métaphysique, II. Physique, III. . Le livre I fut publié en 1710. Le livre de physique a été commencé mais jamais achevé et le texte en est perdu et il n’y a aucune trace du livre III consacré à la . Nous citons ce texte d’après la traduction Michelet (Vico, 1993).
[11]   Vico, 1993, pp 76-77
[12]   Vico, 1993, p.81
[13]   Vico, 2008, p.327. Les discussions de 1711-1712 auxquelles la publication de L’antique sagesse de l’Italie a donné lieu ne figurent pas dans l’édition française de 1993, tirée de Michelet.
[14]   Croce, 1913, p.317
[15]   Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux, Seuil, 1992, p. 211
[16]   Vico, 1993, p.72
[17]    Vico, 1993, p.75
[18]   C. Greco, « Dualismo e poeisis in Giambattista Vico », in Vico, 2008, p. 464

lundi 30 juin 2014

Hobbes lu par Benoit Spinosa

Benoît Spinosa : Hobbes, Les belles lettres, 2014, collection « Figures du savoir », 19€
Benoit Spinosa, professeur de philosophie en première supérieure à Aix-en-Provence consacre à Thomas Hobbes un ouvrage concis, mais au plus haut degré utile pour qui s’intéresse à cet auteur souvent cité et finalement méconnu. De ce puissant penseur né en 1588 et mort en 1679, contemporain des guerres qui ont ensanglanté l’Europe et de la première révolution anglaise, on ne retient souvent que les chapitres XIII à XVII du Léviathan : puisque l’homme naturellement est un loup pour l’homme, l’État est nécessaire pour assurer la paix et cet État exige des citoyens une obéissance absolue. Spinosa nous montre combien cette vision est réductrice et même fausse. Il y a chez Hobbes un projet philosophique global qui s’enracine dans la vision nouvelle du monde qui émerge au début du XVIIsiècle. Déclin de la culture humaniste au profit de la recherche scientifique d’une vérité qui trouve à se formuler mathématiquement, c’est ce qui se joue avec Galilée dont le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632 et traduit en latin en 1635 constitue l’expression marquante. Hobbes pense à partir des mathématiques à travers la construction des Éléments d’Euclide et à partir des concepts galiléens. Mais Spinosa ne se contente pas de généralités. Il analyse précisément la transformation que subit la perception visuelle et tout ce qui en découle.
Quel est l’objet de la philosophie de Hobbes ? Pour Spinosa, il n’y en a, en vérité, qu’un seul : le corps (47) et la pensée de Hobbes s’ordonne à partir de cette ontologie du corps. « Hobbes soutient que tout est corps, que le dualisme est une illusion, qu’“être incorporel” est une contradiction logique, une absurdité linguistique et une impossibilité ontologique » (52). Spinosa souligne l’intérêt et la pertinence des objections que Hobbes adresse aux Méditations métaphysiques de Descartes. Cette ontologie du corps est évidemment cruciale quand il s’agit de penser le rapport des corps naturels aux corps artificiels. Il y a bien sûr les corps machiniques que les hommes construisent à l’imitation des animaux et le corps politique.
Il y a aussi chez Hobbes une théorie du langage dont on ne saisit pas toujours l’importance et la subtilité. Cette théorise s’articule autour des concepts de signe et de marque. Là encore, il souligner la spécificité de la pensée hobbesienne : « Expression seconde de la pensée chez Descartes, le langage est chez Hobbes, l’acte inaugural de la raison par lequel la philosophie se présente comme science.
Il y a enfin une doctrine de la science. Spinosa souligne le paradigme galiléen de la philosophie hobbesienne de la science. C’est aussi le primat de la géométrie qui est ici explicité. Mais c’est seulement quand on saisit bien la conception d’ensemble de la pensée de Hobbes que l’on peut aborder sa pensée proprement politique. Faute de quoi, celle-ci reste obscure et l’on commet sans sourciller les pires contresens.
Je ne développe pas ici le propos de Spinosa sur l’état de nature, l’état civil et le problème de la souveraineté. Disons seulement que l’auteur fait justice des préjugés courants. Non, Hobbes n’est pas un défenseur de l’absolutisme et un ennemi de la liberté ! On retiendra la présentation que Spinosa fait de la loi de nature et des lois dérivées. Loin d’une apologie de la tyrannie voire du « totalitarisme », la philosophie politique de Hobbes essaie de penser rigoureusement la possibilité de la liberté dès lors que le pacte social est conclu et que l’on admet que l’existence d’un pouvoir souverain est le seul garant du respect des conventions et de la possibilité d’échapper à la crainte de la mort violente.
Il faudra encore signaler les utiles éclaircissements que l’ouvrage de Benoît Spinosa apporte sur la religion de Hobbes et l’articulation du pouvoir civil et religieux. Sans oublier l’utile glossaire qui clôt l’ouvrage. Au total donc, un travail fort utile aussi bien pour l’étudiant que pour l’honnête homme et une incitation à lire ou relire Hobbes pour sortir des oppositions figées que les manuels de philosophie pour classes terminales ou des traités de sciences politiques ont largement imposées.
Denis COLLIN. Le 30 juin 2014

vendredi 6 juin 2014

Lire le Gorgias de Platon

Les personnages du Gorgias

On s’accorde pour dater de 380/379 la composition du Gorgias. Gorgias à Athènes (en tant qu’ambassadeur de son pays) est située autour de 427 – soit, à peu près à l’époque de la naissance de Platon. Cependant, le contexte dans lequel est situé le dialogue le place beaucoup plus tard. Plusieurs allusions à des évènements ou des personnages historiques (Alcibiade, Archélaos, la mort de Périclès, etc.) rendent difficile une datation du dialogue. En fait, Platon semble mêler en une unité de lieu et de temps, des évènements qui couvrent toute la période du déclin athénien.

Gorgias

Gorgias (env. 483-env. 374) est un orateur célèbre et un maître de rhétorique. Originaire de Sicile, on le rattache souvent aux sophistes. Il fut peut-être l’élève d’Empédocle d’Agrigente ; on lui attribue des théories physiques proches de celles de son maître présumé. Il arrive à Athènes en 427, comme ambassadeur de sa cité. Son frère était médecin et lui-même fut mêlé au milieu médical – ce qui donne un relief tout particulier aux comparaisons médicales de Socrate dans le Gorgias. Mais c’est comme technicien de la parole, orateur, improvisateur et styliste, qu’il devient célèbre et immensément riche. De Gorgias, il nous reste deux abrégés tardifs d’un traité Du non-être, ou De la nature et deux échantillons de son savoir-faire oratoire : l’Éloge d’Hélène et la Défense de Palamède, où il exhibe sa technique de persuasion et illustre, en réhabilitant des personnages décriés par la légende, le pouvoir quasi magique qu’il attribue au langage. Selon certains auteurs, la philosophie de Gorgias était « nihiliste » puisque, selon certains résumés, elle s’articulait autour de trois propositions : 1/ Rien n’existe ; 2/ Si quelque chose existait, cette chose ne pourrait pas être connue ; 3/ Si quelque chose existe et ne peut être connu, on ne peut pas communiquer à son sujet.

Sophistes et rhéteurs

La figure de Gorgias est au confluent des deux grands types d’intellectuels qui forment les cibles privilégiées des polémiques de Platon. On devrait distinguer sophistes et rhéteurs, ainsi que le fait d’ailleurs Socrate dans le Gorgias. Les rhéteurs sont d’abord des techniciens de la parole ; ils enseignent l’art oratoire, un art décisif dans une cité où la politique procède de la parole et où les procès et la chicanerie occupent tant de place. Gorgias lui-même ne se voulait pas un sophiste, car il ne prétendait pas enseigner la . L’art du rhéteur consiste simplement de faire de savoir persuader ses auditeurs indépendamment de la connaissance qu’il peut posséder du sujet.
Pourtant la rhétorique, telle que Platon la définit et la critique, n’est pas seulement un savoir-faire, en quelque sorte neutre, une technique d’exposition ; elle suppose une certaine conception du savoir, un certain rapport à la politique qui est celui des sophistes. Inversement, le sophiste n’est pas seulement celui qui prétend tout savoir et tout enseigner. L’enseignement qu’on lui demande en premier, celui pour lequel il se fait payer, parfois fort cher, est celui qui permet d’être convaincant dans les assemblées, celui qui est nécessaire pour influencer les citoyens athéniens.
Sous le nom de sophistes, on désigne ces intellectuels d’un type original qui vécurent dans le monde grec, au Ve siècle avant J.-C. Cette étiquette, qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes, n’avait primitivement rien de péjoratif. Par sophia, on entendait d’abord toute espèce de compétence ou d’expertise, tout ce qui donne à certains hommes la capacité d’accomplir des actes et des performances hors de la portée des autres hommes. Le mot change de sens pour caractériser les compétences intellectuelles et morales ; le sophosest un habile homme, un savant et un sage. Le sophistès, lui, est en quelque sorte un professionnel de la sophia, un maître de la compétence.
Il n'y a pas une doctrine sophiste, mais les sophistes partagent une même façon de vivre – ils gagnent de l'argent en donnant des leçons – et une même fonction sociale. Ils sont des intellectuels professionnels, presque les ancêtres de nos intellectuels médiatiques contemporains. Si la condamnation dont ils sont l’objet de la part de Platon a longtemps été la seule représentation que nous ayons d’eux, on commence à les réévaluer. Et, après tout, cet art de la parole pour soutenir des opinions toutes différentes, mais ayant toutes un égal droit à venir en discussion, n’est-il pas le propre de la démocratie ?
Les sophistes nous sont assez mal connus : leurs écrits ont presque tous disparu; leurs témoins les plus proches et les plus autorisés sont leurs adversaires, au premier chef Platon. Encore faut-il faire une différence : bien qu’il critique Protagoras, Gorgias ou Prodicos, Platon manifeste soit du respect (à l’égard de Protagoras) soit un certaine neutralité finalement bienveillante (Gorgias est visiblement un homme honnête avec qui le dialogue a un sens). En revanche, il s’exprime souvent de manière très violente quand il s’agit des sophistes en général. En réalité, il existe une différence importante entre un démocrate comme Protagoras et certains des sophistes qui, tels Thrasymaque, professent un individualisme sans règle et la « loi du plus fort ».
On remarquera enfin que la distinction que fait Platon entre les sophistes et ceux qui s’adonnaient à la philosophie de manière désintéressée et en dehors du vacarme des affaires humaines ne devait pas être très claire pour ses contemporains. Ainsi Aristophane dans Les Nuées classe-t-il Socrate parmi les sophistes, ces professeurs qui enseignent « moyennant finance à faire triompher par le raisonnement le juste et l’injuste » ou encore ce « raisonnement faible » qui « triomphe par la parole dans la cause injuste ».

Les autres personnages

Polos est un élève de Gorgias. Jeune, naïf, ambitieux il se révélera au cours du dialogue sans grande consistance, facilement irritable et souvent incapable de donner forme à ses objections.
Calliclès est certainement un personnage fictif. Il n’est pas lui-même un sophiste – il semble même mépriser les sophistes : ce sont des hommes « qui ne valent rien » (520a). Calliclès est un ambitieux qui veut utiliser l’enseignement des rhéteurs à son profit et représente, pour Platon, les conséquences les plus désastreuses de l’enseignement des sophistes. On pourrait le comparer au Thrasymaque de laRépublique. Les thèses défendues par les deux personnages paraissent d’autant plus proches que la manière dont les personnages s’insèrent dans le dialogue et s’opposent à Socrate semble commune. Thrasymaque « s’était élancé à plusieurs reprises, au milieu de notre discussion, pour capter la parole » (Livre I, 336b). Et quand il prend la parole, il qualifie l’entretient de « bavardage » et même de « balivernes » (336d). Un peu plus loin, il qualifie brutalement Socrate : « Un fourbe, un sycophante, voilà ce que tu es, Socrate, dans les discussions » (340d). Calliclès est moins violent, mais son entrée dans la discussion se fait en demandant à Socrate s’il plaisante ou s’il parle sérieusement (481b/c). Il termine sa participation à la discussion par une bouderie, se contentant d’opiner aux affirmations de Socrate mais en prenant soin de montrer qu’il n’en croit rien.
Thrasymaque et Calliclès sont des anti-Socrate. Avec Gorgias et même le bouillant Polos, le dialogue en vue de la recherche de la vérité reste possible. Avec ces deux-là, la discussion n’est plus possible. Si la nature permet de trancher, à quoi bon ces « bavardages » ? Cependant, si nous suivons la leçon de Louis Guillermit, cette comparaison ne doit pas être poussée trop loin. Les rôles respectifs joués dans le dialogue sont différents. On peut aussi supposer que Calliclès, jeune homme ambitieux mais méprisant le peuple, a pour fonction de peindre ce que Platon lui-même aurait pu devenir, s’il n’avait rencontré Socrate.

Objet

L’objet premier du Gorgias est la rhétorique. Socrate interroge un professeur de rhétorique sur son art. Ce n’est pas une question de second ordre ; dans un système politique fondé sur la parole, sur la capacité de tel ou tel dirigeant à emporter l’assentiment de ses concitoyens, la question de la rhétorique nous conduit directement à une interrogation sur le politique, c'est-à-dire sur les principes de gouvernement de la cité, et les rapports qui existent entre les citoyens et plus généralement entre les habitants de la cité. C’est pourquoi l’examen de cet objet « rhétorique » va soulever de nombreux enjeux qui finissent, dans le dialogue, par prendre plus de place que le point de départ formel de la discussion.
  • Si la rhétorique est un savoir qui se peut enseigner, il faudra savoir de quel genre de savoir il s’agit, s’il s’agit d’un simple savoir-faire empirique – ainsi que le soutiendra Socrate – ou d’une véritable technique, une technè, procédant selon des règles, analogue de ce point de vue à la médecine ou à l’art des maîtres de gymnastique.
  • Le savoir ne peut être séparé de ses finalités. Il s’agira donc de définir le bien qui correspond à l’activité du rhéteur.
  • La question de la justice va finalement occuper une place centrale dans le dialogue. D’une part parce que la rhétorique est d’abord l’art qui vaut devant le tribunal, quand il s’agit du juste et de l’injustice, et, d’autre part, parce que Socrate va montrer que le véritable bien réside dans la justice.
  • Enfin, la question de la nature de la politique vient sur le devant quand Socrate définira comme politique au sens propre l’activité qui consiste à rendre les citoyens plus justes.

Le plan

Prologue

Très bref, il se contente de disposer la scène. On est dans la demeure de Calliclès où réside Gorgias. Gorgias vient de faire une démonstration de son art. Chéréphon, ami de Socrate, va interroger Gorgias au nom de Socrate.

Dialogue de Socrate et Gorgias (447c – 466a)

Ce premier dialogue porte essentiellement sur la définition de la rhétorique. Est-elle le savoir supérieur, l’art sublime que vante Gorgias ou au contraire un simple savoir-faire empirique dépourvu de toute valeur. La question posée par Socrate est de savoir (447c) : « quel est le pouvoir de l’art qu’il exerce ? » Mais selon le procédé socratique classique, cette question est remplacée par une autre : « Demande lui ce qu’il est ? » (447d) Quel est le métier qu’exerce Gorgias ? Il ne s’agit d’une question sur l’identité de Gorgias mais sur la nature de son activité. De nombreuses définitions vont être soumises à l’examen, depuis celle qui fait de la rhétorique le savoir suprême qui dispense de tous les autres savoirs jusqu’à la version plus modeste qui fait du rhéteur le spécialiste de la justice, au sens le plus restreint du terme, c'est-à-dire de la justice devant les tribunaux. Cette nouvelle définition va commander le reste du dialogue puisque désormais la rhétorique sera étudiée sous l’angle de ses prétentions à fournir une technède la justice.

Dialogue de Socrate et Polos (466a- 481b)

Ce dialogue poursuit le précédent par une nouvelle définition de la rhétorique comme « flatterie » et débouche sur la question du bien. Seront examinés les rapports du bien et du plaisir et ceux du bien et de la justice. Sont mises en cause les illusions de la puissance avec l’exemple du tyran Archélaos, mis en avant par Polos. La véritable puissance réside dans le bien. Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, si on commet l’injustice, il vaut mieux être châtié qu’échapper au châtiment. La démonstration de ces deux préceptes socratiques, expression la plus connue peut-être de la  que nous laisse Platon, intervient presque incidemment, comme un argument pour réfuter les arguments des rhéteurs, puisque la rhétorique, selon eux, permet de persuader dans le domaine du juste et de l’injuste et de faire passer le juste pour l’injuste et inversement.

