(Édition de référence :
Œuvres II dans La Pléiade)
Préface
Le but du livre : exposé de
la science à destination des maîtres. Ce n’est pas un livre pour les élèves. La question première : se demander si
« quelque chose comme la métaphysique est possible » (IV, 256).
La métaphysique est qualifiée de
« prétendue science ».
Elle ne progresse pas alors que toutes les sciences progressent. Le but de Kant
n’est pas de ruiner définitivement la métaphysique mais de définir les
conditions qui la rendent possible comme science. Car la raison humaine ne peut
vouloir renoncer à construire une telle science. il s’agit de préparer une
« renaissance » de la
métaphysique.
Dans la préface, Kant revient sur
l’importance de Hume dont « l’attaque »
a été « l’événement le plus décisif »
pour le destin de la métaphysique. L’attaque de Hume porte sur l’unique
question de la causalité et il a « démontré
de façon irréfutable » que l’enchaînement de la cause et de l’effet ne
peut être pensé a priori. On fait
passer une habitude (un produit de l’imagination) pour une nécessité objective
née de l’intelligence. La conclusion de Hume est trop rapide, mais ses
adversaires n’ont pas réussi à lui répondre sérieusement. C’est Hume qui
« interrompit le sommeil dogmatique » de Kant et fournit « l’étincelle » qui permit de se
mettre dans la bonne direction – bien que la solution de Hume fût trop
unilatérale (il est « tombé d’un
côté »). Kant affirme qu’il a réussi à résoudre le problème de Hume.
Les Prolégomènes inaugurent une
science « entièrement nouvelle ». Mais ils ne sont qu’un plan fait
d’après l’œuvre achevée (la CRPu).
Avant-propos concernant le caractère propre à toute connaissance métaphysique
§1. Des sources de la métaphysique
Une science doit être définie par son caractère propre qui
est son objet, les sources de la connaissance et ses modes.
Les sources de la métaphysiques ne peuvent pas être
empiriques (ni dans l’expérience externe, comme la physique, ni dans
l’expérience interne comme la psychologie empirique). C’est une connaissance philosophique pure (a priori).
§2. Du mode de connaissance qui seul peut être nommé métaphysique
a) De la différence des jugements synthétiques et des jugements analytiques en général.
Kant commence par séparer les deux grands types de
jugements : analytiques (ou
simplement explicatifs, parce qu’ils
n’apportent pas de connaissance nouvelle) et synthétiques (ou extensifs,
qui accroissent les connaissances).
Les deux exemples de Kant sont intéressants. Pour les
jugements analytiques : « Tous
les corps sont étendus » et pour les synthétiques, « quelques corps sont pesants ».
b) le principe commun de tous les jugements analytiques est le principe de contradiction
« En effet,
puisque le prédicat d’un jugement analytique affirmatif est déjà pensé par
avance dans le concept du sujet, il ne peut être nié de celui-ci sans
contradiction » (IV, 267).
Conséquence : tous les jugements analytiques sont a priori, quand bien même leurs concepts
seraient empiriques (exemple : l’or est un métal jaune).
c) les jugements synthétiques ont besoin d’un principe autre que le principe de contradiction
Kant affirme qu’il y a deux sortes de jugements
synthétiques :
·
a posteriori : c’est évident de tous les
jugements dont l’origine est empirique.
·
a priori :
qui proviennent de l’entendement et de la raison purs.
Dans ce paragraphe, Kant donnera comme exemple de jugements
synthétiques a priori les jugements
mathématiques et uniquement les jugements mathématiques.
Il est bien conscient qu’il s’agit là de quelque chose de
nouveau, de contraire à la tradition (par exemple à celle de Leibniz pour qui
les jugements mathématiques sont les exemples typiques de jugements
analytiques).
La démonstration qui suit est tout sauf convaincante. Kant
admet que « le concept d’une somme
de sept et cinq ne contient rien de plus que la réunion des deux nombres en un
seul » mais c’est pour ajouter que « par là on pense absolument pas quel est ce nombre unique qui les
comprend tous deux. » (IV, 268) Il en va de même de tous les jugements
analytiques : dire que tous les corps sont étendus, en quoi est-ce
différent que dire j’appelle 12 le nombre (5 + 7) ? On a l’impression que
Kant a découvert douze (ou 12 ou XII ou zwölf
ou dodici ou tout ce qu’on veut en
examine les conditions a priori de
son entendement. Peut-être est-ce ici que les choses se sont passées du point
de vue la psychologie empirique, mais on peut très bien arriver à 12 de manière
purement analytique. En effet, qu’est-ce qu’un jugement synthétique ?
C’est, nous dit Kant, « une
proposition qui peut bien être saisie suivant le principe de contradiction,
mais seulement en ce que l’on suppose une autre proposition synthétique, dont
on peut la déduire et jamais en elle-même. » (IV, 268) Or Frege et
Russel construisent précisément les entiers naturels uniquement à partir des
lois de la logique, sans avoir recours à quelque proposition synthétique que ce
soit.[1]
Kant ajoute que « un axiome quelconque de la géométrie pure
n’est pas davantage analytique » (IV, 269). Frege le lui concède cette
fois. Il est bon de rappeler ici
l’argumentation de Frege.
« 13. En général, il sera bon
de ne pas surestimer l’affinité de ces lois arithmétiques avec la géométrie.
J’ai déjà cité un texte de Leibniz en ce sens. Un point géométrique, pris en
lui-même, ne saurait être distingué d’un autre. Il en va de même pour les
droites et les plans. On peut les distinguer dans le seul cas où plusieurs
d’entre eux – points, droites ou plans – sont saisis simultanément dans une
seule intuition. Si la géométrie recourt à l’intuition pour obtenir des
propositions générales, cela montre clairement que les points, droites, plans
intuitionnés ne sont pas particuliers, et peuvent être pris comme des
représentants de leur genre. Il en va autrement pour les nombres, chacun à son
caractère propre. Dans quelle mesure un nombre peut-il représenter les autres,
et quand sa particularité s’impose-t-elle ? On ne peut pas le dire sans entrer dans des spécifications.
« 14. Si on compare entre elles les différentes
vérités eu égard à leur domaine, on trouve encore un argument qui va contre la
nature empirique et synthétique des lois arithmétiques.
Les propositions empiriques valent pour la réalité physique
ou physiologique ; les vérités de la géométrie régissent, elles, le
domaine de ce qui l’objet de l’intuition spatiale, qu’il s’agisse d’une réalité
ou d’un produit de l’imagination. Les délires les plus fous, les inventions,
les plus intrépides des contes et des poètes qui font parler les bêtes et
arrêtent les étoiles, qui transforment les pierres en hommes et les hommes en
arbres, qui nous apprennent comme un homme s’arrache au bourbier en tirant sur
sa perruque, sont encore liés aux axiomes de la géométrie pour autant qu’ils se
prêtent à des représentations intuitives. Seule la pensée conceptuelle peut
s’en affranchir d’une certaine manière, lorsqu’elle pose par exemple un espace
à quatre dimensions ou à courbure positive. De telles considérations ne sont nullement
dépourvues d’usage, mais on a quitté le sol de l’intuition ; si on
l’utilise encore à titre d’auxiliaire, ce sera toujours l’intuition d’un espace
euclidien, le seul dont nous ayons une image. »[2]
Autrement dit, le fait que Kant
traite des mathématiques dans l’esthétique transcendantale, c'est-à-dire dans
la théorie de l’intuition sensible, est problématique. La thèse kantienne qui fait des jugements
mathématiques des jugements synthétiques a
priori pourrait convenir pour la géométrie mais non pour l’arithmétique.
Mais ce démembrement des mathématiques pose à son tour de nombreux problèmes,
notamment en raison de l’identité de l’arithmétique et de la géométrie :
tout problème géométrique peut trouver une formulation algébrique et tout
problème d’algèbre peut trouver une représentation géométrique. Cette question
a encore d’autres connexions avec les polémiques sur le réalisme en
physique : la question de la portée de la géométrie
« ordinaire » – la géométrie euclidienne qui forme le cadre toute
intuition spatiale – est étroitement liée à la question du réalisme en
physique. Cela doit remonter à la discussion sur les qualités premières et les
qualités secondes. Les qualités secondes sont subjectives (elles sont les
qualités de ma perception de l’objet) alors que les qualités premières sont
objectives et elles se ramènent essentiellement à des propriétés
géométriques : que je voie cet objet vert, bleu ou bleu turquoise, c’est
une question purement subjective – le vieux problème : est-ce que le vert
que je vois est bien le même vert que celui que voit mon voisin ? – mais
la longueur de l’onde lumineuse réfléchie par cette objet est une propriété
objective, une propriété qui n’appartient pas à mon œil mais bien à la chose
elle-même.
Kant remarque que les axiomes
analytiques (qui ne découlent que du principe de contradiction) sont utiles
seulement pour l’enchaînement des démonstrations. Mais ceux-là mêmes (par exemple celui qui dit
a + b > a (le tout est plus grand
que les parties) ne peuvent être admis que s’ils sont liés à une intuition. En
épistémologie des mathématiques, Kant est donc clairement un intuitionniste.
§3. Remarque sur la division générale des jugements en analytiques et synthétiques
« Cette division
est indispensable à la critique de l’entendement humain » et seulement
là ou à peu près. Tout ce paragraphe est consacré à l’étude des antécédents.
Les penseurs métaphysiciens n’ont pas vu cette distinction car ils cherchaient
la source des jugements métaphysiques dans la métaphysique elle-même alors
qu’il fallait la chercher ailleurs, c'est-à-dire « dans les pures lois de la raison ». Seul Locke (Essais sur l’entendement humain, IV
,III) approche quoique confusément cette distinction. À noter ceci, sur quoi il
faudra revenir : le principe de raison suffisante n’est pas une principe
analytique comme l’a cru Wolff qui cherchait à le fonder sur le principe de
contradiction, mais un principe
synthétique.
