samedi 18 avril 2015

Marcuse: une lecture de la théorie freudienne comme ontologie

Il y a cependant quelque chose de très important dans le rapport de Marcuse à Freud. Non seulement la psychanalyse n’est pas une psychologie mais bien une théorie sociale historique, mais plus fondamentalement elle possède une dimension ontologique à laquelle Marcuse consacre une partie de Éros et civilisation. Cet « intermède philosophique » (chapitre 5) est d’une lecture dense et confirme que le mépris en lequel une certaine tradition universitaire tient Marcuse n’est rien d’autre le mépris professé par les ignorants.
Il y a en effet dans la théorie freudienne non seulement une « psychologie de l’espèce » mais aussi des affirmations « sur la structure des principaux modes d’être », ce qui revient à dire qu’elle renferme des « implications ontologiques ». Et Marcuse veut montrer qu’en ce sens Freud est entièrement lié à la tradition de la philosophie occidentale. Il y a ici une question importante : Freud ne s’est jamais voulu philosophe, il affecte souvent de mépriser la philosophie et s’il reconnaît au détour d’une lettre sa dette à l’égard de Spinoza, il se garde bien d’insister sur ce point, précisément pour n’être pas considéré comme un philosophe ! On place souvent Freud dans la tradition des philosophes du soupçon (Spinoza, Marx, Nietzsche). Michel Henry, dans Généalogie de psychanalyse, un ouvrage très critique à l’encontre de la théorie freudienne, a lui aussi montré cette filiation en prenant la ligne qui va depuis Descartes jusqu’à Schopenhauer et  Nietzsche et il a apporté incontestablement des éclairages intéressants sur ce point. Le propos de Marcuse est beaucoup plus ambitieux qu’une simple « recherche en paternité ». Il s’agit de fournir une explication d’ensemble de la philosophie occidentale en procédant d’une méthode qui n’est pas très éloignée de celle de Lukacs quand ce dernier pose le problème de la genèse sociale des catégories de la philosophie.
Poursuivant les analyses des chapitres précédents, Marcuse résume le propos de Freud en montrant 1° la double inhibition sur laquelle repose l’organisation de la civilisation – inhibition de la sexualité et inhibition des pulsions de destruction – et 2° le triomphe d’Éros sur son adversaire : « l’inhibition sociale met l’instinct de mort au service des instincts de vie »[1]. >C’est qu’en effet « Éros crée la culture dans sa lutte contre l’instinct de mort »[2]. En même temps, comme le montre Freud notamment dans Le malaise dans le culture, le développement de la civilisation renforce les tendances agressives contre la civilisation elle-même, précisément parce que la civilisation limite les possibilités de satisfaction dans la vie. La valeur de l’analyse freudienne peut facilement être soulignée lorsque l’on étudie la manière dont les élites – au siècle passé et aujourd’hui – se retournent contre la culture[3]. Pour Marcuse, cependant, ces formes régressives sont plus complexes. Elles sont à la fois des manifestations des pulsions dérivées de l’instinct de mort, combinées aux formes perverses et névrotiques d’Éros, mais aussi des protestations contre les insuffisances de la civilisation, d’une civilisation fondée sur la répression.
Elles ne sont pas seulement dirigées contre le principe de réalité vers le non-être, mais aussi, au-delà de ce principe de réalité, elles luttent pour un autre mode d’être. Elles signalent le caractère historique du principe de réalité, les limites de sa valeur et de sa nécessité.[4]
Ce qui permet de comprendre d’ailleurs le caractère ambigu de la rébellion antisociale : elle peut déboucher sur la révolution pour un monde meilleur ou « récupérée » par le fascisme elle se manifeste par le vieux slogan des franquistes, « vive la mort » et, du même coup, le passage a priori étonnant mais pas rare du tout, de l’une à l’autre.
Cette dialectique de la civilisation (entre répression et libération) trouve son expression théorique dans la philosophie occidentale. Au lieu de voir l’opposition du sujet et de l’objet comme une invention inexplicable qui intervient entre Descartes et Kant, il faut plutôt partir de ce que cette opposition exprime. Si la civilisation vient de l’effort pour maîtriser la nature afin d’assurer les conditions mêmes de la vie, l’être se présente donc comme ce qui est en-dehors du sujet et qu’il faut maîtriser, domestiquer, transformer et plier à la volonté du sujet, du moi. C’est précisément la fonction du travail, depuis le néolithique et surtout depuis la naissance des grandes civilisations historiques. Il s’agit donc de tourner les pulsions destructrices vers les besoins de la vie. Mais du même coup, cette expérience pose bien le sujet agissant en opposition à l’objet du travail, la nature, la nature extérieure à l’homme aussi bien que la nature humaine elle-même. Il y a continuité :
La lutte commence par la victoire intérieure perpétuelle sur les facultés « inférieures » de l’individu : sur ses facultés sensibles et appétitives. Leur défaite est considérée au moins depuis Platon comme un élément constitutif de la raison humaine, qui est ainsi, dans sa fonction même, répressive. La lutte culmine dans la victoire sur la nature extérieure qui doit être attaquée, domptée et exploitée pour satisfaire les besoins humains.[5]