Dialogue de Socrate et Calliclès (481b – 505d)

La discussion porte maintenant sur la définition de la justice. Face à Socrate, Calliclès soutient des positions qu’on qualifierait aujourd’hui de nihilistes, qui rappellent celles de Thrasymaque dans La République. Le « droit du plus fort », le rapport entre le bien et le plaisir, la place de la politique, telles sont les questions essentielles qu’aborde ce passage. Alors que les discussions avec Gorgias et Polos laissaient encore ouverte la possibilité d’une rhétorique qui soit un véritable art – même si ce n’est pas l’art suprême revendiqué par Gorgias – la conversation avec Calliclès renvoie toute rhétorique en deçà de toute technique. La sophistique ne vaut rien et la rhétorique vaut encore moins que la sophistique.

Socrate poursuit seul (506a-527e)

Comme Calliclès renonce à la discussion, la dernière partie permet à Socrate d’exposer les rapports entre justice et politique. La politique est définie comme l’art de rendre meilleurs les citoyens. Socrate affirme qu’il est celui des Athéniens qui prend le plus la politique au sérieux, car c’est pour lui l’activité qui permet de rendre meilleurs les citoyens. Le plus important est de se préserver soi-même de commettre l’injustice, car c’est la justice qui donne valeur à la vie et, le cas échéant, elle doit lui être préférée. Cette dernière partie se clôt sur un mythe qui relie la justice et le bien.
L’ordonnancement réel du texte est cependant plus complexe que ne le laisse voir le plan. Les thèmes cependant s’entrecroisent. Ainsi la discussion sur le plaisir est reprise dans le dialogue avec Calliclès. De même, le thème de la flatterie ou celui de la définition de la technè. Au-delà de ces variations, de ces retours en arrière d’un raisonnement qui utilise souvent toutes les ressources des meilleurs rhéteurs, il faudrait chercher un fil directeur, unifiant les divers thèmes abordés dans l’ouvrage. De l’opposition de l’art, activité fondée sur la connaissances des règles, opposé au simple savoir-faire empirique, jusqu’à la définition de la politique comme l’activité destinée à donner forme à la cité et à rendre meilleurs les citoyens, en pensant par la critique de la tyrannie du plaisir, ce qui est au centre de la pensée de Platon, c’est la recherche de l’ordre adéquat, de la règle des rapports justes, ou encore de la juste mesure qui seule peut garantir la cité contre l’anarchie et la tyrannie.

L’objet de la rhétorique

Première distinction conceptuelle

Le premier problème abordé par le Gorgias, celui qui sert de fil directeur, est celui de la définition et de la valeur de la rhétorique, de ce genre d’activité dont Gorgias enseigne la pratique.
La première réponse, avancée par Polos repose sur une comparaison entre « l’art » de Gorgias et la médecine (le frère de Gorgias, Herodicos, est médecin) ou la peinture. Mais il s’agit maintenant de définir l’art (technè) : Polos le fait … en mélangeant tout : expérience, art, hasard. Avoir de l’expérience et guider sa vie selon l’art, c’est pour Polos la même chose alors que ce sont, pour Platon, deux choses radicalement différentes. Ce sera même l’opposition centrale de tout le dialogue.
Il y a là quelque chose qui doit être expliqué. Dans le langage courant contemporain, art et savoir-faire pratique sont à peu près équivalents. L’art du cuisinier se confond avec son habileté, avec son tour de main. Ce vient de ce que nous avons pris l’habitude de distinguer « art » et « technique » alors que ces deux mots traduisent le mot grec « technè ». L’art réside en ce je-ne-sais-quoi qui échappe à toute description, à toute didactique et que seule l’expérience ou le don permettent d’acquérir. La technique, au contraire, procède selon des règles et découle d’un savoir scientifique ; elle est le plus souvent pensée comme de la science appliquée.
Pour comprendre ce qui va se jouer, il faut définir le sens du terme « art » – ou plutôt « technè » chez Platon, un sens assez différent du sens contemporain ; il correspond au sens que le terme « art » aura dans la classification des savoirs au Moyen Âge et même jusqu’au xviiie siècle.
  • La science désigne l’activité qui ne met en œuvre que la raison, elle est contemplative – le mot grec theoria d’où vient le français « théorie » désigne précisément la contemplation. La vie théorétique est, pour Platon, la vie consacrée à la philosophie et elle s’oppose à la vie active.
  • Si la technè s’oppose à la science, c’est justement en ceci qu’elle est une activité qui nécessite la mise en mouvement des organes du corps ; mais c’est toujours une activité qui s’accompagne de raison et qui, ainsi, peut procéder à partir de règles générales.
Comme le dit Aristote (cf. annexe I), « l’art apparaît lorsque d’une multitude de notions expérimentales se dégage un jugement universel applicable à tous les cas semblables. » S’il peut y avoir une certaine ambiguïté dans le texte d’Aristote (le jugement universel semble venir après, après l’expérience), il n’y en a aucune chez Platon qui oppose clairement l’art et le savoir-faire empirique. La rhétorique n’est pas un art répète Socrate, mais « rien qu’un savoir-faire empirique », c'est-à-dire « une pratique qui agit sans raison » (465a).
C’est dans le sens platonicien que les médiévaux parleront des « arts libéraux » : d’une part, la grammaire, la rhétorique, la dialectique (la logique) et l’arithmétique, qui composaient le trivium, et, d’autre part, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, qui composaient le quadrivium – et, ici, la musique n’est pas comprise au sens où elle ferait partie de ce que nous appelons les « beaux arts », mais bien parce, à la différence de la peinture, elle procède selon un ordre mathématique. Toutes les autres activités opératoires qui procèdent sans science, mais seulement par expérience acquise, sont des « arts serviles », une appellation qui couvre aussi bien l’activité du cordonnier que celle du sculpteur. On verra comment le Gorgias fournit une justification de cette typologie.

Qu’est ce que la rhétorique ?

Interrogé sur « ce qu’est » l’art de Gorgias, son disciple Polos peine à la tâche. Incapable de se plier au « patient travail du concept », comme le dirait Hegel, il cherche à faire de l’effet et proclame que l’art de Gorgias « est le plus beau de tous » (448c). À quoi Socrate peut répondre ironiquement (448d) que Polos « est très doué pour faire des discours », mais ne sait rien puisqu’il ne peut pas répondre à la question posée. La rhétorique est peut-être le plus beau des arts, mais « personne ne te demandait si l’art de Gorgias était ceci ou cela, mais ce qu’était cet art et quel nom il fallait donner à Gorgias » (448e). Cependant, cette manière de procéder qu’a Polos est, d’une certaine manière, une définition de la rhétorique : « il est évident que Polos, parlant comme il parle, s’est exercé à ce qu’on appelle rhétorique plutôt qu’à discuter. » (448de).
Le rhéteur est donc celui qui sait faire des discours … sans savoir discuter. Ce premier clivage distingue deux usages de la parole : la parole qui éblouit, étourdit ou assomme et la parole qui vise à la connaissance par le dialogue. La parole persuasive, celle qui frappe les sens, opposée à la parole comme moyen d’accéder à une véritable connaissance. C’est précisément pourquoi, quand il intervient pour interroger directement Gorgias, Socrate impose une règle du jeu qui est le contraire de celle de la rhétorique : pas de longues tirades mais seulement des réponses brèves. Gorgias possède l’art de la rhétorique ; il est donc un orateur, un « bon orateur » même, dit Socrate. Mais il ne s’agit plus, quand on s’interroge sur l’essence des choses, de rhétorique mais de dialectique. Il ne s’agit plus de faire croire, mais d’instruire.
On pourrait croire que Polos, jeune homme, élève encore de Gorgias, répond ainsi parce qu’il manque de savoir ou d’expérience. Mais ce n’est pas la raison. Un peu plus loin, dans son dialogue avec Socrate, Gorgias tombe dans le même travers. Au lieu de dire quel est l’objet de la rhétorique, Gorgias affirme qu’il s’agit des « plus importantes des choses humaines » et des « meilleures » (451d). Mais évidemment chaque « technicien » peut prétendre s’occuper des plus belles choses humaines.

L’objet de la rhétorique

Instruire, c’est déterminer le « ce que c’est que » de chaque chose. À la méthode rhétorique qui consiste à qualifier (le plus beau des arts !), Platon oppose la méthode qui recherche l’essence. Définir la rhétorique, c’est définir son objet. Socrate commence par des analogies qui permettent de faire comprendre ce dont il s’agit et qui jouent un rôle central dans presque tous les dialogues. Le tisserand, le médecin, l’architecte, le musicien, le cordonnier : voilà les personnages qui sont régulièrement convoqués pour fournir les exemples didactiques utiles à l’élucidation des questions les plus abstraites. Ainsi la comparaison entre le politique et le tisserand dans Le politique. Calliclès d’ailleurs en est excédé : « Ah, oui, vraiment, par les dieux, tu ne parles jamais que de cordonniers, de cardeurs, de bouchers et de médecins, tu ne pourras donc jamais t’en empêcher. Comme si c’était de gens-là que nous discutions ! » (491a)
Cette manière de procéder n’est pas sans poser des questions difficiles. Jusqu’où l’analogie aide-t-elle à penser ? Il y a là quelque chose qui devrait être interrogé. En deuxième lieu, la démarche socratique repose sur la comparaison avec des activités qui se pensent sur le mode du « faire » ou du « fabriquer », c'est-à-dire des activités qui s’éteignent dans un produit qui peut exister par lui-même – la chaussure existe même quand le cordonnier a fini d’agir et la santé recouvrée par le malade suppose précisément que l’action du médecin vient de s’éteindre. Peut-on comparer ce genre d’activités avec les interactions langagières qui constituent la politique, l’éducation, etc. On verra comment le Gorgias donne une réponse positive à cette question (cf. 503e-504e) en définissant la politique comme l’art de mettre de l’ordre dans ce qui est informe exactement de la même manière que l’artisan met de l’ordre dans une matière informe.
Donc, de même que le tissage a pour objet la fabrication des vêtements, l’objet de la rhétorique est défini comme l’art de produire des discours. Mais cette première définition est insuffisante, car elle ne dit pas de quel genre de discours il s’agit. On avait déjà la comparaison de la rhétorique et de la médecine. Gorgias présentait lui-même son enseignement ainsi : la rhétorique est à l’âme ce que la médecine est au corps.
Mais si la médecine est l’art des discours sur la santé, puisque la rhétorique est l’art du discours, pourquoi n’appelle-t-on pas la médecine rhétorique ? Si on suit la première définition de Gorgias, il faudrait appeler tous les arts « rhétorique ». Gorgias propose une définition : il ne s’agit pas d’un discours sur les activités manuelles, mais bien d’une science. La médecine ou la gymnastique produisent bien des discours sur la santé du corps, mais le discours y doit être suivi d’une activité manuelle. La rhétorique au contraire a pour objet la production du discours lui-même, « le discours est seul instrument » (450b), alors que le discours médical a aussi besoin du bistouri.

La méthode dichotomique : premières divisions

Socrate entreprend (449e-455a) de chercher de quelle sorte est cette « science » de Gorgias par une méthode qu’on retrouve aussi dans le Sophiste et dans le Politique, la méthode dichotomique. Il s’agit dans ces deux œuvres de définir une notion par une méthode de division successive ; elle est une méthode de recherche. Dans le Gorgias les choses sont un peu différentes. La méthode est plus polémique, puisqu’elle montrera précisément que la rhétorique est introuvable.
  • On cherche ce qu’est la rhétorique comme genre de science (puisqu’elle s’affirme une science ;
  • la recherche n’aboutit pas ;
  • c’est donc qu’on ne devait pas rechercher la rhétorique dans la catégorie « science ».
  • Donc le terme de « science » revendiqué par Gorgias est usurpé.
Voyons la démarche de plus près.
Les affirmations de Gorgias peuvent être résumées ainsi : 1/ La rhétorique a pour objet les discours ; 2/ Gorgias rend ses disciples capables de parler ; 3/ et de penser. C’est donc bien un savoir qui vise la pensée et non une action particulière sur le monde extérieur.
Gorgias divise donc les arts en deux parties : 1/ la médecine, comme la gymnastique, passe par l’activité manuelle ; 2/ la rhétorique ne s’occupe que des discours. Son objet est le « logos » lui-même. Elle fait partie de ces arts qui « s’accomplissent intégralement par la parole, et qui, on peut le dire, n’ont pas besoin ou bien fort peu, d’action concrète. » (450d)
Donc dans tous les autres arts, l’essentiel du savoir se réduit à la « praxis », c'est-à-dire à l’action, le discours n’y étant que préliminaire, préalable, il indique ce qu’il faut faire, mais il ne fait rien par lui-même, alors que dans la rhétorique, c’est le « logos » qui est lui-même la praxis.
Mais il y a plusieurs arts qui n’ont besoin que de fort peu d’action concrète, plusieurs arts dont l’exercice réside dans le discours. Ainsi, les mathématiques sont aussi un art du « logos » ; il faudrait donc dire que l’arithmétique est de la rhétorique ? Gorgias doit convenir qu’il n’en est rien. Parmi les techniques du « logos », on doit distinguer les discours du genre de l’arithmétique (ou plus généralement les mathématiques) et les autres. Il faut donc se demander à propos de quel genre de discours s’exerce la rhétorique. Il ne s’agit pas d’un discours exposant un savoir scientifique, mais un discours qui vise à convaincre ou à persuader. « La rhétorique produit la conviction » (453a) ou encore, pour reprendre la traduction de Croiset, « la rhétorique est une ouvrière de persuasion ».

La définition de la persuasion

L’objet de la rhétorique est donc constitué des discours qui produisent la conviction ou qui visent la persuasion, suivant la façon dont on traduira le verbe grec peithô. En français, il n’est pas toujours facile de distinguer persuader et convaincre. Littré définit convaincre par : « Forcer quelqu'un par des raisons à reconnaître que … ». Au contraire, dans la définition de la persuasion, le rapport à la raison a disparu : « Porter à croire, décider à faire ». Littré cite d’Alembert : « Les anciens ont défini l’éloquence le talent de persuader, et ils ont distingué persuader de convaincre, le premier de ces mots ajoutant à l'autre l'idée d'un sentiment actif excité dans l'âme de l'auditeur et joint à la conviction. »1 La persuasion implique donc un sentiment qui s’ajoute à la conviction rationnelle.
Il faut noter que Gorgias donne déjà quelques caractéristiques de ce pouvoir de persuader :
  • Il procure aux hommes la liberté ;
  • Il leur procure aussi le pouvoir de dominer les autres : ce pouvoir de la rhétorique est « principe du commandement ».
  • Il peut faire des autres spécialistes des esclaves !
Mais ce qu’est la persuasion n’est pas clair du tout ! N’y a-t-il pas d’autres arts qui produisent de la persuasion (par exemple celui de l’enseignant) ? Il faut donc trouver de quoi la rhétorique persuade ou convainc. En effet, dans les autres arts, on obtient aussi cet effet de persuasion. Par exemple, celui qui enseigne l’arithmétique produit par son enseignement la persuasion concernant les nombres. Mais dans ce cas, la persuasion en quelque sorte s’ajoute à l’enseignement, en tout cas, elle en découle. L’arithmétique n’est pas une technique de la persuasion, même si on est persuadé à l’écoute d’une belle démonstration.
Ensuite, il existe une différence importante entre ces divers arts de persuasion : le rhéteur – l’avocat au tribunal par exemple – persuade ses auditeurs de croire quelque chose, par exemple que l’accusé est innocent ou coupable. Mais que l’accusé soir innocent, cela peut être vrai ou faux. En revanche, le professeur de mathématiques qui a « persuadé » ses élèves de la validité du théorème de Pythagore leur a transmis un savoir vrai, indubitablement vrai.
Il faut donc séparer la conviction obtenue par les arts didactiques de la persuasion à laquelle conduit la rhétorique. Gorgias donc admettre une nouvelle réduction de la rhétorique : elle est l’art de la persuasion en ce qui concerne le juste et l’injuste. La rhétorique, prétendait Gorgias (451d) s’occupe des « plus importantes des choses humaines » et surtout des « meilleures ».
La restriction de la rhétorique est maintenant presque achevée. Au lieu d’un art universel, on a un art qui concerne la justice et il faudra bien qu’on rende compte de ce que c’est que la justice et de ce que c’est que le Bien – tout le plan du dialogue se tire de ce passage. Par conséquent on peut penser que le propos réel du dialogue, ce n’est pas la rhétorique mais la justice et si les rhéteurs doivent être critiqués c’est uniquement sur ce terrain-là.
La définition de la rhétorique, à ce stade, reste cependant une définition formelle. On ne sait pas à quel genre elle appartient. Est-elle un savoir rationnel, une technique (une technè) ou un simple savoir-faire empirique ? On ne connaît ni sa puissance, ni sa valeur. C’est ce qu’il nous faut déterminer maintenant.

