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mercredi 23 décembre 2015

Marx, le communisme et la République

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
R : La chute du mur de Berlin et l’effondrement du « bloc communiste » marquent en effet un changement d’époque et le passage à un monde entièrement dominé par le mode de production capitaliste, ce que certains auteurs appellent « capitalisme absolu », un capitalisme qui ne contient plus sa propre contradiction, un capitalisme qui ne semble plus contenir aucun possible différent. En qualifiant cette nouvelle époque de « fin de l’histoire », Fukuyama affirme donc que ce mode de production est notre éternel présent. Il faut cependant se garder de faire de 1989 une rupture absolue, une « catastrophe historique » sans précédent. En vérité, ce socialisme qui a quitté la scène de l’histoire à la fin du « court XXe siècle » était en crise depuis longtemps.
La première grande crise du socialisme advient en 1914. Le ralliement des principaux partis socialistes à leur propre impérialisme, leur soutien à la guerre et à l’union sacrée est déjà une crise majeure. Fernand Braudel estime que c’est à ce moment précis, en août 1914, que la vieille social-démocratie s’est effondrée. Elle n’a pas disparu comme force politique immédiatement, mais elle était devenue tout autre chose. Non plus une organisation internationaliste visant à une transformation sociale radicale, mais une organisation de « gestion loyale du capitalisme », comme l’a dit clairement Blum lors de son procès à Riom. Elle restait une « organisation ouvrière » en ce qu’elle négociait des avantages, des « acquis sociaux » pour le prolétariat qu’elle était censée représenter. Mais cette position n’était tenable qu’à deux conditions : 1° que le mode de production capitaliste continue de fonctionner sans trop de soubresaut – d’où son ralliement aux politiques économiques anti-crises de type keynésien – et 2° que les puissances capitalistes les plus avancées disposent de surprofits suffisants – ce qui découlait de leur position dominante dans le système mondial. Au fond, sur cette question, Lénine avait vu clair : la social-démocratie vivait des surprofits impérialistes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les partis sociaux-démocrates, après s’être ralliés à leur propre impérialisme, se sont ralliés à l’impérialisme dominant, l’impérialisme américain. On voit clairement qu’avec la « mondialisation », ces deux conditions ont disparu, ce qui explique l’agonie pitoyable de la social-démocratie européenne.
En 1917, les bolcheviks russes crurent relever le drapeau du socialisme et, avec leur nouvelle internationale, l’Internationale Communiste, ils pensaient faire revivre l’idéal émancipateur des origines. Mais la révolution russe, dans l’esprit de ceux qui ont pris le pouvoir en novembre 1917 à Moscou, était un pari : loin de croire qu’ils pouvaient construire « le socialisme dans un seul pays », ils attendaient l’extension de la révolution aux principaux pays capitalistes et au premier chef en Allemagne. Ce pari a été perdu, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici et « l’arrière-train plombé de la révolution » en a pris la tête avec l’établissement du système stalinien, système qui est lui-même tombé en crise en dépit de ses succès économiques obtenus au prix de sacrifices humains terrifiants. Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS.
Rien n’était écrit par avance. « Les hommes font leur propre histoire », comme le disait Marx. Mais le socialisme, sous ses diverses variantes, sociales-démocrates aussi bien que communistes, a fonctionné comme un mécanisme d’intégration de la classe ouvrière au capitalisme. J’ai développé tout cela dans mon livre, Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009). La domination absolue du mode de production capitaliste apparaît ainsi comme le résultat paradoxal de l’histoire du « socialisme ayant réellement existé », à distinguer soigneusement des songes éveillés, des utopies qui lui ont donné naissance. On peut penser, comme le regretté Costanzo Preve, que tout cela découle d’une unique raison : les classes subalternes, comme la classe ouvrière, ne peuvent pas devenir des classes dominantes ! Le projet marxiste de la « dictature du prolétariat » est une contradiction dans les termes, quelque chose d’aussi impossible qu’un cercle carré. La direction de la société échoit toujours aux classes dominantes et non à une classe qui se définit justement par le fait qu’elle est dominée sur tous les plans.
Q. : Avec un constat aussi accablant, y a-t-il donc une chance de voir le socialisme renaître dans un futur plus ou moins proche ?
R. : Tout cela oblige à repenser fondamentalement les conditions de l’émancipation humaine. Que l’on garde les vieux noms de socialisme ou de communisme, cela n’importe guère, encore que le nom de « communisme » porte en lui-même des aspirations sociales et morales essentielles. Le communisme suppose l’existence du bien commun comme le bien le plus précieux et la conception de la société des hommes comme une  qui se gouverne elle-même, à l’opposé des conceptions hiérarchiques autoritaires ou de celles qui réduisent les relations sociales à des contrats entre individus égoïstes cherchant à maximiser leur utilité. Une chose est certaine, sauf à vouloir changer la nature humaine (ce à quoi rêvent les illuminés du « post-humain » ou les apôtres du « transhumanisme »), on ne pourra pas « amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite », comme le dit Freud dans Malaise dans la culture. La poussée à la liberté individuelle et la défense même des conditions d’une vie décente se heurte toujours à la volonté de domination absolue du capital. Et ce sera encore plus vrai demain. En effet, si les socialistes français ont pu affirmer – dès 1991 – que le « capitalisme borne notre horizon historique », on doit admettre aujourd’hui que l’horizon historique du capitalisme est particulièrement bouché. Dans Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Immanuel Wallerstein et Randall Collins soutiennent que le mode de production capitaliste est voué à un effondrement certain à l’horizon de quelques décennies. Je partage globalement ce pronostic, pour les raisons qu’avancent ces deux auteurs et pour quelques autres raisons encore. La seule question est de savoir sur quoi débouchera cet effondrement : une société plus juste, plus fraternelle, capable de régler de manière économique ses rapports avec la nature ou un nouvel âge barbare, conforme à la théorie de l’histoire de Vico ? Mais encore une fois, comme rien n’est écrit dans « le grand rouleau », l’issue dépendra de nous, de notre capacité à faire que le futur soit le nôtre, comme le dit le philosophe italien Diego Fusaro. La perspective à penser d’urgence devrait reprendre les idéaux du socialisme et du communisme des origines – ce qui ne saurait être un retour au marxisme orthodoxe – mais dans les conditions nouvelles et en observant avec la plus grande attention les mouvements réels par lesquels passe aujourd’hui la résistance au capitalisme absolu.
Q. : Face à l’échec et aux désillusions du « communisme ayant réellement existé », beaucoup cherchent en effet désormais à renouer avec le « socialisme des origines » (tout comme nombre de chrétiens, d’ailleurs, déçus par l’involution de leur propre religion, en ont appelé au cours de l’histoire à un retour aux sources salvateur, c’est-à-dire à la doctrine originelle du Christ). Il est parfaitement juste et naturel, devant une suite de déceptions, d’en revenir aux commencements. Mais il n’est pas certain en revanche que tous les socialistes s’accordent sur ce qu’était le socialisme des origines, pas plus que les chrétiens n’ont pu le faire sur la doctrine du Messie, d’autant que tous les socialistes des premières générations ne défendaient évidemment pas les mêmes idées. Quel socialisme ou communisme originel appelleriez-vous donc de vos vœux ? Et, surtout, comment pourrait-il s’articuler avec les conditions pratiques particulières du monde contemporain, afin d’échapper en quelque sorte au piège du prophétisme irréaliste et utopique ?
R. : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un « socialisme des origines » avec lequel on pourrait renouer. Je me méfie en général de tous ces « retour à… » dans lesquels on cherche une planche de salut dans ce qui n’est plus. Les océans de limonade de Fourier, c’est assez drôle mais le phalanstère a quelque chose de nettement plus inquiétant… Je veux bien qu’on aille chercher chez Proudhon un socialisme associatif qui nous guérirait des plaies du collectivisme bureaucratique, mais je me contenterai de rappeler que, pour Marx, la formule du communisme s’écrit ainsi : « producteurs associés » et je vois mal ce qu’un proudhonien pourrait y trouver à redire. Cette formule générale repose, d’une part, sur l’idée développée dans les Grundrisse selon laquelle le développement même du mode de production capitaliste a séparé le possesseur du capital du procès de production capitaliste, procès dont la direction appartient à des fonctionnaires, les directeurs d’usine qui ne sont plus propriétaires. D’autre part, la division du travail et l’automatisation intègrent la science comme « force productive directe » et créent un « general intellect », un intellect collectif qui unit tous les acteurs du procès de production, du directeur aux ouvriers non qualifiés. Autrement dit, pour Marx, il n’était absolument pas nécessaire d’imposer de l’extérieur un idéal d’organisation concocté par les « ingénieurs sociaux » : le communisme se coulera dans le prolongement même des tendances profondes du mode de production capitaliste et se contentera de prendre acte du caractère purement parasitaire que prenait la propriété capitaliste.
Les rêves de retour à la petite production marchande, à une situation idyllique qui n’a jamais existé, à des communautés ancestrales repeintes aux couleurs de la nostalgie, ne nous seront, je le crains, d’aucun secours. Seuls des intellectuels urbains, blasés de leur propre confort, peuvent embellir la  agraire d’antan. Celle-ci était le plus souvent un véritable système d’esclavage qu’on supportait par la routine, par le poids des croyances et superstitions ; et en son sein régnaient souvent des relations d’une violence qu’on aurait du mal à imaginer aujourd’hui. Elle avait aussi de bons côtés et stimulait sans doute des valeurs morales que nous regrettons. Mais si cette  agraire s’est si facilement défaite, ce n’est pas seulement à cause de la violence capitaliste – incontestable par exemple dans le cas anglais longuement analysé par Marx – mais aussi parce que dans une  de paysans libres, comme la France après la Révolution, les paysans voulaient obtenir les libertés de la vie urbaine. La chanson de Jean Ferrat, « La montagne », raconte cette histoire dans sa version nostalgique, mais elle oublie que la modernité technique est apparue comme une véritable libération. Ce que je dis du monde rural peut être facilement étendu. Je ne crois pas que nous soyons prêts à renoncer aux avantages que nous a donnés la coopération à grande échelle. Je vous réponds par internet et en utilisant un ordinateur coréen fabriqué en Chine avec des composants et des logiciels dont certains viennent des États-Unis ; et mon correcteur d’orthographe est québécois… La principale force productive, disait Marx, c’est la coopération ; et la division mondiale du travail exprime cette coopération élargie. Les gains de productivité qu’elle procure rendent plus accessible à une large partie de la population ce qui, autrefois, n’était même pas l’apanage des plus riches.
Vous pouvez toujours dire aux gens : « vous n’avez pas vraiment besoin de ceci ou de cela », « menez une vie frugale et plus conviviale, plus sobre et plus égalitaire. » Ces discours moralisateurs sont impuissants. Je peux à titre individuel décider de changer mon existence, renoncer à la possession de gadgets au profit d’une vie plus éthique, fondée sur la méditation ou les rencontres avec les autres. Mais je ne me sens aucun droit à dire aux autres comment ils doivent vivre. Dans toute une série de pensées contestataires (décroissance, retour à Ivan Illich, etc.), il y a au fond cette idée que le changement radical qu’appelle la crise de notre société ne peut trouver d’issue que dans un changement moral, dans l’adoption d’une nouvelle éthique individuelle que je pourrais partager mais qu’il est impossible de vouloir imposer à tout le monde. Je pressens dans tout cela une sorte de « dictature sur les besoins » qui était précisément la marque distinctive du collectivisme bureaucratique de l’URSS et de ses pays satellites, comme l’ont montré les théoriciens de l’école de Budapest, disciples de Lukàcs. Spinoza affirme : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même ; et nous n’éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. » (Éthique, V, p. XLII) Je crois que c’est la bonne manière de prendre les problèmes. Nous ne mènerons pas une vie meilleure et moins aliénée en refreinant notre appétit de consommation, toutes ces envies qui nous servent d’objets d’une satisfaction substitutive dans une société qui repose sur la valorisation de l’illimitation du désir et sur la frustration.
Il me semble plus utile de travailler comme l’a fait mon ami Tony Andréani sur les modèles de socialisme, réfléchir à des réformes de structures qui pourraient être mises en œuvre à un horizon humain assez proche. Par exemple, autant j’apprécie sur le plan théorique les travaux de la « Wertkritik », la « critique de la valeur » (Kurz, Jappe, Postone…) autant je trouve parfaitement fantaisiste l’idée que l’on puisse « sortir du capitalisme », comme ça, simplement en le décidant, un peu comme quand on décide de sortir de chez soi. Il faut imaginer des transitions dans lesquelles se combineront nécessairement des éléments d’une société entièrement nouvelle et des éléments du vieux monde. Je déteste le sectarisme. Les sectaires sont intransigeants, ils refusent toute transition comme une compromission, mais c’est parce que, au fond, ils n’ont nulle intention de rompre avec le vieux monde.
On peut très bien imaginer des expériences relativement amples de « socialisme associatif », c’est-à-dire basées sur le système coopératif – Andréani a beaucoup réfléchi sur les coopératives ouvrières – mais ces éléments de socialisme au sein d’une société dominée par le mode de production capitaliste doivent se soumettre aux lois générales du capital et ils sont nécessairement pervertis à plus ou moins long terme. On oublie trop que nous avons une longue expérience des mutuelles, des coopératives ouvrières, de la gestion par les salariés eux-mêmes de leurs entreprises, pour ne rien dire du vaste mouvement coopératif dans le monde agricole. Il faudrait aussi se souvenir que « l’État providence », qui n’est pas encore démantelé, contient de nombreux éléments de « socialisme », ce que d’ailleurs les capitalistes ne manquent pas de lui reprocher. Nous avons donc une vaste expérience d’un siècle et demi de luttes sociales et d’acquis. En étudier les points forts et les points faibles, comprendre succès et échecs, voilà qui nous serait bien plus utile que de rouvrir les grimoires du socialisme utopique !
Il faut penser les rapports entre un secteur marchand avec des entreprises privées, des entreprises publiques, des coopératives, et un secteur non marchand. J’avais esquissé quelques idées à ce sujet dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005). Mais il y a encore un problème plus important. Les théoriciens de la critique de la valeur, tout comme Michéa d’ailleurs, nous demandent de tourner le dos à la politique. Pour dire les choses rapidement, la  humaine est nécessairement une  politique, une  des lois. Il me semble impossible de penser une  non politique. L’utopie marxienne et marxiste, c’est cette idée de dépérissement de l’État, qui d’ailleurs justifiait la « dictature du prolétariat » comme forme transitoire vers l’extinction de l’État. Rompre avec cette utopie pour revenir au socialisme des origines, tout aussi utopique, c’est une opération qui n’a aucun sens. J’ai puisé dans la tradition républicaniste de quoi concevoir une république sociale qui serait le cadre adéquat rendant possible la transition entre la société actuelle et une société socialiste ou communiste. Il est une autre tradition vers laquelle on pourrait se tourner, celle du « socialisme libéral » italien de Carlo Rosselli et Giutizia e libertà. Mais on ne peut plus guère utiliser l’expression « socialisme libéral » sans s’exposer aux pires malentendus. Je préfère donc me dire « communiste républicain » : la république comme forme politique au service du bien commun, de la vie d’une  heureuse guidée par un choix réfléchi, comme l’aurait dit Aristote.
