mercredi 1 décembre 1999

Philosophie de la République

Un livre de Blandine KRIEGEL (Plon, 1998)
Entre le libéralisme et le socialisme, Blandine Kriegel tente de penser une philosophie de la République. Poursuivant ses travaux antérieurs sur l'État de droit, engagés depuis la publication de " L'État et les esclaves " (1979, réédition Payot 1989) elle veut montrer d'une part la construction progressive de l'idée républicaine depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes, pour ensuite en tirer des conclusions actuelles sur la définition de la citoyenneté et la construction d'une " République européenne ". De nombreuses considérations historiques ou juridiques donnent chair et sang à son propos philosophique. Ce qui constitue philosophiquement l'axe de ce livre, c'est l'opposition que construit Blandine Kriegel entre la philosophie républicaine fondée sur le droit naturel et la philosophie du sujet, hypostasiant la volonté qui conduit au positivisme juridique et à la destruction des droits de l'homme. D'un côté une tradition qui va d'Aristote à Spinoza et Locke et de l'autre une philosophie qui de Descartes passe à Kant et de là à toute la philosophie allemande moderne et contemporaine (Heidegger inclus). Avec un sens des nuances remarquable, BK tente de démontrer que cette philosophie du sujet conduit nécessairement au nazisme. Cet axe philosophiquement recoupe une polémique menée contre Alain Renaut. Il y a dans ce livre beaucoup de choses intéressantes. Le lien fait entre la pensée antique essentiellement aristotélicienne et stoïcienne et la philosophie politique moderne de Machiavel à Locke est clairement établi. Les philosophies du contrat social et du droit naturel moderne ne s'opposent pas à la philosophie d'Aristote, mais tentent de la repenser et de l'approfondir. Je crois que BK a profondément raison sur ce point. Elle s'oppose sur cette question aux thèses développées par Léo Strauss qui voit dans les " jusnaturalistes " modernes les pères putatifs du positivisme juridique et par voie de conséquence du totalitarisme. Mais curieusement, elle ne cite même pas ces thèses de Strauss. L'importance qu'elle donne à la pensée politique de Spinoza ne peut que m'aller droit au cœur. Encore que, là aussi, elle se contente finalement de quelques traits particuliers alors que la pensée politique de Spinoza n'est pas simplement une pensée des droits de l'homme et de la construction de l'individu ; on trouve de nombreux développements sur les formes politiques ou sur les rapports de propriété qui devraient empêcher qu'on accole systématiquement Spinoza et Locke comme le fait BK. Cependant je ne peux vraiment pas suivre BK dans les lignes les plus générales de son propos. Tout d'abord, BK tire des conclusions de ses analyses. Or ces conclusions ne découlent pas logiquement de ses analyses ; elles arrivent comme un cheveu sur la soupe. Ainsi, après avoir montré comment la construction du concept de souveraineté par Bodin est un moment essentiel de la construction de l'État de droit, BK va finir par proposer qu'on en finisse avec la souveraineté, car la souveraineté est dangereuse et peut conduire à des abus et elle propose de la remplacer par le règne de la loi (je ne vois pas en quoi ceci contredirait cela) et par une nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs à la Montesquieu. Peut-être a-t-elle raison, mais ce ralliement à Montesquieu ne me semble guère cohérent. Les choses se gâtent quand BK soutient la loi sur la parité - en s'appuyant sur Sylviane Agacinski, parce que la loi sur la parité permettrait que l'on considère enfin que l'humanité est composée des hommes et des femmes. Aucun des arguments républicains traditionnels défendus par Elisabeth Badinder et quelques autres n'est pris en considération. BK expédie aux enfers l'État administratif français et prend la défense du modèle anglo-saxon de décentralisation et loue sa capacité à s'adapter rapidement aux changements de nos sociétés par le rôle décisif de la jurisprudence ; là encore des lieux communs (le changement qui change de plus en plus vite) et des partis pris idéologiques non étayés. Si le droit anglo-saxon protégeait mieux les citoyens, ça se saurait : la liste des dénis de justice est largement aussi longue que celle du droit français et l'on ne sache pas que les droits des Noirs condamnés à mort aux USA soient mieux protégés que ceux des citoyens français. Enfin quand BK soutient l'idée d'une République européenne permettant que nous échappions et au nationalisme et à la tentation impériale, on est en plein au royaume des abstractions creuses puisque BK évite soigneusement les termes politiques réels du débat. Dans l'ensemble, il y a un gouffre entre les analyses historiques et théoriques et les conclusions politiques actuelles qui paraissent arbitraires. Mais ce qui est vraiment insupportable dans ce livre, et qu'on avait déjà trouvé dans " L'État et les esclaves ", c'est cette haine invraisemblable de toute la philosophie allemande, de Wolff jusqu'aux temps modernes. Il y a deux coupables : Descartes et Kant créateurs de la philosophie du sujet qui coupe l'homme de la nature et détruit par conséquent tout droit naturel. Et à partir des deux coupables originels, toute la philosophie allemande post-kantienne est cataloguée comme la continuatrice du Fichte des Discours à la nation allemande, sous le signe générale du romantisme, de la philosophie de la violence et de la révolution conservatrice : Hitler est au bout de tout cela. " De Fichte à Heidegger, en passant par Hegel, Nietzsche, Carl Schmitt et Kantorowicz, s'est développée une philosophie politique de la violence et de la guerre, de l'empire et de la négation du droit qui s'oppose centralement à la philosophie républicaine de l'âge classique. " (p.20) Qualifier la philosophie de Hegel de philosophie de la " négation du droit ", il fallait l'oser ! Faire de Kant le père spirituel de la révolution conservatrice, c'est encore plus gonflé. Je laisse de côté le débat sur Nietzsche et Heidegger, mais là encore la pratique de l'amalgame est insupportable. Évidemment, BK ne peut éviter de citer les travaux de Losurdo ou de Jacques d'Hondt, mais elle s'en débarrasse en quelques lignes en affirmant que l'essentiel chez Hegel est l'idée d'esprit du peuple.