§4. Question générale des « Prolégomènes ». Une métaphysique est-elle vraiment possible ?
Non seulement la métaphysique comme science n’existe
pas, mais « les tentatives visant à mettre sur pied une telle science ont été sans
aucun doute la première cause du scepticisme qui a surgi si tôt, cette
conception où la raison réagit si violemment contre elle-même qu’elle n’a
jamais pu naître que du désespoir total de cette dernière, ne pouvant trouver à
se satisfaire en ce qui concerne ses desseins les plus importants. »
(IV, 271)
De manière assez curieuse (en apparence) Kant revient
immédiatement aux mathématiques. En fait
il s’agit de montrer comme les mathématiques pures sont possibles (c'est-à-dire
comment une connaissance entièrement a
priori est possible) et ainsi, implicitement opposer les mathématiques à la
métaphysique.
« Le trait
essentiel de la connaissance mathématique
pure, celui qui la différencie de toute autre connaissance a priori, c’est qu’elle doit progresser non par concepts mais par
la construction de concepts (cf. Critique)[3].
Donc puisque dans ses propositions, elle doit sortir du concept pour atteindre
ce que contient l’intuition qui lui correspond, alors, ses propositions ne
peuvent et ne doivent jamais non plus être produites par une décomposition de
concepts, c'est-à-dire analytiquement, et elles sont par suite, dans leur
totalité synthétiques. »
Deux remarques :
1. Piaget
affirme que cet apriorisme kantisme recèle une difficulté : les
mathématiques sont entièrement préformées dans le sujet transcendantal. Mais ce
préformationnisme interdit l’existence de plusieurs mathématiques, par exemple
des géométries non euclidiennes.
2. On
peut se demander si Kant ne réhabilite pas ici l’intuition intellectuelle dont
il fait, par ailleurs, une critique radicale. Car qu’est-ce qu’une intuition
non empirique sinon une intuition intellectuelle : au lieu de voir avec
mon œil de chair (comme dirait saint Augustin), je vois avec l’œil de mon
esprit.
Quoiqu’il en soit, Kant accorde à
cette question une importance centrale. Ne pas comprendre le caractère
entièrement synthétique des propositions mathématiques, c’est manquer à coup
sûr la véritable conception scientifique de l’entendement humain. En effet,
poser que les mathématiques sont des propositions analytiques, c’est ne pas
voir la possibilité du synthétique a
priori. Et c’est par conséquent,
comme à l’évidence les propositions métaphysiques sont des propositions
synthétiques, c’est refuser la possibilité de la métaphysique. C’est cette erreur que commet Hume : « La bonne compagnie où se serait alors
trouvée la métaphysique l’aurait garantie contre le danger d’être indignement
maltraitée car les coups destinés à celle-ci auraient dû atteindre aussi
celle-là [les mathématiques] … » (IV, 273)
Passons donc aux jugements
métaphysiques « dans leur totalité synthétiques ». Kant propose de
distinguer d’abord :
1. les
jugements qui appartiennent à la métaphysique,
2. les
jugements métaphysiques proprement dits.
À la catégorie (1) appartiennent des jugements analytiques.
Le distinguo kantien n’est cependant pas de la plus grande clarté. Ainsi, à
titre d’exemple, Kant affirme : « la proposition ‘‘tout ce qui est substance dans les choses est
constant’’ est une proposition synthétique et proprement métaphysique. »
(IV, 273) Or la définition de la substance la plus courante est celle qui dit
que c’est ce qui subsiste sous le changement, c'est-à-dire la constance dans
les choses changeantes. Ergo,
le proposition kantienne a tous les airs d’une proposition analytique. Ce n’est pas le dernier cas où un problème de
ce type ce posera et on peut déjà voir que Quine aura de bons arguments pour
nier la différence entre jugements analytiques et jugements synthétiques.
Kant postule que la métaphysique
doit être apte à produire des connaissances a
priori. Mais « dégoûtés du
dogmatisme qui ne nous apprend rien, comme du scepticisme qui ne nous promet
rien du tout » (IV, 274), il nous reste la question de savoir si la
métaphysique est vraiment possible. La réponse à cette question ne peut être
tirée que du concept, « encore problématique » d’une telle science.
Dans la dernière partie de ce §,
qui est aussi la dernière partie de l’introduction, Kant oppose la méthode de CRPu à celles Prolégomènes. La CRPu est organisée de manière
synthétique. Les Prolégomènes
utilisent, eux, une méthode analytique : il s’agit de procéder aux
décompositions nécessaires afin de conduire à une science métaphysique
possible. Fort heureusement, remarque Kant, faute de disposer de quelque
certitude quant à la possibilité de la métaphysique, nous disposons de la
certitude de l’existence de jugements synthétiques a priori, les jugements mathématiques. Ainsi la question de la
nature des mathématiques joue-t-elle encore ici un rôle central : les
certitudes concernant les mathématiques nous donnent l’espoir qu’une
métaphysique est possible.
§5. Question générale des « Prolégomènes » : comment une connaissance par raison pure est-elle possible ?
Ce qui pose problème, c’est la possibilité de jugements
synthétiques a priori. Pour les
jugements synthétiques a posteriori, il n’y aucune difficulté particulière.
« Comment les jugements
synthétiques a priori sont-ils
possibles ? », c’est la même chose que demander comment est
possible une connaissance par la raison pure. L’existence de la métaphysique
dépend entièrement de la solution à ce problème. Faute de répondre à cette question,
les métaphysiciens sont tenus de s’abstenir ; ils ne peuvent enseigner la
métaphysique comme une science mais seulement, le cas échéant, comme un « art de persuader », tenant « le langage modeste d’une foi raisonnable ».
La réponse à la question cruciale se trouve dans la
philosophie transcendantale qui « précède nécessairement toute
métaphysique ».
La méthode analytique que Kant propose d’employer dans ces Prolégomènes part de la présupposition
que de telles connaissances synthétiques a
priori existent. La division de la
question transcendantale est la suivante :
1. Comment
la mathématique pure est-elle possible ?
2. Comment
la science pure de la nature est-elle possible ?
3. Comment
la métaphysique en général est-elle possible ?
4. Comment
la métaphysique comme science est-elle possible ?
On voit dans l’exposé même de l’ordre des questions qu’il
s’agit de mettre la philosophie à l’école des sciences rigoureuses, comme cela
est proposé dans la 2e préface à la CRPu.
§6. Première partie de la question transcendantale. Comment la mathématique pure est-elle possible ?
Ce paragraphe est le simple rappel de la conception
kantienne des mathématiques. Une connaissance entièrement non empirique et
entièrement synthétique. « Ce
pouvoir, qui ne s’appuie ni ne peut s’appuyer sur l’expérience, ne
suppose-t-elle pas quelque fondement a
priori de la connaissance profondément caché, mais susceptible de se
révéler par ces effets qu’il produit, si seulement l’on en recherche les
premiers commencements avec application ? » (IV, 280/281)
§7.
Kant revient ici sur la différence entre mathématiques et
philosophie. Les mathématiques trouvent leurs vérités dans l’intuition alors
que la philosophie doit « se
contenter de jugements discursifs par
simples concepts. » il doit donc y avoir au fondement de la
mathématique une « intuition pure » qui lui présente tous ses
concepts in concreto.
§8
La difficulté réside dans le fait qu’une intuition a priori est comme une contradiction
dans les termes : « il semble
impossible d’intuitionner originairement
a priori, puisque l’intuition devrait alors se produire sans se rapporter à
un objet antérieurement ou actuellement présent et ainsi ne pourrait être une
intuition. » (IV, 282) La question semble ainsi être maintenant :
« comment l’intuition de l’objet
peut-elle précéder l’objet lui-même ? »
§9.
La solution de cette question va être trouvée à partir de la
distinction entre phénomène et chose-en-soi qui devient ici une distinction
fondatrice : c’est elle qui permet d’expliquer comme les jugements synthétiques
a priori sont possibles. « Si
notre intuition devait être de nature à se représenter des choses comme elles sont en soi, il n’y aurait
pas la moindre intuition a priori,
mais elle serait toujours empirique. » (IV, 282) Mais le plus curieux est
que Kant commence sa démonstration en mettant entre parenthèses cette
distinction.
1. Il
affirme que l’idée que l’intuition d’une chose présente puisse me la faire
connaître comme elle est en elle-même est une idée absurde puisqu’il faudrait
supposer que les propriétés de la chose puisse se transporter dans ma faculté
représentative ; on a ici la critique standard la vérité comme adéquation
de la chose et de la pensée : l’adéquation est impossible puisque la chose
n’est pas elle-même dans la pensée.
2. Mais
il laisse de côté cette argument : « mais en en admettant la
possibilité … » il n’y en aurait pas pour autant une représentation a priori. En effet l’inverse supposerait une sorte
d’inspiration (ici ce mot doit être ironique[4])
pour assurer correspondance de ma représentation avec un objet qui ne m’a pas
encore été présenté.
3. Conclusion :
« Il n’y ainsi pour mon intuition
qu’une seule façon possible de précéder la réalité effective de l’objet et de
se produire comme connaissance a priori,
c’est de ne contenir rien d’autre que la forme de la sensibilité, qui dans le
sujet que je suis précède toutes les impressions effectives par lesquelles je
suis affecté par des objets. »
Encore une fois, les preuves de Kant se révèlent très
fragiles.
1. Si
la géométrie est la science générale des formes de tous les objets possibles,
la thèse kantienne marche. Mais quelle est la forme des nombres. Je peux
intuitionner a priori tous les objets
triangulaires, mais pas le nombre 2 car 2 n’est pas la forme a priori de deux chevaux, deux amants ou
deux professeurs de philosophie.
