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vendredi 19 mai 2006

Science et superstition

Voici comment Littré définit la superstition : « Sentiment de vénération religieuse, fondé sur la crainte ou l'ignorance, par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. » Mais immédiatement après, il cite Pascal qui distingue piété et superstition. La superstition, voilà la croyance indigne, la croyance qui témoigne que l’homme est encore dans les ténèbres, la croyance de l’autre en un mot. Mais au-delà cet usage disqualifiant, peut-on définir rigoureusement la superstition ? C’est-à-dire tracer une ligne claire entre les savoirs et les croyances fondées d’un côté et, de l’autre, les extravagances d’un esprit qui croit savoir là où il ne sait rien ?

lundi 15 août 2005

Raisonnement scientifique et utilitarisme

à nouveau sur le sophisme naturaliste

Dans l’une de ses contributions au volume Intrusions spiritualismes et impostures intellectuelles dans les sciences[1], Jean Bricmont tente une brève défense de l’utilitarisme comme  fondée sur l’approche scientifique de la réalité. Il vaut la peine de s’y attarder en raison de la personnalité et des qualités particulières de l’auteur qui mettent d’autant mieux en relief l’impasse à laquelle conduit une telle position.[2]

Bricmont commence par reconnaître qu’il est certainement vrai « qu'on ne peut pas déduire logiquement des jugements de valeur à partir de jugements de fait. » Mais il ajoute immédiatement :
« cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas une façon scientifique de raisonner en matière éthique qui, à nouveau, s'oppose à l'attitude religieuse. Cette approche est l'utilitarisme qui repose sur un seul principe éthique non factuel, à savoir qu'il faut globalement maximiser le bonheur. »
Il ne s’agit donc pas de déduire les règles morales des sciences de la nature : Bricmont ne tombe pas dans ce que Moore appelait « le sophisme naturaliste »[3] et de ce point de vue il se distingue de ceux veulent refonder la  dans la théorie darwinienne de l’évolution.[4] Il s’agit seulement de transposer à l’éthique la méthode des sciences de la nature. Malheureusement, en pratique, cela ne vaut guère mieux que le « darwinisme moral ». Bricmont reconnaît volontiers que la notion de bonheur est bien vague et que « les calculs utilitaristes sont bien souvent impossibles à effectuer ». Mais il ajoute :
« On peut justifier a contrario l'utilitarisme en faisant remarquer qu'il est difficile d'imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. »
Voilà qui est fort confus ! Bricmont introduit le concept de « justification  » comme si ce concept allait de soi. En science, on connaît les procédés de justification d’une assertion : cohérence logique, coordination systématique des résultats expérimentaux, capacité prédictive. Mais il n’y a rien de tel en éthique puisqu’il n’y a pas de « résultats expérimentaux », puisque l’éthique n’a rien à voir avec les faits en tant que faits. Qu’il y ait des myriades de menteurs et un nombre assez élevé d’assassins, cela ne nous dit rien des valeurs morales du mensonge ou du meurtre. La « justification  » se rapporte toujours à une certaine doctrine  qui est présupposée. Il y a des justifications utilitaristes du mensonge ou du meurtre, mais les mêmes actes n’ont aucune justification dans la  kantienne. On ne peut donc pas dire que l’utilitarisme repose sur des justifications morales dès lors que ces justifications présupposent elles-mêmes l’acceptation de l’utilitarisme. Le raisonnement de Bricmont se place dès le départ dans un cercle vicieux : il doit supposer ce qu’il veut démontrer. Une fois cette première faute logique commise, il entre dans le monde enchanté des théories irréfutables.
Bricmont ne s’en tient pas là : il sous-entend qu’il y a au moins un mode négatif de justification  : pour une mauvaise action « celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. » Autrement dit, premièrement, j’agis mal dès lors que je sais que j’agis mal : on retombe dans les morales de l’intention qu’on vient de chasser par la porte (au nom de l’approche scientifique) et qui rentrent par la fenêtre. Deuxièmement, on réintroduit comme critère ultime le fameux bonheur global dont on dit deux lignes plus haut qu’il est « vague ». Si je pense que le bonheur global réside dans la luxure et le culte du veau d’or, je peux être fondé moralement à « diminuer le bonheur global » pour restaurer l’ordre moral. Bricmont objectera que je fais appel à la  religieuse. Très juste. Mais si on veut mettre hors jeu les morales religieuses il ne faut pas simplement leur demander de faire silence, il faut trouver des arguments rationnels. Or Bricmont n’en a pas : le disciple de Moïse alléguera qu’il diminue le faux bonheur global des vicieux pour préparer le vrai bonheur global des vertueux.
Sortons de la confrontation avec les morales religieuses et laissons Moïse avec ses tables de la loi brisées. Les thuriféraires du capitalisme affirment que les inégalités croissantes concourent au développement de la production de biens matériels et donc au bonheur global. Les socialistes (à l’ancienne, pas ceux de l’actuelle « social-démocratie » !) en défendant un certain égalitarisme, une forte intervention de l’État et la protection sociale brident donc les capacités productives et contribuent à faire baisser le bonheur global ! Une société plus juste serait peut-être moins heureuse, si le bonheur consiste uniquement dans l’accumulation illimitée de marchandises. Inversement, l’esclavage pourrait être moralement justifié (et il le fut dans l’Antiquité) parce qu’il fournissait les bases de la vie heureuse et de la civilisation des citoyens libres… Admettons que les souffrances d’une seule personne permettent de procurer un bonheur intense dans un groupe (par exemple une assemblée de marquises, de chevaliers et d’abbés sortis d’un ouvrage de Sade), le calcul des plaisirs (sur lequel est fondé cette notion de bonheur global) fera apparaître que cette souffrance est justifiée moralement !
Ainsi le bonheur global n’est pas une notion vague, mais un abîme de confusion intellectuelle dont on ne peut pas se sortir. Le « raisonnement scientifique » en éthique est donc fondé sur du sable. Bricmont doit le sentir car il évacue ces questions avec une légèreté étonnante. Il tente de montrer que l’utilitarisme a des conséquences avantageuses, un point de vue pragmatiste et relativiste qui n’est pas très cohérent avec les positions qu’il défend, par ailleurs, en philosophie des sciences. Ainsi il écrit :
« D'un point de vue utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. »
C’est absurde. La sanction, au sens juridique, n’est pas fondée sur le « désir » de punir les méchants. La sanction est une réparation qui découle d’une conception du droit. Bricmont mélange tout. En quoi les sanctions contre les anciens criminels de guerre, un demi-siècle et plus après les faits, ont-elles augmenté le « bonheur global ». En rien, évidemment. Mais ce qui est défendu dans la condamnation, par exemple de Papon, c’est une certaine conception de l’homme, du devoir, etc. L’abandon de la peine de mort n’est pas lié à la demande d’augmentation du bonheur global mais à une certaine idée de la justice et une certaine idée de l’homme. Là encore, donc, aucune argumentation sérieuse. Mais Bricmont en tire une conclusion plus philosophique, une conclusion aussi peu solide que les prémisses :
En particulier, l'utilitarisme met entre parenthèse le problème de la responsabilité et du libre arbitre ; il n'a pas besoin de nier le libre arbitre ; simplement, il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont "vraiment" libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique la plus prudente.
En un sens, Bricmont a raison : savoir si les actions humaines sont « vraiment libres », c’est impossible. Mais l’édifice du droit ne se repose pas sur une thèse métaphysique au sujet de la liberté humaine. Bricmont retarde philosophiquement de deux siècles au moins : on devrait lui conseiller la lecture de la doctrine kantienne du droit. Le droit présuppose la fiction de la liberté humaine. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Eichmann était un médiocre que les circonstances ont transformé en criminel, mais on doit juridiquement le considérer comme l’auteur de ses acteurs. Le droit n’a pas affaire aux individus conçus du point de vue scientifique (biologique, psychologique, etc.), mais aux personnes. Et il doit en être ainsi pour que fonctionne la machinerie juridique, ce montage qui fait tenir toute société.
Grâce à l’observation et au raisonnement, nous dit encore Bricmont, il peut y avoir des progrès en éthique. On se demande où il est allé chercher cela. Nous avons de bonnes raisons d’admettre l’idée de progrès éthique, mais celui-ci ne résulte pas de l’observation et du raisonnement mais de la marche d’ensemble des sociétés humaines, et bien souvent des passions et des idées mêmes superstitieuses que se font les individus. La soi-disant approche scientifique de Bricmont est du pur idéalisme. Ces confusions et ces platitudes se terminent par ceci :
On peut, en comprenant mieux la nature humaine, découvrir, par exemple, que l’esclavage est mauvais et que l'avortement ne l’est pas.
Après le bonheur global, nous avons droit à une nouvelle confusion et à un retour remarqué du « sophisme naturaliste ». Si Bricmont sait ce qu’est la nature humaine, il a bien de la chance et devrait toutes affaires cessantes abandonner l’enseignement de la physique pour celui de la nature humaine. Non que, comme on le pensait couramment dans les années 50 et 60, ce soit une notion creuse : on doit admettre qu’il y dans les comportements humains des déterminations qui découlent de la nature et pas seulement des conditionnements sociaux : sur ce sujet, la psychologie évolutionniste donne des indications parfois éclairantes (quoique souvent très tautologiques). Mais de là à faire de la nature humaine un concept scientifique, il y a un fossé. Ensuite, l’observation de la nature humaine ne nous dit rien du bien ou du mal, de ce qui doit être fait et de ce qui est interdit. Robert Wright[5] conclut de son observation de la nature humaine que la  puritaine victorienne était finalement assez bien fondée et que la retenue sexuelle est conforme à la nature féminine comme étant la meilleure stratégie dont dispose la femme pour maximiser la reproduction de ses gènes. Mais il ne nous explique jamais en quoi il est bien de maximiser la reproduction de ses gènes ! Bricmont ne pense certainement pas comme Wright mais sa position conduit à ce genre de vieilleries.
L’essai de Bricmont ne fait que montrer, une fois de plus, que l’utilitarisme est une doctrine inconsistante, vouée à accumuler les sophismes. Vouloir en faire la «  scientifique » ou la  « matérialiste », c’est se fourvoyer. Yvon Quiniou a montré qu’on pouvait être matérialiste et kantien[6]. C’est une tentative plus sérieuse, même si le kantisme en  présente lui aussi un certain nombre de difficultés intrinsèques.
Le 15 août 2005.