Faits et normes

[Article publié dans la revue Carré Rouge- novembre 1999]
Je suis venu à la philosophie par Marx, disons plutôt que Rousseau et Marx m’ont conduit, dès le lycée, à délaisser les mathématiques au profit de la philosophie et de l’action politique. Plus tard, mon travail sur Marx devait me ramener à la philosophie que j’avais largement abandonnée à la suite des circonstances de la vie et de la frénésie militante. Ce retour à la philosophie, et singulièrement à la tradition de la philosophie politique et mora­le, n’est pas, comme pour tant d’autres «déçus du socialisme», une volonté de me détourner de Marx et rejeter les «illusions» de ma jeunesse. Je suis revenu à la philosophie pour y trouver une vision plus riche et de nouvelles raisons de continuer le combat pour l’émancipation de l’humanité de l’exploitation et de l’aliénation. Je vais essayer d’expliquer pourquoi.

RÉVOLUTION ET TRADITION

Contrairement aux affirmations bru­tales sur la «suppression de la philo­sophie» et aux interprétations trop rapides de l’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persua­dé que ce que Marx nomme «com­munisme» n’est rien qu’une reprise particulière, dans les conditions nou­velles du développement du mode de production capitaliste, de l’idéal émancipateur de la pensée philoso­phique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands noms sont Des­cartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières, (singulière­ment Diderot et les matérialistes), Rousseau, Kant ou Hegel. Je vou­drais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le bilan d'un siècle de mouvement ouvrier plus catastro­phique qu'exaltant, si nous voulons penser les conditions d'une perspec­tive communiste pour notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes d'obscurantisme et à la domi­nation insolente et mutilante de l'idéologie bourgeoise dans la cultu­re, notre tâche est de défendre cette tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sec­taire qui a fait tant de ravages, com­me nous ne prétendons plus à la vé­rité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à partir de prémisses et d'une histoire radicalement différente de la nôtre, essaient de définir ce que se­rait une société juste et quel sens il faut donner aux mots d'égalité et de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions non- marxistes ou «post-marxistes».

