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samedi 18 avril 2015

Marcuse: une lecture de la théorie freudienne comme ontologie

Il y a cependant quelque chose de très important dans le rapport de Marcuse à Freud. Non seulement la psychanalyse n’est pas une psychologie mais bien une théorie sociale historique, mais plus fondamentalement elle possède une dimension ontologique à laquelle Marcuse consacre une partie de Éros et civilisation. Cet « intermède philosophique » (chapitre 5) est d’une lecture dense et confirme que le mépris en lequel une certaine tradition universitaire tient Marcuse n’est rien d’autre le mépris professé par les ignorants.
Il y a en effet dans la théorie freudienne non seulement une « psychologie de l’espèce » mais aussi des affirmations « sur la structure des principaux modes d’être », ce qui revient à dire qu’elle renferme des « implications ontologiques ». Et Marcuse veut montrer qu’en ce sens Freud est entièrement lié à la tradition de la philosophie occidentale. Il y a ici une question importante : Freud ne s’est jamais voulu philosophe, il affecte souvent de mépriser la philosophie et s’il reconnaît au détour d’une lettre sa dette à l’égard de Spinoza, il se garde bien d’insister sur ce point, précisément pour n’être pas considéré comme un philosophe ! On place souvent Freud dans la tradition des philosophes du soupçon (Spinoza, Marx, Nietzsche). Michel Henry, dans Généalogie de psychanalyse, un ouvrage très critique à l’encontre de la théorie freudienne, a lui aussi montré cette filiation en prenant la ligne qui va depuis Descartes jusqu’à Schopenhauer et  Nietzsche et il a apporté incontestablement des éclairages intéressants sur ce point. Le propos de Marcuse est beaucoup plus ambitieux qu’une simple « recherche en paternité ». Il s’agit de fournir une explication d’ensemble de la philosophie occidentale en procédant d’une méthode qui n’est pas très éloignée de celle de Lukacs quand ce dernier pose le problème de la genèse sociale des catégories de la philosophie.
Poursuivant les analyses des chapitres précédents, Marcuse résume le propos de Freud en montrant 1° la double inhibition sur laquelle repose l’organisation de la civilisation – inhibition de la sexualité et inhibition des pulsions de destruction – et 2° le triomphe d’Éros sur son adversaire : « l’inhibition sociale met l’instinct de mort au service des instincts de vie »[1]. >C’est qu’en effet « Éros crée la culture dans sa lutte contre l’instinct de mort »[2]. En même temps, comme le montre Freud notamment dans Le malaise dans le culture, le développement de la civilisation renforce les tendances agressives contre la civilisation elle-même, précisément parce que la civilisation limite les possibilités de satisfaction dans la vie. La valeur de l’analyse freudienne peut facilement être soulignée lorsque l’on étudie la manière dont les élites – au siècle passé et aujourd’hui – se retournent contre la culture[3]. Pour Marcuse, cependant, ces formes régressives sont plus complexes. Elles sont à la fois des manifestations des pulsions dérivées de l’instinct de mort, combinées aux formes perverses et névrotiques d’Éros, mais aussi des protestations contre les insuffisances de la civilisation, d’une civilisation fondée sur la répression.
Elles ne sont pas seulement dirigées contre le principe de réalité vers le non-être, mais aussi, au-delà de ce principe de réalité, elles luttent pour un autre mode d’être. Elles signalent le caractère historique du principe de réalité, les limites de sa valeur et de sa nécessité.[4]
Ce qui permet de comprendre d’ailleurs le caractère ambigu de la rébellion antisociale : elle peut déboucher sur la révolution pour un monde meilleur ou « récupérée » par le fascisme elle se manifeste par le vieux slogan des franquistes, « vive la mort » et, du même coup, le passage a priori étonnant mais pas rare du tout, de l’une à l’autre.
Cette dialectique de la civilisation (entre répression et libération) trouve son expression théorique dans la philosophie occidentale. Au lieu de voir l’opposition du sujet et de l’objet comme une invention inexplicable qui intervient entre Descartes et Kant, il faut plutôt partir de ce que cette opposition exprime. Si la civilisation vient de l’effort pour maîtriser la nature afin d’assurer les conditions mêmes de la vie, l’être se présente donc comme ce qui est en-dehors du sujet et qu’il faut maîtriser, domestiquer, transformer et plier à la volonté du sujet, du moi. C’est précisément la fonction du travail, depuis le néolithique et surtout depuis la naissance des grandes civilisations historiques. Il s’agit donc de tourner les pulsions destructrices vers les besoins de la vie. Mais du même coup, cette expérience pose bien le sujet agissant en opposition à l’objet du travail, la nature, la nature extérieure à l’homme aussi bien que la nature humaine elle-même. Il y a continuité :
La lutte commence par la victoire intérieure perpétuelle sur les facultés « inférieures » de l’individu : sur ses facultés sensibles et appétitives. Leur défaite est considérée au moins depuis Platon comme un élément constitutif de la raison humaine, qui est ainsi, dans sa fonction même, répressive. La lutte culmine dans la victoire sur la nature extérieure qui doit être attaquée, domptée et exploitée pour satisfaire les besoins humains.[5]
C’est évidemment avec le développement de rationalité scientifique et technique à l’époque moderne que cette opposition sujet/objet devient la thématique philosophique centrale. C’est Descartes « découvreur » de l’« ego cogito » qui proclame que la science nouvelle fondée sur cette « découverte » permettra de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la scission est bien antérieure à sa formulation théorique précise.  La relation de l’homme à la nature sur le mode de la domination, propre à un homme lui-même pris dans des relations de domination est une précondition d’une part à la science moderne – cette science posée résolument d’un point de vue situé hors du sol de la vie humaine – et d’autre part de la position du sujet comme transcendant à l’être posé comme objet. La logique aristotélicienne qui pose la raison comme classificatrice, ordonnatrice, située au sommet d’une hiérarchie de l’être, cette « logique ensembliste » pour parler comme Castoriadis est la grandiose expression de ce rapport à l’être qui marque toute la tradition philosophique occidentale.
Et cette idée de la raison est de plus en plus antagonique avec les facultés et les attitudes qui sont plus réceptives que productives, qui tendent vers la satisfaction plutôt que vers la transcendance, qui demeurent fortement liées au principe de plaisir.[6]
Dans cette analyse unitaire de la philosophie occidentale, on pourrait retrouver de très lointains échos de la pensée de Heidegger qui, ne l’oublions pas, a dirigé la thèse de doctorat de Marcuse. On pourrait aussi trouver des échos de la Krisis de Husserl. Mais on ne trouvera chez Marcuse aucune dénonciation de « l’oubli de l’être ». La philosophie occidental exprime théoriquement par ses catégories le monde de la vie ; elle ne peut rien faire d’autre et si elle le fait, c’est en cela que réside sa grandeur : exposer les modes d’être qui caractérisent les formes sociales qui se sont constituées depuis les lointains débuts de la philosophie et de la civilisation matérielle grecques. Mais la philosophie ne s’en tient pas au constat de l’antagonisme entre sujet et objet. Elle pose en même temps la possibilité de leur réconciliation et c’est pourquoi il n’y a pas un logos unique, le logos de l’aliénation, mais aussi un logos de la satisfaction qui est précisément celui qui pose comme possible la réconciliation du sujet et de l’objet. Évidemment, c’est Hegel qui a tenté de saisir magistralement cette intrication des deux tendances et d’en penser l’unité – même si pour Marcuse cette tentative finalement échoue en transformant la dialectique en un processus circulation où l’aliénation est justifiée comme un moment de la réalisation.
Remarquons tout de même qu’il est un philosophe de cette tradition occidentale, un philosophe parmi les plus grands qui ne « colle » pas avec la vision marcusienne.  Il s’agit de Spinoza qui précisément ne pose pas l’antagonisme du sujet et de l’objet – les deux termes n’ont d’ailleurs pas de sens véritable dans la pensée de Spinoza – mais part au contraire de l’identité de l’esprit et de la « nature étendue » – la même chose saisie sous deux attributs différents – et refuse obstinément de penser l’homme comme un « empire dans un empire ». Si grande que soit son influence sur les penseurs qui viendront après lui, et notamment sur Hegel, Spinoza est bien, de ce point de vue une « anomalie » dans la philosophie occidentale.
À partir d’une très pertinente analyse de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel – une analyse qui, concernant la dernière partie, confirme la proximité de Hegel et Spinoza – Marcuse conclut ainsi :
La philosophie de la civilisation occidentale trouve son point culminant dans l’idée que la vérité réside dans la négation du principe qui domine cette civilisation ; négation dans le double sens suivant : la liberté n’apparaît comme réelle que dans l’idée, la productivité de l’être qui projette et transcende perpétuellement, mûrit dans la paix perpétuelle de la réceptivité consciente-de-soi.[7]
Mais cette libération ne s’opère que dans l’idée, elle est un événement purement spirituel et laisse en place de cadre effectif posé par le principe de réalité : c’est pourquoi si la liberté est la fin de l’État, l’État rationnel hégélien reste entaché de non-liberté. C’est précisément pourquoi « après Hegel, le courant principal de la philosophie occidental est épuisé. »[8] Ce qui s’ouvre alors, c’est un changement de métaphysique, dont Nietzsche est le héraut. À la métaphysique qui pense l’être comme Logos, il substitue une conception de l’être dans les termes d’Éros. Et la métapsychologie freudienne s’inscrit dans cette dynamique philosophique, concevant l’être comme Éros et le non-être comme Thanatos, les deux étant fusionnés.