La « puissance démonique » de la rhétorique

Étendue de la rhétorique

La rhétorique est donc une « ouvrière de persuasion », elle produit de la conviction. Cette première définition est cependant encore imprécise. Socrate dit « je n’arrive pas encore à m’y retrouver moi-même ». Une chose est certaine, la rhétorique est une technè beaucoup plus restreinte quant à son objet que ce qu’elle annonçait. Mais n’est pas encore en cause l’idée qu’elle est une « technè ». Gorgias affirme qu’il s’agit d’une technè qui s’occupe des affaires humaines et spécialement de celles où il est question de justice et d’injustice.
Quand on a besoin de prendre une décision, il faut bien consulter un expert, celui qui possède la « sophia » dans le domaine considéré (la guerre, la construction des navires, etc.), on pourrait presque dire un « sophiste en bateaux ». Si la rhétorique est une technè, on doit consulter le rhéteur en quelque matière pour lui demander son avis. Par exemple, le rhéteur devrait pouvoir être un expert en matière de justice et d’injustice.
Or, ce n’est pas cette voie qu’emprunte Gorgias. Il répond à Socrate en montrant la puissance de la rhétorique, une puissance quasi divine, celle du « démon » – un terme qui ne doit pas ici être entendu dans le sens théologique chrétien, mais dans le sens grec de demi-dieu ou de puissance intermédiaire entre les dieux et les hommes. Il y a aussi dans cette expression un effet ironique : Socrate avait l’habitude d’invoquer son « démon intérieur », cette voix qui le guidait. Gorgias a l’air de dire à Socrate que le rhéteur possède lui aussi cette puissance du démon intérieur.
En quoi cette puissance de la rhétorique est-elle quasi-divine ? L’architecte ne décide pas, il n’est qu’un expert donnant un avis, alors que le rhéteur peut, en tout domaine l’emporter grâce à son pouvoir de persuasion. Et cela elle le peut en tout domaine :
  • elle rassemble pour ainsi dire sous sa tutelle toutes les puissances : « elle contient pour ainsi dire toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle » (456a).
  • elle est plus puissante que la médecine puisqu’elle peut persuader le malade de prendre la médication que lui prescrit le médecin.
  • l’orateur parle de manière plus persuasive que n’importe quel homme de métier.
Autrement dit, le rhéteur peut parler de façon convaincante des choses dont il n’est pas spécialiste. Si son pouvoir de persuasion est supérieur à au pouvoir de persuasion de celui qui s’y connaît, cela signifie que l’efficacité du discours est sans rapport avec la validité du savoir. Mais le pouvoir de la rhétorique sur les esprits est un pouvoir sur les individus. Il est un pouvoir politique, ainsi que le dit Polos (466c) : « les orateurs ne sont-ils pas comme des tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n’exilent-ils pas de la cité qui leur plait, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ? »

La rhétorique comme art de combat

Gorgias doit maintenant se protéger contre les conséquences dévastatrices de sa propre position : si la rhétorique peut tout, elle peut persuader que le juste est juste mais aussi bien que l’injuste est juste et le juste injuste ! Comment peut-elle prétendre avoir pour objet le juste et l’injuste ? De même que le spécialiste en sport de combat n’est pas obligé d’user de son habileté pour frapper son père, de même le rhéteur n’est pas nécessairement conduit à faire un mauvais usage de son art. (456d/e) La comparaison de l’art des disputeurs aux sports de combat est le point de départ de l’Euthydème : Euthydème et Dyonisodore sont comparés à des célèbres pancracistes2 de l’époque, car ils sont bons à tous les combats. Ils sont « devenus habiles à faire de l’escrime avec pour arme des paroles, à réfuter chaque fois ce que l’on dit pareillement quand cela est faux comme quand cela est vrai ! » (271ab)
Mais cet argument affaiblit encore la position de Gorgias. Si on peut faire un usage juste aussi bien qu’un usage injuste de la rhétorique, mais qu’il faut néanmoins s’efforcer d’en faire un usage juste, c’est que la rhétorique ne dit rien du juste et de l’injuste et qu’elle est donc soumise à un autre savoir, celui du juste et de l’injuste. La rhétorique présuppose donc ce qu’elle est censée produire.
Donc la rhétorique n’est le savoir de rien du tout.

Nouvelles considérations sur la technique

Si la rhétorique n’est pas un savoir, peut-être elle au moins une technique (une technè) appliquant un savoir ? Mais comment caractériser la technè ? On a dit que c’est un genre de savoir ou plutôt de savoir-faire. La distinction savoir/savoir-faire ici n’est pas très importante puisque on appellera également technè un savoir positif, un savoir qui peut être utilisé pour la production et que la distinction principale oppose ce qui procède à partir de règles générales et ce qui procède sans règle, uniquement par l’accumulation, toujours plus ou moins aléatoire, d’expériences pratiques.
Maintenant, ce qui caractérise les technai, les techniques, ce qui les distingue du véritable savoir, c’est qu’elles peuvent produire des résultats opposés. Dans La République, Socrate fait remarquer que le médecin « est le plus capable quand ses amis sont malades de leur faire du bien, et de faire du mal à ses ennemis tant par rapport à la maladie qu’à la santé » (332d). Les techniques sont « neutres », dirions-nous aujourd’hui ; puisque leur valeur c’est l’utile, c’est la finalité qu’on ne leur donne fait sens, mais en elles-mêmes, elles n’ont pas d’autre valeur. Évidemment, on ne peut se passer des technai, mais ils n’ont pas d’autre valeur que celle d’être utile pour autre chose qui éventuellement a de la valeur. Le couteau peut permettre à l’honnête boucher de faire son métier aussi bien qu’à l’assassin de commettre son forfait.
Les technai ne sauraient tirer d’elles-mêmes aucun critère permettant d’apprécier l’utilité. Une technique est utile si elle concourt à permettre un but souhaitable. Remarquons que cette rapport à la technique, celui qui fait que l’outil est à portée de la main mais dirigé toujours par la main est peut-être précisément ce qui est mis en cause par la technique moderne, une technique qui n’est plus de l’ordre de l’ustensile (l’outil) mais au contraire quelque chose qui fixe les finalités et les valeurs de l’action humaine.
Ce qui permet d’apprécier l’utilité d’une technique, c’est la connaissance du bien et du mal. Ainsi, dans Charmide, on peut lire : « Ce qui constitue le bonheur, ce n’est ni un vie savante en général ni toutes les autres sciences, mais une seule, celle qui a pour objet le bien et le mal. En effet, Critias, si tu retranches cette seule science du milieu des autres, le médecin en sera-t-il moins capable de guérir, le corroyeur de faire des chaussures, le tisserand des vêtements, le pilote de prévenir les dangers de la mer ou le général ceux de la guerre ? Mais, mon cher Critias l’exécution des choses ne nous serait plus vraiment bonne et utile si cette science du bien et du mal venait à nous manquer. » (174c-d)
On retrouve un développement de cette idée dans Gorgias (511d-512a). Donc savoir et savoir-faire sont utilisables mais ils ne sont jamais absolument utiles. C’est bien ce que dit, presque malgré lui, Gorgias en montrant que la toute puissance technique de la rhétorique peut aussi bien permettre le triomphe du juste que celui de l’injuste. Voulant que la rhétorique soit la compétence universelle, Gorgias en défend justement un usage déréglé, puisqu’en tant que « technè » elle ne possède pas en elle-même sa propre règle d’usage. Les protestations selon lesquelles il ne faut n’user de la rhétorique qu’en vue de la justice, sont alors de simples pétitions de principes, dépourvues de toute portée tant théorique que pratique.
On peut ainsi se faire une idée plus précise de la hiérarchie des activités humaines selon Platon. La technèest supérieure au savoir-faire empirique, puisqu’elle ne procède pas seulement d’une expérience singulière, mais selon des règles universelles. Cependant, elle est elle-même subordonnée, en tant qu’activité pratique à la puissance de connaître de l’intelligence humaine, à la science qui connaît le bien.

Déconfiture du rhéteur

La dernière phase du dialogue avec Gorgias va conduire au discrédit général de la rhétorique. Il ne restera plus rien des premières définitions de Gorgias.
Voyons comment s’organise l’argumentation.
Le premier moment de l’argumentation est le suivant :
  1. La rhétorique est toute puissante face aux ignorants : comme on vient de le voir, le rhéteur convainc mieux les ignorants que le médecin.
  2. Donc : grâce à la rhétorique, celui qui ne sait pas peut être plus persuasif que celui qui sait.
  3. La rhétorique n’a nul besoin de savoir de quoi il retourne. Un procédé de persuasion lui suffit. Elle est la plus belle des sciences justement parce qu’elle dispense de toute science !
D’où cette affirmation de Gorgias : « Mais la vie n’est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un spécialiste. » (459c) L’affirmation implicite de Gorgias est que la parole a des effets indépendants de la compétence du locuteur, indépendants de la pensée. À condition de ne s’occuper que l’efficacité persuasive, car, évidemment, si le rhéteur convainc mieux le malade d’avaler un poison aggravant son mal que le médecin ne le peut du médicament salvateur, les effets réels seront cependant fort différents.
En matière de justice, donc, le rhéteur enseigne aussi le moyen de persuader sans avoir aucune idée du juste et de l’injuste ni même de l’affaire en question !
Cette conclusion logique des affirmations (1) à (3), Socrate la laisse en suspens ; il donne une échappatoire à Gorgias : « Ou bien tu ne pourras lui enseigner la rhétorique que s’il a d’abord appris à connaître la vérité dans ces questions. » Gorgias s’empresse de saisir la perche et Socrate peut conclure : « Si tu veux faire de quelqu’un un bon orateur , il est nécessaire qu’il ait d’abord appris à connaître ce qui est juste ou injuste ou qu’il l’ait appris de toi. » (460a)
Le deuxième moment va mettre Gorgias en contradiction avec lui même.
  • Celui qui appris un certain art est ce que cet art fait de lui (la médecine fait le médecin).
  • L’orateur qui a appris la justice de son maître est donc juste et ne peut pas agir injustement.
  • Ce qui contredit une des affirmations précédentes qui définissait la rhétorique comme pure technique pouvant servir de manière juste ou de manière injuste.
Donc, « par le Chien », on ne sait plus du tout ce qu’est la rhétorique !
En ce qui concerne la dramaturgie, on remarquera que si Socrate peut aboutir à ce résultat, c’est d’abord parce que Gorgias n’est pas un pur cynique. Gorgias croit en la justice, ou, du moins, en une justice qui soit autre chose de l’intérêt personnel. C’est pourquoi il doit défendre un usage honnête de la rhétorique tout en reconnaissance qu’on en peut faire un mésusage. Donc Gorgias n’assume pas les conséquences ultimes de sa thèse sur la rhétorique. C’est donc qu’il partage avec Socrate un minimum de valeurs qui rendent possible la discussion. On verra qu’il n’en va pas de même avec Calliclès.

La rhétorique prise dans une alternative

Voilà en effet l’alternative devant laquelle nous nous trouvons :
  1. Ou la rhétorique est, à l’égard de son objet propre, dans la même situation d’ignorance qu’à l’égard des objets des autres arts sur lesquels elle l’emporte face au spécialiste. Et alors le pouvoir démonique de la technique de persuasion reste mystérieux ;
  2. Ou elle connaît son objet et alors si elle triomphe dans les autres domaines, c’est que son objet est d’une nature telle qu’il lui assure une supériorité la dispensant de la connaissance de tous les autres objets.
Si on admet (2), alors il ne s’agit plus de technique de la persuasion, mais d’une véritable science des valeurs, c'est-à-dire d’une « épistémè ». Mais tout ce que nous avons vu jusqu’à présent semble bien exclure cette hypothèse. Donc, si c’est le cas,
  1. Elle n’a pas à chercher à faire illusion devant les ignorants ; et
  2. elle se fait reconnaître aussi par les savants en tel ou tel domaine. Par exemple, le médecin reconnaît sa supériorité.
  3. Donc, cela contredit les affirmations de Gorgias en 459…
Il y a deux propositions sous-jacentes au questionnement socratique :
Première proposition : il y un lien indissoluble entre le parler et le penser. Et donc, si on est capable de parler, on est capable de réfléchir sur les sujets dont on est capable de parler. C’est du moins ce qu’affirme Socrate en 449e.
Deuxième proposition : Quand on a appris une chose, on acquiert la qualité que confère la science de cette chose. (460b) : celui qui a appris l’architecture est architecte.
De cela découle le raisonnement suivant :
  1. Tous ceux qui parlent de justice la connaissent (en  de la première proposition).
  2. Tous ceux qui connaissent la justice sont eux-mêmes justes (en  de la deuxième proposition).
  3. Or il y a des orateurs injustes (Gorgias lui-même l’a reconnu en 457c, puisqu’il admet qui puisse arriver « qu’un individu, une fois devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la connaissance de l’art. »
Donc la rhétorique n’est pas le savoir du juste et de l’injuste. Or, c’était là sa place spécifique, telle qu’elle avait été définie dans l’analyse dichotomique. Donc elle n’est pas un savoir du tout.

Théorie de la flatterie

Retour sur la définition de la rhétorique

Socrate va donne une définition de la rhétorique du 462b au 463e.
  1. Ce n’est pas une technè, un art réglé par des principes généraux, mais un certain savoir-faire empirique (empeiria).
  2. C’est un savoir-faire appliqué à la production de l’agrément et du plaisir, c'est-à-dire qui concerne au fond les parties « serviles » de l’âme humaine.
  3. La rhétorique peut être comparée à la cuisine : l’une et l’autre font partie de la « même industrie » ; elles ressortissent au même genre d’activité. Affirmation fort curieuse en première approche mais dans la justification rigoureuse va contrôler les développements ultérieurs.
  4. Cette « industrie » n’est pas belle – en admettant que bon et beau sont à peu près des synonymes.
  5. Socrate la nomme flatterie et elle comprend la cuisine, la toilette (le savoir-faire de la parure), la rhétorique et la sophistique.
  6. La rhétorique est une partie d’une activité qui n’est pas belle : c’est la réponse directe aux affirmations initiales de Gorgias et Polos. Et, par conséquent, est ruinée la prétention, énoncée dès le début du dialogue, selon laquelle la rhétorique est la plus belle des choses.

Construction de la théorie de la flatterie.

Socrate avance une définition : la rhétorique est une caricature de politique. Or ce genre caricature, Socrate l’appelle flatterie. C’est une caricature parce que ses traits extérieurs rappellent l’objet caricaturé mais le principe en est radicalement différent. La définition de la rhétorique va donc être immergée dans une théorie plus vaste. Apparemment, il s’agit d’un détour, mais un détour qui mettre en place un dispositif conceptuel qu’on retrouvera à la fin du dialogue dans la définition de la politique.
Le passage 464a-465e explicite la démarche :
  1. deux propositions évidentes :
    1. il y a un corps et une âme ;
    2. pour l’un et pour l’autre une santé apparente et une santé réelle.
  2. À ces deux entités correspondent deux types de « technè ».
    1. La technè des soins du corps qu’on divise en deux :
      1. Gymnastique
      2. Médecine
    2. La technè des soins de l’âme qui est la politique et se divise elle aussi en deux.
      1. Art judiciaire
      2. Législation
  3. À chacune de ces 4 activités correspondent des formes dégénérées, c'est-à-dire quatre types de flatterie. La flatterie ressemble à la technè en ce qu’elle porte sur des objets identiques mais elle s’en distingue en ce que la technè cherche le bien véritable alors que la flatterie cherche le plaisir. L’opposition entre plaisir et bien véritable sera éclaircie plus loin.

 
On peut résumer tout cela en un tableau.

Corps
Âme
Santé réelle
(1) Gymnastique
(2)
Médecine
(3) Législation
(4)
Art judiciaire
Santé apparente
(1’)
Parure
(2’)
Cuisine
(3’) Sophistique
(4’) Rhétorique

 

On notera qu’il ne s’agit pas d’une simple analogie, au sens d’un moyen d’exposition mais bien d’un dispositif conceptuel qui découle de la séparation de l’âme et du corps. On vérifiera qu’il y a des rapports de proportionnalité stricts. La gymnastique (qui vise à former des corps en bonne santé) est à la médecine (qui soigne les corps atteints par les maux) exactement ce que la législation (qui produit un corps politique harmonieux) est à l’art judiciaire, qui corrige les fautes commises contre la loi. La parure flatte le regard même si le corps paré n’est pas harmonieux, de la même manière que la cuisine flatte le palais même si elle contrevient au régime nécessaire au malade. Sophistique et rhétorique sont construites théoriquement par ce rapport. Si la législation est à l’âme ce que la gymnastique est au corps, la sophistique est donc une flatterie de législation.
Cette méthode de construction rappelle celle qui est employée dans la République. Socrate divise les domaines de la connaissance entre deux : d’un côté le monde visible, de l’autre, le monde intelligible. Le monde visible est l’objet de l’opinion, le monde intelligible, celui de la science (ou du savoir rationnel). Le monde visible est composé d’un côté des choses sensibles, les choses de notre monde, et d’autre part les images et reflets de ces choses. Le monde intelligible se divise lui aussi en deux parties : d’une part, tout ce en quoi l’âme procède à partir d’images, comme dans la géométrie, et d’autre part ce en quoi elle procède sans image.
On obtient le tableau suivant :
Monde visible (Opinion)
Monde intelligible (Science)
Ombres, reflets
Animaux, objets fabriqués
Objets mathématiques
Idées
Illusion
Croyance
Connaissance discursive
Dialectique (ou noèse)
A
B
C
D E
Les objets mathématiques sont aux idées ce que les ombres et reflets sont aux choses du monde visible. Si on rapporte ce tableau à une ligne, on obtient que AC/CE = AB/BC = CD/DE et que AB/CD = BC/DE.
Ces procédés de raisonnement philosophique n’utilisent pas seulement les mathématiques et les modèles des tableaux de proportion par un souci didactique. Influencé par les pythagoriciens, Platon donne une place essentielle à l’étude des proportions. C’est par ce moyen qu’il démontre dans le Timée pourquoi il y a doit y avoir nécessairement quatre éléments, feu, air, eau et terre dont les rapports sont :
S’il n’y avait que trois éléments, l’univers serait plan et non tridimensionnel, affirme-t-il. Nous laisserons ici ce développement qui dépasse notre propos. Il suffit de comprendre en quoi cette méthode des proportions est une véritable méthode de connaissance rationnelle. En outre, comme chez Platon, on ne peut distinguer le vrai du bien, il en découle que le bien réside dans le respect de l’ordre géométrique, c'est-à-dire de la proportion. Toute la théorie de la justice exposée dans la République peut se résumer à ce précepte. Et on verra qu’il n’en va pas différemment dans le Gorgias.