mercredi 23 mars 2005

Lénine et Popper par Lucio Colletti. (Traduit de l'italien)


Avertissement : L'article qui suit est extrait de Fine della filosofia, publié en 1996 chez Ideazione, Roma. Lucio Colletti qui fut d'abord un disciple de Galvano Della Volpe, a écrit un livre fort intéressant, Le marxisme et Hegel (Champ Libre, 1976) qui montre que la conception marxienne de la connaissance, telle qu'elle est développée dans Le Capital, a plus de rapport avec Kant qu'avec Hegel. Du même coup, il y développe une interprétation originale de Kant, très éloignée des positions des néokantiens de l'école de Marburg, par exemple et ainsi le "réalisme gnoséologique" revendiqué dans le présent article apparaîtra moins curieux. Colletti a rompu avec le marxisme à la fin des années 70 (il avait déjà quitté le PCI dès 1964) et il est devenu politiquement un libéral (il a été élu député sur les listes de Forza Italia) mais il reste un auteur à lire, un défenseur de la valeur de la science, une espèce de "sokalien" si on veut me permettre ce rapprochement, c'est-à-dire quelqu'un de précieux dans ces temps d'obscurantisme. (Denis Collin -31.03.98)
Karl Popper

Comme il m'est arrivé de le rappeler d'autres fois, je ne suis pas venu au marxisme à travers l'oeuvre de Gramsci. A tort ou à raison, Gramsci me semble trop conditionné par Croce et Gentile. Ce qui m'a attiré vers le marxisme, ce fut, au contraire, Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, une oeuvre par certains côtés rude et élémentaire qui n'a jamais joui d'une bonne renommée dans les cercles du marxisme occidental quand elle a été connue plus tardivement en traduction allemande (1927) ; et néanmoins, à mon avis, elle ne manque pas d'importance et d'originalité.
Je dois avertir le lecteur que je parle aujourd'hui alors que je n'ai pas eu le livre en mains depuis plus de trente ans. Ce que j'en dirai, c'est ce qui m'a le plus frappé et fait la plus forte impression. L'œuvre remonte, comme on sait, à la période de reflux et de repli qui vient après la révolution de 1905. Lénine l'écrivit entre février et septembre 1908, après avoir digéré une grande masse d'écrit philosophiques et scientifiques. Qui parcourra l'index des œuvres citées y rencontrera - à part Hume, Berkeley, Kant et d'autres philosophes classiques - les noms encore importants de l'épistémologie scientifique contemporaine, comme Mach, Duhem, Poincaré, Boltzmann, Hertz, Helmholtz et d'autres.
Le livre traite essentiellement de "théorie de la connaissance". Et il défend, comme on sait, le point de vue du matérialisme ou, comme il serait plus correct de le dire, du "réalisme" en gnoséologie. La thèse qui y est soutenue est que les "objets" - que ce soit des tables, des chaises, des arbres non moins que des atomes ou des molécules - existent en dehors et indépendamment de la pensée, avant que d'être seulement des "représentations" de notre esprit.
V.I. Lénine
Vient ensuite l'examen du point de vue opposé que Lénine attaque évidemment : celui de l'empiriocriticisme de Mach et Avenarius et, en général, du positivisme phénoméniste. La thèse que soutient ce courant de pensée est que le fait d'assumer l'existence des objets extérieurs, au-delà de nos sensations, revient à superposer à l'expérience et à la science une métaphysique indue. Puisque ce qui est véritablement "donné" et prouvé ce sont seulement nos perceptions (sans distinction du dedans et du dehors), les "sense-data" dont, dans ces années-là, Bertrand Russel parlait déjà.
Le principal argument dont Lénine se sert pour combattre cet "idéalisme subjectif" (déjà contrecarré par Kant dans sa Réfutation de l'idéalisme) consiste à en faire remonter la thèse à l'immatérialisme spiritualiste de l'évêque Berkeley et à sa célèbre assertion : "Esse est percipi". En effet, ce rapprochement de Mach et Berkeley étant opéré, Lénine obtient deux résultats . en premier lieu que l'empiriocriticisme, qui se prétend s'en tenir aux données de la perception en évitant toute implication métaphysique de type idéaliste ou matérialiste, est au contraire le fils du fidéisme religieux. Et, outre cela, que seulement le matérialisme peut garantir une position philosophique libre des liens religieux, c'est-à-dire cet athéisme qui, clairement, tient à coeur à Lénine.
On a souvent critiqué cette mise côte à côte de Mach et Berkeley. Mach, outre un philosophe, a été aussi un physicien important à qui la théorie de la relativité de Einstein n'est pas peu redevable. L'évêque Berkeley, au contraire, considérait la science comme sa bête noire, source du matérialisme et de l'athéisme. En outre, c'est un fait hors de toute discussion que beaucoup de philosophes tenants de l'empirisme phénoméniste n'ont jamais été croyants, comme Hume, Mach lui-même ou Russel.
Mais l'argument matérialiste athée est moins simpliste et fragile qu'il ne le paraît à première vue. Lénine défend la valeur cognitive de la science et c'est encore en cela qu'est le véritable athéisme. Il ne considère pas la science seulement comme un instrument ou une découverte pratique. Il retient au contraire qu'elle est une "description" de la réalité: incomplète, provisoire, perfectible autant qu'on le veut (le livre, entre autres, est écrit en plein dans la crise de la mécanique classique et la naissance de la naissance des nouvelles directions, dont il tient compte) ; et, toutefois, c'est une description, c'est-à-dire une connaissance.
Or, ceci demande le réalisme ou le matérialisme. En l'absence de ceci, manque une objectivité avec laquelle corréler et à laquelle référer nos théories. C'est ainsi que le sort de l'athéisme paraît intriqué à celui de la science.
Sous cet aspect, inversement, la position de Mach paraît beaucoup moins bien défendue. Pour le positiviste rigoureux, en effet, la science ne décrit rien et n'explique rien. Elle est seulement un instrument (l'instrumentalisme qui sera combattu par Popper) pour corréler les sensations entre elles et ainsi produire des "économies de pensée". Il s'agit d'un choix qui peut apparaître comme une sorte de décapitation de la science. Et cela apparaissait ainsi pour un grand physicien comme Boltzmann qui s'insurgeait contre Mach et dont Lénine connaissait bien les écrits épistémologiques ; pas moins qu'un autre grand, Max Planck, qui choisit vraiment son camp en décembre 1908, lui aussi contre Mach, pour défendre l'idée que, sans le réalisme, la science s'en va en fumée.
De là, il apparaît plausible de soutenir que, entendue au sens phénoméniste, la science laisse le champ libre à la religion. C'est typiquement le cas de Duhem, physicien et grand historien de la science. il restreignait la physique aux "phénomènes" et, en échange, il puisait la "réalité vraie" du thomisme et de la métaphysique catholique. La thèse de Lénine, donc, qui relie Mach à Berkeley, peut être discutée mais elle n'est pas bizarre. Popper fait exactement la même chose: Conjectures et réfutations, il parle de "Berkeley, ce précurseur de Mach."
Il y a toutefois dans Matérialisme et Empiriocriticisme, quelque chose de terrible, dans le sens d'inquiétant du point de vue humain, dont il est nécessaire de parler. La cible de la polémique de Lénine n'est pas véritablement Mach. Ce sont plutôt certains bolcheviks (attention : pas des sociaux-démocrates réformistes, mais des révolutionnaires ardents de la même fraction que Lénine), comme Bogdanov, Bazarov et autres, qui avaient adopté l'épistémologie de Mach. Or, la polémique contre eux est inexorable. Non pas intransigeante comme peut l'être une divergence philosophique. Mais radicale à l'extrême comme peut seulement le suggérer l'idée que l'erreur théorique doit toujours porter avec elle aussi une "dégénérescence" morale et politique.
Il est vrai que, aux thèses empiriocriticistes de Bogdanov, s'était ralliée la tendance bizarre de Lunatcharsky et Gorki des soi-disant "constructeurs de Dieu". Mais cela ne change pas la substance même de la chose. Le fait qui émerge est que, l'ayant pourtant élaboré dans un contexte épistémologique de la science et du matérialisme, Lénine fait de l'athéisme un nouvel absolu : comme si la négation de la religion pouvait devenir elle-même une religion. Voilà pourquoi la dissension théorique se transforme en anathème.
L'arbitraire est évident. Comme on le sait, il n'y a pas de démonstration de l'existence ou de l'inexistence de Dieu. Dans le champ théorique, l'athéisme peut être exercé seulement sous la forme du doute philosophique. Inversement, en faire un absolu signifie non seulement sortir de la sphère théorique pour passer dans la sphère pratico-idéologique, mais c'est aussi se livrer aux mains du fanatisme.
Ceci étant dit, je confirme que le livre m'a toujours plu (même les Soviétiques s'en étaient aperçus. Pour le cinquantième anniversaire de l'oeuvre, la Pravda m'a demandé un article. Je l'ai donné et il a paru. Mais comme c'était dans le style de l'époque, falsifié en plusieurs points). Evidemment, ne m'a jamais échappé le caractère à la fois rude et élémentaire de l'argumentation, mais c'était inévitable chez un homme de grand talent qui n'était pas un spécialiste. N'ayant moi-même jamais été un "matérialiste dialectique", même quand j'étais marxiste, dans le livre, j'ai toujours trouvé des choses à apprécier. J'en ai déjà rappelé une : le caractère cognitif (et pas seulement pratico-utilitaire) de la science. Une autre est la tristement célèbre "théorie du reflet".
On comprend que, formulée ainsi, c'est seulement une métaphore. Et pourtant, la direction est bonne. En 1908, Lénine n'avait pas encore lu la Métaphysique d'Aristote (il l'a lue en 1915, alors qu'il étudiait avant tout Hegel ; mais alors, malheureusement, il s'embrouilla complètement.) Il n'est pas difficile de comprendre que ce vers quoi il tendait obscurément est la théorie aristotélicienne de la "vérité comme correspondance". Dans le livre IX de la Métaphysique , il est dit: "ce n'est pas parce que nous te réputons blanc que tu es vraiment blanc, mais au contraire parce que tu es blanc, nous pensons qu'il est vrai de te dire tel". Voici la "correspondance" et voici la priorité de l'être réel par rapport à la pensée.
Un autre point, qui j'ai toujours considéré valide, est la manière dont Lénine expose les rapports entre science et philosophie. Il le fait en affirmant la différence entre le "concept philosophique" et le "concept scientifique" de matière. Le premier se réduit à l'affirmation de l'existence d'un quid réel, extérieur et indépendant de l'esprit, sans dire en quoi il consiste, parce qu'il n'est pas au pouvoir de la philosophie de déterminer comment la réalité serait faite. C'est, en somme, le réalisme en gnoséologie. A l'inverse, le second, le concept scientifique de matière, est entièrement renvoyé à la science, laquelle est la seule qui puisse établir si ce quid extérieur est, par exemple, une réalité corpusculaire, un champ électromagnétique, ou tout autre entité que l'on voudra.
C'est ici qu'on peut toucher du doigt le manque de fondement de beaucoup des critiques adressées à l'oeuvre de Lénine par le soi-disant "marxisme occidental", souvent sophistiqué mais, malheureusement, imprégné d'idéalisme de la tête jusqu'aux pieds. Certains, comme Korsch ou Pannekoek, ont accusé le livre d'être l'expression du matérialisme du XVIIIe siècle, mécaniste et "bourgeois". Rien de moins vrai. S'il y a quelque chose dont les écrits de Lénine tiennent compte, c'est bien de la profonde crise de la mécanique classique entre la fin du siècle dernier et le début du nôtre. Ce n'est pas par hasard si ce fut vraiment cet événement qui lui fit saisir la nécessité, comme je l'ai déjà dit, de tenir bien distinctes science et philosophie, en interdisant à la dernière d'interférer et de mettre son nez dans la théorie de la première.
Je passe sur la façon dont tout cela mine à la base cette "dialectique de la nature" ou de la matière (à laquelle plus tard Lénine aussi s'associera), et qui fut le mode sur lequel le marxisme non seulement restaura la vieille philosophie romantique de la nature, mais s'engagea dans l'entreprise - d'abord seulement absurde et ensuite également criminelle avec Lyssenko - de vouloir "dialectiser" les sciences
Je m'empresse d'en venir au fait, c'est-à-dire au motif de cet article. Il y a vingt ans, alors que je commençais l'étude systématique de l'épistémologie de Popper, j'étais encore marxiste. Au fur et à mesure que j'avançais dans la lecture, se découvraient des affinités avec l'oeuvre de Lénine. L'attaque sur le fond contre la ligne Berkeley-Mach. La revendication de la valeur objective de la science, c'est-à-dire de sa portée cognitive. L'idée que la réalité peut être sondée à l'infini (un point sur lequel Lénine insiste beaucoup) et, de là, que les théories scientifiques ne sont jamais conclusives. Et encore : la commune aversion pour le phénoménisme, tellement marquée chez Popper qu'elle le conduit à accepter pour sa propre philosophie la dénomination "d'essentialisme modifié". Non seulement la profession réalisme toujours plus appuyée. Enfin la forte revendication de la théorie de la "vérité comme correspondance" après le célèbre essai de Tarski et l'interprétation (discutable) que Popper en a donnée.
Il en résultait une convergence très remarquable. Les deux auteurs, c'est évident, sont très différents l'un de l'autre (et je néglige beaucoup les contradictions de Popper). Il restait toutefois un bon bout de route en commun. Ainsi j'ai été amené au cours des années à la conclusion que si Popper était tombé sur le livre de Lénine, il aurait dû y trouver du bon (je ne me porterais pas garant de la réciproque).
Donc, un accouplement Lénine-Popper. Vous vous imaginez ! L'idée était si bizarre qu'elle risquait le ridicule. Je n'y pensais plus. Puis, après une quinzaine d'années, voici le premier indice, significatif, quoique encore indirect : une allusion favorable au livre de Lénine de 1908 dans un écrit de 1984 de John Watkins, un des disciples les plus orthodoxes de Popper. Il y a quelques jours, une confirmation, on me le concédera, surprenante : une lettre privée de Popper, datée de 1970, déjà rendue publique par Die Zeit, et aujourd'hui contenu dans son dernier livre, A la recherche d'un monde meilleur. Le passage commence par une reconnaissance presque trop bienveillante, du moins pour ce qui regarde Marx : "J'admets que Marx et Lénine écrivaient de manière simple et directe. Qu'auraient-ils dit du caractère ampoulé des néodialecticiens." Et, enfin, extrait de la fin, ce jugement sec et bref : "Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent."
(Traduit de l'italien - Première publication: L'ESPRESSO- 22 Avril 1990)