Cette percée freudienne est cependant limitée. La pensée de Freud reste dominée par le principe de réalité dans sa forme actuelle, mais Marcuse entrevoit cependant à partir de l’ontologie freudienne un au-delà du principe de réalité qui celui d’une authentique émancipation de l’homme.


[1] H. Marcuse, Éros et Civilisation, Seuil, collection « Points » p.105
[2] Op.cit. p.106
[3] Voir par exemple Christopher Lasch, La révolte des élites.
[4] Op.cit. p.106-107
[5] Op.cit. p.107
[6] Op.cit. p.108
[7] Op.cit. p.112
[8] Op.cit. p.114

mercredi 26 janvier 2011

Réel et principe de réalité

De Freud à Descartes et retour


Le réel, c’est ce qui est propre à la « res », c'est-à-dire à la chose, l’affaire, le fait. La chose, c'est-à-dire encore la « causa ». Il y a ici un complexe de significations dans lequel on s’empêtre comme c’est toujours le cas avec ces mots d’extension vaste.
On peut définir la « res » par les oppositions dans lesquelles elle entre :
-          Res : chose en elle-même par différence à son concept, à son image. Le chien réel aboie, pas le concept de chien. Le concept est une réalité mentale alors que la chose est extra-mentale.
-          Chose par différence avec le symbole de la chose (l’or n’est pas Au). Le symbole lui-même est aussi une chose (c’est ce qui le distingue du concept).
-          La « res » par opposition à l’imaginaire – l’imaginaire est la chose non réelle, la chose qui n’est pas chose, la représentation qui n’a pas de représenté. Ce qui est posé ici, c’est la question du rapport de la chose à l’image. Et c’est une question qui aura une place centrale dans la réflexion analytique.
-          La « res » par opposition à l’illusion, l’illusion comme imaginaire qui ne se sait pas. On trouve une bonne définition de l’illusion chez Freud : « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure - opinion qui est encore celle du peuple ignorant -, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par-là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte)
Chaque fois, il n’est possible de cerner le réel que dans un système d’oppositions/différences, c'est-à-dire dans une problématique.
1)      Quand aborde le réel en métaphysique, on s’intéresse la nature de l’être – de quelle étoffe le réel est-il fait ? Voilà la question n°1. Les matérialistes donnent une réponse : le réel, en dernière analyse, est fait de matière. On pourrait dire « de quel bois est fait le réel ? » (la hylé grecque qu’on traduit par matière, c’est aussi le bois.) Les idéalistes voient dans l’idée la réalité ultime. Etc. Il faudrait ensuite se demander ce qu’est la matière, et explorer ses diverses significations.
2)      Quand on l’aborde en épistémologue, la question est alors de savoir si nous connaissons la réalité, c'est-à-dire si l’objet de la connaissance est bien la réalité, c’est la chose telle qu’elle existe hors de notre conscience et de manière indépendante de notre activité cognitive. Ou encore savoir s’il y a un sens à dire « nous connaissons le réel ». Car si le réel est une réalité mentale comment pouvons-nous prétendre connaître une réalité hors de l’esprit si toute connaissance est d’abord est un état mental ?
3)      On peut encore aborder la question du réel en phénoménologue. Et alors, il faut considérer la question du point de vue de la constitution du réel par le conscience. Là c’est du côté de Husserl qu’il faudrait aller chercher. Il y aurait à explorer les Idées directrices. Partant de la distinction entre la conscience percevante l’objet perçu, il établit « la transcendance de la chose à l’égard de la perception qu’on en a et par suite à l’égard de toute conscience en général qui s’y rapporte. » (§42) On est conduit, à partir de l’analyse de la conscience elle-même à établir une « distinction fondamentale : celle l’être comme vécu et de l’être comme chose.
4)      On peut encore l’aborder du point de vue psychanalytique. Le réel, cela a un sens précis et particulièrement important pour Freud et ses disciples. La psychanalyse fonctionne fondamentalement avec ces catégories : le réel par opposition au phantasme, mais aussi le réel comme le fond de la vie psychique (l’inconscient) par opposition à cette mince couche superficielle qu’est la conscience. La réalité, celle du principe de réalité, par opposition au principe de plaisir, la réalité donc qui détermine le « destin des pulsions ».
Ce détour par la psychanalyse devrait nous ramener à traiter de manière plus générale ensuite la question des rapports entre philosophie et réalité.
Le réel ou la réalité ? il faut commencer par éclaircir le vocabulaire. Le réel est l’adjectif dont le substantif est la réalité. Il y a pourtant une distinction qui vient de l’usage que fait Jacques Lacan du concept de “réel”.
Lacan oppose l’automaton, la répétition qui est cœur de l’angoisse et sa cause, celle qui doit finir par se donner dans la rencontre qu’est la cure analytique. Le réel est la tuché (la cause) qui apparaît dans l’histoire de la psychanalyse d’abord comme le traumatisme. La réalité, dit encore Lacan, c’est ce qui se tient en dessous (unterlegt, en allemand) et qu’il traduit en français par souffrance (ce qui est en souffrance, c’est bien ce qui est en attente sous la pile, par exemple les dossiers en souffrance !)
Qu’est-ce donc qui est en souffrance ? Précisément, c’est l’indicible, ce qui échappe aux filets de la parole.
On en a un exemple dans l’article de 1949 consacré au “stade du miroir”. La fonction du stade du miroir, pour Lacan est une partie de la fonction de l’imago, c'est-à-dire l’assomption par le sujet d’une image. La fonction de l’imago est d’établir lien de l’organisme à sa réalité, nous dit encore Lacan, le lien de l’Innenwelt à l’Umwelt.
Le réel est ainsi autre chose que la réalité qui est invoquée dans le « principe de réalité », lequel ne s’oppose pas à l’imaginaire ou au symbolique, mais tout simplement au principe de plaisir. Encore que dire « s’oppose » est erroné. Il ne s’oppose pas puisqu’il est aussi le moyen nécessaire de la satisfaction du principe de plaisir comme on le verra.
Mais avant d’en venir à Lacan, commençons par ce que Lacan a pris à Freud, donc le retour au texte de Freud – un retour qui va nous demander des détours.
Freud : réel et réalité
Il y a chez Freud un principe qui va jouer rôle central, le principe de réalité.
Il y a plusieurs introductions de la notion de réel ou de réalité dans la pensée de Freud. Ce qu’on va voir, c’est qu’il n’y a pas un concept de la réalité chez Freud, mais des usages différents dans des problématiques différentes qui cependant nous permettront d’éclairer singulièrement cette notion de réalité.
Du symptôme à la réalité
La première est donnée dans un texte de 1895, « Esquisse d’une psychologie scientifique ». Freud est à la recherche d’une relation entre le niveau biologique et le niveau des états mentaux, celui de la production des phantasmes. Il cherche à déterminer qu’est-ce qui est l’indice de réalité pour la psyché. Il y a tout un développement sur le désir et la décharge, qui pose cette question de la réalité au cœur de l’interrogation freudienne.
Une deuxième approche – à étudier plus longuement : celle de la séduction infantile qui va poser directement la question de la réalité de la vie psychique.
Dans Introduction à la psychanalyse, (p.345 et sq., Payot), Freud annonce une chose nouvelle « mais encore étonnante et même troublante ».
« Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour point de départ les symptômes nous arrivons à la connaissance des événements de la vie infantile auxquels est fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or, l'étonnant c'est que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies. Oui, le plus souvent elles ne sont pas vraies, et dans quelques cas elles sont même directement contraires à la vérité historique. Plus que tout autre argument, cette découverte est de nature à discréditer ou l'analyse qui a abouti à un résul­tat pareil ou le malade sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse et la compréhension des névroses. Cette découverte est, en outre, extrême­ment troublante. Si les événements infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels, nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un terrain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient clans tous les cas comme des inventions des fantaisies des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce terrain mouvant pour nous réfugier sur un autre. Mais nous ne nous trou­vons devant aucune de ces deux alternatives : les événements infantiles, reconstitués ou évoqués par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt non moins incontestablement réels, et dans la plupart des cas ils sont un mélange de vrai et de faux. Les symptômes représentent donc tantôt des événements ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fantaisies des malades aux­quelles on ne peut reconnaître aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rappellerai cepen­dant que certains souvenirs d'enfance que les hommes gardent toujours dans leur conscience, en dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent également être faux ou du moins présenter un mélange de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous procure tout au moins la consolation de penser que l'embarras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse, mais du malade.
Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre ce qui nous trouble dans cette situation : c'est le mépris de la réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cher­che à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans mi sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme, les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résul­tat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
La démarche de la psychanalyse se présente comme la mise au grand jour des couches profondes du psychisme humain. Elle ressemble, au moins superficiellement à cette psychologie des profondeurs que Nietzsche appelait de ses vœux. Les symptômes (symptômes névrotiques par exemple) doivent permettre de remonter à la réalité historique, quasi physiologique qu’ils masquent et expriment tout à la fois. C’est un retour à la « réalité ». Les symptômes sont symptômes d’évènements de la vie infantile auxquels s’est fixée la libido. La nouvelle étonnante nous dit Freud, c’est que « ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies ». Non seulement « pas toujours » mais même « le plus souvent ».
Qu’est-ce que Freud entend par « vrai » ? Tout simplement la définition classique : le récit conforme à la réalité. Mais c’est après que ça se complique. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud traite sous un angle très général une question qui n’a cessé de faire problème dans la tradition analytique, le question de la séduction infantile, mise en évidence à partir du traitement de l’hystérie.