Q. : Articuler socialisme et républicanisme peut paraître à première vue étonnant, dans la mesure où les socialistes ont souvent été perçus à juste titre comme des opposants au régime républicain libéral qui, peu ou prou, s’est instauré en France depuis plus d’un siècle. En outre, l’internationalisme marxiste qui a tendu à prévaloir au fil du temps dans la nébuleuse révolutionnaire y a largement étouffé toute fibre républicaine. Force est pourtant de constater que les premières générations de socialistes, dans l’Hexagone, étaient volontiers animées d’une verve républicaine extrêmement forte, parfois associée d’ailleurs à un patriotisme qu’on aurait beaucoup de mal à assumer aujourd’hui sans être placé à l’extrême droite de l’échiquier politique. En quoi la tradition républicaniste pourrait-elle à vos yeux revivifier les débats actuels en faveur du socialisme ? Et, peut-être plus important encore, de quel républicanisme parlons-nous en l’occurrence ? Car la République telle que la concevait la tradition aristotélicienne, jusqu’à la Renaissance au moins, n’est peut-être pas totalement soluble dans le républicanisme des Lumières, sans rien dire des régimes républicains que nous connaissons concrètement au XXIe siècle, qui s’éloignent assez considérablement de leurs modèles d’ori­gine…
R. : Les mots sont archi-usés. République, socialisme, , internationalisme, communisme… Il faudrait pour chacun de ces mots redonner des définitions, re-fabriquer des concepts. Commençons par la République. Il y a sûrement un point commun à toute la tradition philosophique républicaniste : la république, c’est le bien commun et donc il y a l’idée que la vie politique des hommes n’est pas seulement une juxtaposition d’existences séparées, mais forme bien une , unie autour d’une certaine idée du bien commun. La deuxième idée du républicanisme est que la république a pour but de garantir la liberté, qu’elle est « la liberté par la loi », ce qui explique l’attachement des républicanistes à la séparation des pouvoirs, à la dynamique du conflit (Machiavel) ou encore, pour parler comme Pettit, à la « contestabilité garantie ». De tout cela se tire assez facilement l’idée centrale des républicanistes contemporains (de Pocock et Skinner à Pettit ou à moi-même) : la république, c’est la liberté comme non-domination. De quoi se tirent aisément des principes d’organisation qui, comme le remarque Philip Pettit, poussent au radicalisme social : la protection contre la domination suppose la protection du salarié dans ce contrat de subordination qu’est le contrat de travail, la protection du citoyen contre la puissance des riches, la protection des minorités contre la « tyrannie de la majorité », etc. Dans mon ouvrage Revive la République (Armand Colin, 2005), j’ai essayé de montrer justement la continuité entre républicanisme et socialisme. Après tout, c’est la vieille idée de Jaurès, le socialisme, c’est la république jusqu’au bout.
Vous m’interrogez sur les Lumières. Les républicanistes y étaient rares. Spinoza – disciple de Machiavel dans le Traité politique –, Jean-Jacques Rousseau et Kant : voilà les seuls penseurs franchement républicains. Pour la plupart, les autres penseurs des Lumières espèrent que le changement viendra d’en haut, d’un « despote éclairé », ou souhaitent une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais ; et ils se méfient de l’irruption du peuple comme de la peste, bien éloignés sur ce point des vues du « très pénétrant Florentin », Machiavel, qui considérait les tumultes populaires comme le mouvement des humeurs saines dans une république, car c’est le peuple seul qui peut être le gardien de la liberté.
Évidemment, c’est une certaine manière de concevoir la république qui est la mienne. À cette république sociale, on peut opposer la république bourgeoise, « conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie ». Le heurt entre ces deux sortes de républiques a eu lieu pour la première fois en juin 1848. Par rapport à cet affrontement central, les notions de droite et de gauche, de  et d’antilibéralisme sont confuses. Les bourgeois « de gauche » étaient du côté de ceux qui ont fusillé les ouvriers qui réclamaient le droit au travail et la république sociale. Le  défend la liberté de conscience, la liberté d’expression et d’association, la liberté de la presse, etc. et évidemment aucune politique visant à l’émancipation humaine ne peut se développer si elle est privée de cet oxygène qu’est la liberté libérale ! Le socialisme étatiste ou autoritaire, croyant que seules les élites bureaucratiques éclairées peuvent dire au peuple ce qui est bon pour lui n’ont qu’un attachement modéré pour ces libertés libérales. L’expérience montre qu’ils sont souvent les premiers à les remettre en cause quand la situation se tend un peu. Et ce ne sont pas les développements de la police de la pensée et de la police de la parole au nom du « politiquement correct » qui pourront me faire changer de jugement sur ce socialisme. Pour toutes ces raisons, je refuse de faire partie des antilibéraux. En revanche, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que les hérauts du , s’ils sont de sourcilleux défenseurs du « libre marché » et de la « libre concurrence », s’accommodent volontiers de la surveillance généralisée et l’intrusion de l’État et des puissances financières dans la sphère privée, voire dans celle de l’intimité.
Ce que nous appelons couramment « république » aujourd’hui, ce n’est le plus souvent que le gouvernement des oligarchies où une caste – politique, financière et médiatique – se partage le pouvoir, le peuple n’étant admis qu’à voter au concours de beauté pluriannuel nommé « élections » où l’on doit choisir la « meilleure image » parmi tous ceux qui, quoi qu’il arrive, feront la « seule politique possible », celle du capital financier.
Q. : L’idée de République est souvent associée au nationalisme, ou du moins au patriotisme. Or, le socialisme, à l’opposé, est traditionnellement internationaliste. Faut-il concilier à vos yeux patriotisme et socialisme, et, si oui, comment y parvenir ?
R. : Marx disait que la lutte de classes est internationale dans son contenu mais nationale dans sa forme. Ce n’est pas une petite affaire. L’émancipation des travailleurs, telle qu’il la concevait, suppose donc la conquête de la « forme  » à travers laquelle seulement peut s’affirmer le contenu international de la lutte de classes. Ainsi l’opposition /internationalisme est-elle parfaitement absurde, en tout cas pour quiconque s’est mis à l’école de Marx ! D’ailleurs, le mot même d’internationalisme suppose qu’il y a des nations. Les marxistes – du moins certains d’entre eux – ont confondu l’internationalisme avec le mondialisme ou le cosmopolitisme. Mais Marx, défenseur infatigable des droits nationaux des Polonais et des Irlandais n’a jamais fait cette confusion. Aujourd’hui nous voyons bien que c’est le capitalisme lui-même qui détruit les nations (de l’Union Européenne aux bombardements « humanitaires » sur les pays du Proche et du Moyen Orient).
Je sais bien que la  engendre cette maladie épouvantable qu’est le nationalisme ou le chauvinisme. Mais ce n’est pas en laissant l’idée nationale aux nationalistes ou aux chauvins qu’on se protégera de cette maladie. C’est seulement en renouant le lien entre question nationale et question sociale. Les gauchistes cosmopolites ou mondialistes oublient que la seule tentative d’instaurer un pouvoir ouvrier en France, la Commune de Paris, cette « forme enfin trouvée de la république sociale », comme le disait Marx, a commencé par le refus du peuple parisien de voir la capitale désarmée et livrée aux Prussiens. Le puissant mouvement qui a trouvé son expression dans les conquêtes sociales de la Libération fut aussi étroitement et en un tout indissociable national et social.
En conséquence de ces analyses peut-être un peu trop théoriques il y a aussi une pensée stratégique. Si un mouvement de transformation advient – et il me semble que l’évolution du mode de production capitaliste le rendra inéluctable – il ne procédera pas de la vision d’une société idéale où les hommes vivront d’amour, mais, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire, de réactions défensives. Vouloir rester « maître chez soi », c’est la forme première de la revendication de la liberté – le citoyen libre dans une république libre, qui est l’idéal de Machiavel.
Pour ceux qui ne pensent qu’avec des schémas, ce mouvement peut prendre des formes étranges, comme on le voit en Grèce avec l’alliance entre la gauche radicale et un parti nationaliste de droite, ou comme on l’entend dans les discours de Pablo Iglesias et de Podemos où se mêlent les thèmes classiques des « indignés » et des appels à la souveraineté de la . Et ce n’est que le début ! Il faudrait parler de ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui et de cette confusion qui désoriente analystes et forces politiques classiques, tentant en vain de faire rentrer ce qui se passe dans ce pays dans les schémas classiques et faussement rassurants : fascistes contre antifascistes, libéraux contre antilibéraux, CIA comme Russie, etc.