Comment la flatterie est-elle possible ?

Pour comprendre maintenant comment la flatterie est possible, il faut revenir à l’étude des relations entre l’âme et le corps. Au 465d, il est clairement affirmé que l’âme dirige le corps ; elle peut faire le départ entre ce qui est bien et ce qui n’a que l’apparence du bien (l’intellection, c’est cela, séparer l’essence des apparences trompeuses) alors que le corps purement sensitif (sensuel !) confond le bien apparent, ce qui le flatte, et le bien réel (qui n’est pas flatteur et peut même être rude, comme dans le cas du médicament … ou de l’entraînement auprès du maître de gymnastique !)
Conclusion : comme la cuisine, la rhétorique n’est pas une technè mais un savoir empirique qui se donne seulement les apparences d’une technè. On remarque que la réponse s’adresse plus à Gorgias qu’à Polos. Gorgias avait comparé la rhétorique à la médecine, Socrate lui répond qu’elle doit l’être à la cuisine !
Il y a tout de même quelque chose qui mérite discussion dans ce passage. Que la cuisine et la toilette puissent être considérées comme des « flatteries » est assez problématique. Il s’agit bien d’activités humaines indispensables. L’argumentation de Platon peut se comprendre ainsi :
  • naturellement nous « croyons » que ces deux activités résument tout l’art des soins du corps ;
  • avec l’exercice de la raison, nous apprenons que ce qui seuls peuvent en fournir la règle (et non plus le simple savoir faire empirique), ce sont les véritables technè que sont la médecine et la gymnastique.
  • La cuisine et la toilette doivent donc être subordonnées comme le corps et soumis à l’âme. L’erreur n’est donc de faire de la cuisine ou de s’enduire le corps de parfums mais de ne pas soumettre ce genre de pratiques aux préceptes définis par les véritables technè. Une cuisine agréable peut être mauvaise pour la santé. Il faut donc une diététique !
Il reste que la question est plus compliquée qu’elle n’en a l’air. Si la cuisine n’est qu’un savoir faire empirique qui doit être guidé par un vrai savoir, peut-on en déduire qu’il y a une rhétorique qui serait acceptable si elle était guidée par une véritable science du juste ? Et une sophistique guidée par la science de la législation. À l’évidence il y a quelque chose qui pose problème dans l’analogie de Platon et dans sa théorie de la flatterie.

Hiérarchies

Ce passage est emblématique de la conception hiérarchique de Platon. Dans le navire, dit-il au livre I de la République, le vrai pilote est celui qui commande, pas celui qui est à la manœuvre. En l’homme, il en va de même : le vrai pilote doit être l’âme et non le corps. Dans la République encore, l’apologue de l’équipage mutiné dit le même chose : les marins se sont débarrassés du pilote, c'est-à-dire de celui qui sait lire les étoiles et suivent désormais leur caprice et leurs appétits sensuels (Livre VI – 488a-489a). L’âme comme la cité sont organisées hiérarchiquement. Dans un premier temps, le livre IV de la République expose les deux principes fondamentaux qui dirigent l’âme : « l’un, celui par lequel l’âme raisonne, nous le nommons le principe rationnel de l’âme ; l’autre, celui par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l’excite de tous les désirs, celui-là nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui qui accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs. » (439d)
À ces deux principes fondamentaux, on doit ajouter un troisième, celui de « l’ardeur  ». Par sa spontanéité – par exemple, je me mets en colère lorsque je suis victime de l’injustice, je me méprise lorsque j’ai commis de mauvaises actions, etc. – ce principe s’apparente au principe désirant. Mais en fait, il semble « être un auxiliaire du principe rationnel, à moins qu’il n’ait été corrompu par une mauvaise formation » (441a). À chacune de ces trois espèces de principes animiques correspondent des classes de la cité, la classe de ceux qui possèdent la science et qui doit diriger, la classe de ceux qu’animent d’abord l’ardeur et qui sont les auxiliaires des premiers et enfin la classe servile qui s’occupe de la nourriture et des soins du corps. Un homme modéré (tempérant dit-on dans Gorgias) est celui chez qui règnent « concorde » et « amitié » entre les trois principes de l’âme, « lorsque le principe qui dirige et ceux qui sont dirigés s’accordent pour reconnaître que le principe rationnel doit commander et que les principes dirigés n’entrent pas en conflit avec lui » (442d). Et de la même manière la cité juste est celle dans laquelle règne l’harmonie entre les trois classes, les classes qui doivent être dirigées s’accordant pour reconnaître la direction de ceux qui possèdent le savoir du gouvernement juste.

Poésie et rhétorique

De 501d à 502d Socrate exhibe un nouveau genre de flatterie : tout ce qui a trait à l’art, au sens moderne du terme : il s’agit d’un ensemble d’activité faites pour le public et qui visent le plaisir. Le sculpteur cherche le plaisir des yeux, le musicien cherche le plaisir de l’ouïe. Le joueur de flûte « ne recherche que notre plaisir sans se soucier de rien d’autre » (501e). Il en va de même pour la poésie dithyrambique. Même la tragédie « veut faire plaisir aux spectateurs ». Le poète cherche aussi le plaisir de l’âme et non la rectitude des mots. La critique des poètes, à peine esquissée ici, est largement développée dans la République (cf. Livre III). Les poètes, Homère en premier lieu, sont accusés de mentir. Or l’usage du mensonge, s’il n’est pas absolument prohibé, doit être réservé « aux gouvernants de l’État (…) en vue de tromper soit les ennemis soit leurs concitoyens dans l’intérêt de l’État » (389b). Le mensonge peut être un remède, mais seuls les médecins en peuvent user.
La poésie est faite de mots et elle est donc une sorte de rhétorique faite plaire à un peuple composé « à la fois d’enfants, de femmes et d’hommes, d’esclaves et d’hommes libres ». C’est donc une sorte de démagogie, ce genre de rhétorique que « nous n’admirons pas vraiment » (502d), ainsi le dit Socrate qui se place sur terrain du mépris aristocratique de Calliclès pour le « peuple ». La poésie est ainsi, elle aussi, une certaine forme de flatterie. Or la rhétorique est aussi faite de mots destinés non pas à rendre meilleurs les citoyens mais à plaire aux peuples, qu’on traite « comme on traite des enfants, en essayant seulement de leur faire plaisir » (502e).
La condamnation de la poésie n’est pas toujours aussi sévère dans toute l’œuvre de Platon, mais elle est une constante. Ainsi, dans L’apologie de Socrate, Socrate essaie de définir quelle est son activité propre – la philosophie – et pour cela enquête pour déterminer en quoi consiste le savoir des politiques, des poètes, etc. En ce qui concerne ces derniers, Socrate ne peut que constater « que ce n’était pas en d’une sagesse qu’ils composent ce qu’ils composent, mais en  de quelque instinct et lorsqu’ils sont possédés d’un Dieu, à la façon de ceux qui font des prophéties ou de ceux qui rendent des oracles ; car ce sont là des gens qui disent beaucoup de belles choses, mais qui n’ont aucune connaissance précise sur les choses qu’ils disent » (22c). Dire des belles choses – c'est-à-dire des choses qui plaisent – mais sans aucune connaissance précise : c’est exactement la définition de la rhétorique dont Gorgias finit pas accoucher dans la première partie du dialogue.
La théorie de la flatterie dépasse donc beaucoup la question de la rhétorique. Le mot même de flatterie peut être trompeur. Ce qui est visé ce sont tous les savoir-faire empiriques qui ne valent que par leur utilité immédiate mesurée en termes de plaisir. Ces savoir-faire ne sont pas de véritables techniques, puisqu’ils sont sans principes et expriment seulement une accumulation sans ordre d’expérience dont la sensibilité est le critère ultime. Le genre d’activité que recouvre le terme de flatterie n’est évidemment pas condamnable en bloc : on peut sans doute se passer de rhéteur, mais plus difficile de cuisinier ! Mais ce sont les activités propres à la classe servile, à celle dont l’âme est gouvernée par le principe désirant et non l’intellect.

Rhétorique et philosophie

Une des lignes directrices du Gorgias est l’opposition, soulignée à de nombreuses reprises entre la vie du rhéteur et celui du philosophe. Cela peut prendre la forme d’une simple remarque ironique, en presque passant. Par exemple, l’intervention de Socrate en 454b/c : il faut mener la discussion jusqu’au bout parce qu’il ne s’agit pas de parler pour ne rien dire. La philosophie est une chose sérieuse – sous-entendu, elle n’a rien à voir avec la rhétorique. Inversement, quand Polos ou Gorgias affirment que la rhétorique est « la plus belle des sciences », c’est en creux la question de la place de la philosophie qui est posée, car la plus belle des sciences, c’est bien sûr celle à laquelle s’adonne Socrate.

Distinction croire/savoir

L’opposition de la rhétorique et de la philosophie concerne d’abord le rapport au savoir, la question de la vérité, mais c’est bien une question de genre de vie qui est l’essentiel.
Socrate introduit en 454c la distinction entre croire et savoir. Cette distinction est simple : il peut y avoir des croyances fausses mais pas de savoir faux. Si je crois que « p », je tiens « p » pour vrai mais j’admets en même temps qu’il en pourrait être autrement. Si je sais que « p », cela revient à affirmer catégoriquement « p » est vrai. Cette distinction de la croyance et du savoir est au centre du VI de la République. Elle est reprise dans le Théétète. Le Théétète ne donne pas une définition du savoir, mais montre que toutes les définitions du savoir par la croyance conduisent à une impasse.
Si la croyance peut être controuvée, si elle peut être vrai ou fausse, cela ne tient pas au tant au fait qu’elle est mode de connaissance imparfait qu’aux objets même de la croyance. La croyance porte sur les paroles et sur les apparences sensibles. Mais paroles et apparences sensibles sont la même chose. La parole en effet est considérée par non dans son rapport avec l’être mais comme ce qui frappe les oreilles et éveille les sentiments. Paroles et apparences sensibles sont des signes équivoques des choses et nullement les choses elles-mêmes, dans leur réalité éternelle. Les réalités sensibles sont changeantes et pour cette raison rien d’absolument certain ne peut être prédiqué à leur sujet. L’eau est liquide, mais s’il fait froid, elle devient solide. Que peut-on dire de l’eau ? Qu’elle est liquide ou qu’elle est solide ?
Il n’en va pas mieux avec les paroles. Elles peuvent très bien rapporter ces réalités changeantes et donc n’avoir pas plus de valeur de vérité que les impressions. Mais elles peuvent aussi donner lieu aux malentendus. Comme les mots sont souvent équivoques, l’un emploie un mot dans un sens et l’autre dans un sens différent. Enfin ils se font les véhicules des croyances non vérifiées. Archélaos le tyran est heureux : voilà ce qui semble au premier abord puisqu’il a tous les pouvoirs et c’est ce que rapporte la rumeur. Mais qu’il soit heureux, Socrate affirme qu’on n’en peut rien savoir tant qu’on ne sait pas comment il est moralement, quel est son sens de la justice (470de).
Face aux opinions, face aux apparences, il doit exister un savoir réel, un savoir irréfutable et dont la validité est éternelle. Si on sait qu’Archélaos a commis les pires crimes pour arriver au pouvoir, inutile de se fier à l’apparence du pouvoir triomphant, inutile de s’en tenir aux racontars : il n’y a pas de vie bonne possible pour celui qui vit dans l’injustice. Cette dernière affirmation n’est pas une croyance, une opinion, une connaissance par ouï-dire, mais bien une vérité irréfutable parce qu’elle découlera de l’analyse conceptuelle de la vie heureuse. C’est pourquoi, au cours de ce dialogue avec Polos, Socrate affirme que sa position est irréfutable, puisque « on ne réfute jamais la vérité » (473b). Cela peut nous sembler une prétention exorbitante, mais il n’en est rien. Cette affirmation – qui n’empêchera pas Socrate de discuter avec Polos – découle du refus de la rhétorique et de la sophistique. Les sophistes prétendent que tout argument peut être réfutable. Puisqu’il n’y a que des opinions, relatives à chaque individu, puisqu’il n’y a que des croyances, toutes peuvent être réfutées et ces réfutations réfutées à leur tour. La connaissance philosophique doit sortir de cette indétermination où nous précipite la sophistique.
L’exigence ici encore n’est pas pure une exigence de la logique. Si on est sous le règne de l’opinion et que toute opinion est réfutable, le gouvernement de la Cité est soumis aux caprices de l’opinion changeante, aux surenchères des beaux parleurs, au suivisme moutonnier de celui qui est de l’avis du dernier qui a parlé. Et progressivement, la vie politique sombre dans le chaos, la guerre civile qui laissera bientôt la place au pire des régimes, la tyrannie.
Ainsi la distinction croyance/savoir a-t-elle non seulement une valeur gnoséologique mais aussi et peut-être surtout une valeur éminemment politique.

Faire croire et instruire

Il y a pourtant un point commun entre croyance et savoir, c’est que « ceux qui savent sont convaincus et que ceux qui croient le sont aussi » (454de). Il y a donc un genre de conviction qui est propre au savoir et un genre de conviction propre à la croyance. D’où la nouvelle question : de quoi la rhétorique est l’art de persuader ? Persuader d’un savoir ou persuader d’une croyance ? Gorgias doit maintenant concéder que la rhétorique est un art de faire croire qui concerne le juste et l’injuste.
Ici l’opposition fondamentale croire/savoir se redouble de l’opposition faire croire/instruire. La rhétorique fait croire mais n’instruit pas. De toutes façons, l’orateur dans les tribunaux ou les assemblées populaires ne peut que persuader et non instruire. (455a) D’une part parce que c’est sa fonction : l’avocat n’est pas là pour faire surgir la vérité mais pour obtenir l'acquittement de son client. D’autre part, parce que, devant un tribunal, le rhéteur « ne pourrait pas dans le peu de temps qu’il a, informer une pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales. » (455a) La vérité a besoin du temps du dialogue et du petit nombre (condition même du dialogue) alors que la rhétorique est pressée et s’adresse aux foules. Les foules, en vérité, ne peuvent pas être informées mais seulement flattées !
Pourquoi la rhétorique ne peut trancher elle-même du juste et de l’injuste ? Socrate en donne l’explication : parce qu’elle permet et vise d’abord à s’assurer le dessus sur les autres – ainsi que Gorgias l’a dit – et donc l’objet de la discussion n’a finalement plus d’importance.
Il y a en 457e-458a tout un passage qu’il faut lire attentivement. Socrate ne veut pas avoir le dessus et tomber à son tour dans la rhétorique. Il affirme même qu’il est de ceux qui aiment être réfutés, « quand ce que je dis est faux ». Et nous avons cette formule : « j’estime qu’y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du plus pire des maux fait plus de bien qu’en délivrer autrui » (458a) une formule qui constituera, reprise sous une autre forme dans la discussion sur la justice avec Calliclès. Le « pire des maux », c’est l’erreur. La méchanceté découle de l’erreur ; celui qui connaît le vrai ne peut vouloir le mal. Et « aucun mal n’est plus grave pour l’homme que de se faire une idée fausse des questions dont nous parlons maintenant » (458b).
Nous avons maintenant une nouvelle formulation de l’opposition entre instruire et faire croire. Celui qui veut faire croire, celui dont le métier est de faire croire n’a nul besoin d’être instruit, puisqu’il n’a pas pour but et ne peut pas dans l’exercice même de son discours instruire les autres. Inversement, celui qui veut instruire les autres a pour premier souci de s’instruire lui-même. Comme il ne veut pas faire semblant de savoir, il doit reconnaître en premier lieu son ignorance. C’est pour ces mêmes raisons que le rhéteur ne brille jamais autant que devant un public d’ignorants ; si le public s’instruisait, il verrait bien que l’orateur ne connaît rien à son sujet. L’orateur est débarrassé du risque et du besoin d’être instruit ; ainsi que le dit Gorgias, « la vie n’est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un spécialiste ! » (459c)

Les conditions de la communication

Le régime de la croyance doit être réfuté pour une autre raison encore. Si l’essentiel réside dans la croyance, la communication entre les hommes devient impossible. Au-delà des croyances individuelles, il existe nécessairement une vérité objective. En effet, « si les sentiments humains n’avaient rien de commun entre eux, s’ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître à son voisin ce qu’on ressent. » (481cd) Admettre qu’il y a des vérités communes possibles est la première condition d’une véritable communication – par opposition a cette prise de pouvoir, cette domination que la rhétorique établit entre celui qui parle et celui qui écoute.
La deuxième condition est donnée par le dialogue philosophique lui-même. Le rhéteur doit chercher à plaire au démos – voir les plaisanteries de Socrate sur les deux amants de Calliclès, le peuple d’Athènes (démos) et Démos, le fils de Pyrilampe, tous les deux aussi inconstants. Cette nécessité de plaire entraîne celui qui parle à se contredire. Au contraire, celui qui aime la philosophie, comme Socrate, n’est pas dans la même obligation de changer d’avis sans cesse, car la philosophie « est beaucoup moins inconstante » que l’autre amour de Socrate, le bel Alcibiade (481de).
La troisième condition renvoie aux finalités de la parole. La dialectique philosophique est orientée vers la vérité, alors que rhéteur pratique la parole comme un combat : c’est l’éristique où le dialogue ne vise à qu’à terrasser l’adversaire par divers procédés.