mercredi 16 mars 2005

Karl Popper et la connaissance objective


Jacques Bouveresse s'interrogeant sur l'engouement suspect des intellectuels français pour Karl Popperécrivait ceci :
Si l'on se demande pourquoi Popper, après avoir été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle le " réalisme critique ", mais plutôt par le fait que, après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y régner.(1)
En peu de mots l'essentiel est dit. Ajoutons que des raisons proprement politiques, liées à la conjoncture, entraient et entrent toujours dans cette apologie du " popperisme " que nous proposent quelques philosophes et autres " intellectuels " de haut vol qui ignorent tout des questions fondamentales de l'épistémologie. La réfutation de la psychanalyse et du marxisme en tant que sciences (en raison de leur caractère infalsifiable) ainsi que la critique des ennemis de la " société ouverte " convenaient particulièrement bien aux staliniens et maoïstes repentis qui donnent le " la ". Mais ce n'était qu'un malentendu, un de ces quiproquos qui alimentent les polémiques journalistiques. La lecture de La connaissance objective(2) devrait permettre de dissiper ces malentendus. L'article de Lucio Colletti " Lenin e Popper " permettait déjà de voir clair, et de sortir des banalités convenues : en comparant les thèses défendues à Popper à celle du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, Colletti ne se livre pas à une provocation gratuite. Il se place au coeur des questions philosophiques soulevées par Popper.
L'induction et la connaissance conjecturale
C'est la critique de l'induction qui constitue le centre de l'épistémologie de Popper. C'est elle qui constitue d'ailleurs la justification centrale du fameux " test de Popper " permettant de délimiter les théories scientifiques et les conceptions métaphysiques. Ce problème de l'induction que Popper pense avoir résolu, c'est encore ce qu'il appelle le problème de Hume.
Ce problème est exposé complètement dans le Treatase of Human Nature (I, III, sect. VI). Le problème sur lequel butte Hume est le suivant : puisque nos idées de cause et d'effet dérivent de l'habitude que nous avons que tel type d'événement soit suivi de tel autre type d'événement et que, par ailleurs, nous n'avons aucune raison absolument convaincante de croire que le futur sera pour l'essentiel semblable au passé, comment la science est-elle possible ? Cette interrogation fut, on le sait, celle qui réveilla Kant de son " sommeil dogmatique ". Le " scepticisme " de Hume prend là son fondement. Popper donne une réponse claire et assez convaincante, encore qu'elle ne soit pas aussi originale que l'auteur semble le croire : on peut trouver quelque chose qui s'en rapproche chez Kant et l'épistémologie de Bachelard donne elle aussi une réponse à cette question par sa critique systématique de l'empirisme. La réponse de Popper tient en deux thèses que je vais reformuler :
1. On ne doit pas confondre le problème psychologique de l'induction et le problème logique.
2. Il n'y a pas d'induction, logiquement parlant, mais une méthode qu'on peut résumer par hypothèse - test - correction qui ne laisse " survivre " que les hypothèses qui passent avec succès les tests.
La thèse (2) fonde une épistémologie " évolutionniste " sur laquelle on revient plus loin.
La question de savoir comment l'homme acquiert l'idée de cause ou l'idée de loi est une question qui concerne la psychologie cognitive. Mais la solution à cette question - si d'aventure nous la trouvions - ne nous dit rien de la validité logique de l'induction. De la même manière que le fait que nous avons appris à compter avec des bûchettes (pour les plus vieux d'entre nous !) ne nous dit rien de la nature des nombres. Mais on doit tout de même remarquer que cette distinction entre le niveau logique et le niveau psychologique dont Popper fait le point central de sa solution au " problème de Hume " - c'est elle qu'on retrouve plus loin dans la théorie des trois mondes que Popper reprend à Frege - cette distinction donc est déjà chez Kant. Il suffit de lire la Critique de la raison pure ou les Prolégomènes pour le savoir. La question de l'origine de l'expérience relève, dit Kant, de la " psychologie empirique " (qui est une science de la nature) alors que la question du contenu relève de la philosophie transcendantale. De même, la distinction entre le sujet psychologique et le sujet transcendantal constitue la distinction centrale de toute la philosophie critique, hors de laquelle il est absolument impossible de comprendre le sens de la pensée de Kant. Popper reconnaît sa dette envers Kant :
Du point de vue du réalisme du sens commun, une bonne partie de l'idée kantienne mériterait d'être retenue. Les lois de la nature sont notre invention, elles sont des produits de l'activité animale et humaine ; elles sont a priori du point de vue génétique, bien qu'elles ne soient pas a priori valides. Nous essayons de les imposer à la nature. Le plus souvent nous échouons et nous périssons avec nos conjectures erronées. Mais parfois nous nous approchons suffisamment près de la vérité pour survivre avec nos conjectures. Et, au niveau humain, une fois que nous disposons du langage descriptif et argumentatif, nous sommes en mesure de critiquer nos conjectures de manière systématique. C'est la méthode scientifique.(3)
Cependant Popper va plus loin que Kant. L'antériorité logique des " jugements synthétiques a priori " ne conduit pas nécessairement à une théorie des idées innées (le kantisme n'est pas un innéisme !) Mais Popper, lui, franchit le pas allégrement. C'est le côté matérialiste de sa philosophie, même s'il est bien probable que Sir Karl n'eût pas apprécié cette caractérisation de sa position. La connaissance scientifique émerge de l'ensemble du développement biologique de l'humanité et l'on peut appliquer le schéma darwinien de la sélection naturelle (la survie du plus apte) à l'histoire des théories scientifiques. Cet évolutionnisme épistémologique n'est pas sans poser de nombreuses questions, en particulier parce qu'il repose sur une interprétation biaisée de Darwin, l'interprétation de Spencer, mais on reviendra plus loin sur cette affaire.
Il reste que la thèse défendue par Popper est tout à fait raisonnable. La théorie classique de l'induction - j'aboutis à la généralité par l'accumulation de cas particuliers - est tout à fait inacceptable, y compris, d'ailleurs, sur le plan de la psychologie cognitive. La connaissance est d'abord action de l'esprit et on retiendra la pertinence de la critique popperienne de l'esprit-seau.(4)
Le problème du réalisme
Si la première question est une question de théorie de la connaissance ou d'épistémologie au sens propre, nous abordons maintenant un domaine qui est à la frontière entre l'épistémologie et la métaphysique. Avec constance, Popper défend une position réaliste stricte, c'est-à-dire une position qui affirme que notre connaissance vise l'existence d'une réalité extérieure à la conscience (ce qui ne veut pas dire que nous connaissions la chose en soi au sens kantien).
Hormis peut-être certains marxistes, la plupart des philosophes de profession semblent avoir perdu le contact avec la réalité.(5)
Les discussions sur l'existence du monde constituent pour Popper " le plus grand scandale de la philosophie ". Diderot, à propos de la philosophie de Berkeley, parlait de " honte pour l'esprit humain ". Popper ajoute que " Nier le réalisme, c'est ni plus ni moins de la mégalomanie (la maladie professionnelle la plus répandue chez les philosophes de métier). "
Cependant, il y a un problème sérieux : la Logique de la connaissance scientifique, le livre majeur de Popper n'accorde d'importance à une théorie que si celle-ci est " testable ", c'est-à-dire si de la théorie on peut construire une expérience qui permettrait le cas échéant d'invalider la théorie. Une théorie prémunie contre tout risque de " falsification " n'est pas une théorie scientifique. C'est avec cette conception que Popper refuse la caractérisation de théorie scientifique tant au marxisme qu'à la psychanalyse parce que ces deux théories sont prémunies contre tout test qui pourrait les invalider (la théorie de la résistance dans le cas de la psychanalyse, la théorie de l'idéologie dans le cas du marxisme). Dans La connaissance objective, Popper modifie son point de vue et cette modification est passée inaperçue des thuriféraires du popperisme ordinaire. En effet, soutenir la nécessité d'une position réaliste en philosophie, c'est soutenir une thèse métaphysique non testable, c'est-à-dire non réfutable. Mais Popper introduit une distinction utile : si les théories métaphysiques sont non testables, elles peuvent néanmoins être rationnellement discutables. Bien que non testable, donc, le réalisme présente de bonnes raisons, des " arguments de poids ", " bien que non concluantes " dit Popper, d'être retenu comme la seule hypothèse sensée et l'idéalisme doit être rejeté comme " absurde ". Je voudrais ici me contentant de citer l'un de ces arguments de poids en faveur du réalisme :
Si le réalisme - ou, plus exactement, quelque chose qui se rapproche du réalisme scientifique - est vrai, la raison pour laquelle il est impossible de le prouver est évidente. La raison, c'est que notre connaissance subjective, même notre connaissance perceptive, consiste en dispositions à agir ; et qu'elle constitue donc une sorte d'adaptation, à titre d'essai, à la réalité ; que nous sommes, au mieux, des chercheurs et, en tout cas, faillibles. Il n'existe aucune garantie contre l'erreur. Du même coup, toute la question de la vérité et de la fausseté de nos opinions et théories perd manifestement tout son sens, s'il n'y a aucune réalité, si tout n'est que songes ou illusions.(6)