2. Kant
ne réfute pas vraiment les empiristes qui peuvent toujours rétorquer que ce que
Kant prend pour une intuition a priori n’est peut-être rien d’autre que
le résultat de l’habitude.
Quand il conclut ce paragraphe en affirmant que « des intuitions qui sont possibles a priori ne peuvent concerner que des
objets de nos sens » il confirme la difficulté quand il s’agira
d’appliquer la thèse kantienne à la nature des mathématiques.
§10.
Il faut, nous dit Kant, supposer
1° que « c’est seulement en vertu
de la forme de l’intuition sensible que nous pouvons intuitionner a priori des objets » mais que
2° « nous ne pouvons aussi les
connaître que tels qu’ils peuvent nous apparaître (à nos sens), non tels qu’ils
peuvent être en soi »(IV, 283).
On a ici la mise en œuvre de la méthode analytique de Kant :
supposons que des jugements synthétiques a
priori existent, alors voilà ce que contient ce concept.
A partir de là, on revient sur la mathématique pure et
immédiatement après sur la physique mathématique (la mécanique) en tant qu’elle
traite du mouvement. Ainsi, « l’espace et le temps sont ces intuitions que
la mathématique pure pose au fondement de toutes les connaissances et de tous
les jugements, lesquels se présentent du même coup comme apodictiques et
nécessaires ». L’explication qui suit n’est très convaincante et on est
fondé à soupçonner le raisonnement circulaire : « car la
mathématique doit présenter d’abord tous ces concepts dans l’intuition, et la
mathématique pure dans l’intuition pure, c'est-à-dire les construire, sans quoi
(puisqu’elle ne peut procéder analytiquement, c'est-à-dire par décomposition
des concepts, mais synthétiquement) il lui est impossible de faire un pas, et
cela tant qu’il lui manque l’intuition pure, qui seule peut lui fournir la
matière de tous les jugements synthétiques a
priori. » Kant divise ensuite en trois parties les
mathématiques :
·
la géométrie « qui prend pour fondement l’intuition pure de l’espace » ;
·
l’arithmétique qui « élabore elle-même le concept de nombre par addition successive
des unités dans le temps » ;
·
la mécanique qui « ne peut élaborer ses concepts de mouvement qu’a moyen de la
représentation du temps. »
L’idée de l’arithmétique comme synthèse par « addition successive des unités de temps »
est pour le moins confuse. On peut parfaitement construire le concept de nombre
cardinal sans la moindre référence à la temporalité. On retrouve ici la
difficulté majeure que recèle la conception kantienne des mathématiques. Que la
mécanique ne puisse élaborer ses concepts de mouvement qu’au moyen de la
représentation du temps, cela peut sembler évident. Mais, là encore, il y a
quelque chose qui semble échapper à Kant : c’est que le représentation du
temps qu’utilise la mécanique n’a pas grand chose à voir avec la représentation
du temps dans le sens interne. Ce que développera Bergson, c’est précisément
cette opposition entre le sens intime du temps et la conception physique d’un
temps spatialisé.
§11.
Pour Kant le problème de la mathématique pure est résolu.
« La mathématique pure, en tant que
connaissance synthétique a priori,
n’est possible qu’en vertu du fait qu’elle ne concerne rien d’autre que de
simples objets des sens, dont l’intuition empirique est fondée sur une
intuition pure (celle de l’espace et du temps), et cela a priori ; ce qui se peut parce que celle-ci n’est rien
d’autre que la forme de la sensibilité, qui précède le phénomène effectif des
objets en le rendant tout d’abord possible en fait. »
Les mathématiques sont donc la science des formes a priori de la sensibilité. Mais Kant
ajoute qu’elles ne concernent par conséquent que la forme des phénomènes et
nullement leur matière qui ne peut être connu qu’a posteriori.
§12.
Ce paragraphe cherche à renforcer ce qui vient d’être
affirmé en prenant appui sur l’exemple de la pratique des géomètres. La
démonstration de l’égalité de deux figures revient toujours à montrer qu’elles
se recouvrent ce qui est donc une intuition immédiate. Et pour être
apodictique, cette démonstration doit être a
priori. Poursuivant sur cette voie Kant affirme que l’espace euclidien est
le seul espace possible puisqu’il ne peut y avoir plus de 3 droites
rectangulaires et ceci ne peut se démontrer par concepts mais uniquement par
une intuition a priori. Si on est
kantien, on devra donc refuser de considérer que les phénomènes puissent nous
être donnés autrement que dans l’espace euclidien – qui est ainsi le seul
espace « réel » ou objectif, ce qui est la position de Louis de
Broglie, par exemple. Les espaces non euclidiens doivent donc être considérés
seulement comme des artifices de calcul. Dans le débat entre les réalistes et
les partisans de l’interprétation de Copenhague, un kantien de stricte
obédience se retrouvera donc, contrairement à ce qu’on pourrait croire, du côté
des réalistes.
§13.
Ce paragraphe essaie de se placer du point de vue de ceux
qui considèrent l’espace et le temps comme des qualités propres aux choses en
elles-mêmes. L’argument est intéressant parce qu’il s’appuie sur les
particularités de la symétrie bilatérale qui a la propriété que les deux
figures symétriques ne sont pas substituables. Suivons donc la démarche de
Kant :
·
il commence par se placer du point de vue du
réaliste de la chose en soi : si je connais les choses en elles-mêmes
c’est nécessairement avec mon entendement. Ce qui constitue le concept de ces
objets est déterminé par les « qualités premières » de l’objet
(dimension, forme) ;
·
or, du point de vue de ces qualités premières
deux figures symétriques « comme dans un miroir » ne peuvent être
distinguées ; il n’y a entre elles « aucune différence interne qu’un
entendement pourrait simplement penser » ;
·
pourtant elles ne sont pas substituables l’une à
l’autre – une main droite ne peut pas être substituée à une main gauche ;
·
la conséquence est donc que ces objets ne sont
point des représentations des choses telles qu’elles sont en soi et comme un
entendement pur les connaîtrait, « mais
ce sont des intuitions sensibles, c'est-à-dire des phénomènes dont la
possibilité repose sur la relation de certaines choses inconnues en soi à
quelque chose d’autre, à savoir notre sensibilité. » (IV, 286)
Autrement dit, celui qui croit que les objets mathématiques
sont des réalités purement intellectuelles, dont le concept peut-être tiré de
notre entendement de manière purement analytique – celui-là est à l’évidence
Leibniz – se trouve plongé dans des contradictions dont il ne peut sortir qu’en
adoptant la thèse de Kant.
On le note encore une fois : tous les exemples à partir
desquels Kant conduit son analyse sont empruntés à la géométrie et non à
l’arithmétique. Le dernier cité, concernant la symétrie est d’une grande
subtilité puisque 1° la question de la symétrie est fondamentale dans la
compréhension des lois de la nature (ce que nous appelons loi de la nature est
quelque chose qui peut, d’une manière ou d’une autre se ramener à une symétrie[5])
et 2° la question de la symétrie droite/gauche en particulier semble jouer un
rôle tout à fait spécial en microphysique d’une part et en cosmologie d’autre
part.
Il faut encore remarquer ceci : la perception de
l’espace et, de là, la construction des concepts mathématiques se trouve donc
étroitement liées à l’organisation corporelle puisque « nous ne pouvons non plus faire comprendre
la différence entre deux choses semblables et égales et pourtant non
coïncidentes (par exemple des volutes inversement enroulées) par aucun concept
mais uniquement par la relation de la main droite à la main gauche qui concerne
l’intuition. » (IV, 286/287) Voilà quelque chose qui, d’une part,
ouvre des recherches proprement phénoménologiques qu’on retrouvera dans la Phénoménologie de la perception de
Merleau-Ponty et, d’autre part, interdit (ou devrait interdire) les versions
purement idéalistes de la théorie kantienne de la connaissance. Le rôle que
joue l’intuition, et non « l’intuition intellectuelle » – ce monstre
du genre cercle carré – mais l’intuition comme rapport du corps au monde,
laisse au contraire ouverte la possibilité d’une utilisation non artificielle
de Kant du point de vue d’une théorie matérialiste de la connaissance.
Remarque I
Cette remarque est capitale puisque c’est ici que se fonde
l’objectivité des mathématiques. Si les mathématiques n’étaient pas des
constructions fondées sur l’intuition, elles seraient des produits de notre
fantaisie (éventuellement poétique) et seraient, par conséquent, dépourvues de
toute objectivité. Les mathématiques « sont
valables de manière nécessaire pour l’espace, et par suite aussi pour tout ce
qui peut se rencontrer dans l’espace, puisque l’espace n’est rien d’autre que
la forme de tous les phénomènes extérieurs, sous laquelle seule des objets des
sens peuvent nous être donnés. » (IV, 287) C’est parce que l’espace du
géomètre et l’espace de notre intuition sensible sont une seule et même chose
que les mathématiques peuvent décrire le monde physique, alors même qu’elles
sont une construction a priori.
L’objectivité des mathématiques est ainsi la condition de la scientificité de
la physique. La solution kantienne permet de sortir les mathématiques de
« toutes les chicanes d’une plate
métaphysique ».