Dans un premier temps, Freud fait remonter les névroses hystériques à des épisodes traumatiques de séduction infantile. Dans une deuxième phase, il est amené à penser qu’une partie importante de ces récits traumatiques est imaginaire.
C’est pourquoi Freud constate ce trouble que fait naître … chez l’analyste ce véritable « mépris pour la réalité ». Le patient semble « ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination ». C’est le point de vue de l’opinion commune qui s’exprime d’abord. Et Freud insiste : « Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. »
Ce sont des raisons cliniques qui mettent en question ce point de vue. Voici le passage :
« Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cherche à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. »
Les matériaux produits par le patient, c'est-à-dire les matériaux produits par le travail de l’analyse peuvent être imaginaires. Voilà qui pose de sérieux problèmes si on part de la thèse selon laquelle l’analyse précisément conduit à cette réalité inéliminable que le processus du refoulement a pour but d’éliminer de la conscience ou de la travestir suffisamment pour qu’elle devienne méconnaissable.
Le plus troublant suit :
« Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans un sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résultat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. »
Tout se passe donc comme si le patient ne cessait de reconnaître et de dénier cette réalité. Le patient est de « mauvaise foi » au sens sartrien. Il sait en voulant ne pas savoir.
« Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. »
Le problème commence à être cerné. L’analysant est dans un équilibre instable parce qu’il considère comme tout un chacun qu’il y a, clairement séparés, le réel d’un côté et l’imaginaire de l’autre, le réel qui existe objectivement, indépendamment de nous et l’imaginaire pur produit de notre activité mentale. Alors que la démarche analytique va progressivement ruiner cette distinction sous sa forme habituelle.
« Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans te monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
Freud affirme ici qu’il y a une certaine sorte réalité des productions psychiques, une réalité différente de la réalité matérielle mais dont on doit la distinguer. Le problème sur lequel on bute est maintenant assez clair : à quoi l’analyse a-t-elle affaire ? à la réalité matérielle ou à la réalité psychique ? Et d’abord est-il possible de parler de réalité psychique ? En utilisant cette expression, est-ce que nous ne sommes pas en train de priver de tout sens la notion de réalité (par exemple quand nous l’utilisons par opposition à la fiction ou à l’imaginaire.
Premier écart, cartésien
Pour comprendre ce qui est en cause, il nous faut faire quelques détours. D’abord un détour par Descartes. La question de la réalité, du rapport entre la réalité des idées et la réalité des objets dont ces idées sont les idées est posée dans la 3e méditation métaphysique. L’esprit n’est confronté immédiatement qu’aux idées, mais il ne peut parvenir à la vérité des choses qu’après un examen qui l’assure qu’il n’a pas construit une fiction. Mais on peut dire que Descartes n’attend pas la 3e méditation. Le projet même des méditations suppose la possibilité d’une véritable mise entre parenthèse de la réalité, non seulement la réalité extérieure (en raison des fameuses illusions des sens), mais aussi la réalité de mon propre corps. On connaît les arguments de la Première Méditation métaphysique.
Il s’agit donc dans Troisième Méditation métaphysique d’examiner si ce qui est dans l’idée peut être attribué à l’esprit lui-même ou, au contraire, s’il y a quelque chose qui excède le pouvoir de l’entendement.
[Remarque : c’est une idée que nous avons déjà rencontrée sous une autre forme en parlant de Kant et de sa théorie de la connaissance. La réalité, c’est ce qui extérieur à l’esprit. Chez Kant, la sensibilité nous donne un X qui est extra-logique. Chez Descartes, l’objet réel, c’est le contenu d’une idée qui ne peut pas être un produit propre de l’esprit.]
La troisième méditation est consacrée à l’existence de Dieu. Descartes part du fait que j’ai l’idée de Dieu et il va se demander comme nous pouvons nous assurer que les choses dont nous avons l’idée existent objectivement, en dehors de nous. En voici un premier passage :
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements. »
À proprement parler, donc les idées sont « comme les images des choses ». C’est le retour à l’étymologie. Les autres pensées (affections, jugements) qui sont des manières de mon esprit ne sont pas à proprement parler des idées. Il faut cependant préciser que les idées sont « comme » les images des choses et non sont pas purement et simplement les images des choses.
Sous un premier angle, la réalité de ces idées est indiscutable :
« Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés ; car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi; car certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d'extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir. »
Puisque le « je pense » est l’expérience immédiate la plus certaine, si j’ai l’idée d’une chimère, ou d’un cheval ailé, je suis absolument certain d’avoir cette idée. Sous cet angle, vérité et réalité sont la même chose. Descartes dit que, considérées en elles-mêmes les idées ne peuvent être fausses. Elles ne peuvent être dites fausses en effet que considérées en relation avec leur objet. Dans la mesure où elles sont des manières de l’esprit, les idées sont évidemment vraies puisqu’il ne peut jamais faux que j’ai l’idée de Pégase quand j’ai effectivement l’idée de Pégase. Le fait que la proposition « j’imagine Pégase » soit nécessairement vraie chaque fois que la prononce ou la pense (c'est-à-dire la prononce intérieurement) définit la réalité formelle de l’idée de Pégase. C’est de sa vérité qu’elle tire sa réalité.
En ce qui concerne les idées considérées dans leur rapport à l’objet dont elles sont « comme les images », il est difficile de faire une distinction claire entre les idées vraies et les idées fausses. Descartes distingue les idées innées (placées en moi par Dieu), les idées adventices (produites par une cause extérieure) et enfin les idées produites par mon propre esprit. Après avoir essayé de distinguer les idées que je produis moi-même des idées qui sont produites par une cause extérieure à moi, Descartes doit constater que cette voie ne donne rien de certain. La différence d’origine des idées ne peut être établie à partir de leur appartenance à ma pensée. D’où l’essai d’une « autre voie ».
« Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j'ai en moi les idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces idées sont prises en tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité, et toutes semblent procéder de moi d'une même sorte ; mais, les considérant comme des images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont fort différentes les unes des autres. Car, en effet celles qui me représentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c'est-à-dire participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées. »
Le cogito en effet est menacé du solipsisme. Comment puis-je être assuré qu’il y a autre chose existant objectivement hors de mon esprit ? L’enjeu est évidemment stratégique pour Descartes. Comme puis-je passer de l’idée de Dieu que j’ai la certitude indubitable de l’existence de Dieu ? Il y a deux manières de concevoir les idées :
1)      en tant que manières ou modes du penser. Il n’y a alors « aucune différence entre elles ». Que veut dire Descartes ? Tout simplement qu’elles ont le même genre de réalité et qu’il n’y a de ce point de vue aucune différence entre une idée vraie et une idée fausse, entre l’idée d’un triangle et l’idée du soleil, etc. …
2)      en tant qu’elles ont rapport à des objets. Les idées ont comme dira Spinoza d’un côté une réalité formelle et de l’autre un contenu ou idéat. Dès lors les idées différent suivant la manière dont elles représentent les choses. Les idées sont des sortes d’images, dit Descartes.
Pour déterminer la réalité objective d’une idée, Descartes propose ici une approche différente : c’est la nature de l’objet de l’idée qui permettra de discerner quelle idée a le plus de réalité objective. Une idée qui représente une substance a plus de réalité objective qu’une idée qui représente un accident ou un accident. Qu’est-ce que cela veut dire « avoir plus de réalité objective » ? « Participer par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection ».
Voyons cela de plus près. Dans la lettre à Gibieuf (19-1-1642), Descartes explique ce qu’il veut dire dans la méditation III :
« Car étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eu en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses, et de leur rien attribuer de positif, que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées ; mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées, est nécessairement dans les choses. »
On ne peut rapporter les idées à la réalité directement pour juger de leur objectivité. Pour juger de l’objectivité de l’idée, c'est-à-dire de sa réalité c’est à la nature de l’idée elle-même qu’on doit se rapporter. Comme la chose n’est jamais présente directement à l’esprit mais seulement à travers son idée, et c’est seulement ce que je perçois clairement et distinctement dans l’idée que je peux dire appartenir nécessairement à la chose.
La lettre à Gibieuf donne ensuite des exemples qui permettent de comprendre ce que Descartes entend quand il dit que la réalité objective des idées n’est que le degré d’être ou de perfection de l’objet de l’idée:
Ainsi, pour savoir si mon idée n’est point rendue non complète ou inadaequata, par quelque abstraction de mon esprit,
Descartes présuppose donc que l’idée peut se donner dans la clarté de l’évidence, mais c’est seulement la propension de l’esprit à se précipiter dans le jugement qui peut produire quelque « abstraction de mon esprit ». Continuons.
j’examine seulement si je ne l’ai point tirée, non de quelque chose hors de moi qui soit plus complète, mais de quelque autre idée plus ample ou plus complète que j’ai en moi, et ce per abstractionem intellectus, c'est-à-dire en détournant ma pensée d’une partie de ce qui est compris en cette idée plus ample, pour l’appliquer d’autant mieux et me rendre plus d’autant plus attentif à l’autre partie.
On peut donc avoir des idées qui ne sont que des parties d’autres idées plus amples. Ces idées ne sont celles qu’on obtient par exemple par l’analyse (par exemple dans les propositions analytiques). Mais il s’agit ici des idées inadéquates. Alors voyons pourquoi.