Q. : Un socialisme républicain est-il nécessairement souverainiste ? Il y avait à la fin du XIXe siècle de vastes débats dans la nébuleuse socialiste, en France notamment, entre ceux qui défendaient un socialisme très centralisateur (dont l’internationalisme était souvent mâtiné en effet d’un fort patriotisme national), comme Jules Guesde, et ceux qui au contraire défendaient plutôt l’autonomie locale contre le pouvoir central (généralement disciples de Proudhon et partisans de Bakounine). Au sein de cette seconde mouvance, qu’on pourrait qualifier de fédéraliste, l’idée républicaine de « bien commun » n’était pas abandonnée ; mais on envisageait plutôt la chose publique comme un enchevêtrement de niveaux de pouvoirs, et l’on demandait à ce que chaque décision fût prise dans la mesure du possible à l’échelle la plus locale du gouvernement. Il s’agissait ainsi en quelque sorte de défendre la non-domination des particularismes locaux par le pouvoir central, car, selon la formule de Maurice Charnay, le véritable patriotisme est celui du cœur, qui nous attache au petit coin de terre régional « où nous sommes venus au monde et où nous voulons mourir ». Dans les cités-États antiques de Grèce, dans les communes du Moyen Age et dans les riches cités marchandes de la Renaissance italienne, les premières républiques de notre histoire furent précisément des républiques locales. Comment pensez-vous pour votre part la problématique du local et du national, ou si l’on veut du fédéral et du souverain, en relation avec votre défense d’un républicanisme socialiste ?
R. : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on appelle souverainisme. Le Souverain est cette instance au-dessus de laquelle il n’est pas d’autre pouvoir. En ce sens le républicanisme n’est pas souverainiste : parce qu’ils défendent l’idée de liberté comme non-domination, parce qu’ils savent que la non-domination vise à protéger les individus y compris contre la tyrannie de la majorité, les républicanistes ne sont pas souverainiste. Aucun pouvoir ne peut être acceptable si les citoyens ne disposent pas de contre-pouvoirs effectifs, si n’existe pas une clause de contestabilité garantie pour le dire comme Philip Pettit. Les républicanistes comme moi ne sont pas opposés à l’existence d’une instance internationale à laquelle les citoyens pourraient faire appel pour défendre leurs droits fondamentaux. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005, j’écrivais : « Une République ne peut déléguer sa souveraineté que si cette délégation permet une meilleure protection de la liberté contre la domination. On pourrait admettre une cour européenne dont la fonction serait de protéger les citoyens contre l’arbitraire étatique ou patronal. Mais la cour de Luxembourg est essentiellement une cour qui protège les puissants contre les lois sociales imposées par la lutte séculaire des travailleurs. »
Le souverainisme est cependant plus souvent identifié à la souveraineté nationale. Un citoyen libre dans une république libre, tel est le principe républicaniste déjà énoncé par Machiavel. La liberté politique est impensable, si le pouvoir politique n’est pas responsable devant les citoyens mais devant une autorité extérieure, supranationale, comme c’est le cas dans l’Union Européenne sur les questions essentielles – le principe de subsidiarité ne laissant aux États-nations que la mise en musique des directives européennes, même si pour cela il faut balayer les résultats des élections démocratiques, ainsi que le prouve actuellement l’exemple grec. Il n’existe pas d’autre cadre politique, pas d’autre cadre dans lequel les hommes peuvent chercher à prendre leurs propres affaires en main, que l’État-. Il est à remarquer que l’impérialisme, en premier lieu l’impérialisme américain, cherche la destruction des États-nations, sauf évidemment l’État- que forment les USA. La pulvérisation de l’Irak, le chaos au Proche-Orient, la ruine des nationalismes arabes (nassériens, baasiste, etc.), tout cela constitue une régression terrible. Le prétendu « khalifat », qui prospère sur ces décombres, c’est la barbarie. Pour revenir à l’Europe, la résurrection sous les auspices du capital financier, du régime d’Empire, type Saint-Empire Romain germanique est une perspective que personne ne devrait souhaiter.
Reste la question du centralisme étatique, qu’on appelle parfois, mal à propos, jacobinisme. Il me semble que la souveraineté de l’État- n’implique ni le centralisme napoléonien (terme qui convient mieux que jacobin), ni le rabotage de toutes les particularités régionales. Lorsque que la Commune de Paris se soulève, Marx y voit « la forme enfin trouvée de la république sociale ». Et il commence à penser la phase transitoire entre capitalisme et communisme comme une fédération d’organisations type « commune de Paris ». On a souvent mal compris l’opposition Marx-Proudhon, Marx centralisateur contre Proudhon fédéraliste. En réalité leur opposition porte sur des questions théoriques (voir Misère de la philosophie) et la nécessité de construire un parti ouvrier apte à lutter sur le terrain politique, perspective à laquelle Proudhon était radicalement hostile. Mais l’opposition porte beaucoup moins sur les perspectives politiques à long terme. La formule de Marx définissant la société qui viendrait après le capitalisme comme celle des « producteurs associés » devrait parfaitement convenir à un partisan de Proudhon !
Pour revenir aux questions plus immédiates, il faut rappeler ceci : le premier Clemenceau, le Clemenceau radical des années 1880, s’était dans la bataille politique avec un programme politique démocratique radical, qui incluait la suppression des préfets, l’autonomie de gouvernement des communes et une réduction du pouvoir des administrations centrales. Il proposait en somme de faire un pas vers ce « gouvernement à bon marché », du type de la Commune de Paris, qui fut la première la république sociale. Et c’est pourquoi Engels et Marx proposaient aux socialistes français de soutenir la campagne de Clemenceau (Voir sur ce point mon livre La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011). Je suis un partisan des 36000 communes, aujourd’hui vilipendées et enserrées dans le carcan des communautés d’agglomération, des métropoles, etc. La démocratie communale devrait non pas être mise en pièce comme on le fait aujourd’hui mais restaurée et élargie. On devrait garantir la compétence universelle des communes, aujourd’hui remise en cause. La régionalisation, entreprise par De Gaulle, poursuivie par Deferre et Fillon, n’est qu’un machin visant à décharger l’État central de ses responsabilités tout en corsetant toujours plus les diverses collectivités locales et territoriales. Le récent découpage régional, qui relève du pur charcutage, devrait achever de convaincre ceux qui croient encore que la régionalisation à la sauve Ve République permettra l’extension de la démocratie. Cependant, si l’unicité de la loi est garantie, on peut envisager d’élargir le rôle des régions et des départements. Les élus locaux sont souvent plus proches des électeurs et plus sensibles à leur pression ! Mais le mouvement devrait partir d’en bas et non des décisions bureaucratiques prises par les spécialistes de l’aménagement du territoire … en fonction des intérêts de la caste dominante.
Que les particularismes locaux soient préservés, j’y suis plutôt favorable. On pourrait très bien apprendre une langue régionale à l’école publique sans remettre en cause le français comme langue nationale. Mais la condition est que cela reste optionnel. Le brassage de la population française fait que ces langues régionales n’ont tout de même plus beaucoup d’importance et sont ignorées de la majeure partie des habitants des régions concernées. Et puis quelle langue régionale enseignera-t-on en Île-de-France, en Bourgogne, dans les pays de Loire, etc. ? Ce n’est pas un problème spécifiquement français. L’Italie est beaucoup plus régionalisée que la France et certaines régions comme le Val d’ Aoste ou le Tyrol italien admettent officiellement une langue régionale autre que l’italien. Elles sont théoriquement bilingues. Pour connaître un peu le Val d’Aoste, j’ai pu me rendre compte que les valdotains parlent de moins en moins français et que l’italien domine aujourd’hui de manière écrasante, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans. Il est à craindre que, bien souvent, les particularismes régionaux ne soient plus que du folklore, type « Bienvenue chez les Chtis ». Mais, encore une fois, si se développent les formes d’autogouvernement local, on pourra voir dans quelle mesure ces particularismes sont encore vivants.
Pour résumer : oui au développement de l’autogouvernement local, non à la dissolution des nations, non à l’instrumentalisation des particularismes régionaux par une politique de mise en concurrence et d’extension indéfinie du domaine du marché.