C’est évidemment avec le développement de rationalité scientifique et technique à l’époque moderne que cette opposition sujet/objet devient la thématique philosophique centrale. C’est Descartes « découvreur » de l’« ego cogito » qui proclame que la science nouvelle fondée sur cette « découverte » permettra de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la scission est bien antérieure à sa formulation théorique précise.  La relation de l’homme à la nature sur le mode de la domination, propre à un homme lui-même pris dans des relations de domination est une précondition d’une part à la science moderne – cette science posée résolument d’un point de vue situé hors du sol de la vie humaine – et d’autre part de la position du sujet comme transcendant à l’être posé comme objet. La logique aristotélicienne qui pose la raison comme classificatrice, ordonnatrice, située au sommet d’une hiérarchie de l’être, cette « logique ensembliste » pour parler comme Castoriadis est la grandiose expression de ce rapport à l’être qui marque toute la tradition philosophique occidentale.
Et cette idée de la raison est de plus en plus antagonique avec les facultés et les attitudes qui sont plus réceptives que productives, qui tendent vers la satisfaction plutôt que vers la transcendance, qui demeurent fortement liées au principe de plaisir.[6]
Dans cette analyse unitaire de la philosophie occidentale, on pourrait retrouver de très lointains échos de la pensée de Heidegger qui, ne l’oublions pas, a dirigé la thèse de doctorat de Marcuse. On pourrait aussi trouver des échos de la Krisis de Husserl. Mais on ne trouvera chez Marcuse aucune dénonciation de « l’oubli de l’être ». La philosophie occidental exprime théoriquement par ses catégories le monde de la vie ; elle ne peut rien faire d’autre et si elle le fait, c’est en cela que réside sa grandeur : exposer les modes d’être qui caractérisent les formes sociales qui se sont constituées depuis les lointains débuts de la philosophie et de la civilisation matérielle grecques. Mais la philosophie ne s’en tient pas au constat de l’antagonisme entre sujet et objet. Elle pose en même temps la possibilité de leur réconciliation et c’est pourquoi il n’y a pas un logos unique, le logos de l’aliénation, mais aussi un logos de la satisfaction qui est précisément celui qui pose comme possible la réconciliation du sujet et de l’objet. Évidemment, c’est Hegel qui a tenté de saisir magistralement cette intrication des deux tendances et d’en penser l’unité – même si pour Marcuse cette tentative finalement échoue en transformant la dialectique en un processus circulation où l’aliénation est justifiée comme un moment de la réalisation.
Remarquons tout de même qu’il est un philosophe de cette tradition occidentale, un philosophe parmi les plus grands qui ne « colle » pas avec la vision marcusienne.  Il s’agit de Spinoza qui précisément ne pose pas l’antagonisme du sujet et de l’objet – les deux termes n’ont d’ailleurs pas de sens véritable dans la pensée de Spinoza – mais part au contraire de l’identité de l’esprit et de la « nature étendue » – la même chose saisie sous deux attributs différents – et refuse obstinément de penser l’homme comme un « empire dans un empire ». Si grande que soit son influence sur les penseurs qui viendront après lui, et notamment sur Hegel, Spinoza est bien, de ce point de vue une « anomalie » dans la philosophie occidentale.
À partir d’une très pertinente analyse de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel – une analyse qui, concernant la dernière partie, confirme la proximité de Hegel et Spinoza – Marcuse conclut ainsi :
La philosophie de la civilisation occidentale trouve son point culminant dans l’idée que la vérité réside dans la négation du principe qui domine cette civilisation ; négation dans le double sens suivant : la liberté n’apparaît comme réelle que dans l’idée, la productivité de l’être qui projette et transcende perpétuellement, mûrit dans la paix perpétuelle de la réceptivité consciente-de-soi.[7]
Mais cette libération ne s’opère que dans l’idée, elle est un événement purement spirituel et laisse en place de cadre effectif posé par le principe de réalité : c’est pourquoi si la liberté est la fin de l’État, l’État rationnel hégélien reste entaché de non-liberté. C’est précisément pourquoi « après Hegel, le courant principal de la philosophie occidental est épuisé. »[8] Ce qui s’ouvre alors, c’est un changement de métaphysique, dont Nietzsche est le héraut. À la métaphysique qui pense l’être comme Logos, il substitue une conception de l’être dans les termes d’Éros. Et la métapsychologie freudienne s’inscrit dans cette dynamique philosophique, concevant l’être comme Éros et le non-être comme Thanatos, les deux étant fusionnés.
Cette percée freudienne est cependant limitée. La pensée de Freud reste dominée par le principe de réalité dans sa forme actuelle, mais Marcuse entrevoit cependant à partir de l’ontologie freudienne un au-delà du principe de réalité qui celui d’une authentique émancipation de l’homme.


[1] H. Marcuse, Éros et Civilisation, Seuil, collection « Points » p.105
[2] Op.cit. p.106
[3] Voir par exemple Christopher Lasch, La révolte des élites.
[4] Op.cit. p.106-107
[5] Op.cit. p.107
[6] Op.cit. p.108
[7] Op.cit. p.112
[8] Op.cit. p.114

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