vendredi 17 avril 2015

Sade ou l'esprit du capitalisme

J’avais déjà eu l’occasion de noter que l’essence de la pensée sadienne n’est rien d’autre que le règne absolu du Capital. Sade est bien un individu subversif, mais subversif comme l’est le mode de production capitaliste lui-même. Comme le faisait remarquer Marx, « Partout où [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » (Manifeste du parti communiste). Exploitée, directe, éhontée, brutale : voilà ce dont Sade fait l’apologie. Voici quelques extraits qui nous mettent sur la bonne piste.


Égoïsme sacré


« Qu'appelles-tu pitié ? me dit le Polonais, ce sentiment qui glace les désirs peut-il s'admettre dans un cœur de fer ? Et quand un crime me délecte, puis-je être arrêté par de la pitié, le plus plat, le plus bête, le plus futile de tous les mouvements de l'âme ? Apprends que jamais il ne fut connu de la mienne, et que je méprise souverainement l'homme assez imbécile pour le concevoir un instant. Le besoin de répandre du sang, le plus impérieux de tous les besoins, ne connaît aucune espèce d'entraves ; tel que tu me vois, j'ai tué mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, et n'en ai jamais conçu de remords. Avec un peu de courage et point de préjugés, l'homme fait de son cœur et de sa conscience tout ce qu'il veut. L'habitude nous forme à tout, et rien n'est aussi facile que d'adopter celle qui plaît : il ne s'agit que de vaincre les premières répugnances, c'est l'ouvrage du tempérament. Apprivoisez-vous quelque temps, le vit à la main, avec l'idée qui vous effraie ; vous finirez par la chérir : voilà la méthode que j'ai suivie pour me familiariser avec tous les crimes, je les désirais, mais ils m'effarouchaient ; je me suis branlé sur eux, et j'ai fini par m'y plonger de sang-froid. La fausse idée que nous concevons des autres est toujours ce qui nous arrête en matière de crime ; on nous accoutume ridiculement, dès notre enfance, à ne nous compter pour rien, et les autres pour tout. De ce moment, toute lésion faite à ce respectable prochain nous paraît un grand mal, tandis qu'elle est dans la nature, dont nous ne satisfaisons jamais mieux les lois qu'en nous préférant aux autres, et qu'en les tourmentant pour nous délecter. S'il est vrai que nous ressemblons à toutes les productions de la nature, si nous ne valons pas mieux qu'elles, pourquoi persister à nous croire mus par des lois différentes ? Les plantes et les bêtes connaissent-elles la pitié, les devoirs sociaux, l'amour du prochain ? et voyons-nous, dans la nature, d'autre loi suprême que celle de l'égoïsme ? Le grand malheur de tout cela, c'est que les lois humaines ne sont que le fruit de l'ignorance ou du préjugé ; celui qui les fit ne consulta que sa bêtise, ses petites vues et ses intérêts. Il ne faudrait jamais que le législateur d'une  fût né parmi elle ; avec ce vice, le législateur ne transmettra chez ses compatriotes, pour uniques lois, que les puérilités qu'il a trouvées établies chez eux ; et jamais ses institutions n'auront le caractère de grandeur qu'elles devraient avoir : or, quel respect voulez-vous qu'un homme ait pour des lois qui contrarient tout ce que grave en lui la nature ? «  (Juliette, Ve partie)

Remarques

Évidemment, ce texte est dirigé contre Jean-Jacques Rousseau. Non que Jean-Jacques défende un ordre naturel idyllique, mais que l’homme naturel chez lui n’est ni égoïste (l’amour de soi n’est pas l’égoïsme) ni cruel par plaisir. L’individu sadien ressemble beaucoup plus à l’homme de l’état de nature chez Hobbes.
Ensuite le positivisme est radical : les mœurs, les lois, les règles morales ne sont que conventions plus ou moins absurdes et seule la loi de nature (« le vit à la main ») décide de tout.
L’égoïsme est le principe fondamental. Et là Sade retrouve … Smith! Union du pervers et du puritain. Mais on remarque qu’il y a tout de même une loi suprême, celle de la nature et là Sade est complètement dans la théologie des Lumières – remplacer le Dieu des chrétiens par la religion naturelle, ou le plan de la nature, etc.