[Interview donnée à la revue Krisis, n°42, décembre 2015]

samedi 19 septembre 2015

Le communisme de Marx, une théorie du bien commun

Le mot « communisme » a été si galvaudé qu’on ne sait plus exactement ce qu’il pourrait recouvrir. Les partis communistes membres de l’Internationale Communiste se réclamaient du communisme tel que Marx l’avait défini dans le Manifeste du Parti Communiste (1848). Cependant, aucun des gouvernements des pays du « socialisme réel » n’a jamais considéré que l’un de ces pays ait pu être communiste. D’un autre côté, le communisme n’est pas l’invention de Marx et Engels. Le communisme de Babeuf, celui des « partageux », ce communisme grossier que Marx brocarde très tôt, n’est pas celui des auteurs du Manifeste du Parti Communiste.
Préhistoire du communisme de Marx. Après être devenus communistes – c’est Engels qui fait le pas le premier – Marx et Engels adhèrent à la « Ligue des Justes » qu’ils vont transformer en « Ligue des Communistes ». Cette transformation est capitale. Il ne s’agit plus de faire régner la justice dans le monde mais de reconstruire une société fondée sur le bien commun entendu dans un sens radical. En effet, les premières sociétés révolutionnaires, comme la Ligue des Justes liée originairement au blanquisme français, sont unies sur la base de mots d’ordre de nature , dans lesquels d’ailleurs les réminiscences des mouvements chrétiens dissidents sont fort nombreuses. L’égalité, la fraternité, la justice, le triomphe de l’humanité, ce sont ces grands mots qui servent d’étendard à ces mouvements. Avec la création de la Ligue des Communistes en 1847 qui confie à Marx et Engels le soin de rédiger un Manifeste, on change de point de vue. Il s’agit maintenant de comprendre le « mouvement réel » et non plus de s’orienter à partir d’idées utopiques. Et c’est pourquoi il faut partir de l’étude de la dynamique des rapports sociaux de production, et de leur expression politique, la lutte des classes et, quant à l’action, en finir avec les traditions des sociétés secrètes.
Le mouvement réel. Ainsi le communisme n’est-il plus un « projet » ni un idéal, mais le processus historique lui-même. Dans le Manifeste on lit : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle [la bourgeoisie] a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. » La domination bourgeoise a impitoyablement brisé toutes les formes anciennes de communautés, ne laissant plus que des individus isolés, les « atomes » égoïstes des modèles de l’économie politique bourgeoise. Mais la destruction des communautés anciennes n’est pas à regretter. Il s’agissait de communautés fermées, empêchant le développement de toutes les potentialités de l’individu. Le mode de production capitaliste, en brisant les anciennes relations de dépendance des individus a posé comme une exigence la véritable émancipation humaine, celle de l’homme comme être social. En même temps, en développant la division du travail, en multipliant les relations d’interdépendance des individus dans le processus même de la production qui brise toutes barrières anciennes, le mode de production capitaliste crée les conditions de la construction d’une véritable  des hommes libres. Si le communisme est le mouvement réel, c’est parce que le capital lui-même abat les barrières à son propre développement. Et c’est pourquoi, comme le dit encore le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Ainsi, la destruction de la propriété capitaliste qui est souvent citée comme le point nodal du « programme » communiste, n’est-elle rien d’autre que ce que le mouvement même du capital accomplit chaque jour. Dans Le Capital, Marx précise comment ce processus s’accomplit. L’expropriation du capital n’est pas un coup de force qui sera fait un beau matin par le prolétariat au pouvoir (vision chimérique de la révolution), mais que c’est un processus qui se déroule à l’intérieur même du mode de production capitaliste. Les intérêts à long terme du capital exigent des lois de protection des ouvriers, mais ces lois contribuent à l’expropriation de milliers de petits capitalistes et indiquent la possibilité réelle de l’expropriation générale du capital. Le communisme n’est pas un projet à mettre en œuvre demain, un plan d’ingénieurs sociaux, mais le processus même qui se déroule sous nos yeux. Le principal obstacle au développement du capital, c’est donc le capital lui-même ! On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence théorique des notions clés du marxisme historique du XXe siècle et au premier chef l’élection du prolétariat en classe consciente de soi, en sujet révolutionnaire. Le sujet révolutionnaire (mystifié), c’est le capital lui-même, si l’on veut bien se souvenir que le capital n’est pas une chose, mais un rapport social.
Une association d’hommes libres. Cette expropriation ne doit pas être confondue avec la « nationalisation », c’est-à-dire l’étatisation des grands moyens de production et d’échange qui figurait en bonne place dans les programmes des partis socialistes et communistes de jadis. Le Manifeste avait défini le but de cette nouvelle organisation sociale : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Dans le livre I du Capital (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret), la société communiste est décrite comme celle des « producteurs associés » : « Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d’usage. Le produit global de l’association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l’organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D’un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D’autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. »
L’épanouissement des individus dans la vie commune. Mais si cette organisation, cette association d’hommes libres est la condition nécessaire du communisme, elle n’en est épuise pas la définition. Le but du communisme n’est pas une organisation sociale rationnelle se substituant à une organisation sociale irrationnelle. Le but est l’émancipation des individus. La rationalisation de la production et des échanges que permet l’organisation commune du travail permettra, soutient Marx, une réduction drastique du temps de travail nécessaire. La suppression du travail est certes impossible dit encore la conclusion du livre III du Capital : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité, il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée : « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Le communisme au-delà de la justice. Le problème essentiel est donc celui du rapport entre nécessité et liberté. Tant que les hommes sont soumis à la pénurie, « le vieux fatras » de la société bourgeoise s’impose. Si les biens sont rationnés, il faut trouver une clé de distribution de biens. Dans la société bourgeoise, c’est plutôt « à chacun selon sa propriété » ; dans la société communiste telle qu’elle sortira du capitalisme, le grand progrès serait que soit donné « à chacun selon son travail ». Mais immédiatement, on doit faire de nombreuses exceptions : les enfants, les handicapés, les personnes âgées ne peuvent pas travailler, les étudiants doivent être dispensés de travail productif pour faire leurs études, etc. Les aptitudes au travail des uns sont différentes de celles des autres et il n’est pas aisé de comparer et de ramener à une commune mesure tous les travaux concrets différents. En réalité donc, le principe « à chacun selon son travail » n’est que l’expression du « droit bourgeois », celui de l’équivalence de tous les travaux concrets ramenés à une abstraction. Avec une telle conception de la justice, les individus restent isolés de la vie commune : ils raisonnent d’abord en fonction d’eux-mêmes et ne se considèrent pas spontanément comme membres du corps social. C’est pourquoi, selon Marx, le communisme ne se réalisera qu’en dépassant cette première phase et en prônant comme principe de justice : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Les formules de Marx, que l’on trouve dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Mais ces formules « algébriques » mériteraient d’être remplies d’un contenu plus précis. « À chacun selon ses besoins », cela signifie que chacun est suffisamment sage pour ne prendre dans le « pot commun » ce qui excède ses besoins. Pour que cela soit possible, il faut donc que la production ne soit pas simplement une production pour la satisfaction des besoins qui vont sans cesse en s’élargissant, mais surtout une production de besoins nouveaux, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à ses besoins. En second lieu, la formule « de chacun selon ses capacités » demande que chacun soit prêt à donner à la vie commune sans calculer ce que cela lui rapportera à lui. Le communisme tel que Marx l’envisage est donc un idéal communautaire fort. On peut estimer cette perspective utopique et susceptible d’ouvrir la voie à toutes les formes de tyrannie bureaucratique – comme on a pu le voir en URSS et dans les autres pays dits « socialistes ». Mais ce serait commettre là une erreur logique. Dans ces pays, ce qui a existé, ce n’est pas une société communiste où l’homme est libéré de la nécessité, mais au contraire la pénurie et la misère « socialisée » sur la base desquelles la bureaucratie a pu assurer son emprise et justifier ses privilèges.
Communisme, commune et biens communs. La difficulté posée par le communisme de Marx est l’articulation entre la perspective d’une émancipation des individus et l’affirmation forte de l’homme comme être social. Il y a un fondement anthropologique à cette question. Non seulement l’homme est un « animal social » mais encore il ne peut se développer comme individu riche en potentialités que par le développement de ses liens sociaux. Les petites sociétés traditionnelles écrasent l’individu parce que ce sont des sociétés fermées, dans lesquelles l’emprise d’un homme sur un autre peut être terrible. Si, comme l’affirme Marx, l’individu est la somme de ses relations sociales, la puissance individuelle de chacun – puissance à entendre au sens de Spinoza – se développe en même temps qu’il s’insère dans un réseau plus vaste de relations sociales : c’est pourquoi le mode de production capitaliste à la fois mutile l’individu en le transformant en simple vendeur de force de travail arraché à sa propre vie et, dans le même temps, crée la possibilité d’un changement radical, d’une véritable émancipation qui ne peut être un retour vers les communautés archaïques idylliques.
Si le communisme n’est pas une utopie, il faut en dégager les voies politiques. Pour Marx, la première tentative de s’engager dans la voie du communisme fut la Commune de Paris de 1871. Traditionnellement, aussi loin que l’on remonte – et peut-être faut-il remonter à la cité grecque – le gouvernement de la cité (de la polis) et le gouvernement des hommes libres et égaux et toujours s’y est posée la question de la répartition des richesses. Déjà Aristote discutait les propositions de type communiste qui était défendues à son époque – à commencer par celles de son maître Platon. Il serait donc absurde de couper l’histoire du communisme moderne de cette longue tradition où l’idéal communautaire se couple avec l’aspiration à la liberté. La Commune de Paris, démocratie semi-directe, semblait renouer avec la démocratie grecque. L’appareil d’État bureaucratique mis à bas, c’est le peuple, mobilisé, dans l’action quotidienne, qui devient l’État. Ce civisme commun poussé à l’incandescence pousse évidemment au radicalisme social comme l’a montré la brève expérience du printemps 1871. Ainsi le communisme peut-il prendre une figure politique : c’est l’autogouvernement communal généralisé.
Il y a un dernier point. En renonçant au « grand soir » et en pensant le communisme comme processus, on peut en suivre la marche embryonnaire dans la société bourgeoise elle-même. La notion religieuse et thomiste du bien commun est redescendue sur terre. La vie civile suppose de nombreux biens communs, partagés par tous les citoyens selon des modalités variées. En France, le système de la protection sociale mis en place essentiellement à la Libération peut être vu comme un système communiste : chacun cotise en fonction de ses capacités et chacun reçoit des soins selon ses besoins. Idéalement, l’école laïque républicaine procède des mêmes principes, même si, pratiquement, la règle subit de nombreuses entorses.
Rendu à sa radicalité, débarrassé des scories de l’histoire qui semblent l’avoir englouti, le communisme de Marx pourrait bien se révéler comme une pensée et une politique opératoires pour le XXIe siècle.