Ainsi, lorsque je considère une figure sans penser à la substance ni à l’extension dont elle est figure, je fais une abstraction d’esprit que je puis aisément reconnaître par après, en examinant si je n’ai point tiré cette idée que j’ai, de la figure seule, hors de quelque autre idée plus ample que j’ai aussi en moi, à qui elle soit tellement jointe que, bien qu’on puisse penser à l’une sans avoir aucune attention à l’autre, on ne puisse toutefois la nier de cette autre lorsqu’on pense à toutes deux. Car je vois clairement que l’idée de figure est ainsi jointe à l’idée de l’extension et de la substance, vu qu’il est impossible que je conçoive une figure en niant qu’elle ait une extension, ni une extension en niant qu’elle soit l’extension d’une substance. Mais l’idée d’une substance étendue et figurée est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d’elle toutes les autres choses dont j’ai des idées.
L’idée de figure découle d’une idée plus ample, à laquelle elle est nécessairement jointe, l’idée d’étendue. Si je pense le carré seul, je peux croire que l’idée de carré est tirée du carré seul. Mais alors j’ai une idée inadéquate du carré, parce que tronquée. Une idée est plus adéquate si elle est liée aux autres idées plus amples dont elle dépend. Donc une idée a plus de réalité objective quand elle est plus adéquate et quand elle peut se concevoir par elle-même.
Qu’est-ce qu’on peut tirer de cela ? Tout simplement que Descartes réfute la distinction/opposition production de l’esprit (on dira production psychique) et réalité matérielle puisque la réalité « matérielle » objective, celle que je peux poser comme extérieure à mon esprit, elle ne peut se donner que par l’activité psychique.
Deuxième écart : la réforme de l’entendement
Le deuxième détour que nous allons faire nous ramène à Spinoza et singulièrement à la réforme de l’entendement, pour essayer d’élucider l’idée de fiction. Pour comprendre ce qu’est une fiction commençons par définir l’idée vraie.
Mais rappelons d’abord les quatre de genre de connaissance définis par Spinoza dans le TRE[1]. Spinoza ne dit d’ailleurs pas « connaissance ». Il parle de « modus percipiendi », « mode de percevoir » et évidemment c’est très important. La connaissance pour Spinoza est fondamentalement une perception. Voyons ces quatre modes qui vont nous permettre de définir l’idée vraie et par suite d’aller à la compréhension de ce qu’est une fiction.
« I. Il y a une perception que nous avons par ouï-dire ou par quelque signe qu’appelle arbitraire. »
Ce premier mode de perception est le plus imparfait de tous. Il nous fait connaître les signes mais non pas les réalités elles-mêmes. Comprendre le langage n'est pas connaître. De même le monde ne se lit pas, il n'est pas un livre ouvert, il n'est pas constitué de signes. Notons également qu'il s'agit d'un opposition catégorique avec la théorie stoïcienne de la connaissance qui fait le plus grand cas des signes. On reverra cette opposition au paragraphe suivant qui traite des connaissances par expérience. Spinoza parle de « signes arbitraires ». Les mots sont des signes arbitraires (ils sont fixés conventionnellement) et c’est pour cette raison qu’ils sont fondamentalement équivoques. Il n’y a peut-être pas beaucoup de philosophie qui soit aussi opposée à la mode contemporaine de la philosophie du langage que celle de Spinoza !
« II. Il y a une perception que nous avons par expérience vague… »
qui nous fait prendre les sensations que la chose produit en nous la chose elle-même. L’expérience vague advient en nous par hasard et elle ne pourra être contredite que par une autre expérience.
Ces deux premiers modes sont entièrement sous la direction de l’imagination.
« III. Il y a une perception où l’essence d’une chose est conclue d’une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui se produit ou bien quand nous inférons la cause à partir de quelque effet, ou bien lorsqu’elle est conclue de quelque universel toujours accompagné par une certaine propriété. »
L’essence de la chose n’est pas connue par elle-même, mais seulement à travers les relations dans lesquelles elle entre. Ce mode de connaissance est rationnel mais il n’est pas la connaissance adéquate des réalités.
Enfin le dernier mode de perception est ainsi défini :
« IV. Il y a enfin une perception où une chose est perçue par sa seule essence ou bien par la connaissance de sa cause prochaine. »
Spinoza illustre tout cela par des exemples. Mais il nous faut maintenant en venir à la réalité des idées.
« L’idée vraie (en effet nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat. »
L’idée est différente de son objet. Elle a une réalité formelle en tant que c’est une idée que j’ai et en même temps elle a pour objet une réalité. Voilà pourquoi :
« Car autre est le cercle, autre est l’idée du cercle. En effet, l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle, et l'idée du corps n'est pas le corps lui-même ; et comme elle est quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi par elle-même quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire que l'idée, en tant qu'essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence objective, et, à son tour, cette autre essence objective, envisagée en elle-même, sera aussi quelque chose de réel et d'intelligible, et ainsi indéfiniment. »
En effet, en tant qu’elle est différente de son idéat, l’idée est un « quelque chose », c’est une réalité, un mode fini perçu sous l’attribut de la pensée et par conséquent elle est aussi l’idéat d’une autre idée, « et ainsi indéfiniment ». Soit dit en passant, rien que cela devrait rendre prudent tous ceux qui prétendent résumer la pensée de Spinoza avec la notion très discutable de parallélisme des attributs. Remarquons aussi que nous retrouvons ici l’influence de Descartes : distinction de l’essence formelle et de l’essence objective, par exemple. L’explicitation qui suit nous permet de mieux voir ce que vise Spinoza :
« Pierre, par exemple, est quelque chose de réel … »
Tout de développement vise à montrer que la mise en abyme réflexive n’apporte rien à la vérité.
« De là, il est manifeste que la certitude n'est rien d'autre que l'essence objective elle-même, c'est-à-dire que la manière dont nous sentons l'essence formelle est la certitude elle-même. D'où il est de nouveau manifeste que pour avoir la certitude de la vérité, il n'est besoin d'aucun autre signe que d'avoir une idée vraie. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'est pas besoin pour que je sache que je me sache savoir. À partir de là, il est encore manifeste que personne ne peut savoir ce qu'est la certitude suprême si ce n'est celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective de quelque chose. »
Nous « sentons l’essence formelle » ! Voilà une idée assez extraordinaire. Et la manière dont nous sentons cette essence formelle est en même temps le critère de la vérité. Bref, la vérité, ça se sent ! On ne peut donc déterminer de méthode pour atteindre la vérité, qu’en ayant d’abord senti une vérité, en ayant « l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose ». Et « habemus enim ideam veram » !
C’est pourquoi, la bonne méthode « est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie. » (43). Venons-en maintenant au problème de la fiction qui est celui qui intéresse depuis cette bifurcation à partir de Freud.
Il faut donc distinguer l’idée vraie des autres perceptions et « empêcher l’esprit de confondre les idées fausses, fictives et douteuses avec les vraies » et donc apprendre à reconnaître les divers régimes de fonctionnement de l’imagination. Reconnaître les perceptions vraies et les distinguer de tous les autres, c’est la clé pour mettre à bas l’argument sceptique du rêve, qui est repris par Descartes dans le Discourset en MM1.
Ainsi nous pouvons nous forger l’idée de choses n’existant point ; il suffit qu’elles soient seulement possibles. Il en est ainsi parce que nous ignorons les causes qui feraient que cette chose est soit nécessaire, soit impossible. Autrement dit, quand l’imagination peut forger l’idée de choses non existantes, c’est un défaut de l’imagination et non une puissance trompeuse et négative. D’ailleurs « s’il y a un Dieu ou quelqu’un d’omniscient, il ne peut absolument rien feindre ».
Les fictions ou les idées délirantes sont les résultats de notre manque de connaissance. Mais sitôt que s’accroît notre connaissance, nous pouvons continuer à prononcer des mots extravagants mais nous savons en même temps que ce ne sont que des bruits dépourvus de sens. Il est facile de se défaire des fictions :
« Mais les laissant à leurs délires, nous prendrons soin de retenir de cette discussion quelque chose de vrai, utile à notre propos, à savoir ceci : l'esprit, lorsqu'il applique son attention à une chose fictive, et fausse par sa nature, afin de l'examiner et la comprendre, et d'en déduire dans le bon ordre les choses qui doivent en être déduites, en rendra facilement manifeste la fausseté ; si la chose fictive est vraie par sa nature, lorsque l'esprit s'y applique attentivement et commence à en déduire en bon ordre ce qui en résulte, il continuera avec succès sans aucune interruption, de même que nous avons vu, à propos de la fiction fausse, dont on vient de parler, que l'entendement se dispose aussitôt à en montrer l'absurdité et celle des conséquences qui s'en déduisent. »
Spinoza insiste sur un point nous ne pouvons pas feindre de ne pas savoir ce que nous savons ! C’est sur ce point que se joue peut-être la question de l’analyse freudienne. Résumons le propos sur les idées fictives :
-          plus une chose est générale et plus elle est confuse et donc plus elle est propre à ce que nous formions des fictions à son sujet. C’est pourquoi la connaissance intuitive est celle des essences singulières.
-          on ne peut pas former de fiction de ce que nous percevons clairement et distinctement. C’est la puissance de contrainte de la vérité. Quand je sais que 2+2 = 4, il devient impossible de former la fiction que 2+2=5.
-          Si la première idée n’est pas une fiction, les idées qu’on en déduit sans précipitation ne seront pas non plus des fictions.
-          L’idée fictive ne peut pas être claire et distincte.
-          L’idée de la chose la plus simple est nécessairement claire et distincte et donc vraie (comme dirait Aristote, le simple est le vrai !)
-          La division en parties simples d’une chose complexe permet d’éliminer la confusion.