Vie philosophique et vie rhétorique

Ce sont finalement deux genres de vie, et deux types de relations sociales qui s’opposent. Ceux qui sont formés à la rhétorique sont formés aux longs discours mais non au dialogue qui permet de s’instruire. Ainsi Socrate s’adresse à Polos : « tu m’as donné l’impression d’avoir au une bonne formation rhétorique ; mais je crois aussi que tu n’es pas assez entraîné à discuter » (471d). Alors qu’on voit Gorgias soucieux de l’assistance (458ce), Socrate n’a pour seul souci que la vérité. Les élèves de Gorgias sont pressés alors que Socrate dispose du loisir.
C’est, presque seulement suggéré, l’opposition qu’on trouve dans le Théétète. (172d/173a)
Socrate oppose l’esclavage rhétorique à la liberté du dialogue philosophique (cf. annexe I). Le revers, c’est la maladresse du philosophe pour les choses de la terre. Le réaliste : C’est celui qui est toujours « dans une perpétuelle urgence », par opposition à celui qui a du loisir, « nous », dit Socrate. C’est la critique de l’homme pragmatique. L’idéaliste : C’est le philosophe. Est-ce que toute philosophie est idéaliste ? L’enjeu de cette opposition est exposé. La philosophie doit conduire à une vie vraiment heureuse (176a). On remarque qu’elle n’est pas « pratique » (pour la pratique, le philosophe est dans la « nullité ». Il s’agit de se faire « juste et pieux » en fuyant la nature mortelle autour de laquelle rode le mal. Dans le Gorgiasla maladresse du philosophe est encore soulignée : « Polos, je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la Cité. L’année dernière, quand j’ai été tiré au sort pour siéger à l’Assemblée et quand ce fut à ma tribu d’exercer la prytanie, j’ai dû faire voter les citoyens et tout le monde a ri, parce que je ne savais pas comment mener une procédure de vote. » (473e-474a)
On est ramené ainsi à la question essentielle : quel doit être notre genre de vie ? Vie philosophique ou vie rhétorique ? Le dernier et le plus coriace des adversaires de Socrate va porter le fer sur cette question. Il dénonce l’éducation comme un moyen pour briser le courage naturel des jeunes gens, « dompter les lions », comme des « formules magiques » qui en font des « esclaves » (483e). La philosophie est une chose charmante, dit Calliclès, mais seulement quand on est jeune mais « c’est une ruine pour l’homme » (484c).

la légitimité de la rhétorique : Aristote

Sur l’appréciation de la rhétorique, comme sur de nombreuses autres questions, la rupture d’Aristote avec son maître Platon est patente. Alors que pour Platon il y a une opposition frontale entre la rhétorique et la dialectique, Aristote affirme au contraire que « la rhétorique se rattache à la dialectique » (1354a). L’une et l’autre peuvent être pratiquées par tout le monde, mais soit avec ordre soit sans ordre. La critique d’Aristote s’adresse à ceux qui font de la rhétorique une technique des effets en faisant appel aux passions, alors que le cœur même de la rhétorique, c’est la preuve. La différence essentielle tient en ceci : dans la rhétorique, le corps de la preuve est l’enthymème, c'est-à-dire un syllogisme réduit à deux propositions, dont la première est appelée antécédent, et la seconde conséquent ; alors que la syllogisme complet – avec deux prémisses et une conclusion – est le corps même de la démonstration dialectique. Si parfois, on peut sous-entendre l'une des deux prémisses, lorsqu'elle est évidente, alors le syllogisme devient un enthymème, qui apparaît comme syllogisme abrégé. Mais plus généralement, l’enthymème n’est bien qu’un syllogisme incomplet.
La rhétorique s’impose donc dans tous les domaines où nous ne pouvons disposons disposer de raisonnements certains mais seulement d’argumentations en faveur de thèses probables. Si les méthodes de la persuasion qui font appel aux sentiments, si les procédés des démagogues sont évidemment condamnables, il y a cependant une rhétorique légitime, celle qui fait appel au jugement bien pesé des auditeurs.
La différence d’appréciation concernant la rhétorique traduit une divergence au sujet de la démocratie. Tout comme Platon, Aristote connaît bien les défauts de la démocratie, mais, tout comptes faits, c’est pourtant le gouvernement du grand nombre de la classe moyenne qui se révèlera le moins mauvais des gouvernements. Par conséquent, si le gouvernement modéré du grand nombre est souhaitable, les moyens de ce gouvernement, c'est-à-dire l’art oratoire sont donc souhaitables eux aussi. Nous avons ainsi une nouvelle preuve, a contrario cette fois, du caractère politiquement stratégique de la discussion menée par Platon sur la rhétorique.

Socrate sophiste ?

Une question reste en suspens. Socrate n’est-il pas lui aussi une sorte de sophiste ? Les subtiles procédés de l’argumentation, l’aptitude à démontrer des propositions manifestement contraires au sens commun, n’est-ce pas là la suprême habileté des sophistes. On a déjà signalé qu’Aristophane tenait Socrate pour un sophiste (voir Les Nuées). Régulièrement, cette accusation est reprise dans les dialogues platoniciens. Ainsi Calliclès intervient dans la discussion (481b) en retournant contre Socrate l’accusation de se comporter « en véritable orateur populaire ». Il va défendre Polos qui s’est « laissé museler » par « honte » et les arguments de Socrate sont qualifiés comme « des inepties, des chevilles d’orateur populaire » (482e). Dans le Théétète, Socrate lui-même s’accuse d’employer des procédés éristiques. On doit donc en conclure que la philosophie ressemble par certains aspects à la sophistique, ou plutôt que la sophistique est une caricature ou une « flatterie » de philosophie.

La justice contre la rhétorique

Le malheur de l’injustice

Si la rhétorique ne peut pas être la plus belle des sciences, si elle ne peut se passer de la connaissance du juste et de l’injuste, il faut maintenant essayer de définir ce que sont le juste et l’injuste, donc construire une certaine théorie de la justice. La dialogue avec Polos va être scandé par un thème si fameux qui bien souvent il est considéré comme le résumé de la philosophie  platonicienne : « C’est le plus grand malheur que de commettre l’injustice ».
La manière dont procède le dialogue est cependant plus importante peut-être que la thèse soutenue par Socrate. Comme il s’agit de dialoguer et non d’asséner des discours pour persuader l’auditeur, Socrate se place au point de départ de la l’argumentation des rhéteurs : la rhétorique donne la puissance, ou encore, ainsi que le dit Polos, les orateurs deviennent aussi puissants que des tyrans. Polos raisonne comme si le fait d’avoir du pouvoir sur les autres pouvait rendre heureux. Il faudra donc démontrer 1/ que les tyrans ne sont pas heureux ; 2/ qu’il est donc meilleur pour l’individu de subir l’injustice plutôt que la commettre et 3/ que celui qui commet malgré tout une injustice devrait préférer subir le châtiment plutôt qu’y échapper. Autrement dit, la justice sera définie par la construction d’une relation d’ordre sur l’échelle du bien.
  1. le mieux est de ne subir ni ne commettre l’injustice ;
  2. il vaut mieux subir l’injustice plutôt que la commettre ;
  3. il vaut mieux être châtié pour son injustice plutôt que d’échapper au châtiment.
Or la rhétorique révèle toute sa puissance devant le tribunal, lorsqu’elle permet au coupable d’échapper au châtiment. Donc ce qui donne la rhétorique à celui qui en bénéficie, c’est le pire.
Au-delà de cette démonstration qui pourra ressembler à celle d’un virtuose de la sophistique, le dialogue révèle l’incapacité de Polos à distinguer volonté et plaisir, moyens et fins, c'est-à-dire l’incapacité à entrer dans l’ordre de la vie .

Recours au principe d’utilité

Si la rhétorique donne la puissance au tyran, cela vaut-il la peine d’être tyran ? Cela rend-il heureux ? Il faut noter que Socrate se place au fond sur le terrain de son adversaire. Il part de la hédoniste/utilitariste : est bon ce qui est agréable et utile – le beau et l’agréable, du point de vue du rhéteur ou du sophiste, sont considérés comme des synonymes. Cette  est celle des sophistes et des rhéteurs, pas celle de Socrate. Au contraire, dans le Théétète par exemple, il réfute les présuppositions utilitaristes attribuées à Protagoras.
Le recours à l’utilité n’est donc ici qu’hypothétique. Même si l’argument d’utilité était valide, il ne pourrait pas justifier la position soutenue par Polos ; par conséquent cet argument d’utilité est retourné contre les présuppositions de la  vulgaire défendue par Polos. Du même coup, il sera démontré que quiconque veut fonder la  sur le plaisir est condamné à l’inconséquence. On revient, plus loin, sur la question du rapport entre plaisir et , notamment à propos de l’échange entre Socrate et Calliclès. Il faudra, alors, distinguer la vie bonne selon la raison de la vie de plaisir et d’agrément.
Le caractère étrange l’argumentation socratique étonne Calliclès qui demande (481b) : « Est-ce que Socrate parle sérieusement ? est-ce qu’il plaisante ? ». À quoi Chéréphon répondra : « J’ai l’impression, Calliclès, qu’il parle tout à fait sérieusement. »
Nous revenons plus loin sur le rapport entre plaisir et bien. être heureux, c’est être « beau et bon », donc le bonheur réside dans la  – qui dépend de l’âme, et non dans le plaisir qui dépend du corps. Deux cas de figure se présentent, selon Socrate :
  1. Celui qui commet une injustice et en est puni est malheureux.
  2. Celui qui commet une injustice et n’en est pas puni est encore plus malheureux.

Le vilain et le mauvais

Donc, le premier est malheureux d’avoir commis l’injustice et le deuxième l’est plus de ne l’avoir pas expiée. Le vulgaire, celui qui est incapable d’élévation  peut rire d’une telle affirmation. Et de fait Polos en rit, à quoi Socrate répond : « Voilà encore un autre une nouvelle façon de réfuter : si quelqu’un dit quelque chose, tu te mets à rire et tu ne le réfutes pas. » (473e). Socrate, au contraire du rire du Polos, expose une argumentation serrée.
Polos doit d’abord admettre que le bien et le beau sont une seule et même chose. Il suffira ensuite de remplacer la question du pire par la question du plus laid. Il est alors évident – Polos en convient – qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. Or le laid et le mauvais sont la même chose. En effet, 1/ tout ce qui est dit beau l’est en raison de son utilité ou du plaisir qu’il apporte ; 2/ le laid est donc le douloureux ou le nuisible. Donc s’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir, ainsi que le reconnaît Polos, cela vient soit
  1. du fait que c’est le plus douloureux soit
  2. de ce que c’est le plus nuisible, soit
  3. que c’est les deux à la fois.
Or subir l’injustice n’est pas douloureux ainsi que le suggèrerait la proposition (1). Donc on ne peut invoquer la proposition (3). Donc c’est la proposition (2) qui est vraie, en  des règles du raisonnement par disjonction.
Par conséquent, lorsque Polos reconnaît qu’il est plus vilain de commettre l’injustice que de la subir, il est obligé de reconnaître que commettre l’injustice est ce qu’il y a de plus nuisible. Or on ne peut préférer le plus laid et le plus nuisible au moins laid et au moins nuisible.
Ainsi est démontrée la proposition selon laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Socrate souligne les caractères de son mode d’argumentation (475e-476a) : alors que Polos appelle à la rescousse les opinions de tous les autres, lui se contente de l’acquiescement de Polos. Le dialogue, procédant pas à pas, en assurant de la validité logique des inférences mises en œuvres, c'est-à-dire l’exercice de la raison, conduit à admettre comme vraie une proposition que l’opinion commune aurait rejetée – riant comme Polos au début de cet échange. Ce n’est pas la voix de l’opinion qui dit le vrai, mais celle de la raison.

Ne pas expier sa faute est un plus grand malheur que l’expier

Il faut poursuivre. La définition de la justice demande maintenant que la punition soit conçue dans son véritable concept. Il en suffit pas de s’en tenir à la position selon il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Il faut aussi montrer que si on commet l’injustice, le mieux est d’être puni afin d’expier sa faute. Si cette démonstration aboutit, la conclusion s’imposera d’elle-même : l’orateur qui persuade le jury d’acquitter un coupable ne lui rend pas un bon service ! Une proposition en apparence encore plus paradoxale que la précédente mais qui s’imposera avec la même rigueur logique. L’argumentation (476b-477a) semble encore emprunter un de ces détours « dialectiques » dont Socrate est familier.
Commençons par ce qui va de soi : dans toute action il y a un agent et un patient. Mais ce que subit le patient c’est la même chose que celle que fait l’agent. « Cette passivité, que produit l’activité n’est-elle pas de la même nature que l’activité qui l’a produite ? » (476b) Quelle que soit la position du sujet, il s’agit bien en effet de la même action. Appliquons cette proposition à la question qui nous occupe. Quand un individu a commis une injustice et qu’il subir un châtiment, il y a un agent, celui qui punit, et un patient, le coupable qui expie. Or l’action par laquelle on punit une injustice est une action juste. Donc celui qui subit la punition subit une action juste.
Il ne reste plus qu’à conclure. Comme ce qui est juste est beau – c'est-à-dire utile – en expiant sa faute celui qui a commis une injustice subit une belle chose, une chose utile, puisqu’elle délivre son âme du mal.
Là encore le lecteur peut hésiter : est-ce la puissance de la dialectique qui nous fait voir ce que l’opinion commune nous interdit de voir ? ou, au contraire, ne sommes-nous pas en présence, avec le discours socratique, d’une de ces acrobaties sophistiques qu’il est censé fustiger ? En réalité, la dialectique socratique ne fait que confirmer ce que nous savons, ce que nous reconnaissons, savoir que celui qui commet une injustice est en proie au remords et ne trouvera la délivrance que dans la punition. Les subtilités de la logique ne viennent donc ici que pour rendre raison de cette mystérieuse conscience .

La justice guérit l’âme du pire des maux

Il reste à démontrer que l’injustice est véritablement le plus grand des maux, puisqu’on pourrait alléguer, par exemple, que la souffrance physique est encore pire que de commettre l’injustice sans expier sa faute.
Les maux existent selon trois catégories (les choses, le corps, l’âme): (477b-477e)
  1. dans la gestion de ses biens, le plus grand des maux est la pauvreté ;
  2. dans la bonne forme physique, les maux sont la fatigue, la maladie, la laideur ;
  3. dans l’âme, il s’agit de l’ignorance, l’injustice, la lâcheté, etc.
Pour chacun des maux, il existe un « art », une technè, l’art de gérer son argent contre la pauvreté, la médecine pour le soin des corps et la justice pour le soin de l’âme. La justice est la « médecine de la méchanceté de l’âme ». Or, le plus vilain des vices est celui de l’âme puisque c’est l’âme qui commande au corps. En  de l’équivalence du beau et du bon, le plus laid est le plus douloureux. Donc les vices de l’âme (l’injustice et le dérèglement) sont les pires des vices.
On définit facilement pour le corps l’ordre de ce qui est préférable ; par analogie, il est donc facile de définir l’ordre du préférable pour l’âme.