On ne peut s'empêcher de rapprocher cet argument de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx qui dit : "La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée - qui est isolée de la pratique - est une question purement scolastique."(7)
Ce n'est donc pas tout à fait un hasard si Popper considère que seuls quelques marxistes n'ont pas perdu le contact avec la réalité.
Popper dans sa réfutation de l'idéalisme n'est pas non plus très loin de Kant. Ainsi Kant écrit dans les Prolégomènes :
L'idéalisme consiste à affirmer qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; le reste des choses que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet situé à l'extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné des choses, en tant qu'objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce qu'elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'elles produisent en nous en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu'il y a des corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant totalement inconnues quant à ce qu'elles peuvent être en soi, sont connues de nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n'en est pas moins effectif. Peut-on appeler cela de l'idéalisme ? Mais c'en est exactement le contraire.(IV,289)
Autrement dit, la théorie kantienne de la connaissance est " exactement le contraire " de l'idéalisme. Bien que nous ne connaissions de la chose que son phénomène, son existence en dehors de nous, indépendamment de notre conscience est la présupposition fondamentale de toute connaissance. Il y a des " corps " et ils sont ce qui est effectif. Le " réalisme " de Kant ne peut pas être plus clairement affirmé. Et par la même occasion l'incompatibilité de Kant avec toutes les formes modernes d'anti-réalisme en matière de connaissance scientifique.
La vérité
La vigoureuse défense du réalisme n'oblige pourtant pas à revenir à une ontologie dépassée. Le réalisme ne nous dit pas que la science produit la vérité du monde en soi, mais il postule que la science peut progresser et que ce progrès va vers une connaissance plus vraie du monde. On voit que ce qui est en cause, c'est donc une certaine conception de la vérité. Popper refuse le relativisme et le pragmatiste. Il s'appuie sur Tarsky pour réhabiliter la conception classique de la vérité comme correspondance de la pensée et des faits. Pour qu'une théorie soit vraie, il faut qu'elle corresponde aux faits, mais comme toute théorie doit être falsifiable et sera un jour falsifiée, il n'y a pas de théorie vraie, puisqu'un jour ou l'autre on présentera de nouveaux faits expérimentaux qui contredisent la théorie. Ainsi la deuxième partie de l'affirmation semble-t-elle contredire la première partie ; tandis que le réalisme popperien s'oppose au scepticisme d'une certaine épistémologie (ou plutôt une anti-épistémologie) moderne, Popper semble alimenter le scepticisme. Popper va donc établir la différence fondamentale existant entre lui et Hume. Le scepticisme de Hume repose sur l'idée suivante : puisque (1) l'induction est non valide du point de vue rationnel et que (2) dans les faits nous fions pour nos actions (et donc pour nos croyances) à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique, il en découle (3) que cette confiance est, eu égard à (1), totalement irrationnelle et que donc (4) la nature humaine est par essence irrationnelle(8)
Comme (2) ne repose pas sur (1) et comme le réalisme du sens commun ­ le fait de nous fier à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique ­ reste indemne de toute critique, il en résulte qu'on n'est pas d'obligé d'accepter (3) et encore moins (4).
Si Popper est prêt à accepter une certaine forme de scepticisme, c'est dans le sens ancien du terme :
certains sceptiques, comme Cicéron et Sextus Empiricus, n'étaient pas très éloignés de la position qui est ici défendue. On pourrait fort bien traduire scpesis par " examen critique " (bien qu'on le fasse rarement) et identifier le " scepticisme dynamique " avec " l'examen critique vigoureux ", ou même en l'occurrence, " l'examen critique optimiste ", pour autant que cet optimisme ait une base entièrement rationnelle. "
Un examen critique vigoureux
Puisque Popper réclame un examen critique vigoureux, le moment est venu d'y procéder à l'égard des thèses philosophiques défendues par Popper lui-même.
Je crois qu'on peut accepter - en tout cas je suis prêt à le faire - les trois orientations définies précédemment.
1. La critique de l'induction et la définition de la connaissance comme activité (contre l'esprit-seau) avec les corollaires concernant le principe de falsifiabilité des théories, tout cela s'inscrit dans une tradition rationaliste, qui, de Kant à Bachelard, c'est-à-dire dans toute sa diversité, reste vivante, en dépit du goût immodéré manifesté ici et là pour l'empirisme et le positivisme de la philosophie anglo-saxonne dominante. Et ce d'autant que, lorsque Popper admet que des théories non scientifiques (parce que non testables) peuvent néanmoins être discutables rationnellement et présenter un intérêt pour la raison, il refuse le scientisme qui visait à réduire la tâche de la philosophie à l'élucidation des propositions scientifiques.
2. Le réalisme de Popper est également un acquis solide, car il est une excellente base arrière pour lutter contre les diverses formes d'irrationalisme et d'obscurantisme qui se profilent derrière certaines interprétations des sciences. Je n'ai pas l'idée de mettre en doute l'existence de Berkeley en dehors de ma conscience, ni celle de Heisenberg en dehors de dispositifs expérimentaux.
3. la théorie de la vérité comme correspondance présente sans doute des difficultés bien connues, mais la version modeste qu'en propose Popper me semble difficile à éliminer.
Il reste que certains développements de Popper sont très discutables et mériteraient une discussion approfondie. Je me limiterais ici à trois questions : (1) la théorie des trois mondes ; (2) l'interprétation du darwinisme et son utilisation en épistémologie ; (3) la critique du déterminisme.
La théorie des trois mondes
La thèse du réalisme, d'une part, la critique de la confusion entre connaissance subjective et connaissance objective d'autre part, conduisent Popper à une philosophie ni moniste ni dualiste mais " tripliste " :
1. Le monde physique
2. Le monde de la subjectivité
3. Le monde des idées et de la culture humaine dans son ensemble.
Le monde I découle de la thèse réaliste et II et III de la critique de l'induction et de la distinction frégéenne entre le contenu objectif de la pensée et l'acte subjectif de penser.
Or, il me semble qu'on peut réfuter cette tripartition.
Une première critique porte sur les confusions que Popper introduit lui-même dans son propos. D'une part, il affirme que le monde II est une sorte de monde platonicien des idées, ou plus exactement néo-platonicien, c'est-à-dire quelque chose qui pourrait se rapprocher de la philosophie de Plotin. Mais, d'un autre côté, il affirme que le monde III est " un produit naturel de l'animal humain, comme la toile pour l'araignée. " Mais tous les produits naturels appartiennent au monde des choses naturelles, c'est-à-dire physiques. Donc le monde III est un produit naturel du monde I et donc il appartient nécessairement au monde I et par conséquent il n'y a pas de monde III. La volonté de Popper de rester sur le strict terrain de l'épistémologie ­ naturalisation du monde III ­ se heurte ainsi aux spéculations métaphysiques auxquelles il fait appel, en recourant du reste à des interprétations assez osées de Plotin.
La distinction entre les mondes II et III est en outre très précaire. Soit je considère le monde II du point de vue de ses manifestations phénoménales et alors en réalité je suis en train de considérer le monde I ; soit je le considère du point de vue du contenu de pensée et alors je suis dans le monde III. Le monde de la pensée subjective s'évanouit. Expliquons ce point plus en détail. J'éprouve, par exemple, un sentiment ou une sensation, il n'y a rien de plus subjectif. Je contemple le bleu pâle du ciel ; cet état se divise immédiatement en deux : d'une part l'ensemble des processus physiologiques (neuronaux particulièrement) qui déterminent mon état interne et d'autre part les idées qui viennent en arrière-plan puis en avant-plan de la conscience. Dès que je veux dire quelque chose de mes états internes, je suis obligé d'avoir recours à des énoncés qui, en tant que tels, appartiennent au monde III. Quand je dis ou je pense intérieurement " le ciel est bleu ", cet énoncé correspond à mon état interne ; qu'il soit vrai ou non, que rêve du bleu du ciel parce que l'été est pourri et qu'il pleut tous les jours, c'est autre affaire, mais qui n'a rien à voir avec la nature de " le ciel est bleu ", qui, comme on le sait, est une proposition vraie si et seulement le ciel est bleu.
Je suis plutôt d'accord avec Popper dans sa critique des philosophies de la croyance. Mais si on va jusqu'au bout de la critique, c'est l'existence autonome d'un monde de la pensée subjective qui est en cause. Évidemment, tout cela ne nous dit rien de ce phénomène particulier et si important qu'est la subjectivité, mais dès qu'elle devient un objet de pensée, elle appartient au monde des idées et de la connaissance objective. Autrement dit, je ne verrais aucun inconvénient à supprimer le monde II.