Remarque II
Cette 2e remarque porte sur les rapports de
l’entendement et de la sensibilité et cherche à établir la différence entre la
théorie kantienne de la connaissance et l’idéalisme. En effet l’intuition « n’a lieu que par le moyen des
sens ; l’entendement n’intuitionne pas, il ne peut que réfléchir. »
(IV, 288) Mais les sens ne nous donnent que les phénomènes, et non les choses
en soi et par conséquent, on peut donc penser que, pour Kant, tous les corps et
l’espace qui va avec n’existent que dans notre pensée. Autrement dit, on
pourrait être tenté d’interpréter Kant comme une variété de la philosophie de
Berkeley. C’est également vers cette direction que s’oriente l’interprétation de
Copenhague de la physique quantique : la physique ne renverrait à aucune
« réalité extérieure ». Or Kant se sépare radicalement de toutes ces
positions. « L’idéalisme consiste à
affirmer qu’il n’y a pas d’autres êtres que des êtres pensants ; le reste
des choses que nous croyons percevoir dans l’intuition ne seraient que des
représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait
aucun objet situé à l’extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné
des choses, en tant qu’objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce
qu’elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que
leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu’elles produisent en nous
en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu’il y a des
corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant
totalement inconnues quant à ce qu’elles peuvent être en soi, sont connues de
nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre
sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi
simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n’en est pas
moins effectif. Peut-on appeler cela de l’idéalisme ? Mais c’en est
exactement le contraire. » (IV,289)
Autrement dit, la théorie
kantienne de la connaissance est « exactement le contraire » de
l’idéalisme. Bien que nous ne connaissions de la chose que son phénomène, son
existence en dehors de nous, indépendamment de notre conscience est la
présupposition fondamentale de toute connaissance. Il y a des
« corps » et ils sont ce qui est effectif. Le « réalisme »
de Kant ne peut pas être plus clairement affirmé. Et par la même occasion
l’incompatibilité de Kant avec toutes les formes modernes d’anti-réalisme en
matière de connaissance scientifique. Plus : supprimer la chose-en-soi
kantienne pour garder la philosophie transcendantale comme l’idéalisme allemand
a cru pouvoir le faire c’est dénaturer profondément le sens de cette
philosophie.
Le déplacement essentiel qu’opère
Kant n’est pas de réfuter le réalisme des théories de la connaissances
antérieures. Il s’agit « seulement » ( !) de supprimer la
différence ancienne entre les qualités premières et les qualités secondes,
entre les qualités qui appartiennent à la chose en elle-même et les qualités
qui ne sont qu’effet sur notre sensibilité de la chose. Pour Kant, toutes les
qualités, y compris les soi-disant qualités premières comme l’étendue, le lieu,
l’espace en général appartiennent également à notre sensibilité. Ce n’est donc
l’existence de la chose qui est supprimée comme dans l’idéalisme, mais
seulement notre capacité à connaître la chose telle qu’elle est en soi,
indépendamment de notre sensibilité. Ainsi la théorie kantienne de la
connaissance se révèle bien plus « matérialiste » que le réalisme
traditionnel, puisque le matérialisme postule nécessairement que la
connaissance est d’abord liée à au rapport de nos organes des sens avec le
monde.
Remarque III
On peut donc repousser l’objection contre la philosophie
kantienne selon laquelle le monde serait transformé « en pure apparence. » Avec la plus grande clarté cette remarque
va réfuter toute la conception traditionnelle (celle du rationalisme classique)
concernant la connaissance sensible. La connaissance sensible n’est pas une
connaissance confuse de la chose en soi, elle ne diffère pas par degré de
la connaissance intelligible. Il y a une différence « génétique » dit Kant. Car « quand un phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait
libres de juger de la chose comme nous voulons. Celui-ci, le phénomène, dépend
des sens, mais le jugement dépend de l’entendement. » (IV, 290) La vérité des phénomènes peut être
garantie par l’entendement : c’est « leur connexion d’après des règles qui déterminent l’enchaînement des
représentations dans le concept d’un objet, en tant qu’elles peuvent ou non
coexister dans une expérience. » C’est l’entendement qui peut rendre
un jugement objectif à partir du phénomène. On voit que cette solution est
malgré tout assez classique : on la retrouve chez Descartes et Spinoza.
À partir de cette constatation,
Kant va montrer qu’en réalité la conception qu’il soutient concernant la nature
de l’espace est parfaitement compatible avec la conception qui fait de l’espace
une qualité des choses. Mais cette dernière conception, dans la mesure où elle
ignore les limites inhérentes à la connaissance humaine est susceptible de nous
induire en erreur. La conception de Kant, loin de réduire le monde à une simple
apparence, est donc la seule qui permette de garantir l’objectivité des
mathématiques. Elle évite en outre de nous faire courir après les « bulles
de savon » de la métaphysique quand elle est saisie par l’illusion
transcendantale.
Il s’agit donc de distinguer clairement l’idéalisme transcendantal kantien de « l’idéalisme empirique de Descartes » et de « l’idéalisme mystique et divagant de
Berkeley. » Kant affirme même que sa doctrine est le meilleur antidote
contre les chimères de ce genre.
§14. Deuxième partie de la question transcendantale capitale. Comment la science pure de la nature est-elle possible ?
Dans cette exposé résumé de la théorie de la connaissance de
Kant, l’objectif poursuivi apparaît avec encore plus de netteté que dans la
CRPu – encore que la préface de la 2e
édition nous ait suffisamment averti de ce qui était en cause. Après les
mathématiques, c’est la question de la légitimité de la physique qui est
soulevée. Plus exactement, il s’agit de la science pure de la nature,
c'est-à-dire d’une connaissance a priori de
la nature. Et pour commencer cette définition : « La nature
est l’existence des choses en tant
que déterminée suivant des lois universelles. » La nature visée par la
science n’est donc pas la nature en soi car celle-ci ne peut être connue ni a priori ni a posteriori.
§15.
Le point de départ de Kant, comme pour les mathématiques,
c’est le fait de la science ; « nous sommes en possession d’une
science pure de la nature » et c’est à partir du fait qu’on va remonter à
la question de droit (c’est la même démarche que pour la mathématique pure). De
quoi est constituée cette science pure de la nature qui est la
« propédeutique à toute physique » ?
1. les
mathématiques appliquées aux sciences de la nature (par exemple la
cinématique) ;
2. « les principes simplement discursifs
(par concepts) qui constituent la partie philosophique de la science de la
nature. » (IV, 295)
Ce point (2) fera l’objet des premiers principes de la
métaphysique de la nature.
Mais Kant doit noter que cette science pure de la nature
n’est pas entièrement pure (des éléments empiriques s’y mêlent) et pas
entièrement universelle car, de fait, elle se limite à l’objet du sens externe
et laisse de côté celui du sens interne : elle est une propédeutique à la
physique mais non à la psychologie (encore un point sur lequel l’extraordinaire
acuité de la pensée kantienne se manifeste.)
Il y a néanmoins des principes purs comme « la substance est permanente et invariable » ou « tout ce qui arrive est toujours prédéterminé par une cause ».
On peut tout de même se demander en quel sens il s’agit bien là de « lois universelles de la nature qui sont
pleinement valables a priori »
puisque la première est une proposition analytique (cf. supra où ce problème
est déjà abordé) et la deuxième un postulat qui rend toute science de la nature
possible, mais nullement une proposition portant sur la nature en
général : c’est un loi de possibilité de la connaissance, nullement une
loi portant sur l’objet de connaissance lui-même. Cette ambiguïté est d’autant
plus curieuse que la causalité (c'est-à-dire ce principe selon lequel « tout ce qui arrive est toujours
prédéterminé par une cause ») figurera dans la table des catégories a priori de l’entendement.
§16.
Ici on a une deuxième définition de la nature comme « la
somme de tous les objets de l’expérience ». Mais en réalité ces
deux définitions sont équivalentes : être un objet de l’expérience ou
suivre une loi sont une seule et même chose.
§17.
Ce paragraphe conclut des deux précédents en affirmant que
l’élément formel de la nature est « la
conformité de tous les objets de l’expérience à des lois, et, en tant qu’elle
est connue a priori, leur conformité nécessaire. » (IV,296)
La discussion qui suit paraît assez subtile, mais permet de
préciser ce qu’est véritablement la philosophie transcendantale kantienne. Kant
oppose deux formulations possibles :
1.
comment est-il possible de connaître a priori la conformité nécessaire des
choses, en tant qu’objets de l’expérience, à des lois ?
2.
comment est-il possible de connaître la conformité
nécessaire de l’expérience elle-même à des lois, en ce qui concerne tous ses
objets en général ? (IV,296)
Du point de vue de la connaissance pure de la nature, ces
deux formules sont équivalentes, mais la (2) laisserait supposer qu’on peut
parler de la nature en soi et on pourrait ainsi être entraîné à disserter des
choses en soi dont rien ne nous est donné (par exemple, on est amené à faire
des suppositions sur ce qu’est la nature en dehors de toute expérience, ce qui
ouvre la voie aux spéculations sur l’ordre de la nature, le plan divin qui
s’exprime dans la nature, le livre de la nature écrit en langage mathématique
et toutes sortes d’affirmations purement métaphysiques de la même farine.)
§18.
Il s’agit maintenant de distinguer jugements empiriques et
jugements d’expérience. Tous les jugements d’expérience sont des jugements
empiriques mais tous les jugements empiriques ne sont pas des jugements
d’expérience. Dans le jugement d’expérience « à ce qui est donné à l’intuition sensible, doivent s’ajouter en outre
des concepts particuliers qui ont leur origine entièrement a priori dans l’entendement pur, et sous lesquels chaque perception
peut tout d’abord être subsumée, puis, par leur moyen, être transformée en
expérience. » (IV,297)
Ainsi Kant oppose la valeur objective des jugements d’expérience à la valeur simplement subjective des jugements de perception.
Ce qui confère une valeur objective aux jugements d’expérience, ce sont
précisément ces concepts tirés de l’entendement pur. Un jugement de perception
ne peut en effet acquérir d’objectivité que si nous trouvons des raisons de le
tenir pour universel. Autrement dit,
pour Kant, universalité et objectivité sont presque des synonymes. Ce qui est
expliqué au …
§19.
… où on apprend que « validité objective et validité universelle nécessaire (pour chacun)
sont des concepts interchangeables » (IV,298).
C’est l’entendement qui produit la liaison des
représentations données à notre sensibilité et produit ainsi l’objectivité.
§20.
Ce paragraphe propose une analyse plus détaillée de l’expérience
dont la détermination a été faite dans les précédents. Les composants de
l’expérience sont :
1.