 

Le meilleur

Le pire
Corps
Être en bonne santé
Être malade et soigné
Être malade et non soigné
Âme
Être juste
Commettre l’injustice et expier
Commettre l’injustice sans expier

 
Donc il faut guérir l’âme du pire des maux, ce qui est la fonction des châtiments. (478a/479c). Donc la justice est la plus belle des choses, ce que confirme Polos (478b). Le pire est donc de vivre avec l’injustice sans en être délivré. Reste à expliquer pour les injustes préfèrent ne pas expier. La réponse de Socrate est qu’ils « voient bien la douleur que cause la justice, mais ils restent aveugles sur les bienfaits qu’elle donne » (479b), ainsi cet Archélaos qui semble heureux dans l’injustice.
Si rhétorique a un sens, elle est le plus beau des arts, (cf. définition du début) et elle doit donc aider l’injuste à expier ses injustices. Donc la rhétorique si elle sert à se défendre d’une injustice qu’on a soi-même commise est inutile (puisque l’utile n’est pas de se défendre mais d’expier). Elle ne pourrait être utile qu’à s’accuser soi-même !
C’est « étrange » note désabusé Polos ! En effet : voilà l’avocat transformé en accusateur. Mais si j’admets (1) « la rhétorique est la plus belle des choses » alors il s’ensuit (2) « la rhétorique doit extirper l’injustice ». Sinon il ne reste qu’à considérer que (1) est faux … Et de fait la rhétorique ne sert pas celui qui se prépare à vivre justement.
Si la rhétorique est utile alors ce sera contre ses ennemis : plutôt que le faire condamner pour le mal qu’il a fait, il faut aider à ce qu’il ne soit pas châtié afin qu’il vive le plus longtemps dans l’injustice, c'est-à-dire dans la pire des situations. Cette dernière acrobatie de Socrate est évidemment ironique et c’est ce que Calliclès ne manque pas de relever !

La nature contre la loi

Alors que Gorgias et Polos restent, au fond, sur le même plan moral que Socrate – et c’est pour cette raison qu’ils finissent par se contredire – Calliclès va développement une conception de la justice radicalement opposée à celle de Socrate, une conception qui en est si éloignée qu’il n’existe plus ces « sentiments communs » dont parle Socrate et qui sont les conditions de la communication et du dialogue. Et de fait, quand Calliclès abandonne la partie et laisse Socrate discourir seul jusqu’à la fin du dialogue, ce n’est pas parce qu’il a mauvais caractère mais bien parce que Calliclès prend acte que le dialogue est devenu proprement impossible.
Les règles morales, par lesquelles Socrate a conduit Polos à s’empêtrer, ne sont, pour Calliclès, que des conventions révocables à volonté et leur oppose la loi de la nature. Calliclès annonce qu’il ne va pas se laisser museler par la honte : bien sûr, si on a honte, si on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. » (482a) Il y a quelque chose de curieux : pour défendre la rhétorique, il faut donc répudier la honte, c'est-à-dire en finir avec la conscience . On pourrait engager ici une réflexion sur la honte et la nécessité pour toutes les pensées apparentées à celle de Calliclès d’en finir avec ce sentiment. Mais voyons d’abord en quoi consiste la thèse de Calliclès.
Préférer subir l’injustice, affirme Calliclès, c’est une position d’esclave « pour qui mourir est mieux que vivre ». Au contraire, dans l’ordre de la nature, c’est le plus vilain et par suite le pire, car c’est ce qui est désavantageux selon la nature – selon la nature, il vaut mieux vivre que mourir, venger les affronts plutôt que les subir, tuer plutôt que d’être tué. La loi de la nature est opposée ici directement à la loi .
La problématique nature/convention va structurer durablement toute la réflexion philosophique. Si la loi de la nature est celle de la force, et donc de l’inégalité, une cité égalitaire comme Athènes3 ne peut accepter une telle loi naturelle. Les premiers sophistes défendent le caractère conventionnel des lois, qu’il s’agisse des lois de la cité ou des normes morales, et l’on voit bien ici tout ce qui sépare Calliclès des premiers sophistes et notamment de Protagoras. La cité n’existe que par la parole, que les mots sur lesquels on se met d’accord. Le problème de Platon est que ce conventionnalisme, ce contractualisme avant l’heure, lui semble receler des dangers redoutables. Les mots ne sont pas arbitraires, ils ne dépendent pas de notre volonté libre, ils doivent exprimer l’être et, donc, les lois humaines doivent, pour être stables, trouver leur fondement dans la nature des choses. Faute de quoi, la cité est condamnée à se déchirer au gré des discours contradictoires. Or, par une sorte d’ironie, c’est Calliclès maintenant qui prétend faire découler de la seule considération de la nature son refus de la  défendue par Socrate. L’histoire de la philosophie nous montre ce même retournement à l’œuvre à de nombreuses reprises. Aristote veut fonder la cité en nature – la cité est naturelle dit le premier livre des Politiques. Par conséquent ses lois sont la traduction dans le langage humain, en un temps et en un lieu donnés, des lois de la nature. On aura donc une théorie du droit naturel. Les stoïciens s’inscrivent dans la même veine. En toute chose, suivre la nature : tel est leur premier précepte moral. Mais les temps modernes verront les penseurs du contrat qui établissent que la loi de nature n’est que le droit de chacun d’étendre son emprise aussi loin que le permet sa puissance. Le corps politique et l’édifice de la  se construisent donc comme des artifices qui permettent de faire sortir l’homme de son état de nature.
Revenons à Calliclès. Pour lui, la  socratique est fausse parce qu’elle est faite par la multitude des faibles. Les faibles craignent les forts et font les lois pour s’en protéger. On n’est pas de loin de Nietzsche qui dénonce aussi bien dans la  socratique que dans l’égalitarisme démocratique le ressentiment des faibles contre les forts. La justice, c’est le retour à la loi de nature qui veut que le plus capable l’emporte. La  véritable n’est pas autre chose que la capacité de s’élever au-dessus de la masse et de la dominer, bref à être le meilleur. Il serait pourtant injuste de réduire le discours de Calliclès à l’exaltation de la loi du plus fort et finalement de la pure violence. La  dont parle Calliclès correspond non pas à l’excellence mais au courage, à la conception latine de la « virtus » qui sera reprise par Machiavel. C’est pourquoi Calliclès se refuse à considérer qu’on puisse accepter de subir l’injustice : « L’homme qui se trouve dans la situation de devoir subir l’injustice n’est pas un homme, c’est un esclave, pour qui mourir est mieux que vivre ». (483b) C’est le sort futur de Socrate qui est ainsi envisagé : « si on t’arrêtait, toi ou quelqu’un comme toi, si on te jetait en prison, accusé d’avoir commis une injustice que tu n’as pas commise, sais-tu bien que tu serais incapable de te tirer toi-même d’affaire » (486ab) ? Ainsi, en acceptant de subir l’injustice, en refusant le secours de la rhétorique, le philosophe qui prétend rendre les hommes meilleurs accepte l’injustice, la laisse se commettre sans réagir ; c’est vraiment « une étrange sagesse » dit encore Calliclès (486b).
Le naturalisme de Calliclès est en réalité une philosophie qui fait des valeurs vitales – presque au sens de Nietzsche – les valeurs fondamentales. Est bon et juste ce qui promeut la vie, ce qui valorise les vaillants, encourage les courageux. Il faut s’exercer à la « musique des affaires humaines » et apprendre à jouir de tous « les bienfaits de l’existence » (486cd).
Et de ce point de vue, on doit le distinguer de Thrasymaque – même si leurs propositions anti-socratiques sont très proches. Thrasymaque est un « réaliste » misanthrope : les hommes sont méchants et dans ce monde de méchants, ceux qui défendent les vertus de justice à la manière de Socrate sont des niais. Pour la réfuter complètement, peut-être faut-il comme Socrate prêcher le détachement à l’égard de la vie du corps, et parier sur l’immortalité de l’âme, bref admettre que philosopher, c’est d’abord apprendre à mourir et c’est dans ce sens qu’on devra interpréter le mythe final du Gorgias.

Défense de la loi

Ainsi, chez Calliclès, la mise en accusation de la philosophie est-elle sérieuse et peut-être, finalement, plus difficile à combattre que celle de Thrasymaque le violent. La philosophie est accusée 1° d’ignorer les lois de la cité ; 2° de ne pas savoir quels discours on doit tenir à autrui pour ce qui concerne les affaires privées et publiques ; 3° d’ignorer les plaisirs et les passions.
Ignorer les lois de la cité : c’est encore l’un des chefs d’inculpation du procès Socrate, accusé aussi de corrompre la jeunesse – de dompter les lions, dirait Calliclès.
Ignorer les plaisirs et les passions : c’est un chef d’accusation curieux ! On y revient dans le chapitre suivant.
Socrate se félicite d’avoir un adversaire franc comme Calliclès. En fait, c’est la brutalité même des thèses de Calliclès qui achèvera la démolition de l’entreprise rhétorique. Là où un Polos se laisse encore entraîner par la dialectique socratique, avec Calliclès ce n’est plus possible. On le voit au changement de rythme. On maintenant de longues tirades. On est dans les joutes oratoires. Voyons donc comment Socrate réfute son adversaire, à la manière des meilleurs sophistes !
Comment toujours, il commencer par éclaircir le sens de ce qu’on dit. Le fort l’emporte sur le faible cela veut-il dire : ravir par la force, commander ou avoir plus de biens ? Et qui est ce meilleur qui doit dominer ? le plus puissant ?
Si c’est la force physique qui compte, les plus faibles en grand nombre sont plus forts que les forts. Donc, si c’est le plus fort qui doit dominer, alors les faibles qui sont les plus forts par le nombre dictent leur loi aux forts, qui sont forts individuellement mais les plus faibles par le nombre. Donc les forts ne sont pas les plus forts, ce sont les plus faibles (en apparence) qui finissent par être les plus forts. Par conséquent, Calliclès est condamné au silence : l’égalitarisme démocratique, c’est l’application de son propre principe selon lequel la force l’emporte ! Ce n’est pas un tour de passe-passe. Les philosophes du contrat social penseront la loi majoritaire comme la loi naturelle parce qu’elle la loi du plus fort (la balance penche toujours du côté du plateau le plus lourd.
L’élitisme de Calliclès se trouve maintenant en contradiction avec lui-même. Si les faibles dictent leur loi « du plus fort », cette loi est celle selon laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Or la loi est « belle » selon Calliclès si les forts la dictent. Donc la loi qu’il trouvait laide est belle d’après ses propres principes (cf. 489ab)..
Calliclès se met en colère : « Cet individu-là ne cessera donc jamais de parler pour rien ! », de « faire la chasse aux mots ». Mais il lui faut distinguer la force de la force physique, et pour cela réfuter la valeur des assemblées populaires « ramassis d’esclaves, de sous-hommes, de moins que rien, sinon peut-être qu’ils sont physiquement les plus forts » (489c).
Donc on va tester une deuxième hypothèse : celui qui doit commander, c’est le plus intelligent. Mais cela ne veut pas dire doit avoir la plus grosse part de vivres ! (490cd) « Il est évident que le cordonnier le plus habile et le meilleur doit porter beaucoup plus de chaussures que les autres » ! Donc l’intelligence ne justifie pas qu’on ait la plus grosse part. Elle peut justifier le commandement mais en ce cas c’est seulement parce que l’intelligence supérieure sera plus apte à partager justement ce qui doit l’être.
Calliclès change à nouveau de position et Socrate lui fait la remarque qu’il ne cesse de dire des choses différentes sur les mêmes sujets. Ce sont maintenant les plus courageux dans les affaires de la cité qui doivent être considérés comme les meilleurs. Il est juste que les gouvernants aient plus que les gouvernés dit Calliclès. Socrate une fois de plus fait exploser les approximations de Calliclès en mettant en question la distinction gouvernants/gouvernés (491cd).
Bref, quand il parle, Calliclès ne sait pas ce qu’il dit ! Comment peut-on définir rationnellement la justice en la faisant reposer sur les passions ? C’est pratiquement ce que les philosophes du langage une contradiction performative – une phrase qui se contredit elle-même à être énoncée, comme le fameux « je mens » prononcé par le menteur.

Le plaisir ou le bien ?

Volonté et plaisir

La question du plaisir est abordée une première fois dans le dialogue avec Polos. Si la rhétorique est à la justice ce que la sophistique est à l’art de la législation et la cuisine à la médecine, il faut maintenant revenir sur la justice. La discussion s’engage à partir de la question de la place du rhéteur dans la cité : les rhéteurs sont considérés, les rhéteurs sont puissants affirme Polos. Deux affirmations que Socrate refuse : les rhéteurs ne sont pas considérés. Ce à quoi Polos répond en affirmant que le rhéteur fait ce qu’il veut, ce que bon lui semble. L’erreur de Polos est maintenant caractérisée : il confond deux choses différentes. Or, la volonté et le plaisir ce n’est pas la même chose. Il est évident, en effet, que « pouvoir faire tout ce qu’on a envie de faire, sans avoir toute sa tête, (…) ce est un mal » (467a).
Il faut donc s’entendre sur ce qu’est la volonté.
Tout d’abord, les hommes veulent-ils ce qu’ils font ou ce pourquoi ils font ce qu’ils font ? Il est nécessaire en effet de distinguer la fin et les moyens. La malade n’a évidemment aucune envie particulière de boire une potion médicamenteuse peu flatteuse au palais, mais il veut guérir et pour guérir il finit, raisonnablement, par vouloir boire la potion.
En deuxième lieu, il est donc nécessaire de distinguer les choses bonnes des choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui ne sont bonnes qu’en tant que moyens pour obtenir des choses bonnes en elles-mêmes. La marche à pied, en elle-même, n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle devient bonne comme un moyen pour se maintenir en bonne santé.
Ces distinctions posées, il devient facile de démontrer pourquoi le tyran n’est pas puissant. On peut faire ce qui nous plait mais cela peut produire un mal : l’enfant gourmand fait ce qui lui plaît en mangeant force friandises, mais il obtiendra un mal : la carie des dents et l’obésité. À faire, ce qui lui plait il ne manifeste aucune puissance mais seulement sa faiblesse, car être puissant, c’est faire ce qui permet d’obtenir un bien. Il en est de même du tyran : il fait ce qui lui plait en faisant assassiner qui bon lui semble, mais ce n’est pas une preuve puissance puisque ces actions ne lui procurent pas un bien.
Ainsi le bien ne peut résider dans le plaisir. Or vivre bien, n’y a-t-il pas de plus grande manifestation de puissance ?

Le plaisir et la honte.