Restent en lice les mondes I et III, le monde physique et le monde des idées. Mais pourquoi parler de deux mondes différents ? Si les idées et les faits appartiennent à deux mondes différents, va immédiatement se poser le vieux problème de la communication des substances. Comment les idées peuvent-elles correspondre aux faits puisque par nature ce sont deux types de réalités différentes entre lesquelles il n'y a aucune mesure commune ? Maintenir deux mondes séparés, c'est tomber sous le coup des critiques de la théorie de la vérité comme correspondance. Si on veut garder la théorie de la vérité comme correspondance, ainsi que Popper le réclame ­ avec raison selon moi ­ il faut renoncer au dualisme. Renoncer au dualisme, ce n'est pas nécessairement tomber dans le physicalisme : pour le physicalisme, il n'y a que le monde I. Ce n'est pas non plus devenir un idéaliste pour lequel n'existe que le monde III, le monde I n'étant qu'une apparence, un non-être. La solution de type spinoziste est à la plus simple et évite les apories auxquelles conduit nécessairement la conception de Popper, sans pour autant tomber dans un monisme réducteur. Spinoza nous dit, en gros, que chaque chose ­ on reste ici volontairement dans le vague ­ peut être considérée en elle-même, dans sa réalité matérielle ou comme réalité mentale ; ce ne sont pas deux mondes différents, mais la même chose considérée sous deux attributs différents.
Je n'entre pas plus ici dans la théorie spinoziste de la réalité mentale et la théorie de la vérité qui en découle ­ une théorie de la vérité qui fait la synthèse de la vérité comme correspondance et de la vérité comme cohérence. Il suffit de retenir que les trois mondes de Popper constituent une complication inutile qui affaiblit le sens de son propos le plus important du point de vue de la théorie de la connaissance et de la défense de la valeur de la science.
L'épistémologie darwinienne
La théorie générale de la connaissance de Popper est " darwinienne " en deux sens :
1. La connaissance scientifique émerge chez de l'ensemble du développement biologique. La connaissance scientifique (et plus générale la capacité qu'a l'homme de faire retour sur son expérience) est un " avantage adaptatif " propre à notre espèce.
2. Les théories scientifiques elles-mêmes évoluent suivant des principes analogues à ceux de la sélection naturelle.
Ce qu'on peut contester, c'est l'interprétation que Popper donne du darwinisme. Il en fait à la fois une tautologie ­ Popper écrit même que " une bonne partie du darwinisme n'est pas de la nature d'une théorie empirique, mais plutôt d'un truisme logique " ­ et une téléologie. Cette double transformation a la même racine : la lecture de Darwin à travers une grille héritée de Spencer.
Sur le premier point : affirmer que la théorie darwinienne est la théorie qui fait de la survie des plus aptes le moteur de l'évolution, c'est effectivement transformer le darwinisme en une pure et simple tautologie, puisque l'aptitude est définie par la capacité à survivre.
Sur le deuxième point : c'est la conséquence perverse de l'interprétation tautologique du darwinisme. La survie des plus aptes serait une expression vide si on la prenait au pied de la lettre. Mais elle porte un sens sous-entendu, une surcharge idéologique : les plus aptes sont les plus parfaits, les plus aptes à mériter de survivre. L'évolution est une évolution orientée qui va du plus simple au plus complexe, du moins achevé au plus achevé. Ce n'est pas ce que Darwin dit, car cela revient à imposer une hypothèse finaliste contradictoire avec le strict causalisme que Darwin défend avec constance. Mais c'est la manière dont Darwin a trop souvent été lu. Et cette interprétation finaliste est celle que porte l'image de l'arbre comme modèle de la théorie de l'évolution : on part d'un tronc unique pour aller vers des ramifications de plus en plus fines et selon un sens donné à l'avance : du bas vers le haut !
Je ne vais pas reprendre ici cette critique de la vulgate darwinienne qui hypostasie la " sélection naturelle " comme une puissance existant per se et qui réintroduit le finalisme dans une théorie qui, pourtant, était à l'origine dirigée contre toutes les formes de finalisme : car la véritable originalité de Darwin est là ; il n'a inventé ni l'évolution, ni l'adaptation au milieu et il partage avec Lamarck l'idée erronée selon laquelle c'est l'hérédité des caractères acquis qui rend possible l'évolution des espèces. Darwin se sépare radicalement de Lamarck précisément sur un seul point : le rejet du finalisme et l'adoption d'un causalisme strict. Or Popper s'inscrit explicitement dans cette interprétation finaliste de la vulgate darwinienne, cette interprétation finaliste qui, soit dit en passant, est à la racine de la sociobiologie. C'est ce qu'indique la métaphore de l'arbre de la connaissance que Popper met en parallèle avec l'arbre de l'évolution(9)
. C'est ce qu'indique encore l'insistance mise sur la possibilité d'introduire la téléologie dans l'explication scientifique et l'affirmation selon laquelle il faudrait pouvoir " accepter non seulement un lamarckisme simulé mais aussi un vitalisme et un animisme simulés ". Cette tentative de faire du finalisme une " première approximation " d'une théorie bien plus large conduit à des confusions redoutables dans le domaine de la théorie de l'évolution et ne nous sont pas d'une grande aide pour comprendre l'évolution des théories scientifiques ­ une analogie n'est pas une explication.
La question du déterminisme
Le dernier point sur lequel il faudrait, me semble-t-il, engager le fer contre le Popper de La connaissance objective est le problème du déterminisme. La critique du déterminisme qui occupe principalement le chapitre VI, Des nuages et des horloges, est très faible et on a du mal à comprendre que Popper soit retombé dans le méli-mélo ­ le " puzzle philosophique " selon Popper ­dont Kant nous avait (définitivement ?) tiré. Bien qu'il constate l'immense valeur heuristique du " principe de raison " sur lequel se fonde le déterminisme, Popper se demande comment concilier le déterminisme et l'affirmation de la liberté humaine. La question se pose simplement : si nous croyons que le déterminisme est vrai alors nous sommes des automates et si nous ne sommes pas des automates ­ c'est-à-dire si nous accordons foi à l'expérience subjective de la liberté ­ alors le déterminisme est faux. On a peine à croire que Popper ne sache pas que cette question est traitée dans la Critique de la raison pure et remise sur le tapis dans les deux autres critiques.
La question du déterminisme est, en soi, indécidable. Il est impossible logiquement affirmer le déterminisme physique comme principe absolu, pour une raison que Popper souligne à juste titre :
" selon le déterministe, toute théorie, par exemple le déterminisme, est défendue à cause d'une certaine structure physique du défenseur (de son cerveau, peut-être). En conséquence, nous nous trompons nous-mêmes (et sommes ainsi physiquement déterminés à nous tromper nous-mêmes) chaque fois que nous croyons qu'il existe des choses comme des arguments ou des raisons qui nous font accepter le déterminisme. En d'autres termes, le déterminisme physique est une théorie telle que, si elle est vraie, il est impossible d'argumenter en sa faveur, puisqu'elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous tenons pour des croyances fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions purement physiques. "
Mais il est tout aussi impossible de renoncer au déterminisme physique, sauf à renoncer à la connaissance scientifique elle-même. Car si nous ne pouvons savoir si la nature en elle-même est gouvernée par le principe de raison, en revanche nous ne pouvons la connaître qu'en nous appuyant sur le principe de raison. Que le déterminisme physique " à la Laplace " cède la place à un déterminisme statistique(10) cela ne change rien sur le fond, puisque, dans les deux cas, c'est toujours l'esprit humain qui impose ses lois à la nature. Il est tout à fait regrettable de voir Popper emboîter le pas aux confusions et aux approximations douteuses nées de l'interprétation de Copenhague de la physique quantique.
Faute de rester dans les limites des pouvoirs de la raison pure dans son usage théorique, Popper est conduit tout naturellement à formuler sa propre solution au problème du déterminisme, solution purement métaphysique, parce que non testable. Pour éviter le " cauchemar " que représente lui le déterminisme physique, il faut reprendre appui sur le dualisme de Descartes en lui donnant une nouvelle forme. La théorie de l'évolution est une nouvelle fois sollicitée pour expliquer l'émergence de l'esprit humain à un certain stade de l'évolution biologique. Une fois cette émergence de l'esprit acquise, Popper doit se lancer dans ces spéculations assez gratuites pour expliquer comment l'esprit peut agir sur le corps, c'est-à-dire comment les significations peuvent piloter les actions humaines. Cette solution au " problème de Descartes ", c'est-à-dire la vieille affaire de l'union de l'âme et du corps est très ingénieuse mais aussi peu convaincante que les précédentes. Ce dernier point n'est pas sans rapport avec la théorie des trois mondes dont j'ai parlé plus haut et j'y opposerai les mêmes objections.
Conclusion
Je n'ai donné ici que les grandes lignes d'une critique qui devrait être développée. Une critique pour et contre Popper. Pour Popper quand il défend le rationalisme et le " réalisme du sens commun " et contre Popper quand, à l'encontre de ses propres intentions, il nourrit les exploitations douteuses des théories scientifiques (le darwinisme) ou quand il se noie dans le " puzzle métaphysique " dont il voulait nous faire sortir.
©Denis Collin