ÊTRE ET DEVOIR ETRE : UN RETOUR NÉCESSAIRE À DE VIEILLES QUESTIONS

Aborder aujourd'hui la question de la philosophie politique en s'installant dans la morale, pour parler comme Éric Weil (1), ce pourra sembler un retournement complet de perspecti­ve et une rupture dans ma propre tra­jectoire intellectuelle. Après tout, les marxistes n'ont-ils pas de tout temps dénoncé non seulement le moralis­me (qualifié généralement de «petit- bourgeois»), mais encore la morale elle-même comme expression idéali­sée et mystifiante des intérêts maté­riels ? Dans Leur morale et la nôtre, Trotski n'a-t-il pas donné la critique décisive de la morale kantienne (2) en lui opposant une morale qui n'est plus à proprement parler une morale, mais un ensemble de règles découlant de la compréhension du mouvement historique et de la straté­gie révolutionnaire correspondante ? Retourner à la morale, est-ce renon­cer au communisme de Marx ? Est- ce céder à la mode ? Je crois qu'il n'en est rien. Comme Rubel, je suis persuadé depuis assez longtemps que la pensée de Marx est propre­ment incompréhensible si on ne lui présuppose pas une visée normative qui lui donne tout son sens. On pour­rait imaginer un «marxiste conserva­teur», c'est-à-dire quelqu'un qui par­tage l'explication marxiste de l'histoi­re, tant qu'on s'en tient à la descrip­tion des faits, mais ne suit pas Marx quand ce dernier affirme que l'histoi­re «doit» conduire à la dictature du prolétariat et au communisme. Du reste, Marx lui-même reconnaît sa dette envers les historiens français comme Augustin Thierry, «le père de la lutte de classes dans l'historiogra­phie française» (3). L'historiographie française contemporaine, quant à el­le, reconnaît sa dette envers Marx. C'est le cas de Fernand Braudel, qui n'était pas spécialement révolution­naire, n'avait aucun rapport avec les marxistes officiels et dont, cepen­dant, une partie de l'œuvre peut se li­re comme un développement et un approfondissement de la conception matérialiste de l'histoire (4). On pour­rait encore citer les contributions im­portantes des historiens marxistes à la compréhension du passage du féodalisme au capitalisme, à la ques­tion du nouveau servage en Europe orientale, etc. Toute cette partie du travail de Marx qui fait de lui un histo­rien, un sociologue ou un économis­te est loin d'être sans intérêt et beau­coup des ignorants prétentieux qui donnent le ton aujourd'hui en jetant Marx dans la poubelle de l'histoire, seraient bien avisés de faire preuve d'humilité et de se plonger dans cette œuvre scientifique immense qu'ils condamnent sans l'avoir lue. Mais ce qui fait l'importance philosophique et politique de Marx est ailleurs. En ef­fet, de la simple description de la lut­te des classes, on ne peut tirer qu'une chose : les classes les plus fortes triomphent ; et comme la clas­se ouvrière depuis un siècle est ré­gulièrement battue ou, quand elle semble triompher, sa victoire lui est confisquée par une nouvelle caste dont la domination peut sembler en­core pire que celle des exploiteurs capitalistes, un «matérialiste histo­rique» pourrait conclure que la clas­se ouvrière est en réalité impuissan­te à s'émanciper et qu'elle n'est pas plus capable de prendre la direction de la société que ne l'ont été, en leur temps, les esclaves ou les serfs. Des faits et de l'étude scientifique des faits, on ne peut rien tirer d'autre, si on ne s'en tient qu'aux faits, ou si, comme dirait Rousseau, on raisonne par ce «raisonnement de Caligula» qui conclut du fait au droit.