Repères bibliographiques
Marx, K. : Manifeste du parti communiste (1848), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
Marx, K, Le Capital, livre I (1875), PUF, « Quadrige », traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Marx, K, Le Capital, livre III, in « Œuvres », tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1968, traduit de l’allemand par Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute.
Marx, K, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1875), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.

jeudi 9 juillet 2015

Le conseillisme, une démocratie radicale

Le communisme historique du XXe siècle a laissé l’image du système le plus antidémocratique que l’on puisse imaginer. Le parti omniscient et tout-puissant gouvernait prétendument au nom de la classe ouvrière et du peuple tout entier. Et à l’intérieur du parti, c’est l’appareil qui concentrait tous les pouvoirs, appareil lui-même au service du secrétaire général. Il est pourtant une autre tradition communiste, largement oubliée aujourd’hui qui, tout au long du siècle passé a défendu l’idéal du « communisme des conseils », c’est-à-dire d’un communisme radicalement démocratique, hostile à la bureaucratie de l’État, des syndicats et des partis, défenseur de l’autonomie des organisations collectives de base.

Ce « communisme des conseils » se trouve dans les écrits de certains théoriciens marxistes, chez Rosa Luxemburg, dans la gauche communiste hollandaise et allemande (Pannekoek, Gorter). Il renvoie à une expérience historique : la Commune de Paris de 1871, les soviets en Russie en 1905 et 1917, les « Räte » en Allemagne, en Hongrie en 1956 ou encore dans les mouvements sociaux des années 1968.
Le fond commun à toutes les formes de conseillisme est la critique de la démocratie représentative. Comme Rousseau l’affirmait déjà, la volonté ne saurait être représentée. Je peux demander à quelqu’un d’agir conformément à mes ordres mais je ne peux lui demander de vouloir à ma place. La démocratie représentative ne serait pas une démocratie mais une forme déguisée de l’oligarchie. Ainsi que l’écrivait Anton Pannekeok, « Le parlementarisme est la forme typique de la lutte par le moyen des chefs où les masses elles-mêmes jouent un rôle secondaire. Sa pratique consiste dans le fait que des députés, des personnalités particulières, mènent la lutte essentielle. Ils doivent, par conséquent, éveiller dans les masses l’illusion que d’autres peuvent mener la lutte pour eux. » La véritable émancipation politique consiste à agir par soi-même et non à s’en remettre à autrui. C’est pourquoi les conseillistes privilégient l’action directe, comme la grève et la manifestation et dénoncent la lutte parlementaire comme une illusion ou, pire encore, une pure tromperie. C’est contre le KAPD (le parti communiste des travailleurs d’Allemagne, une scission du KPD au début des années 1920) que Lénine écrit sa brochure restée célèbre, au moins par son titre, Le gauchisme, maladie infantile du communisme.
Les conseillistes sont également très méfiants à l’égard des syndicats. Selon Pannekoek : « Le système des conseils, par son développement propre, est capable de déraciner et de faire disparaître non seulement la bureaucratie étatique, mais aussi la bureaucratie syndicale, de former non seulement les nouveaux organes politiques du prolétariat contre le capitalisme, mais aussi les bases des nouveaux syndicats. Au cours des discussions dans le Parti, en Allemagne, on s’est moqué de ce qu’une forme d’organisation puisse être révolutionnaire, sous prétexte que tout dépendait seulement de la conscience révolutionnaire des hommes, des adhérents. Mais si le contenu essentiel de la révolution consiste en ce que les masses prennent elles-mêmes en main la direction de leurs propres affaires, la direction de la société et de la production – il s’ensuit que toute forme d’organisation qui ne permet pas aux masses de dominer et de diriger elles-mêmes est contre-révolutionnaire et nuisible ; pour cette raison elle doit être remplacée par une autre forme organisationnelle qui est révolutionnaire (du fait qu’elle permet aux ouvriers eux-mêmes de décider activement de tout. » (in Hermann Gorter, Lettre ouverte au camarade Lénine)
Les conseils, quel que soit le nom qu’on leur donne, présentent encore un avantage énorme aux yeux de leurs partisans. En déplaçant la politique sur le terrain même de la vie professionnelle, ils substituent aux individus atomisés de la démocratie bourgeoise les formes communautaires nées de l’organisation même du travail. En partant de l’action directe sur le lieu de travail, les conseils et les autres organisations spontanées (par exemple une simple assemblée générale) remettent en cause la discipline de l’usine, c’est-à-dire tous les mécanismes de soumission du travail au capital. En ce sens, ils sont profondément révolutionnaires puisqu’ils ne s’attaquent pas qu’à la superstructure politique mais aux rapports sociaux de production eux-mêmes. Les « communistes de gauche » voyaient, au contraire, dans la confiscation de la révolution russe par l’appareil d’État, le retour aux rapports sociaux capitalistes – même si le rôle du capitaliste était joué par la caste étatique dirigeante.
Le courant conseilliste n’est pas un courant utopiste ; il fait fond sur les leçons de l’expérience historique. Le grand parti discipliné appuyé sur de puissants syndicats est devenu foncièrement conservateur quand la situation s’est tendue. Les dirigeants allemands de la SPD et ceux des syndicats se sont ralliés à l’union sacrée au moment de la guerre et ils se sont violemment opposés au mouvement révolutionnaire de 1918-1919. C’est au contraire l’action spontanée de la « base », notamment celle des jeunes ouvriers et des soldats, qui a été l’âme du mouvement spartakiste dont les héros furent Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, assassinés par les « corps francs » avec l’accord des dirigeants sociaux-démocrates Ebert et Noske. Dans l’action et pour les besoins de l’action, les masses créent des organes révolutionnaires « ad hoc » ainsi qu’on l’avait déjà vu pendant les deux révolutions russes de 1905 et 1917. Sous contrôle permanent des militants en lutte, ces organes apparaissent comme les antidotes de la bureaucratie dont la SPD était le prototype. Organismes de la démocratie directe, les conseils ouvriers se retrouvent dans les grands mouvements sociaux. Loin d’être une armée disciplinée aux ordres de chefs omniscients, les ouvriers apparaissent comme le sujet révolutionnaire, celui dont la « conscience de classe » se forge dans la pratique.
Ici les idéologies importent assez peu. Les ouvriers catholiques polonais de Solidarnosc à la fin des années 1970 ne diffèrent guère des ouvriers communistes allemands de 1919. Hannah Arendt fait l’éloge de cette tradition révolutionnaire oubliée qui repose sur l’auto-organisation des citoyens contre les oligarchies politiques ou syndicales. Elle montre, en reprenant l’histoire des révolutions française et américaine, comment on trouvait déjà les embryons de ces conseils, soviets et Räteappelés à faire leur apparition dans toute révolution authentique des xixet xxsiècles. Ils firent chaque fois leur apparition comme des organes issus spontanément du peuple, non seulement en dehors de tous les partis révolutionnaires mais encore de manière inattendue pour ces mêmes partis et leurs dirigeants. » (H. Arendt, De la révolution) C’est encore Cornélius Castoriadis qui montre le fil directeur entre la démocratie directe athénienne et les mouvements révolutionnaires modernes, à travers la recherche de l’autonomie, contre toute organisation hétéronome de la société.
Cependant, le pouvoir des travailleurs n’a jamais réussi de manière durable à se stabiliser. Dans les périodes « chaudes », dans les phases révolutionnaires, effectivement existent des formes de « pouvoir ouvrier », plus ou moins développées, mais dès que la situation redevient « normale », c’est-à-dire dès que les ouvriers retournent au travail, ces formes disparaissent ou se vident de toute substance. L’expérience montre qu’une telle organisation politique conduit rapidement soit au chaos soit à la reconstruction d’une bureaucratie pyramidale parfaitement adaptée pour faire passer la dictature d’une minorité bien organisée pour la plus pure « démocratie directe ». L’explication de la dégénérescence et de la bureaucratisation de l’Union Soviétique par l’absence de démocratie directe est donc une explication faible. Au contraire, c’est, paradoxalement, la réalisation du mot d’ordre « tout le pouvoir aux Soviets » qui a engendré « tout le pouvoir au Parti » et ensuite « tout le pouvoir à l’appareil du Parti » pour se terminer dans « tout le pouvoir au Secrétaire Général ». Dans la vision anarchiste classique, les comités de base ou les « communes » sont fédérés très lâchement, mais restent indépendants en tout état de cause puisque l’État a disparu. Mais si on maintient un État, les comités de base (par exemple les soviets russes) doivent être coordonnés et centralisés. Donc les conseils d’usine ou de quartier se coordonnent en élisant des délégués à un conseil de ville et ceux-ci à un conseil de province et ainsi de suite jusqu’au « conseil central des soviets » et ainsi la soi-disant démocratie directe s’est transformée en démocratie à quatre ou cinq degrés de suffrage – nous trouvons l’élection du Sénat au suffrage indirect peu démocratique, alors que penser du système des conseils ou des soviets ? Ce système est en outre facile à manipuler : seuls franchiront tous les degrés du pouvoir politique les militants des partis bien organisés. Et la démocratie directe se transforme en « partitocratie » c’est-à-dire en pouvoir des appareils partisans : comme souvent, Rousseau voyait clairement le problème. La démocratie directe exige que les individus ne puissent pas se grouper en factions ou en partis. Il faut que les individus isolés délibèrent dans le silence des passions.
Cette conclusion semble pessimiste quant à la possibilité d’une démocratie radicale. Les tentatives de combinaison des organisations de base et de la démocratie représentative n’ont guère été très heureuses. L’organisation spontanée ne résiste jamais à son institutionnalisation. Et pourtant, la démocratie représentative elle-même tend naturellement à se fossiliser en une sorte d’oligarchie bien camouflée. Et, comme le pensait Machiavel, il n’est guère que les « tumultes » populaires qui puissent éviter cette dégénérescence.