NOTES

1. Jacques Bouveresse: article Popper ; supplément 1988 de l'Encyclopedia Universalis.
2. Karl Popper: La connaissance objective, traduction intégrale et préface de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, collection Champs, 1998 ; précédente édition : Aubier, 1991. Les trois premiers chapitres avaient été publiés sous le même titre aux éditions Complexe (1977).
3. La connaissance objective, (Chapitre II : Les deux visages du sens commun)
4. " Notre esprit est un seau ; à l'origine, il est vide ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s'accumulent et son digérés. Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l'esprit comme tabula rasa. "
5. Il ajoute : " les marxistes n'ont fait qu'interpréter diversement le marxisme ; mais ce qui importe c'est de le transformer ". Cette variante parodique, due à Hochhuth, de la onzième thèse sur Feuerbach est, comme le dit Popper, " pleine d'à-propos ".
6. La connaissance objective, page 96
7. Les deux premières thèses doivent être citées ici en entier pour qu'on en comprenne complètement le sens. Je donne ici la thèse I (dans la traduction de George Labica). " I - Le défaut principal, jusqu'ici de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme d'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle, effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles - réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans L'essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment humain, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de l'activité " révolutionnaire ", de l'activité " pratique critique ". "
8. voir Les deux visages du sens commun, page 171
9. Voir chapitre VII, L'évolution et l'arbre de la connaissance.
10 On pourra sur cette question se reporter à l'ouvrage de Alexandre Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne.