Les idées confuses viennent de ce que nous saisissons une chose en entier sans pouvoir en saisir en même temps toutes les parties. Nous croyons connaître cette chose alors qu’elle est seulement en partie connue et en partie inconnue. Donc, l’idée se rapportant à une chose simple est claire et distincte et ne peut jamais être fausse et que les fictions sont toujours des idées confuses.
La fausseté consiste « en cela seul qu’il est affirmé d’une chose quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons formé de cette chose. » La fausseté ne résulte que nos limitations. En tant qu’êtres pensants, il est dans notre nature d’avoir des idées vraies ; mais nous ne sommes qu’une partie de l’intellect divin et par conséquent seulement certaines pensées qui lui appartiennent ne sont en nous que par parties. Ainsi des idées, qui en elles-mêmes peuvent être vraies, deviennent des idées abstraites impropres à nous donner une connaissance vraie de l’ordre de la nature.
Spinoza affirme (70) que :
« il y a dans les idées vraies quelque chose de réel, par quoi les vraies se distinguent des fausses. »
Si l’idée vraie est composée d’idées simples et si la vraie science procède des causes aux effets, on peut dire que l’imagination fonctionne exactement à l’inverse. Par conséquent, la confusion entre entendement et imagination est une source d’erreurs majeure. Les mots sont une partie de l’imagination. Beaucoup de concepts sont forgés par l’accumulation sans ordre des mots dans la mémoire.. Ils sont donc d’abord les signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans la mémoire.
Inversement la norme de l’idée vraie réside … dans l’idée vraie elle-même. Une idée vraie est une idée qui peut être produite par la seule puissance de l’entendement. Si une idée vraie est une idée qui peut être produite la seule puissance de l’entendement et si l’idée est précisément celle dont l’objet est le plus réel, alors on n’est pas très loin du fameux « tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel.
Retour à Freud
Revenons donc à Freud. Freud et Lacan après loin ne cesseront de souligner à quel point la psychanalyse est éloignée des philosophies de la conscience rationalistes. Pourtant, ce sont ces philosophies qui se confrontent directement à la production des fantaisies, à la question de la réalité du rêve.
Voyons comment Freud traite, lui, de la fantaisie :
(...)
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.
Pourquoi les fantaisies sont-elles réelles ? Pour répondre à cette question, Freud invente comme il ne cessera de la faire avec Totem et tabou ou avec Moïse et le monothéisme. Il invente l’inscription dans l’inconscient de l’individu de la mémoire de l’humanité. Pour ceux qui veulent à tout prix que la psychanalyse soit une science, ils en sont pour leur frais : la psychanalyse ne cesse de recourir au mythe et de re-fabriquer du mythe : l’inconscient individuel est la récapitulation de l’inconscient collectif (c’est la formulation psychanalytique de la thèse de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.) Donc pour expliquer la réalité de la fantaisie (c'est-à-dire que la fantaisie est, d’une certaine manière la réalité psychique la plus fondamentale), il a recours une fantaisie à lui. Or cette fantaisie, on la retrouve avec Totem et tabou : le mythe de la horde primitive, du meurtre du père et du repas rituel, voilà ce que ne ferions que répéter. Et voilà le procédé qui serait incrusté dans l’inconscient.
Les questions que nous venons de traiter nous obligent à examiner de plus prés le problème de l'origine et du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantaisie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande considération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité extérieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa conduite à ce que nous avons appelé le « principe de réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou durable, à différents objets et buts de ses tendances hédoniques, y compris la tendance sexuelle.
Freud ici revient sur la définition de la réalité extérieure. Quelle différence y a-t-il entre la réalité et la réalité psychique ? La réalité psychique est le monde intérieur, c’est lui que l’analyse va rechercher. Mais cette réalité psychique est à distinguer de la réalité « tout court » que Freud oppose à la « fantaisie ». La fantaisie est donc un élément fondamental de la réalité psychique et en même temps elle est définie par opposition à la réalité.
La réalité est ce qui s’impose sous la dure loi de la nécessité extérieure qui nous amène non pas à renoncer au plaisir mais à différer la satisfaction. C’est ce que Freud développe par exemple dans Malaise dans la culture quand il étudie les rapports entre Éros et Anankè. Au principe de la civilisation, dit Freud, on trouve les deux figures d’Éros et Anankè, la sexualité et le travail dicté par le nécessité.
Le mot grec anankè veut dire «nécessité» (anankè estin, «il faut») ; plus précisément, chez les poètes, les tragiques, les philosophes, les historiens, anankè évoque une contrainte, une nécessité naturelle, physique, légale, logique, divine... Ce nom personnifie la Nécessité comme telle, instance inflexible gouvernant le cosmos, sa genèse, son devenir et la destinée humaine (Pythagore, Empédocle, Leucippe, Platon), voire la divinise d’une certaine façon (poèmes orphiques, Parménide). L’Anankè est ce qu’elle est ; pour l’homme grec, c’est temps perdu de l’accuser, démesure (hybris) de regimber contre elle, et pourtant abdiquer serait une faute. Il faut l’assumer dignement, avec piété, comme en témoigne Danaé dans sa prière: «Toi, ô Zeus, ô Père, change notre destin. Mais, si ma prière est trop osée et s’éloigne de ce qui est juste, pardonne-moi !» (Sémonide, fragment 27).
Chez Freud, anankè c’est précisément la contrainte au travail et c’est sur elle que s’élève toute civilisation. On retrouve cela aussi dans L’avenir d’une illusion. Je lis :
Il semble plutôt que toute civilisation doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts, il ne paraît pas même certain qu’avec la cessation de la contrainte la majorité des individus fût prête à se soumettre aux labeurs nécessaires à l’acquisition de nouvelles ressources vitales. Il faut, je pense, compter avec le fait que chez tout homme existent des tendances destructives, donc antisociales et anti-culturelles, et que, chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine.
[…] En somme, deux caractères humains les plus répandus sont cause que l’édifice de la civilisation ne peut se soutenir sans une certaine dose de contrainte : les hommes n’aiment pas spontanément le travail et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions.
Il reste que le principe de plaisir reste le point de départ et le point d’arrivée. Éros se soumet à Anankè, « par nécessité », mais la nécessité dépend du caractère incompressible de la pulsion. Ce qui est en cause, c’est la satisfaction. La satisfaction qui s’obtient de manière double :
a.       par le produit du travail ;
b.      par la fixation du désir sur le travail lui-même qui devient source de satisfaction en lui-même, indépendamment du plaisir propre que produit l’objet du travail.
Le rapport d’Éros à Ananké, du principe de plaisir au principe de réalité est donc un rapport qu’on pourrait dire « dialectique » et non d’antagonisme simple. Mais dire « dialectique », c’est encore trop général. Cette dialectique est aussi celle dans laquelle s’élabore la vie psychique, la « réalité psychique » qui est maintenant posée comme le revers de la réalité dont la nécessité nous conduit à avoir une appréciation à peu près exacte. Tout renoncement doit avoir une compensation, c’est une thèse centrale chez Freud et elle découle du modèle « énergétiste » qui est le sien depuis les premières élaborations telles quelles sont visibles dans la correspondance avec Fliess. Or le résultat du travail n’apporte jamais à lui seul la compensation nécessaire. Par rapport au désir, le réel est toujours frustrant ! La « fantaisie » se construit ainsi pour mettre une partie du psychisme à l’abri du principe de réalité.
Ce renoncement au plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le réalise pas sans une certaine sorte de compensation. Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigences de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs, on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle. Il a accompli un tour de force qui lui permet d'être alternativement un animal de joie et un être raisonnable. La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne fait pas son compte. « II est impossible de se passer de constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane.
La fantaisie appartient à ces « constructions auxiliaires ». La comparaison qui suit avec une « réserve naturelle » soustraite au principe de réalité est, de ce point de vue, éclairante.
La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institution de « réserves naturelles » là où les exigences de l'agriculture, des communications, de l'industrie menacent de transformer, jusqu'à le rendre méconnaissable, l'aspect primitif de la terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe de réalité.
On pourrait ici mettre cette façon de voir en relation avec Rousseau, un Rousseau moins connu des philosophes, celui des Rêveries. L’imagination chez lui est toujours liée à l’impossibilité de vivre dans le monde. C’est un bonheur d’être gratifié du « secours d'une imagination riante ». Le malheur lui-même est imaginé, ce qui rend le malheur réel impuissant :
« Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avaient d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. » (R,1)
L’imagination permet de « sauter par-dessus sa vie » :
« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l’expérience que je n'étais pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m'était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer. » (R, 3)
La paranoïa de Jean-Jacques est clairement exposée dans tout cet ouvrage comme le refuge contre la souffrance – ce qu’est toute maladie psychique, un refuge contre la souffrance que nous inflige le réel.
Poursuivons donc la lecture de l’Introduction à la Psychanalyse :
Les productions les plus connues de la fantaisie sont les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition de plaisir indépendante de l'assentiment de la réalité.
Ce « bonheur imaginaire », c’est celui-là même qui constitue la trame des Rêveries de Rousseau. Poursuivons :
Nous savons que ces rêves éveillés forment le noyau et le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est, au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous sommes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est pas nécessairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent donc être la source aussi bien des rêves nocturnes que des symptômes névrotiques.
C’est très intéressant, parce que cela signifie qu’il y a continuité entre notre activité éveillée et notre activité psychique pendant le sommeil. On peut voir ici ce qui va nous conduire à la définition du délire. Le délire est un rêve éveillé auquel nous accordons créance ! Il s’agit maintenant de comprendre comment la fantaisie intervient dans la formation des symptômes, c'est-à-dire dans la formation de la réalité psychique.