dimanche 23 février 2014

Marx et la philosophie anglaise du XVIIe siècle

Nominalisme et matérialisme

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Marx, Marxisme
Par Denis Collin, le Dimanche 23 Février 2014, 14:58 - aucun commentaire - Lu 2986 fois
Le matérialisme de Marx, pour autant que l’on puisse parler véritablement de matérialisme, n’est à proprement parler qu’un nominalisme. Cette inspiration nominaliste parcourt les textes de jeunesse, de la Critique du droit politique hégélien à l’Idéologie Allemande. Peut-on attribuer à Marx une inspiration nominaliste n'est-ce pas un jugement extérieur qui fait fi de l'histoire réelle de la pensée marxienne ? Après tout rien n'indique que Marx ait lu la Somme logique ni qu'il se soit intéressé à Duns Scot, bien qu'il le cite parmi les précurseurs du matérialisme[1]. Sa connaissance du nominalisme médiéval n'est donc qu'une connaissance indirecte, qui lui vient par l'intermédiaire des philosophes anglais. C'est donc un nominalisme qui a déjà subi de nombreuses transformations que Marx va trouver «prédigéré» dans la philosophie anglaise.
On sait le rôle que jouèrent les philosophes originaires des Îles Britanniques dans le développement du nominalisme. Guillaume d’Occam en est le représentant le plus illustre. Mais il est loin d'être un cas isolé. Le nominalisme occamien a eu des «effets anti-spéculatifs» nombreux et puissants et le tour particulier de la philosophie anglo-saxonne jusqu'à nos jours – le poids dominant de l'empirisme, du pragmatisme, de la philosophie du langage face à la métaphysique et à la spéculation systématiques continentales – peut sans doute trouver dans cette philosophie médiévale ses fondements théoriques sinon son explication.
Hobbes est surtout connu pour sa philosophie politique. Mais cette philosophie politique serait incompréhensible si on oubliait l'atomisme ou la conception matérialiste de l'esprit de l'humain. Or la démarche de Hobbes commence par un rejet radical de l'héritage métaphysique de l’École, accusée de parler pour ne rien dire la plupart du temps. Les essences sont déclarées inopérantes. A leur place on trouve les corps et l'action réciproque du mouvement de la matière. Il n'y a pas de substance incorporelle puisque ce serait alors supposer des « corps incorporels », contradiction dans les termes. Conformément à sa doctrine matérialiste, Hobbes définit les noms comme conventions humaines et nie l'existence des universaux :
there being nothing in the world Universall but the Names ; for the things named are every one of them Individuall and Singular.[2]
De là, il développe sa théorie du langage qui, cependant, se tient quant aux définitions au plus près de l'enseignement d'Aristote. Marx connaît Hobbes. Il l'a lu et le place parmi ceux qui les premiers ont considéré l'État « avec des yeux humains ». Dans la Sainte Famille, Hobbes est désigné comme représentant du matérialisme anglais anti-cartésien, poursuivant le combat de Gassendi contre Descartes et porteur de la tradition atomiste de Démocrite et Epicure.[3]
La référence à Hobbes ne s'arrête cependant pas à un point d'histoire de la philosophie. La doctrine politique de Hobbes, dans la mesure où elle démystifie l'État et place le peuple, ce puer robustus sed malitiosus, comme véritable sujet, correspond à la pensée de Marx telle qu'elle s'élabore dès la critique du droit politique hégélien. Dans l’Idéologie Allemande, c'est Hobbes qui est appelé à la rescousse contre l'idéalisme jeune-hégélien : Hobbes est un de ceux qui s'occupent de « l'histoire réelle » et non de l’histoire rêvée par la Critique et l'histoire réelle est celle dans laquelle le droit n'est rien sans la force. Quand dans le chapitre X du livre I du Capital (édition française de J.Roy) Marx oppose le droit absolu du capitaliste à exploiter son ouvrier et le droit absolu de l'ouvrier à défendre sa propre vie contre le capitaliste, on se trouve en présence de formulations dont l'origine hobbesienne n'est guère douteuse. Mais au-delà de la philosophie politique proprement dite, la tradition hobbesienne persistera, ne serait-ce qu'à l'état de traces dans toute la pensée de Marx. Le recours à l’expérience et à l’histoire réelle contre la spéculation métaphysique, le rejet des «substances immatérielles», le véritable isomorphisme établi par Hobbes entre les catégories de l'entendement et celles du calcul économique, autant de thèmes que Marx partage avec Hobbes et qui figurent dans son arsenal anti-hégélien. Si on accepte l'idée que l'atomisme n'est pas seulement chez Marx l'objet d'une étude universitaire de jeunesse, mais bien une des composantes essentielles de sa pensée, on peut comprendre les effets de renforcement réciproque qu'a pu produire la fréquentation d'auteurs anglais chez qui cette tradition hobbesienne était fort vivace. La métaphysique, la théorie de la connaissance et la théorie politique sont étroitement liées : Marx montre – comme nous le verrons plus loin – que Epicure est le premier penseur à poser l'État comme contrat et c'est bien à partir d'une physique atomistique que Hobbes fonde sa théorie du contrat.
Il faut cependant préciser que Marx n'en reste pas à Hobbes ; au contraire il refuse nettement d'assigner aux individus une nature éternelle qui fait de la guerre de chacun contre chacun une fatalité, puisque pour lui les individus disposent de potentialités qui leur permettent collectivement de s'émanciper de la soumission à l'état de nature en échappant, par le développement des forces productives au manque originel vis à vis des besoins vitaux et ce sans se soumettre à la domination absolue d'un souverain. Chez Hobbes, le désir est illimité et Marx partage, à certains égards, ce point de vue : l’homme civilisé, c’est l’homme « riche en besoins ». Avec Hobbes, il partage encore l’idée du rôle de la violence dans l’histoire, une violence qui n’est pas l’irruption de l’irrationalité, comme l’ont dit tous les philosophes idéalistes, mais découle au contraire très rationnellement des rapports fondamentaux que les individus nouent entre eux. Pourtant, contrairement à ce que certains analystes ont pu croire, Marx ne fait pas l’apologie de la violence[4] : constater ce qui est, ce n’est pas transformer ce qui est en valeur. Ainsi, les conséquences politiques qui doivent être tirées d’une analyse située dans la tradition de Machiavel et Hobbes en sont-elles radicalement opposées. Pour Hobbes, le caractère illimité du désir rend nécessaire l’abandon du droit de nature et la soumission au Souverain. Marx, au contraire, croit que les besoins illimités peuvent être satisfaits ou tendre à être satisfaits dans une organisation sociale des producteurs eux-mêmes, rationalisant leurs échanges avec la nature. Son « optimisme » le rend plus proche sur ce plan de Rousseau que de Hobbes, même si Rousseau lui-même devait trouver chez Hobbes un des éléments fondamentaux de la réflexion du Contrat Social.
Dans le résumé de l'histoire du matérialisme[5] que fait Marx dans la Sainte Famille, Locke est présenté comme celui qui « démontre la justesse du principe de Bacon et Hobbes ». Or Locke, en développant l'empirisme et le sensualisme de Hobbes, reprend également le refus des substances universelles. A la théorie aristotélicienne ou scolastique des essences, Locke substitue une théorie corpusculaire qui a sa source chez Gassendi. L'agnosticisme atomiste de Locke s'accompagne d'une théorie du langage qui conçoit les mots comme des conventions, dans la ligne de Hobbes, mais en allant peut-être loin que ce dernier.
Les références de Marx à Locke sont nombreuses et la critique de Locke par Marx pourrait faire à elle seule l'objet d'une étude entière. Comme pour Hobbes, la lecture de Locke par Marx est effectuée sur une double plan : d'une part sur le plan de la philosophie première (ontologie et théorie de la connaissance), d'autre part sur le plan de la philosophie politique et de l'économie politique. Marx ne s'en tient pas à une théorie sensualiste de la connaissance et le conventionnalisme de Locke en ce qui concerne la théorie du langage n'est pas dans le champ de sa réflexion. Cependant dans un premier temps, la philosophie de Locke, en tant qu'un des pères fondateurs des Lumières et comme tel rattaché au matérialisme en général, sera utilisée comme arme anti-hégélienne. C'est bien de cette utilisation qu'il s'agit dans la Sainte Famille. La destruction des illusions spéculatives et la naissance d'un regard réaliste et impitoyable sur l'organisation sociale : c'est cela qui intéresse d'abord Marx et c'est par rapport à cela qu'il détermine l'importance de telle ou telle pensée. Il y a même, dans la Sainte Famille une manière très téléologique de penser l'histoire de la philosophie. Ainsi ici :
Quant à la tendance socialiste du matérialisme, l'apologie des vices de Mandeville, un des premiers disciples anglais de Locke, en est bien significative. L'auteur démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société présente. Ce n'était nullement une apologie de cette société.[6]
Les doctrines passées sont évaluées à l'aune de la doctrine socialiste en train de s'élaborer, ce qui peut conduire à reprocher à Marx une vision assez téléologique de l’histoire de la pensée.
Le second aspect de la lecture de Locke effectuée par Marx concerne plus directement l'économie politique et la politique. Sous sa plume, le rôle de Hobbes, Locke et Hume, ces « gens universellement cultivés », est régulièrement évoqué, car ces trois noms figurent parmi les fondateurs de l'économie politique moderne. Ce n'est évidemment pas sans rapport avec leur philosophie : leur empirisme, leur conscience des limites de la connaissance et leur critique de la métaphysique scolastique et de la philosophie purement spéculative les conduisent à accorder une importance majeure aux phénomènes sociaux, aux relations économiques et aux questions politiques. C'est donc une sorte de « matérialisme pratique » qui intéresse Marx ici. Schumpeter, dans son Histoire de l'analyse économique[7] souligne, à la suite de Marx, l'importance de la philosophie empiriste et sensualiste dans la naissance de la théorie économique classique. Schumpeter ajoute un point fondamental : Dans le Léviathan, Hobbes montre que les individus sont à peu près égaux tant par leurs aptitudes physiques que par leurs facultés mentales. Par conséquent, l'égalité complète peut devenir une hypothèse acceptable. Il fonde ainsi ce que Schumpeter appelle un principe « d'égalitarisme analytique » opposé à l'égalitarisme normatif chrétien. Pour Schumpeter ce principe est à la base de toute l'analyse classique[8], passant de Hobbes à Locke et de Locke à Smith.
Analysant  aussi bien Of Government que plusieurs écrits proprement économiques de Locke, Marx conclut :
Cette conception de Locke est d'autant plus importante  qu'elle est l'expression classique des idées de la société bourgeoise en matière de droit, par opposition à la société féodale et que la philosophie de Locke a servi en outre de base à toutes les idées de l'ensemble de l'économie politique anglaise ultérieure.[9]
Cependant ce n'est pas le seul aspect qui intéresse Marx. A bien des égards, Locke peut être considéré comme l'anti-Hobbes. Contre l'État-Léviathan, le contrat chez Locke est lié à l'idée d'un État qui ne soit qu'un instrument des individus ; la théorie du , dans sa pureté originelle, n'est pas si éloignée qu'on pourrait le croire de l'idée marxienne du dépérissement de l'État. Chez Hegel, Marx avait critiqué l'État organique, l'État-personne qu'on trouve sous une autre forme dans le Léviathan de Hobbes. La doctrine du contrat du , fondée sur une analyse strictement nominaliste, permet à l'inverse de fonder la théorie de l'association que Marx esquisse à plusieurs reprises – même si on ne trouve pas d'ouvrage général et systématique sur ce sujet.[10] Contentons-nous ici de souligner les imbrications et les correspondances étroites entre la réflexion de Marx et les préoccupations d'une philosophie anglaise souvent éclipsée par la métaphysique allemande.
Les rapports de Marx avec la philosophie anglaise (et pas seulement l'économique politique) sont donc loin d'être négligeables. Dans le dispositif qui nourrit le matérialisme de Marx, les Anglais, Hobbes et Locke d'abord, occupent une place de choix, comme plus tard leurs héritiers économistes occuperont l'essentiel des réflexions et du travail de Marx.
Il faut cependant noter ceci : Marx n'accorde pas d’importance immédiate au sensualisme ou à l'empirisme des Anglais en tant que tels ; il ne les approuve ni ne les critique sur ce point. On ne trouvera pas de trace dans l'œuvre de Marx d'une théorie sensualiste de la connaissance. Ce n'est pas leur théorie de la connaissance en elle-même qui l'intéresse mais en quoi leur philosophie (cette théorie de la connaissance y compris) peut être une arme critique contre la philosophie spéculative et contre les illusions sociales. L'empirisme et le sensualisme ne sont vus que comme des stades intermédiaires qui conduisent à bouleverser l'objet même de la pensée philosophique, à la «ramener sur terre». Lénine procédera exactement à l'inverse dans Matérialisme et empiriocriticisme puisque dans cet ouvrage il s'agit de démontrer que le marxisme est inséparable d'une théorie sensualiste de la connaissance ; ce point de vue qui est assez représentatif des recherches de la philosophie marxiste révèle bien le fossé qui la sépare des préoccupations de Marx lui-même[11].