à la base : la perception « qui n’appartient qu’aux sens » ;
2.
le jugement, qui n’appartient qu’à l’entendement. Kant
distingue deux types de jugements :
a) lorsque
je compare les perceptions et les lie à mon état de conscience ;
b) lorsque
je les relie dans une conscience en général.
Le simple jugement de perception ne peut donner une validité
universelle. Pour qu’il y ait expérience à proprement parler – « pour
que la perception puisse devenir expérience » – il faut que
l’intuition soit « subsumée sous un
concept qui détermine la forme de l’acte de juger en général ». Seul
un pur concept a priori de
l’entendement peut remplir cette fonction. L’exemple typique est le concept de cause.
À partir de là, il est possible de généraliser :
« Si l’on analyse tous les
jugements synthétiques, en tant qu’ils ont une valeur objective, on trouvera
qu’ils ne consistent jamais en simples intuitions reliées par comparaison en un
jugement, comme on le croit communément, mais qu’ils seraient impossibles, si,
aux concepts tirés de l’intuition, ne s’ajoutait un concept pur de
l’entendement sous lequel ces derniers ont été subsumés, et ainsi reliés tout
d’abord en un jugement objectivement valable. Même les jugements de la
mathématique pure dans ses axiomes les plus simples ne sont pas exemptés de
cette condition. Le principe : la ligne droite est le plus court chemin
entre deux points, suppose que la ligne soit subsumée sous le concept de
grandeur qui n’est certes pas une simple intuition mais qui a son siège
uniquement dans l’entendement. » (IV,301)
Encore fois certaines ambiguïtés demeurent : il n’est
pas certain que nous ayons affaire ici, dans cet exemple mathématique, à un
axiome mais à une simple définition (ou une convention). Si on généralise – en
sortant des géométries euclidiennes – ce n’est plus la droite mais le
géodésique qui est le plus court chemin entre deux points.
§21.
La possibilité de l’expérience est entièrement donnée dans
le tableau des jugements et dans celui (parallèle) des concepts purs de
l’entendement.
Table logique des jugements
Selon la quantité
|
||
Universels
|
||
Particuliers
|
||
Singuliers
|
||
Selon la qualité
|
Selon la relation
|
|
Affirmatifs
|
Catégoriques
|
|
Négatifs
|
Hypothétiques
|
|
Infinis
|
Disjonctifs
|
|
Selon la modalité
|
||
Problématiques
|
||
Assertoriques
|
||
Apodictiques
|
Table transcendantale des concepts de l’entendement
Selon la quantité
|
||
Unité (mesure)
|
||
Pluralité (la grandeur)
|
||
Totalité (le tout)
|
||
Selon la qualité
|
Selon la relation
|
|
Réalité
|
Substance
|
|
Négation
|
Cause
|
|
Limitation
|
Communauté
|
|
Selon la modalité
|
||
Possibilité
|
||
Existence
|
||
Nécessité
|
Table physiologique pure des principes universels de la science de la nature
Axiomes de l’intuition
|
||
Anticipations de la perception
|
Analogies de l’expérience
|
|
Postulats de la pensée empirique en général
|
§21a
Une précision très importante : il s’agit ici du contenu de l’expérience et non de son origine. La
question de l’origine de l’expérience relève, dit Kant, de la « psychologie empirique » (qui est
une science de la nature) alors que la question du contenu relève de la
philosophie transcendantale.
§22.
Ce paragraphe donne la définition la plus générale de la
pensée. L’affaire des sens, c’est d’intuitionner, celle de l’entendement, c’est
de penser. Or, « penser, c’est unir
des représentations en une conscience. » (IV,304) Cette union soit
1.
est formée relativement au sujet à contingente et subjective
2.
a lieu absolument à nécessaire ou objective.
Le jugement est l’union des représentations en une
conscience. Donc penser, c’est juger. [et donc les jugements sont soit
subjectifs, soit objectifs].
Les moments logiques des jugements sont toutes les manières
possibles d’unir des représentations en une conscience.
L’expérience ainsi n’est donc pas une pure perception, elle
n’est pas l’action du monde sur notre sensibilité, elle est, de bout en bout,
un acte de pensée puisqu’elle « consiste
dans l’enchaînement synthétique des phénomènes (perceptions) en une conscience,
en tant que celui-ci est nécessaire ». Tout enchaînement synthétique
de perceptions n’est pas une expérience, il faut encore qu’il soit nécessaire, c'est-à-dire qu’il soit
conforme aux lois générales de la pensée (logique). C’est précisément cela qui
permet de donner son objectivité à l’expérience.
§23.
On poursuit, ici la démarche analytique des
prolégomènes : chaque concept est analysé et décomposé en ses élément
nécessaires. Ainsi celui de jugement,
clarifié au paragraphe précédent contient celui de jugement nécessaire a priori.
Les jugements qui sont l’union
des représentations en une conscience (cf. précédent) peuvent aussi être
considérés comme « les conditions
de l’union des représentations ». Ils sont alors des règles. Mais si cette union doit être
nécessaire, alors il s’agit de règles a
priori et, si elles ne sont pas des règles dérivées d’autres règles, alors
elles sont des principes. Il s’agit
donc des principes qui rendent possible l’expérience et ces principes sont en
même temps « des lois universelles
de la nature qui peuvent être connues a
priori. »
On peut maintenant appréhender le système kantien de la
connaissance.
1. Les
règles générales qui définissent les conditions formelles de tous les jugements
constituent le système logique.
2. Sur
ces règles se fondent les concepts qui définissent les conditions a priori de toutes jugements
synthétiques et nécessaires. C’est le système
transcendantal.
3. Les
principes par les moyens desquels les phénomènes sont subsumés sous ces
concepts constituent le système
physiologique.
§24.
Ces principes physiologiques définissent l’articulation de
la connaissance de l’esprit humain en tant que phénomène naturel (on dirait
aujourd’hui les « sciences cognitives » !) et la philosophie
transcendantale proprement dits. Le concept de grandeur est le premier de ces concepts. Le concept de grandeur est
un principe qui concerne l’application
des mathématiques à l’expérience.
Le deuxième principe concerne l’intensité des phénomènes ; il est celui des anticipations de
la perception.
Note : tout
ce passage renvoie à l’analytique des principes et les questions en cause sont
si condensées dans les Prolégomènes
que la compréhension en reste difficile.
§25.
Ce paragraphe poursuit ce qui apparaîtra comme une véritable
déconstruction de la métaphysique traditionnelle. La substance — catégorie
essentielle de la métaphysique depuis Aristote — est maintenant considérée comme le concept
« qui est au fondement de toute
détermination de l’existence en tant que concept de la chose même ».
Cette « nécessité qu’au fondement
de l’existence des choses il y ait un sujet qui lui-même ne puisse être
prédicat de quelque autre chose » (cf. §27) est simplement un principe
de l’entendement non un principe des choses en elles-mêmes. La succession temporelle
des phénomènes est pensée au moyen du concept de cause et la simultanéité est pensée au moyen du concept de communauté ou d’action réciproque. Ces principes qui commandent de subsumer
l’existence phénoménale sous la substance, la succession temporelle sous la
cause et la simultanéité sous l’action réciproque rendent l’expérience
possible, puisque ce eux qui permettent de « relier les objets dans la nature sous l’angle de l’existence ».
Ils sont, dit encore Kant, les lois naturelles proprement dites. Les lois
naturelles sont donc d’abord des principes de l’entendement : c’est cela
la révolution copernicienne !
§26.
Cette explicitation des tables (cf. §21) remplit
manifestement Kant d’une grande joie. C’est particulièrement la troisième
table, celle des principes, qui le satisfait le plus. Mais Kant prend bien soin
de nous mettre en garde. Toutes ces connaissances a priori que nous venons d’emmagasiner sous soumises à l’importante
restriction qu’en tant qu’elles concernent les choses en tant qu’objet d’expérience.
Que les choses en soi aient une substance, soient soumises à la causalité,
etc., tout cela nous n’en savons rien et nous n’en pouvons rien savoir. Mais nous ne pouvons pas avoir de
connaissance expérimentale sans que cette expérience soit soumise à ces
principes découverts a priori. En
même temps, Kant insiste sur le fait qu’il s’agit seulement de la possibilité de l’expérience et
nullement de la connaissance des phénomènes eux-mêmes.
§27.
Les développements précédents permettent de répondre à la
question de Hume. Kant affirme qu’il peut renverser par le base le doute de
Hume.
·
Hume a raison de dire que nous ne saisissons pas
la possibilité de la causalité par la raison. Et il en va de même de la
substance et de l’action réciproque.
·
Mais ce n’est pas non plus par l’expérience que
nous pouvons saisir ces concepts.
·
Ces concepts sont établis avant toute expérience
et ce sont eux qui la rendent possible.
§28.
Ce § développe le point précédent mais ajoute ceci :
les concepts établis a priori rendent possible l’expérience, mais, en même
temps, nous avons établi « la
nécessité de subsumer tous les phénomènes sous ces concepts, c'est-à-dire de
les utiliser comme principes de la possibilité de l’expérience. »
§29.
Reprenant le concept de cause (la crux metaphysicorum de Hume) Kant exemplifie ici les développements
théoriques précédents.
·
La logique donne a priori la forme d’un jugement
conditionné en général (si P alors il s’ensuit Q).
·
Il est possible qu’il se trouve dans la
perception « une règle de la relation
disant qu’à un certain phénomène succède constamment un autre phénomène »
·
On doit alors se servir du jugement
hypothétique.
·
Pour ce sujet je ne peux me contenter de
connecter subjectivement des perceptions.
·
Il faut trouver une proposition qui soit nécessaire
et universellement valable, c'est-à-dire une proposition qui puisse fonctionner
comme loi.
Ici on doit bien comprendre comment les choses se passent.
