à nouveau sur le sophisme naturaliste
Bricmont commence par reconnaître qu’il est certainement vrai « qu'on ne peut pas déduire logiquement des jugements de valeur à partir de jugements de fait. » Mais il ajoute immédiatement :
« cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas une façon scientifique de raisonner en matière éthique qui, à nouveau, s'oppose à l'attitude religieuse. Cette approche est l'utilitarisme qui repose sur un seul principe éthique non factuel, à savoir qu'il faut globalement maximiser le bonheur. »
Il ne s’agit donc pas de déduire les règles morales des sciences de la nature : Bricmont ne tombe pas dans ce que Moore appelait « le sophisme naturaliste »[3] et de ce point de vue il se distingue de ceux veulent refonder la morale dans la théorie darwinienne de l’évolution.[4] Il s’agit seulement de transposer à l’éthique la méthode des sciences de la nature. Malheureusement , en pratique, cela ne vaut guère mieux que le « darwinisme moral ». Bricmont reconnaît volontiers que la notion de bonheur est bien vague et que « les calculs utilitaristes sont bien souvent impossibles à effectuer ». Mais il ajoute :
« On peut justifier a contrario l'utilitarisme en faisant remarquer qu'il est difficile d'imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. »
Voilà qui est fort confus ! Bricmont introduit le concept de « justification morale » comme si ce concept allait de soi. En science, on connaît les procédés de justification d’une assertion : cohérence logique, coordination systématique des résultats expérimentaux, capacité prédictive. Mais il n’y a rien de tel en éthique puisqu’il n’y a pas de « résultats expérimentaux », puisque l’éthique n’a rien à voir avec les faits en tant que faits. Qu’il y ait des myriades de menteurs et un nombre assez élevé d’assassins, cela ne nous dit rien des valeurs morales du mensonge ou du meurtre. La « justification morale » se rapporte toujours à une certaine doctrine morale qui est présupposée. Il y a des justifications utilitaristes du mensonge ou du meurtre, mais les mêmes actes n’ont aucune justification dans la morale kantienne. On ne peut donc pas dire que l’utilitarisme repose sur des justifications morales dès lors que ces justifications présupposent elles-mêmes l’acceptation de l’utilitarisme. Le raisonnement de Bricmont se place dès le départ dans un cercle vicieux : il doit supposer ce qu’il veut démontrer. Une fois cette première faute logique commise, il entre dans le monde enchanté des théories irréfutables.
Bricmont ne s’en tient pas là : il sous-entend qu’il y a au moins un mode négatif de justification morale : pour une mauvaise action « celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global. » Autrement dit, premièrement, j’agis mal dès lors que je sais que j’agis mal : on retombe dans les morales de l’intention qu’on vient de chasser par la porte (au nom de l’approche scientifique) et qui rentrent par la fenêtre. Deuxièmement , on réintroduit comme critère ultime le fameux bonheur global dont on dit deux lignes plus haut qu’il est « vague ». Si je pense que le bonheur global réside dans la luxure et le culte du veau d’or, je peux être fondé moralement à « diminuer le bonheur global » pour restaurer l’ordre moral. Bricmont objectera que je fais appel à la morale religieuse. Très juste. Mais si on veut mettre hors jeu les morales religieuses il ne faut pas simplement leur demander de faire silence, il faut trouver des arguments rationnels. Or Bricmont n’en a pas : le disciple de Moïse alléguera qu’il diminue le faux bonheur global des vicieux pour préparer le vrai bonheur global des vertueux.
Sortons de la confrontation avec les morales religieuses et laissons Moïse avec ses tables de la loi brisées. Les thuriféraires du capitalisme affirment que les inégalités croissantes concourent au développement de la production de biens matériels et donc au bonheur global. Les socialistes (à l’ancienne, pas ceux de l’actuelle « social-démocratie » !) en défendant un certain égalitarisme, une forte intervention de l’État et la protection sociale brident donc les capacités productives et contribuent à faire baisser le bonheur global ! Une société plus juste serait peut-être moins heureuse, si le bonheur consiste uniquement dans l’accumulation illimitée de marchandises. Inversement, l’esclavage pourrait être moralement justifié (et il le fut dans l’Antiquité) parce qu’il fournissait les bases de la vie heureuse et de la civilisation des citoyens libres… Admettons que les souffrances d’une seule personne permettent de procurer un bonheur intense dans un groupe (par exemple une assemblée de marquises, de chevaliers et d’abbés sortis d’un ouvrage de Sade), le calcul des plaisirs (sur lequel est fondé cette notion de bonheur global) fera apparaître que cette souffrance est justifiée moralement !