[1] Mais il ne s’agit peut-être que d’une citation de seconde main (voir note page 50).
[2] Thomas Hobbes Leviathan (Of Man - I, chap IV)
[3] Voir La Sainte Famille – Pléiade, Œuvres 3 page 566
[4] Hannah Arendt écrit ainsi : « La glorification par Marx de la violence contient donc le reniement le plus exprès du logoV, de la parole, la forme de commerce diamétralement opposée et traditionnellement la plus humaine. La théorie marxiste des superstructures idéologiques repose en fin de compte sur l’hostilité antitraditionnelle de son auteur à la parole et sur la glorification concomitante de la violence. » (La tradition et l’âge moderne  in La crise de la culture - Gallimard réédition Folio page 35)
[5] Cette histoire du matérialisme n'est pas l'œuvre propre Marx mais un résumé du livre de Charles Renouvier, Manuel de Philosophie moderne. Olivier Bloch a consacré à ce sujet un article dans «La Pensée» (1977). Sur le problème plus général des liens entre Marx et la tradition matérialiste moderne, voir aussi Marx et le Baron d'Holbach de Denis Lecompte (PUF 1983)
[6] La Sainte Famille, op.cit p. 572
[7] Joseph A. Schumpeter : Histoire de l'analyse économique - Nrf Gallimard 1983 (3 tomes)
[8] J.A. Schumpeter - op.cit tome 2 page 176
[9] Marx : Théories sur la plus-value, Éditions Sociales, 1974 tome 1 p. 429 - C'est nous qui soulignons.
[10] Sur le thème de l'association chez Marx, voir Claude Berger : Marx, l'association, l'anti-Lénine (Petite collection Payot - 1974) - Sur le contrat : l'étude de Jacques Bidet : Théorie de la modernité (PUF) - Notons en ce qui concerne les liens entre  au sens ancien et socialisme, ceux qui sont désignés comme libéraux aux États-Unis sont souvent porteurs d'aspirations socialistes, ce que Hayek ne manque pas de fustiger.
[11] Lénine écrit : « La matérialisme consiste à reconnaître l’existence des ‘choses en soi’ ou en dehors de l’esprit ; les idées et les sensations sont pour lui, des copies ou des reflets des choses. » (Matérialisme & empiriocriticisme - Éditions du Progrès 1970 page 17). La première partie de cette affirmation n’est pas plus matérialiste qu’idéaliste puisqu’elle pourrait fort bien être acceptée par un réaliste platonicien qui croit que les « idées en soi » existent en dehors de l’esprit humain. Quand à la seconde partie, si elle est caractéristique du matérialisme, alors Marx n’est pas matérialiste car il ne dit jamais que le les idées sont les copies des choses. Il distingue en effet très soigneusement la manière dont l’entendement reflète spontanément l’apparence phénoménale des choses des choses elles-mêmes qui ne peuvent être pensées que par le travail de la science, à travers le « procès de connaissance ». Au terme de ce travail, la méthode d’exposition permet au contraire de faire croire en l’identité du procès de connaissance et du procès réel, bref de faire d’une certaine manière que les choses soient la copie des idées, mais Marx précise immédiatement que c’est une illusion résultant du travail bien fait !  

Marx sans le marxisme