L’athéisme de Sade


Français, vous frapperez les premiers coups : votre éducation nationale fera le reste ; mais travaillez promptement à cette besogne ; qu'elle devienne un de vos soins les plus importants ; qu'elle ait surtout pour base cette  essentielle, si négligée dans l'éducation religieuse. Remplacez les sottises déifiques, dont vous fatiguiez les jeunes organes de vos enfants, par d'excellents principes sociaux ; qu'au lieu d'apprendre à réciter de futiles prières qu'ils se feront gloire d'oublier dès qu'ils auront seize ans, ils soient instruits de leurs devoirs dans la société ; apprenez-leur à chérir des vertus dont vous leur parliez à peine autrefois et qui, sans vos fables religieuses, suffisent à leur bonheur individuel ; faites-leur sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous désirons l'être nous-mêmes. Si vous asseyez ces vérités sur des chimères chrétiennes, comme vous aviez la folie de le faire autrefois, à peine vos élèves auront-ils reconnu la futilité des bases qu'ils feront crouler l'édifice, et ils deviendront scélérats seulement parce qu'ils croiront que la religion qu'ils ont culbutée leur défendait de l'être. En leur faisant sentir au contraire la nécessité de la  uniquement parce que leur propre bonheur en dépend, ils seront honnêtes gens par égoïsme, et cette loi qui régit tous les hommes sera toujours la plus sûre de toutes. (Philosophie dans le boudoir / « Français, encore un effort ...)

Remarques

Là encore, on retrouve Smith: c’est l’égoïsme qui est la seule base  possible, une nouvelle version de la « main invisible » … L’ de Sade est un  pro-capitaliste. Mieux de débarrasser de la vieille religion pour que la nouvelle triomphe sans obstacle.Entre l’ et le socialisme ou le communisme, il n’y a donc nulle connivence naturelle. Pour Sade, le socialisme ou le communisme seraient plutôt à mettre du côté des « sottises déifiques ».


L’état de nature et la loi naturelle


Toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres : laissez les hommes dans l'état naturel, ne les civilisez point, et chacun trouvera sa nourriture, sa subsistance, sans avoir besoin de son semblable. Les forts pourvoiront à leur vie sans nécessité d'assistance ; les faibles seuls en auront peut-être besoin ; mais ces faibles nous sont asservis par la main de la nature ; elle nous les donne, elle nous les sacrifie : leur état nous le prouve ; donc le plus fort pourra, tant qu'il voudra, se servir du faible. Mais il est faux qu'il y ait aucun cas où ils doivent l'aider, car, s'il l'aide, il fait une chose contraire à la nature ; s'il jouit de ce faible, s'il l'assouplit à ses caprices, s'il le tyrannise, le vexe, s'il s'en divertit, s'en amuse ou le détruit, il sert la nature ; mais, je le répète, s'il l'aide, au contraire, s'il l'égalise à lui en lui prêtant une partie de ses forces ou l'étayant d'une portion de son autorité, (Juliette, 1ère partie)

Remarques

Les individus mènent des existences séparées dit Nozick, le maître à penser des libertariens ! On est en plein dedans. Mais ici la domination est pensée comme naturelle : c’est la nature qui sacrifie les faibles aux forts. Et c’est encore obéir à la nature que d’opprimer, de violer ou de tuer les faibles.
Je pourrais continuer longtemps. Sade est  effectivement subversif:
  • à l’égard de l’ordre ancien qu’il veut renverser radicalement, c’est-à-dire à l’égard de l’ordre féodal-chrétien.
  • À l’égard d’un capitalisme qui cherche encore à s’installer et doit s’appuyer sur la vieille chrétienne pour obtenir la soumission.
Mais Sade est le théoricien qui dit ce qu’est le capitalisme, dans son essence et non tel qu’il existait historiquement au XIXe. De ce point de vue il est ultra-moderne. Notre société est bien le triomphe absolu du « social-sadisme ».


Christopher Lasch : Sade et l’individualisme


De nos jours, les conditions sociales se rapprochent de la vision de la société républicaine élaborée par le marquis de Sade au tout début de la 1ère république. De bien des façons, celui-ci s'est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l'individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l'aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d'atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jusqu'au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu, d'une manière étrange, à entrevoir l'ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s'achève, non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échange. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l'état d'anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre ‑ un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l'agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n'importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu'il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n'a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l'émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion logique, serait amenée à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu'à l'extrême par cette même bourgeoisie.
L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit également que la condamnation de la vénération de la femme devait s'accompagner d'une défense des droits sexuels de celle-ci ‑ le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd'hui les féministes. Si l'exercice de ce droit, dans l'utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l'instrument du plaisir d'autrui, ce n'est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu'il haïssait l'humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu'en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l'obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et de déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l'individualité. Pour Sade, « tous les hommes et toutes les femmes se ressemblent ». À ceux de ses compatriotes qui voulaient devenir républicains, Sade lançait cet avertissement menaçant : « Ne croyez pas que vous ferez de bons républicains tant que vous garderez isolés dans leurs familles les enfants qui devraient appartenir à la république et à elle seule. » Ce n'est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l'histoire à venir si exactement préfigurée dans l'excès même, la folie et l'infantilisme de ses idées – que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l'individu conduit à son annihilation.
(Christopher Lasch, La culture du Narcissisme, pp.105/106)

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