L’empiriste affirme en gros que si une
classe d’événements P est toujours suivie d’une classe d’événements Q, alors
nous prenons l’habitude de penser un événement de type P sera suivi d’une
événement Q et c’est cela que nous appelons causalité.
Pour Kant, les choses se passent différemment : si deux
phénomènes p et q se succèdent temporellement, je peux connaître q (c’est un
principe de mon entendement) que si je lui assigne un autre phénomène (ici p
est un bon candidat) comme cause. Je vais donc déclarer que p est la cause de
q. Mais ici je n’en suis qu’à la perception subjective. La proposition (donnée
par Kant en exemple) « si un corps
est éclairé assez longtemps par le soleil, il devient chaud » ne
manifeste nullement la nécessité de l’enchaînement. La proposition d’expérience
véritable sera plutôt « le soleil
est par sa lumière source de chaleur ». Une fois cette proposition
émise, je pourrai subsumer toutes les occurrences de phénomènes du même genre
sous cette loi universelle. Pour l’empiriste, c’est la ressemblance des
événements et des enchaînements qui nous conduit à l’idée de cause, alors qu’on
peut dire que pour Kant, à l’inverse, que c’est seulement à partir d’un
jugement hypothétique universel qu’on peut découvrir les ressemblances entre
les phénomènes. Pour une explication de tout cela, il suffit de se reporter à
la préface à la seconde édition de la Critique
de la raison pure.
§30.
Conséquence de tout cela : les concepts purs de
l’entendement n’ont pas la moindre signification s’ils s’écartent de
l’expérience. « Ils ne servent pour
ainsi dire qu’à épeler les phénomènes pour pouvoir les lire comme expérience. »
Ainsi dire que Dieu est cause du monde est une expression dénuée de
signification puisque Dieu n’est pas un phénomène !
De même, il ne peut y avoir de preuve mathématique de Dieu
ou de l’infinité ou de tout ce qu’on veut de ce genre, puisque les
mathématiques ne peuvent s’appliquer qu’aux phénomènes.
§31.
Il s’agit d’un paragraphe purement polémique contre les
métaphysiciens. Kant réaffirme la supériorité de la méthode critique qui, par
les distinctions qu’elle établit, permet de sortir des apories dans lesquelles
la philosophie s’était enfermée sans pouvoir faire un pas de plus.
§32.
Ce § précise les acquis. Il ne s’agit pas de nier
l’existence d’être intelligibles (les noumènes)
mais seulement de limiter le champ de la connaissance théorique. Des noumènes
nous ne pouvons rien savoir … sinon que nous devons les penser. Du même coup,
il n’est plus possible de confondre phénomène et apparence comme le faisaient
les Anciens. Ce qui caractérise le phénomène, c’est son objectivité.
§33.
La difficulté, c’est que les concepts de l’entendement
semble contenir beaucoup plus de signification que n’en suppose leur simple
usage empirique (par exemple si toute chose a une cause, comme ne pas être
tenté de remonter à la causa sui ?)
§34.
Kant explique ici le sens de la CRPure, à la fois la critique de l’empirisme et réaffirmation que
les concepts purs de l’entendement ne peuvent s’émanciper de l’expérience. Les
noumènes ainsi présentent un problème dont la solution est impossible.
§35.
Kant explique le mécanisme par lequel l’entendement est
appelé à divaguer. Car si l’imagination a le droit de s’écarter de l’expérience
(ce qui la fortifie) ce droit est refusé catégoriquement à l’entendement.
§36. comment la nature elle-même est-elle possible ?
Au sens matériel,
la réponse à cette question est déjà donnée : la nature en tant
qu’ensemble des phénomènes est rendue possible par la constitution de notre
sensibilité. (C’est la réponse à la 1ère question capitale des Prolégomènes)
Au sens formel (la
nature comme ensemble des règles suivant lesquelles les phénomènes doivent se
ranger), c’est la constitution de notre entendement suivant laquelle toutes les
représentations de la sensibilité doivent être rapportées à une conscience
(c’est la réponse à la 2e question capitale des Prolégomènes).
Mais comment cette propriété particulière de notre
sensibilité est-elle possible ? Pour Kant, cette question n’a pas de
réponse, parce que nous y « retournons
toujours nécessairement pour toute réponse et pour toute pensée des objets ».
La difficulté que nous trouvons ici est cette difficulté sur laquelle Kant
revient et revient sans cesse. Nous pouvons connaître les conditions logiques
et les conditions transcendantales de notre connaissance (c’est le rôle même de
la philosophie transcendantale que de donner cette connaissance) mais nous ne
pouvons pas savoir pourquoi il en est ainsi ni pourquoi notre esprit est ainsi
fait. Kant a l’air de dire que si nous voulions répondre à cette question, il
faudrait poser l’esprit humain comme objet de la connaissance au même titre que
les objets de la nature. Mais pour le connaître nous nous référerions
nécessairement à ces principes et à ces règles de l’entendement, ainsi qu’à ces
propriétés de la sensibilité qui viennent d’être exposées ; autrement dit
pour connaître le pourquoi de ces principes il faut les présupposer. On tombe
alors soit dans une connaissance purement tautologique soit dans un cercle.
Plus généralement cela veut donc dire :
1. Qu’à
proprement parler il n’y a pas de science possible de l’esprit sur le modèle
des sciences de la nature ; seule la philosophie transcendantale est
possible ici. Et donc Kant ne pourrait servir de caution aux « sciences
cognitives.
2. Que
la « dialectique objet-sujet » est irréductible, chez Kant. Je ne
peux jamais ramener le sujet sous l’objet. Le sujet échappe toujours à toute
connaissance objective puisque, dès que je le pose comme élément de cette
connaissance objective (par exemple quand j’explique la conscience par des
propriétés spéciales du cerveau), j’ai transformé la subjectivité en un objet
comme les autres – et elle n’est donc plus subjectivité, et, en même temps j’ai
posé nécessairement un sujet transcendantal, un « je pense » comme
condition de connaissance de cette « conscience » maintenant
objectivée.
Tout ceci barre la voie qui pourrait mener de Kant à Hegel.
Cela barre également la voie qui pourrait mener de la théorie kantienne de la
connaissance aux cognitivismes matérialistes modernes.
La conclusion de tout le
paragraphe est sans équivoque : « l’entendement ne puise pas ses lois (a priori) dans la nature mais les
lui prescrit. » Et par conséquent les lois qui gouvernent
l’entendement lui-même ne sont pas des lois de la nature. Cette conception
définit très précisément l’autonomie du sujet et, en même temps qu’elle
concentre toute la théorie kantienne de la connaissance, donne le fondement
général de la conception kantienne de la morale.
§37.
Simple paragraphe de transition. Il annonce la suite :
« Nous allons expliquer cette
proposition [la conclusion du §36] en
apparence bien aventureuse par un exemple qui doit démontrer que les lois que
nous découvrons dans les objets de l’intuition sensible, surtout lorsqu’elles
ont été reconnues comme nécessaires, sont déjà tenues par nous-mêmes pour des
lois que l’entendement y a mises, quoiqu’elles soient par ailleurs en tout
point semblables à celles que nous attribuons à l’expérience. »
§38.
L’exemple annoncé est en réalité très surprenant. Il s’agit
en effet, de prime abord, d’un exemple puisé dans les mathématiques. Kant se
demande si les propriétés du cercle sont dans le cercle ou dans notre
entendement. Or ces propriétés ne peuvent qu’être déduites « de la condition mise par l’entendement au
fondement cette figure. » Kant aborde la « nature matérielle » comme extension de ce qu’il vient de
montrer au sujet des mathématiques. Ainsi pour Kant, la loi des inverses des
carrés des distances découle du fait que les orbites des corps célestes sont
des sections de coniques. Autrement dit la description formelle de la nature
commande logiquement les lois lient entre eux les phénomènes naturels. Conséquence :
« il y a donc une nature qui repose
sur des lois connues par l’entendement a priori, et surtout par des principes
universels de détermination de l’espace ». L’entendement est donc
« l’origine de l’ordre universel de
la nature. »
Ce qui fait que cette position n’est pas un idéalisme, c’est
que la nature dont il s’agit ici n’est pas la nature en soi mais l’ensemble des
phénomènes.
§39. Appendice à la science pure de la nature. Du système des catégories.
Ce paragraphe est consacré à discussion de la table
aristotélicienne des catégories.
Les catégories d’Aristote sont
1. substance
2. qualité
3. quantité
4. relation
5. action
6. passion
7. temps
8. lieu
9. position
10. possession
L’esthétique transcendantale
permet d’exclure les 7, 8 et 9. Quand aux autres, Kant affirme que ne pouvaient
lui être utiles en rien puisqu’on « n’y
trouvait aucun principe d’après lequel on aurait pu mesurer entièrement
l’entendement et déterminer au complet et avec précision toutes les fonctions
d’où proviennent ses concepts purs. »
Au lieu de donner une liste de catégories, Kant cherche un
acte de l’entendement qui puisse ordonner tous les autres : c’est le seul
moyen de construire un système complet et non un simple agrégat.
·
On peut remarquer, pourtant, qu’il y a quelque
injustice à l’égard d’Aristote. La liste aristotélicienne des catégories n’est
pas un agrégat sans principe unificateur mais une description presque
exhaustive des éléments qui constituent toute énonciation. C’est une théorie du
langage et les catégories ne peuvent être comprises qu’en liaison avec le
« de l’interprétation ».
Le système des catégories de Kant
est utile parce qu’il est ordonné comme théorie du jugement –alors que celui
des Anciens n’est qu’une « misérable
nomenclature » – et permet d’expulser « tous les concepts d’un genre différent qui autrement pourraient se
glisser parmi ces concepts purs de l’entendement, et qu’il fixe à sa place
chaque connaissance. »
§40. Troisième partie de la question transcendantale capitale. Comment une métaphysique en général est-elle possible ?