Ainsi le bonheur global n’est pas une notion vague, mais un abîme de confusion intellectuelle dont on ne peut pas se sortir. Le « raisonnement scientifique » en éthique est donc fondé sur du sable. Bricmont doit le sentir car il évacue ces questions avec une légèreté étonnante. Il tente de montrer que l’utilitarisme a des conséquences avantageuses, un point de vue pragmatiste et relativiste qui n’est pas très cohérent avec les positions qu’il défend, par ailleurs, en philosophie des sciences. Ainsi il écrit :
« D'un point de vue utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. »
C’est absurde. La sanction, au sens juridique, n’est pas fondée sur le « désir » de punir les méchants. La sanction est une réparation qui découle d’une conception du droit. Bricmont mélange tout. En quoi les sanctions contre les anciens criminels de guerre, un demi-siècle et plus après les faits, ont-elles augmenté le « bonheur global ». En rien, évidemment. Mais ce qui est défendu dans la condamnation, par exemple de Papon, c’est une certaine conception de l’homme, du devoir, etc. L’abandon de la peine de mort n’est pas lié à la demande d’augmentation du bonheur global mais à une certaine idée de la justice et une certaine idée de l’homme. Là encore, donc, aucune argumentation sérieuse. Mais Bricmont en tire une conclusion plus philosophique, une conclusion aussi peu solide que les prémisses :
En particulier, l'utilitarisme met entre parenthèse le problème de la responsabilité et du libre arbitre ; il n'a pas besoin de nier le libre arbitre ; simplement, il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont "vraiment" libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique la plus prudente.
En un sens, Bricmont a raison : savoir si les actions humaines sont « vraiment libres », c’est impossible. Mais l’édifice du droit ne se repose pas sur une thèse métaphysique au sujet de la liberté humaine. Bricmont retarde philosophiquement de deux siècles au moins : on devrait lui conseiller la lecture de la doctrine kantienne du droit. Le droit présuppose la fiction de la liberté humaine. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Eichmann était un médiocre que les circonstances ont transformé en criminel, mais on doit juridiquement le considérer comme l’auteur de ses acteurs. Le droit n’a pas affaire aux individus conçus du point de vue scientifique (biologique, psychologique, etc.), mais aux personnes. Et il doit en être ainsi pour que fonctionne la machinerie juridique, ce montage qui fait tenir toute société.
Grâce à l’observation et au raisonnement, nous dit encore Bricmont, il peut y avoir des progrès en éthique. On se demande où il est allé chercher cela. Nous avons de bonnes raisons d’admettre l’idée de progrès éthique, mais celui-ci ne résulte pas de l’observation et du raisonnement mais de la marche d’ensemble des sociétés humaines, et bien souvent des passions et des idées mêmes superstitieuses que se font les individus. La soi-disant approche scientifique de Bricmont est du pur idéalisme. Ces confusions et ces platitudes se terminent par ceci :
On peut, en comprenant mieux la nature humaine, découvrir, par exemple, que l’esclavage est mauvais et que l'avortement ne l’est pas.
Après le bonheur global, nous avons droit à une nouvelle confusion et à un retour remarqué du « sophisme naturaliste ». Si Bricmont sait ce qu’est la nature humaine, il a bien de la chance et devrait toutes affaires cessantes abandonner l’enseignement de la physique pour celui de la nature humaine. Non que, comme on le pensait couramment dans les années 50 et 60, ce soit une notion creuse : on doit admettre qu’il y dans les comportements humains des déterminations qui découlent de la nature et pas seulement des conditionnements sociaux : sur ce sujet, la psychologie évolutionniste donne des indications parfois éclairantes (quoique souvent très tautologiques). Mais de là à faire de la nature humaine un concept scientifique, il y a un fossé. Ensuite, l’observation de la nature humaine ne nous dit rien du bien ou du mal, de ce qui doit être fait et de ce qui est interdit. Robert Wright[5] conclut de son observation de la nature humaine que la morale puritaine victorienne était finalement assez bien fondée et que la retenue sexuelle est conforme à la nature féminine comme étant la meilleure stratégie dont dispose la femme pour maximiser la reproduction de ses gènes. Mais il ne nous explique jamais en quoi il est bien de maximiser la reproduction de ses gènes ! Bricmont ne pense certainement pas comme Wright mais sa position conduit à ce genre de vieilleries.
L’essai de Bricmont ne fait que montrer, une fois de plus, que l’utilitarisme est une doctrine inconsistante, vouée à accumuler les sophismes. Vouloir en faire la « morale scientifique » ou la morale « matérialiste », c’est se fourvoyer. Yvon Quiniou a montré qu’on pouvait être matérialiste et kantien[6]. C’est une tentative plus sérieuse, même si le kantisme en morale présente lui aussi un certain nombre de difficultés intrinsèques.
Le 15 août 2005.
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