Freud part des formations régressives de la libido et introduit la fantaisie comme l’anneau intermédiaire qui explique la fixation un certain point déjà dépassé.
« Ces représentations imaginaires avaient joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une certaine condition était observée, condition de nature quantitative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en résulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autrefois conscients ou préconscients, ils subissent à présent un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attraction de l'inconscient. Des fantaisies maintenant inconscientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation. »
On remarque encore une fois combien est puissant le modèle thermodynamique, « énergétiste ». le « reflux » de la libido vers les objets imaginaires entraînent une poussée vers la réalisation : encore une fois, la pulsion est indestructible. Notons aussi que c’est la privation qui est à l’origine de ce reflux – la privation, autrement dit, le principe de réalité.
La régression de la libido vers les objets imaginaires, ou fantaisies, constitue une étape intermédiaire sur le chemin qui conduit à la formation de symptômes.
Les symptômes se forment donc dans cette régression. D’où la définition de l’introversion pour caractériser ce processus :
Cette étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G. Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomination d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous, nous désignons par introversion l'éloignement de la libido des possibilités de satisfaction réelle et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inoffensives. Un introverti, sans être encore un névrosé, se trouve dans une situation instable ; au premier déplacement des forces, il présentera des symptômes névrotiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido refoulée.
Nous avons maintenant une caractérisation très précise du statut de la réalité :
En revanche, le caractère irréel de la satisfaction névrotique et l'effacement de la différence entre la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'introversion.
La satisfaction névrotique est « irréelle ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir ? Comment une satisfaction peut-elle être irréelle ? Voilà un mystère. Sauf à admettre que la satisfaction réelle vise un objet réel et que sa fixation – par suite des processus qu’on vient d’étudier – ne serait pas une « vraie » satisfaction. Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une satisfaction qui n’en est pas une et c’est bien pourquoi elle est névrotique.
Vous avez sans doute remarqué que, dans mes dernières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous devons partout tenir compte. L'analyse purement qualitative des conditions étiologiques n'est pas exhaustive. Ou, pour nous exprimer autrement, une conception purement dynamique des processus psychiques qui nous intéressent est insuffisante : nous avons encore besoin de les envisager au point de vue économique.
Bien qu’on sûr qu’on a remarqué. L’introduction de « l’économie psychique » est cependant une pure pétition de principe – témoin de l’ambition freudienne visant à construire la psychanalyse sur le modèle des sciences de la nature – parce que, évidemment, l’analyste n’a aucun moyen de mesurer « la grandeur des énergies considérées » puisqu’il ne saurait même avec quelle genre d’unité de mesure. Puisque nous sommes en train de réfléchir sur le réel en psychanalyse, nous avons là, une fois de plus, l’occasion de mesurer à quel point la psychanalyse est une gigantesque fiction ! Et qu’elle n’est que la représentation d’une science, la mise en scène d’une scientificité à laquelle elle prétend en vain.
Nous devons nous dire que le conflit entre deux tendances n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités se trouvent atteintes, alors même que les conditions découlant des contenus de ces tendances existent depuis longtemps. De même, l'importance pathogénique des facteurs constitutionnels dépend de la prédominance quantitative de l'une ou de l'autre des tendances partielles en rapport avec la disposition constitutionnelle. On peut même dire que toutes les prédispositions humaines sont qualitativement identiques et ne diffèrent entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue de la résistance à de nouvelles affections névrotiques. Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande de cette libido qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue économique, comme un effort pour maîtriser les masses (grandeurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psychique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur stagnation.
Ce passage est aussi révélateur que le suivant. On pose, certainement à juste titre et cela pourrait s’expliquer par des raisons physiques biologiques, que le fonctionnement de l’appareil psychique est celui d’un régulateur, visant à maximiser le plaisir et minimiser les peines. Les fantaisies (mais ici le Phantasie allemand devrait plutôt se traduire par fanstasme) sur lesquelles se fixe la libido régressive dans la névrose forment donc la réalité psychique en tant qu’elles font partie d’un appareillage qui
-          d’une part protège le sujet contre la réalité
-          d’autre part aide à le mettre en accord avec cette même réalité.
Bref, si on veut conclure cette première approche, on peut dire que Freud complète le travail commencé par les rationalistes, par Descartes et Spinoza. Ces deux là se sont essayés à construire un concept de la réalité des idées aussi loin que possible de la métaphysique platonicienne. C’est pourquoi ils sont confrontés aux « idées fictives ». Comment l’objet d’une idée peut-il n’avoir aucun degré de réalité ? Qu’est-ce que la réalité formelle d’une idée. Freud va donner des assises psychologiques à cette interrogation sur la réalité de nos idées en construisant le concept de la réalité psychique, non pas contre le concept d’une réalité extérieure à notre esprit (Freud n’est pas un idéaliste) mais à côté, et en interaction avec celle-ci.


[1] Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement. Bilingue, GF, trad. André Lécrivain


mardi 15 août 2000

Les sources du moi la formation de l'identité moderne, par Charles TAYLOR.

(Sources of the self,1989, traduit de l'anglais par Charlotte MELANÇON, Seuil, 1998)
Une des théoriciens les plus importants du multiculturalisme et du communautarisme nord-américain, Charles Taylor cherche dans Les sources du moi à expliquer la formation de l'identité moderne, c'est-à-dire de la conception de soi dominante dans les sociétés issues de la tradition occidentale. Comment nous nous concevons nous-mêmes, cela est étroitement lié aux conceptions du bien que nous avons, c'est-à-dire aux formulations des distinctions essentielles. Il s'agit donc de comprendre la formation historique de nos conceptions modernes du bien.
Nous devons tenter de retracer le développement de nos perspectives modernes. Et puisque nous avons affaire non seulement aux doctrines des philosophes mais aussi à tout le non dit qui caractérise des attitudes très répandues dans notre civilisation, l'histoire ne peut pas être uniquement celle des croyances explicites et des théories philosophiques, elle doit également inclure ce qu'on a appelé les mentalités. (144)
Les questions morales ne peuvent être traitées par la recherche d'un " hyperbien " qui s'imposerait automatiquement face aux autres biens, mais par la découverte d'une procédure déterminant l'action obligatoire. Il va s'agir au contraire de comprendre la représentation du moi est l'espace des questions des morales (cf.153).
Projet ambitieux dont il s'agit d'abord de justifier le sens. Puisque la formation de l'identité renvoie aux conceptions morales, il faut d'abord définir l'ampleur du champ de la morale. Refusant la définition restrictive issue de la tradition kantienne, Taylor définit trois axes de la vie morale (cf. 30) :
  1. La conception que nous faisons de nos devoirs et obligations à l'égard d'autrui ;
  2. La conception que nous avons de la " vie bonne " ;
  3. Tout ce qui se rapporte à la dignité, c'est-à-dire à ce que nous croyons bon de faire pour imposer le respect à ceux qui nous entourent.
Ces trois axes définissent un cadre de référence à l'intérieur duquel se fixent nos évaluations et se déterminent nos actions. Ainsi on peut comprendre la pensée morale de Platon comme celle qui rompt avec une éthique de l'honneur et de la gloire pour construire une éthique de la raison et de la maîtrise de soi.
Ce que j'ai appelé cadre de référence comprend un ensemble de distinction qualitative déterminantes. Penser, sentir, juger à l'intérieur d'un tel cadre, c'est agir avec l'idée que certaines actions, certains modes de vie ou certains sentiments sont incomparablement supérieurs à d'autres qui nous sont plus aisément accessibles. (36)
L'argumentation de Taylor se déploie à partir d'une double critique :
  1. Critique du réductionnisme et du naturalisme qui éliminent la dimension proprement morale en faisant de nos conceptions du bien des comportements déterminés selon des lois naturelles.
  2. Critique des conceptions modernes de la moralité fondées sur une conception atomistique de l'individu. L'utilitarisme et le kantisme, selon l'auteur, se rejoignent ainsi au-delà de leurs oppositions.
La force de conviction de l'utilitarisme et du naturalisme tient à ce que ces doctrines entrent parfaitement en résonance avec une des affirmations centrales de la conscience morale moderne, l'affirmation de la vie ordinaire.
Le refus des conceptions réductionnistes et naturalistes découle de ce que le moi ne peut pas être un objet d'étude scientifique. Les traits essentiels de la connaissance scientifique sont inapplicables au moi.
  1. Il faut considérer l'objet d'étude " dans l'absolu ", c'est-à-dire non pas dans la signification qu'il revêt pour nous ou pour tout autre sujet, mais en tant que tel (" objectivement ").
  2. L'objet est ce qui reste indépendant de toute description ou interprétation que peut en donner une sujet.
  3. On peut, en principe, saisir l'objet dans une description explicite.
  4. On peut, en principe, décrire l'objet sans référence à son environnement. (54)
Il est évident que le moi se satisfait à aucun de ces réquisits.