Le renversement de perspectives proposé par Kant a des
conséquences considérables quant à la hiérarchie traditionnelle des sciences
(jusqu’à l’arbre cartésien). La recherche engagée par Kant n’est pas une
recherche déterminer une science architectonique qui donnerait leur fondement
aux autres sciences. Les mathématiques et la physique sont suffisamment
assurées par elles-mêmes, nous dit Kant. En fait, Kant extrait de l’étude des
mathématiques et de la physique les éléments qui ont fait leur succès pour
tenter de les appliquer à cette science qui a bien besoin de se mettre à
l’école des sciences de la nature, savoir la métaphysique.
La métaphysique prétend connaître
des concepts purs qui ne sont l’objet d’aucune expérience possible. Mais elle
est surtout la préoccupation exclusive de la raison pour elle-même. Comment se
pose se problème ? La raison restreint l’usage de l’entendement pur à la
sphère des expériences possibles. Mais la totalité absolue des expériences
possibles n’est pas une expérience possible. Elle est donc un problème pour la
raison.
·
C’est la distinction, si importante chez Kant,
entre les concepts de l’entendement pur et les concepts de la raison. Les
premiers ont un usage immanent alors
que les seconds sont transcendants.
Il faut prendre transcendant dans son sens le plus « plat » que Kant
précise un peu plus loin : transcendant = débordant.
·
De là découle la définition de l’idée : un concept nécessaire de la
raison dont l’objet ne peut être donné dans aucune expérience. Ces idées
possèdent une apparence séduisante, mais elles pervertissent l’entendement.
·
è il est donc nécessaire
de connaître la raison pure dans son usage transcendant afin d’empêcher cette
perversion.
§41.
La distinction entre les idées et les catégories de
l’entendement est un des points décisifs qu’a éclairés la CRPu.
§42.
La distinction entre concepts purs de l’entendement et idées
de la raison pure est reprise.
Les concepts purs de l’entendement peuvent être donnés dans
l’expérience et leurs principes peuvent être vérifiés expérimentalement. À
l’inverse des idées de la raison pure.
§43.
De même que les catégories peuvent dérivées des 4 fonctions
logiques de l’entendement, de même transcendantales peuvent être dérivées des 3
fonctions du raisonnement.
D’où le tableau des prétentions
de la raison (c’est l’exposé de la dialectique de la raison pure).
Type de raisonnement
|
Idée
|
Nature de l’idée
|
Dialectique
|
Catégoriques
|
idée de sujet complet (substantiel) [l’âme est-elle ou non une
substance simple]
|
psychologique
|
paralogisme
|
Hypothétiques
|
idée de la série complète des conditions [Problème du
commencement ou de l’éternité du monde]
|
cosmologique
|
antinomie
|
Disjonctifs
|
idée d’un ensemble complet du possible [Problème de la finalité
de la nature]
|
théologique
|
idéal de la raison
|
§44.
Non seulement les idées de la raison sont inutiles dans
l’usage de l’entendement, mais on peut même dire qu’elles s’opposent à la
connaissance rationnelle de la nature. Elles sont cependant « nécessaires pour une autre fin encore à
déterminer. » C’est ici l’annonce de la solution complète du problème
de la raison pure dans la Critique De La Raison Pratique.
C’est précisément ce qui donne son sens à cette critique, qui sans cela en
serait dépourvu, puisque, comme Kant l’a déjà dit, les mathématiques et la
physique n’ont besoin d’aucune justification extérieure : ce sont elles,
au contraire, qui indiquent le chemin de la science sûre.
§45. Remarque préliminaire à la dialectique de la raison pure
C’est le besoin de la raison qui pousse l’entendement au
delà des limites de l’expérience. Il s’agit nous dit Kant, de la « destination naturelle » de notre
raison. C’est pourquoi il faut une éducation scientifique, pour contenir cette
tendance naturelle et c’est aussi pourquoi cette éducation scientifique est
difficile.
§46. I. Idées psychologiques
[Pour ce paragraphe et les suivants, on pourra se reporter à
la CRPu.]
Le paragraphe commence par une discussion de la substance.
On a vu que la seule validité de la substance est de désigner la permanence dans le temps ; en dehors de cette
usage, l’entendement ne peut s’y aventurer : « le substantiel lui-même ne peut jamais être conçu par
l’entendement ».
Nous avons spontanément l’illusion de connaître au moins une
substance : nous-mêmes en tant que sujet pensant. C’est du moins ainsi que
Descartes présente les choses. Pour Kant, il n’en est rien car le moi n’est pas
un concept mais la simple désignation de l’objet du sens interne.
§47.
Cette soi-disant substance nous la nommons âme. Mais pour
les raisons indiquées plus haut sa permanence ne peut être prouvée puisque ce
n’est pas le substantiel que nous connaissons sous ce nom mais seulement un
genre particulier de phénomène.
§48.
Conclusion, il est pas possible de passer du concept de
l’âme à la démonstration de sa permanence en dehors d’une expérience possible.
Autrement dit, c’est la réaffirmation que l’existence
ne peut pas être un prédicat analytique. Or, l’idéalisme (y compris
l’idéalisme hégélien) n’est pas autre chose que cette thèse selon laquelle
l’existence peut être démontrée à partir de la connaissance du concept.
§49.
L’existence du monde réel en dehors de nous ne peut pas non
plus être prouvée en dehors de la liaison avec l’expérience. Mais du même coup
la question de l’objectivité des phénomènes est devenue très facile. Puisqu’il
ne s’agit plus de chercher la réalité en soi mais l’objectivité de la réalité
phénoménale, « l’enchaînement
suivant des lois d’expérience » suffit pour tout ce que nous
intuitionnons dans l’espace, « tout
de même que l’enchaînement des phénomènes du sens interne prouve la réalité de
mon âme comme objet du sens interne ».
C’est pourquoi Kant réfute aussi bien l’idéalisme cartésien
que l’idéalisme matériel (Berkeley).
Encore une fois, nous voyons comment le criticisme permet
d’enraciner une position « réaliste » solide, non soumise aux
incertitudes des propositions métaphysiques. Ou encore, comme le dit Lucio
Colletti, que « Kant est le seul
philosophe allemand classique chez qui il soit possible de trouver au moins un
grain de matérialisme »[6]
§50. II. Idées cosmologiques
À la différence de l’idée psychologique, l’idée cosmologique
semble d’abord rester sur le sol de l’expérience ; elle ne déborde pas. Ce
qui la caractérise, c’est que « elle
étend la liaison du conditionné avec sa condition (qu’elle soit mathématique ou
dynamique) si loin que l’expérience ne peut jamais l’égaler ».
§51.
Kant donne maintenant une application de ses tables. Il y a
que quatre sortes d’affirmations dialectiques.
(I) Thèse :
Le monde a un commencement (une limite quand au temps et à l’espace).
Antithèse : le monde est infini quant au temps et à l’espace.
(II) Thèse :
tout dans le monde est constitué par le simple. Antithèse : il n’y a rien
de simple, mais tout est composé.
(III) Thèse :
il y a dans le monde des causes par liberté. Antithèse : il n’y a pas de
liberté, mais tout est nature.
(IV) Thèse :
Dans la série des causes du monde, il y a quelque être nécessaire.
Antithèse : il n’y a dans cette série rien de nécessaire mais tout y est
contingent.
§52a.
Sur tout ce qui suit on peut se reporter à la CRPu. Ici Kant
montre que pour chacun de ces 4 affirmations, on peut aussi bien démontrer la
thèse que l’antithèse.
§52b.
La non contradiction d’une démonstration (ou d’une théorie)
n’est pas suffisante pour donner une preuve. C’est la conception purement
cohérentiste de la vérité que Kant réfute ici. Le recours à l’expérience est
indispensable. Kant semble même dire que, du point de vue purement formel, il
est impossible d’affirmer absolument la non contradiction d’une théorie,
résultat qui ne sera formulé de manière claire et démontré que beaucoup plus
tard.
La raison des antinomies (I) et (II), que Kant appelle les
antinomies mathématiques, c’est qu’à leur base se trouve un concept
contradictoire.
§52c.
·
La première antinomie pose l’idée d’un espace
infini ; or nous ne pouvons avoir aucune expérience d’un espace infini (ni
d’ailleurs d’un espace fini). Ainsi nous serions amenés à parler de la grandeur
du monde en dehors de toute expérience, c'est-à-dire du monde en soi, ce qui
est exclu par la critique.
·
Pour la deuxième antinomie, c’est un problème du
même genre. Les parties n’existent que dans une expérience possible. « Admettre qu’un phénomène, par exemple celui
du corps, contient en soi, avant toute expérience, toutes les parties
auxquelles ne peut jamais parvenir que l’expérience possible, cela revient à
attribuer à un simple phénomène, qui ne peut exister que dans l’expérience,
également une existence propre, précédant tout expérience, ou à dire qu’il y a
de simples représentations avant qu’il ne s’en trouve dans la faculté
représentative » [des représentations qui ne seraient accompagnées
d’aucun « je pense » !]
§53.
La seconde classe des antinomies (III et IV) concerne les
antinomies dynamiques. Rappelons que les principes dynamiques sont ceux qui
soumettent à priori tous les phénomènes à une règle. Ici ce qui est compatible
est posé comme contradictoire. Si précédemment les deux affirmations étaient
fausses, ici elles peuvent être toutes les deux vraies.
Par exemple, si la nécessité de la nature est rapportée aux
phénomènes et la liberté aux choses en soi, les deux affirmations sont vraies,
chacun dans son « règne ». C’est bien ce que Kant va développer dans
la CRPra et dans les FMM. L’antinomie de la proposition IV peut être résolue de
la même façon – en distinguant « la
cause dans le phénomène et la cause des phénomènes ».
[Il est inutile de développer plus
ce long paragraphe]
§54.