La question du plaisir est abordée une seconde fois dans le dialogue avec Calliclès, mais sur la base d’une problématique très différente. Comme on l’a vu, pour Calliclès la  que défend Socrate est purement conventionnelle et n’est que l’arme des faibles. Au contraire, la véritable loi est, selon lui, celle de la nature qui veut que les meilleurs dominent sans être arrêtés par la honte. Socrate pose alors une question nouvelle : les gouvernants se gouvernent-ils eux-mêmes ?
On retrouve une définition traditionnelle du sage : « être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui résident en soi-même » (491de). Pour Calliclès, de tels sages sont proprement des « abrutis ». En effet, s’ils sont gouvernés par eux-mêmes, ils sont esclaves, même si c’est esclaves d’eux-mêmes ! Le gouvernant, celui qui est véritablement le meilleur, doit « laisser aller ses propres passions » (492a) et mettre toute sa force et toute son intelligence à cela. C’est parce qu’elle est incapable de ces passions que la masse déclare ce « dérèglement » est une « vilaine chose ». Font la louange de la tempérance ceux qui sont incapables de plaisir « et de la justice à cause du manque de courage de leur âme » (492c).
Le plaisir dont parle ici Calliclès n’est pas le plaisir obtenu par le contentement, la satisfaction et donc l’extinction du désir. C’est au contraire le plaisir « en mouvement », comme le diront les disciples d’Aristippe de Cyrène, un contemporain de Platon. Pour être toujours en mouvement, le plaisir a besoin de l’aiguillon du besoin. On ne peut pas dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux, « parce que si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux. » (492e). Les cyrénaïques critiquent ainsi la doctrine épicurienne du plaisir : « Quant à l’absence de la douleur que prône Épicure, ils déclarent qu’elle n’est pas un plaisir, pas plus que l’absence de plaisir ne leur paraît une douleur. Tous les deux consistent dans le mouvement ». Ainsi est dénoncée la théorie du plaisir « catastématique », du plaisir-repos, qui domine la pensée épicurienne. En effet, « être sans douleur, c’est être comme dans l’état d’un homme qui dort ». Le sommeil éternel ne peut être la finalité de la vie humaine ! Enfin, les Cyrénaïques « soutiennent encore, au contraire d’Épicure, que le souvenir ou l’attente d’évènements heureux ne constituent pas un plaisir, car le temps affaiblit et détruit le mouvement de l’âme. » Il est évident que c’est cette question qui est au cœur de la tirade de Calliclès. C’est aussi cette pensée « scandaleuse » des Cyrénaïques que fait référence la discussion sur la honte. Suivant Diogène Laërce, le bonheur des Cyrénaïques ne serait rien d’autre que la suite des plaisirs particuliers. La valeur du plaisir est indépendante des moyens par lesquels on l’atteint. Ainsi « Ils pensent que le plaisir est un bien même s’il vient d’actions honteuses », dit Diogène Laërce.4

Contradictions de l’hédonisme de Calliclès

Socrate va montrer les conséquences absurdes de la thèse de Calliclès en opposant deux genres de vie, la vie réglée du sage et la vie déréglée de ceux qui suivent les préceptes de Calliclès. Contrairement aux interprétations parfois hasardeuses de Nietzsche, ce que soutient Socrate ce n’est pas un idéal ascétique, mais un idéal de plaisir mesuré, réglé par la raison.
Le sage a des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a). Ainsi la condition du plaisir réside dans le caractère illimité et insatiable du désir. Alors qu’Épicure y verra le trait caractéristique des désirs vains, de ces désirs qui parce qu’ils ne peuvent être satisfaits sont la cause du malheur. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des Morts à transporter éternellement des jarres percées comme des tamis.5
Socrate poursuit sur cette lancée : si le plaisir est indissociable de la souffrance du désir, l’exemple du galeux qui doit se gratter la tête et même plus bas (494e) finit de discréditer la thèse selon laquelle tous les plaisirs sont bons, pourvu qu’on en jouisse. Si la capacité à vouloir jouir de tous les plaisirs, sans la moindre honte, est le propre de ceux qui sont appelés à dominer, alors leur vie ressemble à « la vie des êtres obscènes (…) une vie terrible, laide et misérable ». Dans La philosophie dans le boudoir, deux millénaires plus tard, Sade tire des conclusions semblables : s’il faut suivre la nature, alors il faut aller jusqu’au bout de ses désirs, sans craindre ce que la  commune désigne comme honteux et criminel.
Calliclès maintenant dans une mauvaise passe. Il ne sait plus vraiment s’il doit maintenir que tous les plaisirs sont bons, et alors il en doit accepter les conséquences honteuses, ou alors s’il faut faire une distinction entre les plaisirs ce qui contredirait sa thèse car alors il faudrait que les gouvernants sachent aussi se gouverner.
Par une série de raisonnements par l’absurde, Socrate pulvérise la thèse de Calliclès. Le courage et le savoir, qui caractérise les « meilleurs » selon Calliclès, sont distincts du plaisir. Mais selon lui, le plaisir et le bien sont la même chose. Donc le courage et le savoir ne sont pas le bien et Calliclès en admettant cela contredit sa définition précédente.
Deuxième argument : On ne peut pas être heureux et malheureux en même temps. Or le plaisir suppose à la fois la souffrance (par exemple, la soif) et le plaisir (celui de boire) et cela d’après la définition de Calliclès. Donc le plaisir indissociable de la souffrance. Donc le plaisir n’est pas le bonheur et il n’est pas le bien. (497a). Inversement, celui qui est rassasié n’a plus le plaisir (de boire, par exemple). Il cesse à la fois de souffrir et d’avoir du plaisir. Ainsi, la souffrance et le plaisir cessent en même temps. Donc, le bien n’est pas la même chose que le plaisir, ni le mal la même chose que la douleur.
Une fois qu’on a démontré que le bien et donc la vie bonne ne peuvent, sans contradiction, être confondus avec la plaisir, il faut démontrer que le plaisir est l’affaire des médiocres, afin d’anéantir l’argument qui fait du plaisir l’objectif des forts. En effet, les lâches et les gens stupides éprouvent autant de plaisirs ou de peines que les intelligents et les courageux. Or, selon les critères de Calliclès, les uns sont mauvais et les autres bons. Donc être bon ou mauvais, cela n’a rien à voir avec le plaisir !

Distinction des plaisirs.

La dernière ligne de défense de Calliclès consiste à accepter de distinguer les plaisirs selon qu’ils sont bons ou mauvais, c'est-à-dire utiles ou nuisibles. On est toujours dans l’utilitarisme qui caractérise la démarche de Calliclès et que Socrate admet à titre provisoire. Il s’en déduit, toujours en se plaçant sur le terrain d’une critique interne de Calliclès, que les plaisirs bons sont les plaisirs utiles, par exemple parce qu’ils apportent vigueur au corps ; inversement, les plaisirs mauvais, ou nuisibles, ont l’effet contraire. Mais, symétriquement, on doit constater qu’il est aussi des douleurs utiles et des douleurs nuisibles. Donc, le plaisir est en vue du bien et non l’inverse (500a). Le véritable bien se suffit à lui-même et le plaisir ne peut, dans le meilleur des cas, être qu’un moyen.
Si on cherche la vie bonne, il faut donc une compétence pour discriminer les plaisirs utiles et les nuisibles. On est renvoyé à la distinction entre les technè et les flatteries qui ne visent que le plaisir. Les savoir-faire du genre « flatterie », en visant d’abord le plaisir, indépendamment de toute connaissance du bien, non seulement ne sont d’aucun secours mais encore risquent de nuire gravement.
La boucle est bouclée : la rhétorique est une flatterie et comme la flatterie – savoir-faire sans règle – vise un plaisir déréglé, la rhétorique est la pire des poisons. Loin de rendre celui qui la possède heureux et puissant, elle ne peut que précipiter dans le pire des malheurs – comme les supplices de Tantale, le perpétuel assoiffé ou ceux des Danaïdes.
La question du plaisir est reprise dans La République (Livre ix). Platon y distingue les plaisirs qui découlent de l’apaisement d’une souffrance, ce que sont tous les plaisirs du corps, des plaisirs purs. Ceux qui ne connaissent que les plaisirs grossiers, les plaisirs sensuels, ne connaissent pas les plaisirs les plus vrais, ceux qui ne dépendent d’aucune souffrance. Ces plaisirs vrais découlent du fait que la partie intellective de l’âme commande, selon l’ordre naturel aux autres parties. C’est pourquoi l’homme véritablement heureux n’est pas le tyran – esclave en réalité de ses souffrances et de ses désirs – mais l’homme juste, celui qui peut se gouverner lui-même.
Une question demeure : si on doit distinguer les plaisirs purs des plaisirs dépendant des souffrances – des plaisirs que le Philèbe définit comme des plaisirs mélangés, ne doit-on pas, par analogie, penser la possibilité d’une rhétorique qui ne soit pas une flatterie mais un art du jugement, une rhétorique au sens où l’entend Aristote ?

la politique et la vie bonne

Ce que doit être la politique

Si la rhétorique est l’ouvrière de persuasion dans les tribunaux et les assemblées, la critique de la rhétorique doit nécessairement conduire à la critique philosophique de la politique. Sous cet angle, le Gorgias présente cependant un aspect paradoxal. D’un côté, l’opposition de la vie philosophique à la vie rhétorique doit nécessairement conduire à l’opposition de la vie philosophique et de la vie politique. Au demeurant, Socrate lui-même le reconnaît : il ne s’y connaît pas en matière d’activité politique. La seule fois où il a dû organiser une assemblée, il a eu beaucoup de mal à y parvenir. Mais d’un autre côté, contre la politique telle qu’elle se pratique effectivement à Athènes, Socrate – c'est-à-dire Platon – définit ce que doit être la politique et il affirme que personne ne s’est plus préoccupé de politique que lui. Bref, la politique que pratiquent les Athéniens est une contrefaçon de politique, de la même façon que la rhétorique est une contrefaçon de savoir.
Il y a dans la conception platonicienne de la politique un deuxième aspect qui doit être souligné. La politique n’est pas extérieure à l’individu : vivre bien, c'est-à-dire vivre selon le Bien, c’est vivre dans une cité gouvernée par des principes justes. Dans la République, se demandant ce que c’est qu’être juste, Socrate propose d’étudier le juste dans la cité avant de passer à l’étude du juste dans l’âme de l’individu. En effet, Socrate affirme : « la recherche que nous entreprenons n’a rien d’ordinaire, elle demande à mon avis un regard bien aiguisé. Puisque la question est obscure pour nous, je crois, repris-je, qu’il faut effectuer cette enquête de la manière suivante. Si devant les gens dont la vue manque d’acuité, on disposait des lettres formées en petits caractères pour qu’ils les reconnaissent de loin et que l’un deux s’avise que les mêmes lettres se trouvent ailleurs en plus grands caractères et dans un cadre plus grand, je crois que cela leur apparaîtrait comme un don d’Hermès de reconnaître d’abord les grands caractères pour examiner ensuite les petits et voir s’il s’agit des mêmes. » (368d) Puisqu’il existe une justice dans la cité et une justice dans l’individu, donc « nous effectuerons d’abord notre recherche sur ce qu’est la justice dans les cités ; ensuite, nous poursuivrons le questionnement de la même manière dans l’individu pris séparément, en examinant dans la forme visible du plus petit sa ressemblance avec le plus grand. » (368e) Cette méthode ne pourra porter ses fruits que le terme de justice a le sens ou au moins quelque chose de commun dans les cas. Sans quoi nous n’aurions affaire qu’à un procédé rhétorique, une de ces fausses analogies qui permettent de tromper les esprits inattentifs. Donc, pour Platon, l’homme est bien un animal politique dans un sens fondamental. La cité est ce que sont les hommes qui la composent.
Remarquons que, sur ce point, Aristote suivra presque fidèlement Platon. Sa définition de l’homme comme « animal politique » signifie qu’il n’y a pas de vie meilleure pour un homme que la vie dans une cité gouvernée par des lois. Et pour cette raison, là encore suivant finalement l’enseignement platonicien, Aristote considérera que la politique est architectonique à l’égard de l’éthique ou encore que les principes de l’éthique sont subordonnés aux principes de la législation.

Critique des hommes politiques

La première incursion directe dans la politique se produit au 503b-503d. Socrate essaie de montrer qu’il n’y a pas d’exemple d’homme excellent dans l’art oratoire qui ait rendu les Athéniens meilleurs. Et quand Calliclès cite Thémistocle, Simon, Miltiade et Périclès, Socrate répond qu’il s’agit simplement d’exemples de cette pseudo  qui consiste seulement à assouvir ses désirs ! Il y a là quelque chose de surprenant pour tous ceux qui ont appris que la grande époque d’Athènes, celle où sa civilisation brille de mille feux, c’est justement ce qu’on a appelé le « siècle de Périclès ». le destin de ces hommes-là s’identifie avec celui d’Athènes et ils représenteraient plutôt des exemples même de la  politique qui va tenir la place centrale dans la pensée républicaine, d’Aristote aux Modernes. S’agit-il alors d’une haine récurrente de Platon contre les démocrates, qui le ferait quitter brutalement le terrain conceptuel. Admettons – ce que pensent beaucoup d’historiens – que Périclès ait été un grand homme dont l’action a été bénéfique pour Athènes et toute cette partie de l’argument s’effondre ! En fait, il n’en est rien. L’argument sera repris plus loin (516a) et donne l’explication de l’affirmation brutale de Socrate. L’échec politique de Périclès et des autres est leur échec à éduquer leurs concitoyens, à les rendre meilleurs et ce n’est donc pas de leur part une malignité  intrinsèque.
L’argument de Socrate reste cependant faible. En effet, du fait que Périclès n’a réussi à rendre meilleur ses concitoyens, cela ne le condamne pas nécessairement. La condamnation classique contre Périclès était qu’il n’avait même réussi à bien élever ses enfants. Mais Socrate n’a guère mieux réussi avec ses disciples : le bel Alcibiade, jeune talentueux mais dévoré par l’ambition, sera contraint de fuir Athènes et de se réfugier à Sparte avant d’être accueilli à nouveau triomphalement dans sa ville puis d’être destitué de son commandement. Quant à Platon lui-même, il a échoué à rendre meilleur le tyran de Syracuse en qui il avait mis quelques espoirs. Peut-être est-il donc permis de lire cette condamnation des grands hommes politiques athéniens cum grano salis, avec un grain du sel de l’ironie socratique.

La théorie des idées

Pour savoir si les hommes politiques dont parle Calliclès ont fait le bien, il faut définir le bien en ce qui concerne l’action de l’homme politique. Par une des métaphores habituelles, l’action politique est comparée à l’activité de l’artisan ou à celle du médecin ou du maître de gymnastique (« l’entraîneur »).
Posséder une technè c’est agir conformément à des règles en vue d’une « forme ». Cette notion de forme est importante : la forme est le modèle idéal à partir de quoi tout ce qui est peut être – comme le moule. C’est aussi l’idée : le mot grec traduit par « forme » est « eidos » et c’est le même mot qui donne « idée ». On définit souvent la doctrine de Platon comme un « réalisme des idées », plus que comme un idéalisme. L’idéalisme consisterait à priver de réalité le monde visible, à le ramener à de simples sensations éprouvées par le sujet – un peu comme chez Berkeley dont on résume souvent la conception par la formule : « être, c’est être perçu ». Pour Platon, il n’y a pas de doute quant à l’existence du monde sensible, du monde perçu par nos sens ; mais ce monde possède moins de stabilité, moins de réalité objective que le monde intelligible. Le monde intelligible préexiste au monde sensible et lui survit. Si le maçon construit une maison, il le fait d’après un plan qui n’est autre que la maison « en idée », une maison idéale. La maison qu’il fabriquera ne sera dans le meilleur des cas qu’une bonne approximation de cet idéal. Et si la maison est détruite par l’usure du temps ou les tempêtes, le plan existe toujours et permet éventuellement de la reconstruire. C’est un peu ce genre de rapport qui existe entre les idées et les choses de notre vie qui sont, pour Platon, les copies des idées.
Agir bien, c’est donc agir d’après l’idée ou la forme qui donne vérité et objectivité à nos actes. Ce qu’est une forme, Socrate le précise, c’est un ordre, c’est le bon ordre. Le bon ordre est aussi l’ordre de la justice : la République vise à définir en quoi consiste l’ordre juste dans l’âme de l’individu et dans la cité. Ce qui est ordonné est sain (504c) – cela renvoie à la médecine et à la comparaison médecine/rhétorique.
Là encore on retrouve ce postulat socratique et platonicien : l’ordre dans l’âme humaine et l’ordre dans la cité sont la même chose. Or la conformité à la loi est le plus grand des biens, plus grand que la vie elle-même puisque c’est elle qu’invoque Socrate condamné et refusant de fuir, alors même qu’il est victime d’accusations injustes (voir le Criton).
Le médecin ne cherche donc pas le plaisir du malade mais l’ordre de son corps. C’est pourquoi il peut lui prescrire la diète et non des plats riches ! Le politique fixé sur les vertus de justice doit procéder de même. Donc le politique n’est pas celui qui assouvit ses désirs ni ceux du peuple mais qui éventuellement peut lui retirer ce qu’il désire, comme le médecin prive le malade. Or priver quelqu’un, c’est le châtier, afin de délivrer son corps des poisons qu’il a ingurgités en cédant à ses désirs. Le politique est le médecin de la Cité et donc le médecin des âmes, en  de l’équivalence de la Cité et de l’individu. Le rhéteur, au contraire, est celui qui veut soustraire le malade à sa guérison.

La condition du bonheur

Arrivée à ce point, la discussion semble tourner en quenouille. Calliclès ne veut plus discuter parce qu’il est défait : « Cet homme ne supporte ni qu’on lui rende service, ni de subir ce dont on parle – la punition ! » (505c) C’est pourquoi d’ailleurs, par un retournement étonnant, Calliclès accuse Socrate d’être « violent » (505d) : c’est la violence du médecin qui s’oppose au cours « naturel » de la maladie. Le récapitulatif de la discussion (506c-507c) débouche sur la définition de l’homme juste, bon et pieux, comme homme tempérant, c'est-à-dire celui est capable de ne pas assouvir tous ses désirs, de soumettre sa vie à une règle. C’est la condition du bonheur, non pas au sens où nous l’entendons couramment aujourd’hui, nous réduisons si volontiers la vie heureuse à la maximisation des plaisirs, mais au sens de la vie bonne, c'est-à-dire de la vie placée sous le signe du souverain bien.
L’homme intempérant, en effet, ne peut pas être l’ami des autres hommes. On l’a vu : l’intempérant archétypal, c’est le tyran, Archélaos qui peut tuer qui bon lui semble pour satisfaire ses désirs. Or pour être heureux, l’individu a besoin de la , une  qui doit être envisagée de manière « cosmique » : c’est la  qui comprend « le ciel, la terre, les dieux et les hommes », une  cimentée par l’amitié (la philia), l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. Qu’est-ce qui rend la philia possible ? C’est la juste mesure qui s’exprime dans l’égalité géométrique, dont Socrate dit qu’elle est « toute puissante » (508a).
L’égalité géométrique sera au cœur de la conception aristotélicienne de la justice6. Mais elle est élaborée dans ses grandes lignes chez Platon. Elle consiste dans le fait que chacun a ce qu’il doit avoir, proportionnellement à son mérite. Le mérite du sage, celui qui naît de sa capacité à se gouverner et c’est bien à lui que doit revenir le gouvernement de la Cité comme le dit La République.
Ainsi pour vivre philosophiquement il faut bien être géomètre. Nous avons vu comment l’égalité géométrique est conçu comme le moyen privilégié de la connaissance et nous pouvons maintenant voir qu’elle est la clé de la politique et de la  – ce qui est normal, puisque chez Platon, comme chez les philosophes anciens en général, il n’y a pas à proprement parler de distinction entre l’ordre de l’être et l’ordre de l’action.