Le deuxième axe est la critique de la conception individualiste moderne de l'identité. Cette conception est celle d'un individu " détaché ", détaché des communautés historiques, des réseaux donnés par la naissance et par l'histoire. (cf. 58)
… l'idéal de détachement nous vient des deux côtés de notre héritage. Dans les écrits des prophètes et les psaumes, s'adressent à nous des personnages qui ont bravé l'opprobre à peu près unanime de leurs communautés afin de transmettre le message de Dieu. Selon un développement parallèle, Platon décrit un Socrate qui était assez fermement ancré dans la raison philosophique pour être capable d'imposer indépendance face à l'opinion athénienne. (58)
La conception de l'individualité dans le développement de certaines conceptions erronées de soi et du langage. Nos conceptions de l'indépendance des individus restent " enchâssées " dans des " rapports d'immersion " – l'individu détaché est caractéristique de l'appartenance à un certain type de communauté historique. Taylor donne l'exemple de l'éducation américaine : les jeunes doivent quitter leur parent, rompre assez tôt pour acquérir l'autonomie, mais cette rupture est conforme aux attentes des parents ! L'incompréhension de ce problème chez les Modernes se retrouve dans les conceptions du langage.
… à travers le langage nous restons liés à des interlocuteurs, que ce soit dans des échanges directs réels ou dans des confrontations indirectes. La nature de notre langage et la dépendance fondamentale de notre pensée par rapport au langage rendent l'interlocution sous l'une de ces formes, inévitable pour nous. (60)
Or, les philosophes modernes (Hobbes, Locke ou Condillac) présentent le langage comme un outil que nous aurions pu inventer. Et
Cette idée continue de mystifier à notre époque. Il suffit de penser au sentiment que nous éprouvons de conquérir de nouvelles pensées ou, au contraire, à notre résistance ou à notre incrédulité lorsque nous lisons pour la première fois les célèbres arguments de Wittgenstein contre la possibilité d'un langage privé. (60)
Cette remarque est particulièrement pertinente. Malheureusement, Taylor en reste à des généralités qui ne peuvent pas vraiment convaincre. Que nous formions notre identité dans l'interlocution, dans le rapport avec les autres par le medium d'un langage qui est " déjà là " et qui définit donc un certain nombre de règles et de représentations indépendantes des interlocuteurs, c'est parfaitement exact et constitue l'objection majeure contre les conceptions atomistes de l'individu. Mais il y a une difficulté. Cette proposition générale peut s'entendre de deux façons : soit comme une proposition anthropologique générale à laquelle il assez aisé de souscrire, soit comme une proposition plus particulière qui ancre, à travers la langue, la pensée et les conceptions générales de soi dans des communautés historiques particulières. Ce serait alors la reprise sous une autre forme de l'idée que la métaphysique grecque n'est compréhensible que dans la langue grecque, etc.. Donc, dans cette deuxième hypothèse, l'idée défendue par Taylor peut servir de fondement à une relativisme radical fort discutable. Il y a ici une ambiguïté qui n'est jamais vraiment dissipée chez Taylor. D'un côté l'affirmation que toutes les conceptions du bien sont ancrées dans des communautés historiques mais en même temps la reconnaissance que la conception du bien fondée sur le respect universel de l'humanité, la valeur de la démocratie, etc. est supérieure aux conceptions du bien qui ignorent ces valeurs. Il y aurait donc une conception du bien qui transcenderait les communautés particulières ?
Poursuivons. Comment définir un " cadre de référence " ? Pour Taylor, chaque cadre de référence renvoie à une " question absolue " qui porte sur l'orientation de notre vie, qui tend vers le bien ou qui s'en détourne. (p. 69) Cette question absolue se pose obligatoirement pour nous. Le problème de l'orientation de nos vies
… concerne notre motivation la plus fondamentale, notre allégeance de base, ou ce qui limite objectivement le champ de nos possibilités, et par conséquent la direction que nos prennent ou peuvent prendre. (70)
Ainsi Taylor en vient-il à l'exposé de sa thèse de base :
Ma thèse de base est qu'il existe une relation étroite entre les différentes conditions de l'identité dont j'ai parlé ou de ce qui donne sens à la vie. On pourrait formuler la question ainsi : parce que nous ne pouvons que nous orienter vers le bien, et déterminer ainsi notre situation relative par rapport à celui-ci, et donc déterminer l'orientation de nos vies, nous devons inévitablement concevoir nos vies dans une forme narrative comme une " quête ". (77)
Taylor tente d'éviter le relativisme. Affirmant que le bien et le mal ne peuvent être compris quand un contexte (82-83), il s'empresse de préciser le sens de cette affirmation :
Ce qui ressort sans aucun doute de tout ce qui précède, c'est que le bien et le juste ne sont pas des propriétés de l'univers que l'on pourrait traiter comme si elles n'avaient aucun rapport avec les êtres humains et leur vie. (…) nous pouvons affirmer que le bien et le juste ne font pas partie du monde tel que l'étudient les sciences de la nature.
Mais c'est faire un saut injustifié que d'affirmer sur cette base qu'ils ne sont, par conséquent, pas aussi réels, objectifs et non relatifs que tout autre élément du monde naturel. (83)
Par conséquent,
Des théories comme le béhaviorisme et certaines transpositions contemporaines du modèle de l'ordinateur en psychologie cognitive, qui proclament que la " phénoménologie " n'a, pour des raisons de principe, pas de pertinence, reposent sur une erreur fondamentale. Elles " changent de sujet ", selon l'heureuse expression de Donald Davidson. Nous devons expliquer la façon de vivre des gens ; nous ne pouvons pas retirer de l'explanandum les termes dans lesquels ils ne peuvent ne pas vivre leur vie, à moins d'en proposer d'autres dans lesquels ils pourraient la vivre avec plus de clairvoyance. On peut tout simplement par court-circuiter ces termes sous prétexte que leur logique ne répond pas à un modèle scientifique dont nous posons a priori qu'il doit expliquer les êtres humains. (86)
La question la plus difficile concerne la hiérarchie des biens, le classement des fins à l'intérieur d'une culture. Par exemple, chez Kant, c'est l'impératif catégorique qui occupe la place la plus élevée. Taylor définit comme compréhensive une théorie qui évite, le plus possible, la distinction d'une classe de biens jugés comme essentiels. Il essaie lui-même de construire une telle théorie – et critique les théories morales modernes précisément à cause de leur exclusivisme. Mais, même les théories morales les plus compréhensives (par exemple, celle d'Aristote) ne peuvent éviter une certaine classification.
Nous avons trop conscience qu'il a existé et qu'il existe des sociétés et des modes d'échange social qui sont corrompus ou incompatibles avec la justice et la dignité humaines. Et nous ne sommes guère encouragés à suivre la voie aristotélicienne si nous nous souvenons que le Stagirite lui-même a justifié l'esclavage pour ne rien dire de la subordination des femmes. (96)
Cette reconnaissance des limites de la stratégie compréhensive réduit singulièrement la portée des critiques que Taylor adresse aux conceptions de type rawlsien fondées sur la priorité du juste sur le bien ou à ce qu'il appelle les " éthiques de l'informulation ", c'est-à-dire les éthiques qui refusent de formuler la conception du bien à partir de laquelle elles se construisent.
La critique du naturalisme moral – qui n'est pas très éloignée de la fameuse critique du sophisme naturaliste par GE Moore ne pose guère de problème, car du point de vue naturaliste des choses telles que des " biens supérieurs " sont des entités bien étranges :
Où peuvent-elles bien trouver place dans le mobilier de l'univers tel que le décrit, par exemple, la physique ? (113)
Mais Taylor pousse plus loin cette critique puisqu'il estime que le naturalisme a fini par influencer toute la pensée morale moderne et contemporaine en centrant la réflexion morale exclusivement sur la question de l'action alors qu'elle devrait aussi s'intéresser à ce qu'il est bon d'être ou d'aimer (113). Autrement dit, et c'est une des thèmes centraux de l'ouvrage, la distinction entre morale et éthique telle que la font de nombreux auteurs contemporains est, selon Taylor, profondément erronée. C'est évidemment cette contamination du naturalisme qu'on retrouve dans l'utilitarisme. Mais l'utilitarisme, à son tour contamine la morale kantienne par l'indistinction des biens qu'il prône.
Il a par conséquent été facile pour les successeurs de Kant d'étendre le rejet des distinctions qualitatives dans l'ordre de l'être à un rejet total de toute distinction, et d'oublier ou de reléguer dans l'ombre la doctrine kantienne de la dignité des agents rationnels. Cela a encore été facilité par le lien qui existe entre l'affirmation de la liberté moderne et le rejet de ces distinctions que répand le naturalisme des Lumières, et cela été soutenu et encouragé par les doutes épistémologiques et métaphysiques que celui-ci a consolidés dans la pensée moderne. (119)
L'image de l'homme qui est familière en philosophie morale contemporaine est donc le résultat de ce mélange de conceptions naturalistes et kantiennes. Il est vrai chez Rawls on peut trouver cette tentative de mélanger les conceptions utilitaristes modérées (Hume ou Mill) avec le kantisme non transcendantal qui constitue le substrat de sa pensée. Mais on ne peut guère l'accuser d'avoir relégué dans l'ombre la doctrine kantienne de la dignité des agents rationnels.
La réduction des conceptions morales à des théories procédurales est la conséquence et l'expression de ce refus des distinctions qu'a entraîné le naturalisme. Taylor critique particulièrement Hare et Habermas (123). À ces théories procédurales, Taylor oppose l'idée qu'il y a chez Kant une conception du bien : c'est la rationalité qui forme le bien constitutif.