En résumé, il est impossible de sortir de ces conflits de la
raison avec elle-même « tant qu’on
prend les objets du monde sensible pour des choses en soi ».
§55. III. Idée théologique
C’est le problème de Dieu comme cause et causa sui. Ici la raison ne part de l’expérience
pour la déborder (comme dans les idées psychologiques et cosmologiques). Elle
opère en rupture totale avec l’expérience. Ici, la difficulté tient à ce que
nous confondons les conditions subjectives de notre pensée avec les conditions
objectives des choses elles-mêmes. Il s’agira donc d’une critique des
prétentions de la théologie
transcendantale.
§56. Remarque générale sur les idées transcendantales
Comme on l’a déjà signalé, la critique kantienne pose à la
fois l’autonomie de l’esprit et la finitude. C’est sur ce deuxième point
qu’insiste le §56. Les sciences de nature ne peuvent pas tout expliquer (par
exemple : d’où vient que les corps s’attirent mutuellement ?).
La critique cependant n’est seulement négative. Si les idées
transcendantales expriment « la
destination propre de la raison »,
ce n’est pas seulement comme une tendance spontanée qu’il faudrait combattre,
c’est aussi parce que la raison est un « principe systématique d’unité de l’entendement ». La totalité
absolue de l’expérience est impossible, mais l’idée d’un tout de la
connaissance d’après des principes procure l’unité systématique à notre
connaissance.
§57. Conclusion. De la détermination des limites de la raison pure
Le titre pourrait suffire comme résumé de ce paragraphe et
des suivants qui résument l’ensemble de l’ouvrage en revenant,
significativement, sur ce qui est, pour Kant, le plus important dans la
philosophie critique. Kant y développement ce qu’il avait annoncé en
introduction : sa réponse au problème de Hume.
Et d’abord ceci : si faut admettre une fois pour toutes
que seuls les phénomènes sont connaissables, « ce serait d’autre part une absurdité encore plus grande que de ne pas
admettre du tout de chose en soi, ou de vouloir donner notre expérience pour
l’unique mode de connaissance possible des choses, par suite notre intuition
dans le temps et dans l’espace pour la seule intuition possible, et notre
entendement discursif pour l’archétype de tout entendement possible, et par
conséquent de tenir les principes de la possibilité de l’expérience pour les
conditions universelles des choses en soi. » En effet, ce serait
étendre au delà de toute expérience possible les principes qui valent pour
notre expérience ; ce serait donc une nouvelle forme d’idée transcendante.
La discipline de l’entendement est
le seul moyen de combattre le scepticisme qui a sa racine dans la métaphysique
et son indiscipline.
Mais l’expérience, renvoyant
toujours plus loin les réponses, ne satisfait jamais la raison. La métaphysique
est mise en nous par la nature, dit Kant. Ainsi, la critique nous conduit
presque au point de contact de l’espace plein (celui des phénomènes) et de
l’espace vide (celui des noumènes). C’est en cela que la reconnaissance des
limites de la raison pure est positive.
Par un raisonnement, qui ressemble parfois à une véritable
pirouette, Kant va maintenant tenter de sauver Dieu, après cette destruction
méthodique de la théologie. Si la théologie rationnelle tombe effectivement
sous les coups de la critique, Kant est alarmé par les critiques
« dangereuses » de Hume à l’égard du déisme. Il admet que les preuves
du déisme sont réfutées par Hume, mais cela ne touche pas le déisme lui-même.
Pour Kant, Dieu est certes inconnaissable par l’entendement,
mais il peut être pensé par la raison, comme concept limite, car « nous
sommes contraints de considérer le monde comme s’il était l’ouvrage d’un
entendement et d’une volonté suprêmes. »
Retournement étonnant : c’est précisément l’aspect
« matérialiste »[7]
de la pensée critique qui permet à Kant de sauver Dieu !
§58.
Poursuivant sur sa lancée, Kant parvient à la proposition
que nous avons au fond une certaine connaissance de Dieu, en l’occurrence une connaissance par analogie, qui fait que
le concept d’Être suprême est suffisamment déterminé pour nous. Kant affirme
qu’il substitue à l’anthropomorphisme dogmatique un anthropomorphisme
symbolique.
La critique est maintenant présentée comme la solution qui
écarte à la fois le dogmatisme et le scepticisme.
§59.
La théologie naturelle est donc réhabilitée comme concept
limite. Puisque la critique nous conduit à la limite de l’expérience possible,
elle nous amène du même coup au rapport entre l’expérience possible et ce qui
ne pas être l’objet d’une expérience possible.
§60.
Ce paragraphe détermine la position de Kant à l’égard de
la métaphysique. Cette position peut se résumer par les points suivants :
·
La métaphysique est en nous naturellement (les
questions qu’elle pose sont des questions que la raison humaine est
naturellement amenée à se poser).
·
Mais elle tend, non moins naturellement à nous
embrouiller dans des raisonnements dialectiques.
·
Il y a un intérêt à rechercher quelles sont les
fins de la nature que peut viser la disposition de notre raison à la
métaphysique. La réponse à cette question, évidemment, ne relève pas de la
métaphysique mais de l’anthropologie.
·
Les idées remplissent une fonction
·
l’idée psychologique nous écartent du matérialisme.
·
les idées cosmologiques nous éloignent du naturalisme.
·
l’idée théologique nous éloigne du fatalisme.
Remarque :
Tout ce passage est bien loin d’être convaincant. Tout se passe comme si Kant,
effrayé de sa propre audace, arrivé au bord du précipice matérialiste avec la
critique, était maintenant obligé de tenter de sauver ce qu’il vient de ruiner.
Il faut sauver la métaphysique parce que la métaphysique est le seul moyen pour
la raison de maintenir la légitimité de la foi.
Solution de la question générale des Prolégomènes : comment la métaphysique comme science est-elle possible ?
La solution kantienne à cette question est d’une simplicité
absolue. La métaphysique tout en étant effective, en tant que disposition
naturelle de la raison, est « dialectique
et trompeuse ». La seule métaphysique possible comme science se trouve
ainsi dans la critique. Kant ne dit pas exactement que la critique remplace la
métaphysique ; mais le germe de la métaphysique comme science se trouve
entièrement préformé dans la critique. Comme l’homme est naturellement porté à
la métaphysique, la seule manière de s’empêcher de retourner à la métaphysique
du passé, cette métaphysique dont Kant dit qu’elle est « écœurante »
, c’est encore la critique qui devra être développée.
Autrement dit, les Prolégomènes, ne sont pas vraiment des
prolégomènes mais ils sont déjà la métaphysique elle-même, du moins la seule
métaphysique possible comme science. Ainsi est achevée la grande rupture qui
substitue à la métaphysique ancienne (théorie de ce qui se trouve au delà de
toute expérience possible) la théorie de la connaissance. Les Prolégomènes sont le « sommaire général » de cette nouvelle science.
Appendice
Je ne développe pas cet Appendice
qui n’est qu’une reprise polémique des thèmes de l’ouvrage.
[1] L’exposé d’origine dans Les fondements de l’arithmétique de
Frege et le plus pédagogique dans Introduction
to Mathematical Philosophy de Russel.
[2] Frege : Les fondements de l’arithmétique, Seuil,
1969, trad. Imbert, pages 141/142
[3] CRPu (Pléiade 1 page 1297
et sq.) : « Discipline de la raison pure dans l’usage
dogmatique ». Kant y affirme : « La mathématique donne le plus
éclatant exemple d’une raison pure qui s’étend d’elle-même avec succès sans le
secours de l’expérience. Les exemples sont contagieux, surtout pour ce pouvoir
qui se flatte naturellement d’avoir dans d’autres cas le bonheur qui lui est échu
dans un cas particulièrement. Aussi la raison pure espère-t-elle pouvoir
s’étendre dans l’usage transcendantal, avec autant de bonheur et de solidité
qu’elle est parvenue à le faire dans l’usage mathématique, surtout si elle
applique à celui-là cette même méthode qui lui a été dans celui-ci d’une si
évidente utilité. Il nous importe donc beaucoup de savoir si la méthode qui
conduit à la certitude apodictique, et que dans cette dernière science on
appelle mathématique, est identique à
celle qui sert à chercher avec certitude dans la philosophie et qui en ce lieu
devrait être appelée dogmatique.
La connaissance philosophique
est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance mathématique la connaissance rationnelle par la construction des concepts. Or, construire un concept, c’est
présenter a priori l’intuition qui
lui correspond. La construction d’un concept exige donc une intuition non empirique, qui, par conséquent,
comme intuition est un objet singulier, mais qui n’en doit pas moins comme construction
d’un concept (d’une représentation générale) exprimer dans la représentation
une validité universelle, pour toutes les intuitions possibles qui
appartiennent au même concept. […]
La connaissance philosophique considère donc le
particulier uniquement dans le général, et la connaissance mathématique le
général dans le particulier, même dans le singulier, mais a priori et au moyen de la
raison, de telle sorte que, comme ce singulier est déterminé sous certaines
conditions universelles de la construction, de même l’objet du concept auquel
ce singulier ne correspond que comme son schème doit être pensé comme
universellement déterminé. » (III, 469)
[4] Ne pas oublier la
polémique systématique de Kant contre tous ceux qui prétendent connaître sans
souffrir le dur travail de la science, et particulièrement ce texte sur « les rêves d’un visionnaire expliqués par des
rêves métaphysiques » dirigé contre Swedenborg et qui, à bien des
égards préfigure la critique de l’illusion transcendantale dans la CRPu.
[5] Voir Hermann Weyl, Symétrie et mathématiques modernes, Champs
Flammarion, 1994 et Georges Lochak, La
géométrisation de la physique, Champs Flammarion, 1994
[6] Lucio Colletti : Le marxisme et Hegel, Champ Libre, 1976,
page 106
[7] cf. supra à propos de
Colletti