Annexe : Ludovico Geymonat sur Lakatos et Popper

Lakatos est trop influencé par Popper, c'est-à-dire par un auteur qui est plus brillant que profond. L’argument typique de Popper, le falsificationnisme, me semble insoutenable, puisque, avec lui, on cherche à opposer à la méthode empirique universelle de l’expérience une méthode tout aussi universelle. Selon le falsificationnisme, il existe une distinction absolue entre science et pseudo-science. Cette rigide partition, selon moi, est inacceptable parce qu’elle laisse échapper la flexibilité des méthodes scientifiques.
(L.Geymonat & G.Giorello : Le ragioni della scienza, Laterza, 1986
Mercredi 16 Mars 2005

mardi 1 juin 2004

Pierre Duhem: qu'est-ce qu'une théorie physique?

La Théorie Physique de Pierre Duhem (1861-1916) est un ouvrage essentiel. Elle est le texte fondateur des plus importants courants de l'épistémologie contemporaine, même si la dette n'est pas souvent reconnue. Physicien, professeur de physique, Duhem est aussi un catholique fervent. Ses conceptions réligieuses catholiques traditionnalistes influent sur sa philososophie de la science (comment mettre la religion à l'abri de la science?) et même sur sa physique (le refus obstiné de l'atomisme). Plusieurs commentaires notent le risque toujours présent chez lui d’une science apologétique. Le Système du monde par exemple cherche à réfuter l’idée de révolution galiléenne et prend la défense des adversaires de Galilée, notamment le cardinal Bellarmin dont il fait un “opérationnaliste” avant l’heure.
La théorie physique vise à établir une ligne de démarcation entre physique et métaphysique ; il s’agit pour lui de protéger la religion contre la menace scientiste – même si le but premier proclamé dans le livre est de défendre l’autonomie de la physique.
Duhem est un spécialiste de la thermodynamique qui est à l’époque la branche dominante en physique. Très tôt orienté vers les travaux de Gibbs et de Helmholtz, Duhem propose, dès ses premières contributions, d’utiliser la notion de potentiel thermodynamique (interne). Ce qui le conduira à la formulation de l’équation de Gibbs-Duhem sur les solutions. Duhem poursuit ses recherches dans cette direction, proposant d’autres applications variées du potentiel thermodynamique à la statique et à la dynamique chimique ; ces travaux font de lui l’un des fondateurs de la chimie physique moderne avec les Van’t Hoff, Ostwald, Arrhenius, Le Châtelier. Ce faisant, au lieu de se proposer, comme beaucoup de ses contemporains, en France notamment, de réduire les phénomènes chimiques à la mécanique, il les rapportait à la thermodynamique.
Par ses conceptions et ses contributions en thermodynamique, Duhem apparaît comme un des principaux pionniers de l’étude de la thermodynamique des processus irréversibles. Le projet de Duhem était de fonder sur une énergétique ou thermodynamique générale l’ensemble de la physique et de la chimie, en harmonie avec les conceptions énergétistes de Rankine, Helmholtz, Mach et d’autres, et en opposition au projet de réduction mécaniste des atomistes comme Boltzmann. Il s’attache à poser les fondements logiques et axiomatiques de cette science. Le deuxième principe ne lui paraissait pas réductible à la mécanique – à quoi l’on rapportait généralement le premier, celui de la conservation de l’énergie, issu du principe de l’équivalence de la chaleur et du mouvement ; pour établir les deux principes sur un pied d’égalité, il fallait les traiter comme des postulats, et « la thermodynamique se développe alors selon un type de théorie nouveau en physique ». On perçoit déjà ici le lien entre ses recherches scientifiques et sa conception de la théorie physique. Duhem voyait dans sa tentative d’unifier les sciences physiques et chimiques au sein d’une thermodynamique généralisée sa principale contribution scientifique. Il est à noter que les mots « atome » et « molécule » sont totalement absents, conformément à son rejet de ces notions, de son Traité d’énergétique de 1911 qui propose l’accomplissement de ce programme.
La théorie physique s’inscrit dans un débat en cours au tournant du 19e et du 20e siècle, visant à redéfinir la nature et les ambitions de la physique. Lecontexte est celui d’une réflexion épistémologique d’ensemble très riche, depuis les essais de Claude Bernard sur la « méthode expérimentale » et l’introduction enfin claire de l’idée de « raisonnement expérimental » jusqu’à Mach et l’empiriocriticisme qui aura une influence importante sur Einstein et sur les « pères fondateurs » de la physique quantique.
Le système du monde se présente comme une vaste histoire de la science. Duhem y soutient une position continuiste contre laquelle l’épistémologie contemporaine (de Bachelard à Th. Kuhn) va s’élever. Pour donner une idée de cette conception gradualiste, on peut donner le passage suivant, assez révélateur :
L’histoire nous montre qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédé par une suite de retouches qui graduellement ont conduit le système à des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est pas le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution.