La construction d'un sujet désengagé et les théories procédurales rendent possible la critique nietzschéenne, telle qu'elle exposée particulièrement dans La Gai Savoir. Taylor critique sévèrement les théories néo-nietzschéenne, représentées particulièrement par Michel Foucault. Cette position revient en fait aux " formes les plus grossières du naturalisme. (138)
Les théories néo-nietzschéennes, tout comme celles de l'action obligatoire, possèdent leur propre ensemble de motivations épistémologiques et morales sous-jacentes. (…) Les auteurs de cette tendance nous ont rendu particulièrement conscients de la façon dont les visions du bien peuvent être liées à certaines formes de domination. (138-139)
À partir de là, et jusqu'à l'avant dernier chapitre, Taylor procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art (spécialement pour la dernière partie traitant du XIXe et du XXsiècle.
Avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s'affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. C'est avec Descartes que va s'affirmer clairement l'éminente dignité de la personne humaine en même temps qu'est affirmée la valeur instrumentale de la raison.
Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke " refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience " (227). C'est subjectivisme qui va caractériser toute la conscience moderne. Mais cette conception est paradoxale au plus haut point.
La philosophie du désengagement et de l'objectivation a contribué à créer une image de l'être humain, à son degré le plus extrême dans certaines formes de matérialisme, dont on a expulsé, semble-t-il, les derniers vestiges de subjectivité. C'est l'image d'un être humain d'un point de vue qui appartient complètement à la troisième personne. Le paradoxe est que ce point de vue austère se rattache au fait d'accorder un rôle essentiel à la première personne ou plutôt qu'il se fonde sur ce fait. L'objectivité radicale n'est intelligible et possible que par la subjectivité radicale. (232)
Taylor accorde une place importante à Montaigne comme affirmation de l'individualisme moderne en ce qu'il met au centre de sa pensée la recherche par le moi d'un accord avec soi-même (239). Au risque d'une lecture anachronique, on peut y voir un point de départ de ce qui va se déployer à travers la culture protestante de l'introspection et sa forme laïcisée dans les confessions (Rousseau).
Un autre trait important de la conscience moderne est l'affirmation de la vie ordinaire. Là encore c'est un des traits les plus développés par le protestantisme :
En refusant toute forme particulière de vie comme lieu privilégié du sacré, ils [les protestants] refusaient du coup la distinction entre le sacré et le profane et affirmaient par conséquent leur interpénétration. (281)
Taylor tout en reconnaissant les rapprochements entre philosophie grecque et christianisme (rôle du platonisme chez les pères de l'Église, liens avec le stoïcisme) note qu'il y a sur ce point une différence importante. Le christianisme n'oppose pas le monde sensible et le monde intelligible et tout en affirmant l'effort pour dépasser les contraintes de la vie affirme en même temps comme un bien ce à quoi on renonce. Taylor insiste sur l'énorme différence entre la mort de Socrate et celle du Christ (283). Socrate est impassible alors que la mort du Christ est une passion (" Seigneur, pourquoi m'as tu abandonné ? ").
Il va s'agir ensuite d'expliquer le processus qu'on appelle sécularisation. Deux étapes importantes sont soulignées : la formation de la théologie rationnelle (dont on trouve d'importants éléments chez Locke, puis Toland, etc..) et d'autre part le mouvement des Lumières. Dans tout ce mouvement, Taylor met l'accent sur la dynamique interne du christianisme et l'importance qu'il accorde à la bienveillance.
Il existait à l'intérieur de la culture chrétienne un stimulus qui a permis d'engendre de telles vues [celles de l'éthique autonome] qui se situent au seuil de celle-ci. L'intériorité augustinienne se trouve derrière le tournant cartésien, et l'univers mécaniste était à l'origine une exigence théologique. Le sujet désengagé occupe une place qui avait été préparée pour Dieu ; il adopte à l'égard du monde une position qui convient à l'image de la déité. La croyance en une chaîne de la nature découle de l'affirmation de la vie ordinaire, idée judéo-chrétienne centrale, et porte plus loin cette notion essentiellement chrétienne que la bonté de Dieu consiste dans son abaissement qui vise le bien des êtres humains. (402)
C'est ainsi qu'on peut comprendre le lien étroit existant entre l'humanisme laïque et la tradition judéo-chrétienne. Mais aussi, bien que Taylor ne fasse qu'esquisser cette réflexion, l'extrême difficulté de la laïcisation de sociétés qui pourtant possèdent toutes les prémisses matérielles de la " sécularisation ", par exemple dans le monde islamique.
Le matérialisme du XVIIIe siècle n'est que l'achèvement sur une certaine direction de ce processus. Il est à la fois " l'expression ultime de la raison autonome " (413) mais aussi " le moyen d'être intégralement sincère envers les exigences de la nature ". Mais ce matérialisme est " sous-déterminé " du point de vue éthique (425). C'est chez Diderot qu'on trouve la critique de l'égoïste rationnel développé par Helvétius dans " De l'esprit ". C'est aussi chez Diderot qu'on trouve une critique sévère de La Mettrie (cf. 423). L'utilitarisme est, en effet, une doctrine étroite et menaçante, à laquelle il faut chercher une alternative :
Étroite, parce que l'édification requiert un certain sens des biens en faveur desquels on se prononce et pas uniquement contre lesquels on s'affirme. Menaçante, parce que le refus de définir tout bien autre que celui, reconnu, de l'efficacité instrumentale dans la recherche du bonheur peut mener à une destruction effarante du mode de la société, au nivellement et à l'élimination de tout ce qui ne s'accorde pas à cette vision étroite, ce dont les conséquences modernes de la rationalité bureaucratique offrent un ample témoignage, de la Poor Law Act de 1834 à la catastrophe de Tchernobyl. (430)
Le radicalisme des Lumières va trouver sa critique dans des mouvements qui aujourd'hui sont encore vivants. C'est Rousseau ici qui occupe la place centrale. Le " retour à la nature " de Rousseau n'est pas un primitivisme, c'est
Son adhésion sans réserve à l'austérité contre une civilisation qui ne cesse d'accroître les besoins de la consommation. (451)
C'est sur la base de choix qu'il peut réconcilier l'humanisme civique et l'éthique de la vie ordinaire (à la différence de Aristote et Arendt pour qui il y a toujours un hiatus entre la vie de citoyen et la poursuite des moyens de la vie). (cf. 452) Taylor insiste ensuite sur la filiation de Rousseau à Kant et sur la place de Kant dans la naissance d'une filiation qui de Fichte à Hegel et Marx
refuse d'accepter ce qui est simplement " positif ", ce que l'histoire, la tradition ou la nature proposent comme guide de valeur ou d'action, et qui insiste sur la génération autonome des formes par lesquelles nous vivons. Cette aspiration vise ultimement à la libération totale. (457)
À côté de cette tendance, représentée par Kant, qui trouve le bien dans la motivation intérieure apparaît une autre tendance qui va représenter la nature comme une source intérieure – on peut dire que Rousseau est dans les deux tendances. C'est ce que Taylor appelle le " tournant expressiviste " qui s'affirme dans le romantisme. Le romantisme part du refus de l'attitude instrumentale à l'égard de la nature. " Le naturalisme neutralise la nature, à la fois en nous et hors de nous " (480). Et cette attitude de séparation nous paralyse.
Ainsi, parmi toutes celles qui nous viennent de l'époque romantique, se trouvent les grandes aspirations à la réunification : reprendre contact avec la nature, cicatriser les divisions internes entre la raison et la sensibilité. (481)
Taylor réfute la thèse du caractère réactionnaire du romantisme opposé aux Lumières. Il y a une aile réactionnaire dans le romantisme, mais il remarque en contrepoint le caractère réactionnaire du positivisme comtien dans l'évolution des idées au XIXe siècle.
C'est à l'intérieur du courant romantique que Taylor situe ce qu'il appelle le millénarisme de Hegel, c'est-à-dire l'attente d'une rupture radicale, qu'on retrouvera chez Marx.
La dernière partie de l'ouvrage nous conduit à l'époque contemporaine. Taylor montre que c'est à l'époque victorienne (" nos contemporains victoriens ") que se sont forgées les idées centrales de la conscience contemporaine : le caractère central de la liberté – le sujet autonome – et l'exigence de bienveillance universelle.
… ces idées de liberté et dignité, associées à la promotion de la vie ordinaire, ont érodé de façon continue la hiérarchie et promu l'égalité – dans toute les dimensions, entre classes sociales, races, groupes. (496)
C'est le siècle de l'essor de l'incroyance dans le monde anglo-saxon. Le scientisme dévore la morale et Taylor analyse comme archétype ce qui va se développer la sociobiologie de Edward O. Wilson. Il s'agit de mener une double critique, contre la conception atomiste de l'individu et contre le romantisme (où Taylor décèle le germe du nationalisme (cf.520).
Les 150 dernières pages sont consacrées aux conceptions modernes de l'art. La conception qui prévaut est qualifiée d' " épiphanique ".
Il y a là une conception non seulement de l'art mais aussi du rôle qu'il joue dans la vie et du rapport qu'il entretient avec la morale. En fait, il s'agit d'une exaltation de l'art, car il devient le lieu capital de ce que j'ai appelé les sources morales. Produire une épiphanie offre un exemple paradigmatique de ce que j'ai appelé " reprendre contact avec les sources morales ". (533)
Des développements particuliers sont consacrés à la critique du post-modernisme. La conclusion reprend le chemin parcouru et c'est seulement à ce moment que Taylor prend clairement position contre le subjectivisme et pour la défense du communautarisme. Il s'appuie partiellement sur Christopher Lasch dans la critique du subjectivisme et du " thérapeutique ".
Au total, un livre important qui tente de redonner une cohérence à l'évolution de la civilisation occidentale, mais sans échapper à la téléologie – en dépit des précautions de langage.
© Denis Collin – août 2000

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...