Comment s’assister soi-même ?

Il est donc clair qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, que le savoir nécessaire à celui qui veut parler pour ses concitoyens est la justice et qu’il est donc d’abord nécessaire de se préserver de commettre l’injustice. Il faut donc d’abord s’aider soi-même, s’aider contre les pires des maux. Or personne ne veut commettre volontairement l’injustice. Donc il est nécessaire d’acquérir un art qui nous protège de tomber dans l’injustice. (510a)
Si on pense comme Calliclès que le pire est de subir l’injustice, alors, pour éviter de subir l’injustice, il est bon de se mettre du côté du plus fort – par exemple, il faut devenir l’ami des tyrans7. Or, l’amitié est fondée sur la ressemblance. Donc l’homme de bien ne peut devenir ami d’un tyran grossier qu’en le devenant soi-même en quelque manière. On ne peut donc se prémunir contre le fait de subir l’injustice qu’en s’habituant à la commettre soi-même. Autrement dit on échange un mal – subir l’injustice – contre un mal encore plus grand : la commettre.
La thèse sur laquelle repose cette argumentation, cependant, semble contredire d’autres passages de Platon (dans le Lysis) où la question de la ressemblance et de la dissemblance dans l’amitié est posée de manière aporétique. L'amitié suppose le besoin, c'est-à-dire le fait d'éprouver une certaine incomplétude. Ainsi, l'amitié fait appel à la complémentarité. L'ignorant cherche l'amitié du savant. Pourtant, cette solution, elle non plus, n'est pas satisfaisante. Elle conduit à des paradoxes logiques. Si les opposés sont deviennent amis, l'ami est donc l'ami de son ennemi et inversement. Donc les amis sont ennemis ! Ou encore il faudrait admettre que le juste recherche l'injuste et ainsi de suite. Conclusion de Socrate : « l'amitié n'existe ni entre le semblable et son semblable, ni entre le contraire et son contraire. » (215b) L'amitié se trouve toujours dans un entre-deux. Pour aimer le savoir, il faut ne pas posséder le savoir, ni être complètement ignorant. Mais à son tour, cette définition s révèle purement formelle. Si l'amitié est recherche, elle est donc soumise à la chose à rechercher qui apparaît comme l'objet propre de l'amitié. Mais chaque chose recherchée est à son tour un moyen en vue d'une fin supérieure et on est ainsi ramené à nouveau aux apories concernant le semblable et le dissemblable.
Socrate tire toutes les conséquences de sa thèse. Non seulement il faut préférer subir l’injustice, mais encore il est impossible d’être injuste à l’égard des injustes sans tomber soi-même dans l’injustice – c’est pourquoi on ne peut pas tuer le tyran. Sauver sa vie est important, mais ce n’est pas ce qui est le plus important – c’est pourquoi on peut accepter de subir l’injustice, l’injustice suprême étant d’être tué.
La comparaison entre le rhéteur et le pilote confirme cette proposition (511c). Le pilote reste modeste parce qu’il sait que le fait de mener ses passagers à bon port ne signifie pas qu’il les a rendus meilleurs, ni même qu’il leur a rendu. Peut-être même en laissant se noyer cet homme il lui aurait rendu service (512a).
Donc il n’y a aucune supériorité de la rhétorique sur les arts comme la construction des navires, etc. Cela conduit à des considérations plus générales : la valeur suprême n’est pas la vie qu’il faudrait prolonger à n’importe quel prix. Ce qui compte, c’est la valeur de cette vie, c'est-à-dire le genre de vie qu’on mène. Une vie indigne ne mérite pas d’être défendue…

La définition de la politique et la question de la compétence

On peut passer maintenant du soin de son âme au soin de la cité. (513e) C’est cela que réside la politique, comme le dialogue ne cesse de l’affirmer. La politique doit éduquer ceux qui vont prendre le pouvoir. C’est cette fonction éducatrice – comment former ceux qui vont gouverner – qui est le propos même de la République.
Il y a des gens compétents dans la construction des navires. Peut-on en trouver dans l’instruction des citoyens ? Tout le 514 pose la question de la compétence politique, question centrale chez Platon : la politique est-elle l’objet d’une technè ou d’un savoir. Si on doit, dans une charge publique s’occuper des chantiers de construction, « ne faudrait-il pas que nous subissions nous-mêmes un examen, que nous nous mettions à l’épreuve pour savoir d’abord si nous connaissons ou non l’art de la construction et s’il y a un maître auprès de qui nous avons appris cet art ? » demande Socrate à Calliclès (514a). Si on n’a ni expérience à faire valoir, ni maître qui témoigne qu’on a reçu l’instruction nécessaire, comment pourrait prétendre diriger les chantiers de construction ? Cette question de la compétence
C’est qui va justifier la critique des hommes politiques athéniens qu’on a vue plus haut. Périclès et autres n’ont pas rendu leurs concitoyens meilleurs : voilà pourquoi ils ne peuvent être les modèles de ceux qui maîtrisent la technè politique.
Le politique est comparé au gardien de troupeau (au pasteur). Une comparaison qui est reprise dans Le Politique ou la politique est d’abord définie comme une sorte d’art d’élever les troupeaux. Les animaux humains ont été rendus « plus sauvages » donc plus injustes par Périclès : n’a-t-il pas rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards et avides d’argent » (515e), donc il « n’a pas fait une bonne politique » et donc il n’était pas « un bon politique » (516d).

La juste mesure et non l’embonpoint

Donc Périclès, etc., ont été des bons serviteurs de l’État, ils ont procuré des biens à leurs concitoyens, mais n’ont pas été des éducateurs, ce qui est la véritable fonction du politique, un peu comme le boulanger produit du pain mais ne peut savoir ce qui est nécessaire au corps ce que seuls savent le maître de gymnastique ou le médecin (cf. 517de-518a).
Socrate distingue :
  1. les métiers qui s’affairent autour du corps (boulanger, etc.)
  2. les arts du corps qui sont au-dessus.
C’est la reprise de la distinction entre savoir-faire empirique et technè procédant par des règles. Les premiers sont le propre des esclaves, les seconds sont pour les gens de condition libre. Comme on l’a vu plus haut, les classes inférieures, formées d’hommes serviles qui sont surtout dirigés par leurs appétits sensuels sont vouées dans la cité idéale de Platon.
Ainsi, Calliclès fait l’éloge de gens qui ont comblé les désirs les citoyens. Mais la cité n’a pas grandi ; elle s’est « devenue une cité toute enflée de pus » (518e) – tout comme la mauvaise cuisine flatteuse au palais mais qui provoque l’obésité. Ce qui manque à tous ces savoir-faire flatteurs, c’est la juste mesure, tant qu’ils ne sont pas soumis à un principe d’ordre supérieur. Quelle politique sans mesure vise Platon ? Il s’agit clairement de la politique impérialiste conduite dans les décennies qui vont se clore par la guerre du Péloponnèse : « En effet, sans jamais se demander ce qui était raisonnable ou juste, ils [les politiques] ont gorgé la Cité de port, d’arsenaux, de tributs, et d’autres vanités du même genre » (519a).
L’ordre à l’intérieur de la Cité dépend donc la capacité de la Cité à garder la mesure. C’est une leçon qu’on retrouvera chez Aristote : il y a une juste mesure de la Cité, celle qui permet l’autarcie. Si la Cité est trop petite, elle ne peut se suffire à elle-même ; mais si elle dépasse la taille optimale, elle perd toute unité et court à sa perte. D’ailleurs, il n’y pas seulement une taille optimale, il y a aussi un niveau de richesse qu’il serait dangereux de dépasser. Dans Les lois, Platon se plaint des effets délétères de l’échange qui défait l’amitié. Ainsi un pays situé au bord de la mer est en fait dans un « voisinage saumâtre », car la mer « le remplit de trafic et, par la revente des produits, d’affaires commerciales, engendre ainsi dans les âmes une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi, bref fait que tout le monde dans l’État manque de bonne foi et d’amitiés mutuelles, et qu’il en est pareillement à l’égard d’autres hommes » (705a).

Politique, philosophie et sophistique

En 519c, Socrate engage la comparaison entre sophistes et politiques. Un sophiste est un orateur. C’est aussi un spécialiste du logos. Ce rapprochement va donner le coup de grâce à la rhétorique. En effet ;
  1. La législation est supérieure à l’art judiciaire. En effet la législation produit le corps politique, alors que l’art judiciaire ne sert qu’à administrer la justice corrective, celle qui remet droit ce qui a été tordu. Par analogie, la gymnastique (ou la diététique) qui aident à produire un corps en bonne santé sont supérieures à la médecine qui est appelée pour guérir un corps malade.
  2. Or la sophistique, comme on l’a vu plus haut est une flatterie de la législation alors que la rhétorique est une flatterie de l’art judiciaire.
  3. Donc la Sophistique est supérieure à la rhétorique.
  4. Or Calliclès dit (520a) que les sophistes sont des gens ne valent rien ;
  5. Les rhéteurs valent moins que rien !
Le raisonnement s’appuie encore sur la théorie de la proportionnalité. Si a/b = c/d et que a > c alors il s’ensuit que b > d. Et si b ≈ 0, d  0.
Mais les Athéniens ne sont pas prêts à entendre ces raisonnements. Ils ont été rendus paresseux et lâches et voudront se débarrasser du philosophe qui ne leur promet que des potions amères. S’il est jugé et mis à mort, c’est parce qu’il n’a pas voulu se comporter en serviteur flatteur, mais en médecin querellant ses concitoyens pour leur bien. Or ceux-ci spontanément sont plus portés au plaisir et donc préfèrent le flatteur au médecin.
Socrate s’attend à son sort :
« Je pense que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis le seul à faire de la politique. » (521d). Cette proposition peut sembler en contradiction avec un des arguments défendus dans l’Apologie de Socrate. Une affirmation qui semble contredire le « je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la cité » (473e) adressé à Polos dans une phase précédente du dialogue. La contradiction peut être facilement levée : Socrate n’est pas homme à s’occuper des affaires de la cité comme le font les rhéteurs, qui veulent séduire les foules, mais il s’en occupe à sa manière, à la manière socratique qui consiste à instruire les citoyens ou à la soigner de l’injustice en laquelle ils sont tombés et c’est pourquoi « je serai jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants et contre lequel un confiseur porte plainte » (521e). Mais comme le plus redoutable n’est pas la mort mais de vivre dans l’injustice, il faut faire son devoir politique – quels qu’en soient les risques. (522de)

Conclusion

On remarquera que si les poètes sont des flatteurs, c’est cependant par le mythe (la ficelle classique des poètes !) que Socrate/Platon conclut. La flatterie consiste à recouvrir de beaux vêtements les morts dont la vie a souvent été mauvaise. Il faut juger les corps nus. Le corps après la mort garde la trace de ce qu’il était vivant. Il en est de même pour l’âme. Comme, pour Platon, il est impossible de séparer le bonheur de la pratique de la , il faut montrer que la justice, quelque austère qu’elle puisse sembler, garantir un genre de bien à la fois supérieur et plus durable que les faux biens que les Athéniens ont obtenu sous le gouvernement de Périclès.
Le mythe final du Gorgias nous rappelle que la doctrine de l’immortalité de l’âme fait partie intégrante du système de Platon. Cependant, nous pouvons essayer de séparer la  platonicienne de la doctrine de l’immortalité. Ainsi que le dit Victor Brochard8, « cette doctrine ne tient aucune place dans sa proprement dite. On peut même, sans en faire mention, exposer toute la théorie platonicienne du souverain bien. Platon n’a pas commis le cercle vicieux qui consiste à prouver l’immortalité de l’âme par la , pour ensuite fonder la  sur l’immortalité. C’est seulement après avoir établi à sa manière l’identité de la  et du bonheur dans la vie présente que Platon montrera comme par surérogation le trésor que constitue la , accru encore par la bonté des dieux dans un autre monde. »
L’identité du bonheur et de la  suppose la définition de la  essentielle comme justice (dans la cité) et tempérance (dans le gouvernement de soi-même). Justice et tempérance, c’est adapter l’ordre humain à l’ordre harmonieux du cosmos. Dans le Théétète est longuement discutée l’affirmation de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses ». Mais qu’est-ce donc que la mesure de l’homme ? Le sophiste et le rhéteur, en réduisant les lois civiles et morales à de pures conventions arbitraires, le privent de toute mesure. Et c’est précisément cette démesure que défendent Gorgias (la rhétorique est toute puissante), Polos (le rhéteur est aussi puissant qu’un tyran) ou Calliclès (la vraie vie est le déchaînement des passions). La démesure, l’ubris des Grecs, est bien ainsi le vice majeur, celui qui résume tous les autres vices. La démesure politique, c’est la tyrannie, le pire des régimes puisqu’il est entièrement sous la coupe des instincts.
Ce qui est démesuré n’est ni bon ni beau. La beauté réside dans la proportion et l’harmonie ; la démesure, c’est l’absence de proportion, le viol des lois de l’égalité géométrique ou proportionnel qui sont les lois les plus fondamentales de l’être. Et dans la Cité, l’absence de proportion, c’est le chaos dans lequel chacun ne retrouve ni sa place ni son dû.
La démesure, c’est l’incapacité de trouver sa propre limite, une incapacité destructrice, comme est destructeur le principe de plaisir quand il n’est soumis à aucune règle. C’est la décadence d’Athènes qui découle de sa volonté de puissance sans limite et de ses ambitions impériales.
On le voit, la critique de la rhétorique nous mène loin. Elle nous mène à l’opposition de deux visions du monde. Le monde de Platon est un monde limité – ce qui n’a pas de limite, c’est l’apeiron, qu’on traduit aussi par chaos. Et c’est seulement parce qu’il est limité que le monde peut être ordonné et beau – le kosmos grec est le beau par excellence, et c’est pourquoi nous appelons cosmétiques les produits de beauté ! Notre monde au contraire est infini et la seule chose constante y est le mouvement – « le monde n’est qu’une branloire pérenne » disait Montaigne. Si, dans la pensée antique, les hommes doivent reconnaître leurs limites et leur place de la nature, les Modernes se veulent comme « maîtres et possesseurs de la nature » et considèrent l’accumulation illimitée de richesses comme un objectif consubstantiel à la civilisation. Platon nous invite au patient travail sur nous-mêmes alors que nos contemporains entendent mieux les promesses de Gorgias et de la « vie bien plus facile » qu’est censé offrir le pouvoir du rhéteur. À la reconnaissance d’un ordre objectif de valeurs, on substituera la prétention de définir chacun ses propres valeurs.
Mais peut-être nous arrive-t-il de prendre conscience du fait que cette démesure de la modernité s’ouvre sur l’abîme. En ce sens la réflexion de Platon ne concerne pas seulement nos modernes rhéteurs, les marchands de mirages, les vendeurs de camelote du système médiatique, les soi-disant éducateurs qui prétendent que les techniques pédagogiques peuvent remplacer les savoirs réputés inutiles. La réflexion du Gorgias ne concerne pas seulement les questions de . Elle porte directement sur les choix de vie les plus fondamentaux que nous avons à faire.
1  La traduction classique anglaise de Benjamin Jowett définit la rhétorique comme « artificer of persuasion ».
2  Le pancrace est un mélange de boxe et de lutte.
3  Égalitaire pour les égaux, sans doute, puisque les esclaves, les métèques, les femmes ne sont reconnus parmi les égaux, mais à Athènes les égaux sont malgré tout nombreux à la différence de l’aristocratique Lacédémone qui va imposer sa loi à Athènes en 404.
4  Diogène Laërce Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction, notice et notes par Roger Granaille, GF-Flammarion, 2 vol., 1965
5  voir Robert Graves : Les mythes grecs, Hachette Littérature, 2 vol.
6  voir Éthique à Nicomaque, livre V.
7  On peut se demander si ce passage ne recèle un petit grain d’ironie de Platon sur lui-même : n’a-t-il pas voulu devenir l’ami et le conseilleur du tyran de Syracuse ?
8  « La  de Platon », in Études de philosophie ancienne, Vrin, 1954

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