Le projet de la Théorie physique

D’emblée la question est posée sous la forme d’une alternative : la théorie physique peut se définir
par L’EXPLICATION des phénomènes
comme « un système abstrait qui a pour but de RÉSUMER et de CLASSER LOGIQUEMENT un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. »
« Expliquer, explicare, c'est dépouiller la réalité des apparences qui l'enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.
L'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n'ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps. »
Au contraire, Duhem va essayer de montrer que les lois physiques n’expliquent rien (au sein où elles ne dévoilent pas l’intérieur de phénomènes dont nous n’aurions que l’extérieur.
Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l'optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent.
Bref, une loi physique n’est pas autre chose qu’une certaine relation régulière entre nos expériences.
Si on ne se place pas de ce point de vue, selon Duhem, on renonce à toute autonomie de la théorie physique et on se place en fait sous la domination de la métaphysique.
Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une explication des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique.
Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.
Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, qu'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.
Il s’agit bien de métaphysique au sens le plus exact du terme : déterminer le supra-sensible qui se situe par-delà le monde connaissable de la physique. Parexemple, pour Duhem, dire que la matière est composée d’atomes, c’est tomber dans la métaphysique atomiste … Le tableau de Mendeleïev est un système de classification qui rend compte des expériences de chimie, pas de la réalité ultime de la matière. Voici le fonds de la question :
Or, ces deux questions :
Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?
De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d'observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.
Ensuite Duhem montre qu’aucune métaphysique n’est capable de déterminer complètement une théorie physique. Par conséquent, il faut rompre irrémédiablement le lien entre physique et métaphysique.
Il serait intéressant de montrer que le noyau de l’argumentation sur ce point est repris presque mot pour mot par les positivistes logiques du « Wiener Kreis ». Par exemple, le petit livre de Moritz Schlick, Forme et contenu (une introduction à la pensée philosophique)[1]. Seule la structure de la réalité telle qu’elle nous la décrivons au moyen de notre langage est communicable, le « contenu » est inexprimable, dit et répète Schlick. La thèse vérificationniste[2] qu’il soutient dans ce livre recoupe d’assez près celle de Duhem : la connaissance scientifique est expérimentale, toute proposition est une proposition expérimentale et la structure d’une théorie scientifique n’est rien d’autre que la structure des expériences. Les liens entre Duhem et le positivisme logique sont très importants – et pas seulement à partir de la thèse de Quine sur le caractère holistique du langage et le paradigme de l’intraductibilité qui est tiré de la thèse de Duhem sur les théories physiques (cf. infra).
Quelle est donc la fonction d’une théorie physique, si ce n’est pas dire ce que c’est que la réalité ?
Duhem donne plusieurs réponses :
1. Une théorie physique permet l’économie de la pensée. C’est une idée que Duhem reprend à E.Mach.
2. un système de classement de nos expériences
3. mais ce classement n’est pas arbitraire ; sa capacité prédictive montre qu’il doit refléter un ordre naturel.
Examinons le détail de ces propositions.
Puisqu’on ne veut pas placer la physique sous la dépendance de la métaphysique – ce que l’on fait nécessairement si en fait « une explication hypothétique de la réalité matérielle », alors il faut déterminer la nature de la théorie physique de telle manière qu’elle soit autonome ou autosuffisante. D’où la définition que propose Duhem :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. (p.24)
Si je dis que la relation fondamentale de l’électricité est u = ri, j’ai une formule mathématique qui résume à elle seule toutes les expériences faites et à faire dans lesquelles je place une résistance entre les deux bornes d’une source électrique. La formule me permet de calculer la puissance du radiateur de ma salle de bain aussi bien que la quantité d’énergie dissipée sur les lignes de distribution du courant. Une telle loi a sens strict n’explique rien, en effet. Elle se contente 1/ de dire « c’est comme cela que les choses se passent et 2/ de permettre de faire des calculs et des prévisions (sachant que u=ri et p=ui, je peux calculer le temps qui sera nécessaire pour mener à ébullition l’eau de mon thé !)
Une loi est bonne si elle représente exactement les expériences. C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’une loi est plus « vraie » qu’une autre. Pour qu’une loi soit « vraie » il faudrait qu’elle puisse être mise en accord avec un réel connu par ailleurs. Une loi est seulement plus exacte qu’une autre (la loi de Newton de la gravitation est plus exacte que la loi galiléenne de la chute des corps, par exemple).
Duhem est extrêmement précis :
« les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent les calculs ne prétendent point être des réalités physiques [souligne par moi, DC] ; les principes qu’il évoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui. » (p.25)
On ne peut guère être plus clair. La physique non seulement n’explique pas « la réalité » mais on peut même dire qu’elle ne la décrit pas ! Duhem admet bien qu’il y a un sens métaphysique à parler de la réalité en dehors de notre expérience – c’est même absolument nécessaire si on veut maintenir intacte la possibilité du discours théologique traditionnel. Mais la physique ne peut pas parler de cette réalité puisque la physique ne décrit que les expériences de physique et donc la « réalité physique » n’est rien que ce qui est donné dans les expériences de la physique et susceptible d’être résumé par une équation.
On pourrait rapprocher la position de Duhem du positivisme d’Auguste Comte et c’est un rapprochement qui s’impose tant l’épistémologie de Duhem semble si souvent « positiviste » en dépit de l’adhésion de Duhem à une métaphysique aux antipodes de celle de Comte – en passant, on notera une fois de plus que les philosophies ne font pas vraiment système : l’ontologie et l’épistémologie peuvent très souvent être complètement disjointes. La science recherche des lois et non des causes, répète Comte. Le rejet de l’explication par Duhem rejoint le rejet de la cause par Comte.
On pourrait aussi rapprocher cette position de celle de Poincaré dans La science et l’hypothèse :
Les théories mathématiques n'ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. Leur but unique est de coordonner les lois physiques que l'expérience nous fait connaître, mais que sans le secours des mathématiques nous ne pourrions même énoncer.
Peu nous importe que l'éther existe réellement, c'est l'affaire des métaphysiciens ; l'essentiel pour nous c'est que tout se passe comme s'il existait et que cette hypothèse est commode pour l'explication des phénomènes. Après tout, avons-nous d'autre raison de croire à l'existence des objets matériels. Ce n'est là aussi qu'une hypothèse commode ; seulement elle ne cessera jamais de l'être, tandis qu'un jour viendra sans doute ou l'éther sera rejeté comme inutile. (chap. XII)
Duhem introduit ensuite une idée qui va être reprise par Quine.
Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but ; elle est déclarée bonne ; sinon elle mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. (pp.25/26)
Il y a deux niveaux :
le niveau de la description expérimentale proprement dite, un niveau qui se fait uniquement en utilisant les hypothèses au sens où Duhem les entend, c'est-à-dire les formulations mathématiques des lois ;
le niveau des « jugements sur les propriétés physiques des corps », c'est-à-dire le niveau « réaliste » du langage ordinaire.
Pour passer de l’un à l’autre on opère une espèce de traduction. Mais – et c’est un point que Quine va développer – cette traduction est toujours fondamentalement indéterminée.
Une bonne théorie est simplement une théorie qui accorde les jugements sur les propriétés physiques avec les lois par le moyen de la mesure. C’est pourquoi la clé pour Duhem est dans la théorie de la mesure qui fait l’objet des 6 premiers chapitres de la seconde partie.
Ces principes établis on peut donc en venir à ce qu’on attend d’une théorie physique.
En tout premier lieu donc, une théorie physique est une économie de la penséeC’est, on l’a déjà signalé une idée que Duhem reprend à Mach (1838-1916). 
Duhem donc reprend la thèse de Mach de la théorie physique comme économie de pensée.
la loi expérimentale est déjà une économie de pensée : à l’infinité des faits concrets est substituée une loi générale.
l’esprit redouble l’économie de pensée quand les lois expérimentales sont condensées en théories. Les lois sont condensées en « un petit nombre de principes ». On se gardera bien de confondre loi et principe. Les lois sont aux principes ce que les théorèmes sont aux axiomes en mathématiques. On peut tirer les lois des principes. Ici Duhem annonce très clairement ce qui va être proposé un peu plus tard : une véritable théorie scientifique est une théorie axiomatisée.
En second lieu, une théorie est un système de classification.
Les lois sont souvent découvertes en désordre, par des rapprochements accidentels. La théorie permet de les classer (comme on range ses outils dans la boîte à outils. L’ordre n’est seulement utile. Il est aussi beau.
Cette classification tend à se transformer en une classification naturelle. Duhem soutient une idée proche de celle de Poincaré : au bout d’un certain temps, la théorie atteint un point de perfection tel qu’on peut admettre que l’ordre qu’elle établit entre les représentations doit correspondre à l’ordre des choses.
Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l'explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l'ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d'un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu'elle établit entre les données de l'observation correspondent à des rapports entre les choses (*) ; plus nous devinons qu'elle tend à être une classification naturelle.
Dans les divers courants qui se partagent le champ philosophique du philosophème « réalisme physique », ceci permettrait de classer Duhem comme Poincaré non dans le camp des conventionnalistes ou des opérationnalistes purs et durs mais plutôt dans le camp de qu’on peut appeler le « réalisme structural ».[3]
Ainsi lorsque Poincaré se demande en quoi consiste la réalité objective, il donne à peu près toujours la même réponse.
L'analyse mathématique, dont l'étude de ces cadres vides est l'objet principal, n'est-elle donc qu'un vain jeu de l'esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu'un langage commode ; n' est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu se passer à la rigueur ; et même, n'est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l'œil du physicien ? Loin de là, sans ce langage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l'harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.
La meilleure expression de cette harmonie, c'est la loi ; la loi est une des conquêtes les plus récentes de l'esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s'en étonnent pas. C'est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature.[4]
Et un peu plus, il met à distance le conventionnalisme :
Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la science ; elles sont allées jusqu' à dire que la loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C' est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n' avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu' il nous soit impossible de démontrer qu' elles ne le sont pas. Cette harmonie que l' intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l' esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c' est une impossibilité. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible. Mais ce que nous appelons la réalité objective, c' est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l' harmonie exprimée par des lois mathématiques.
C' est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j' ajoute que l' harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.[5]
C’est pourquoi Jacques Bouveresse[6] écrit :
Jusqu’à une date relativement récente, l’épistémologie de Poincaré avait été considérée généralement comme typiquement instrumentaliste et anti-réaliste, notamment parce qu’elle ressemble, à première vue, fortement à celle de Duhem dans sa façon d’insister avant tout sur la fonction classificatrice, organisatrice et unificatrice de la théorie, plutôt que sur sa portée référentielle et son contenu proprement ontologique. Quand Poincaré affirme que la science et la connaissance objective en général n’atteignent que des relations, il ne va pas jusqu’à dire que les relations en question ne peuvent être que des relations quantitatives, ne serait-ce que parce qu’une bonne partie des relations dont s’occupent les mathématiques ne sont pas quantitatives. Et il n’est pas prêt non plus à accepter l’idée que, comme l’a dit quelqu’un, l’univers se réduit à une équation différentielle, probablement parce que l’équation différentielle dont il considère qu’elle constitue la forme par excellence de la loi, exprime aussi un rapport entre les phénomènes et que pour faire un monde il faut aussi des phénomènes et pas seulement des rapports. Mais il est clair que, s’il a une ontologie, ce devrait être avant tout une ontologie des relations ou, en tout cas, de propriétés relationnelles, et non d’objets.
La question qu’on peut poser à Bouveresse est la suivante : n’est pas précisément sur ce point où il situe la divergence entre Poincaré et Duhem qu’ils sont en réalité parfaitement d’accord ? L’idée de classification naturelle chez Duhem ne conduit-elle pas, elle aussi à une ontologie des relations ? Il est vrai que le désaccord pourrait porter sur le point soulevé par Bouveresse qui laisse entendre que pour Duhem toutes les relations sont quantitatives – voir sa théorie de la mesure dont j’ai parlé plus haut – alors que ce ne serait pas le cas pour Poincaré. Mais on peut se demander jusqu’à quel point cette divergence est décisive, c'est-à-dire jusqu’à quel point on peut, en mathématiques, opposé des relations quantitatives (par exemple les fonctions) et des relations qualitatives (par exemple en topologie).
Ce « réalisme structural » dont on Bernard d’Espagnat défend une autre forme avec sa thèse du « réel voilé » a ceci de particulièrement intéressant : nous avons un auteur qui se défend de toute affirmation sur la nature du réel « en soi », un auteur qui dit que la théorie physique n’est qu’une classification de nos représentations – et l’insistance sur le rapport à Mach en dit long. En même, à la fin des fins, il est défend sa conception en montrant qu’elle donne au moins une solution partielle à la question de la nature du réel. Comme s’il était finalement très difficilement de couper définitivement la théorie scientifique de toute référence à la notion d’une réalité objective.


[1] Trad. Française Delphine Chapuis-Schmitz, Agone 2003
[2] Toute proposition est vérifiable empiriquement et ce qui n’est pas vérifiable empiriquement n’est pas une proposition.
[3] Voir Bouveresse : « Une épistémologie réaliste est-elle possible ? » in La vérité dans les sciences. (Odile Jacob)
[4] H.Poincaré, La valeur de la science, Flammarion 1906, p.7
[5] op. cit. pp. 9-10
[6] J.Bouveresse, op. cit. p.29

Marx sans le marxisme