MATÉRIALISME HISTORIQUE ET DIMENSION NORMATIVE

On peut même aller un peu plus loin et constater que le matérialisme his­torique en tant que théorie de l'histoi­re comprend des béances incompré­hensibles. On n'y trouve aucune véri­table théorie des classes sociales (il y a une théorie du rapport social ca­pitaliste, ce qui n'est pas du tout la même chose) et la théorie de l'État est assez squelettique pour avoir pu prêter à toutes les interprétations (Marx anarchiste, Marx réformiste, Marx léniniste, etc.). On dira que Marx n'a pas eu le temps de s'occu­per de tout cela. Cette explication n'est pas très convaincante : compte tenu de la place que les classes so­ciales et l'État jouent dans le maté­rialisme historique standard, il aurait bien pu se rendre compte qu'il était plus décisif de tirer ces questions-là au clair que d'aller apprendre le rus­se pour comprendre la nature de la propriété paysanne dans l'empire tsariste, ou de se lancer dans les ma­thématiques pour donner de nou­veaux raffinements aux schémas de la reproduction ou de la transforma­tion des valeurs en prix. Certes, Marx a pu ne pas être cohérent et l'on cherchera les raisons psycholo­giques qui l'entraînent toujours dans de nouvelles directions et qui diffè­rent l'achèvement de son œuvre principale, cette œuvre annoncée dès le début des années 1850 et dont le premier volume seulement paraît en 1865. Mais on peut aussi admettre que les classes sociales et l'État n'avaient pas besoin d'une élu­cidation théorique de même nature que celle du capital, puisqu'il s'agit de concepts politiques qui n'ont pas de valeur explicative mais entrent seulement en jeu dans la détermina­tion de l'action pratique (5).
La présentation que je viens de faire peut choquer les marxistes, même non dogmatiques. Mais on ne peut guère éviter les difficultés, voire les paradoxes, que j'ai soulignés si on s'obstine à faire de la pensée de Marx une théorie scientifique de l'his­toire. Marx, comme ses grands maîtres Machiavel et Spinoza, cherche à penser la politique scienti­fiquement, et non à partir de prin­cipes moralisateurs a priori. Si on veut agir efficacement (transformer le monde et non se contenter de l'in­terpréter de diverses manières), il faut le connaître tel qu'il est et non tel qu'on voudrait qu'il soit. La politique est d'abord une science expérimen­tale. Mais le simple fait de poser la question de cette manière présuppo­se qu'on veut agir, c'est-à-dire qu'on s'est fixé une norme préalable qui lé­gitime l'entreprise de compréhension scientifique du monde. À moins d'ad­mettre, comme un vieil hégélien, que l'histoire universelle, étant l'effort de l'esprit pour se libérer, fournit en elle- même ces normes. C'est possible, mais à condition de renoncer à tout matérialisme et de retourner à la théologie hégélienne (comme bien souvent les marxistes l'ont fait sans même s'en apercevoir).
Sauf à prendre cette voie idéaliste (quoique fort respectable) on com­prendra ce qui est propre à Marx comme l'effort pour articuler un pro­jet moral et politique émancipateur à une compréhension scientifique des rapports sociaux. Autrement dit, la pensée de Marx dans sa totalité n'a de sens qu'en présupposant une vi­sée normative et éthique, qui, quoique rarement explicitée ou sou­vent déguisée sous les apparences de la nécessité objective, constitue la couche la plus profonde du «marxis­me» de Marx. Puisque le mode de production capitaliste n'est condam­né que pour autant que les prolé­taires de tous les pays s'unissent et agissent consciemment en vue de la construction de nouveaux rapports sociaux libérés de l'exploitation et de l'oppression, c'est bien qu'il faut autre chose que la nécessité objecti­ve. Et en l'absence de cette autre chose, le mode de production capita­liste survivra ou bien se transformera dans une nouvelle société d'oppres­sion, qui d'ailleurs pourrait présenter quelques-uns des caractères que Marx pouvait attribuer à la société communiste du futur (6). Autrement dit, l'action politique orientée d'après des normes idéales constitue le com­posant essentiel de la pensée de Marx si on veut lui rendre sa cohé­rence. L'analyse de l'exploitation comme mécanisme objectif est une chose. Mais pourquoi ne pas se mettre du côté des exploiteurs ? Tout simplement parce que ce n'est pas «bien» ou pas «juste». Et c'est dans cette conception du «bien» que s'ancre ce qu'on a appelé si long­temps le socialisme. La lutte des classes le montre : chaque revendi­cation matérielle devient le point de départ de quelque chose de bien plus vaste que la revendication elle- même : en luttant pour vivre décem­ment, les ouvriers luttent pour la di­gnité, pour n'être point traités comme des chiens, pour que leurs droits soient respectés, etc. Si le commu­nisme est l'expression d'un mouve­ment qui se passe sous nos yeux, c'est précisément en cela qu'il est porteur de cette aspiration sponta­née des opprimés à la justice.

L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER

On pourrait ajouter que le refus de comprendre à l'intérieur de la pensée de Marx une dimension normative n'a pas été sans conséquence grave sur le destin du marxisme et du mou­vement ouvrier en général. Le refus de toute morale qui transcenderait la défense des intérêts de classe ou les conditions historico-politiques de son exercice est un des traits que parta­gent différents courants marxistes révolutionnaires. Pour ces marxistes-là, il n'y a aucune place pour une morale autonome : puisque la seule action qui vaille est la révolu­tion, l'action morale s'identifie à la mise en œuvre de la stratégie révolu­tionnaire. Ils peuvent se prévaloir d'ailleurs de nombreuses citations de Marx allant dans ce sens. Il va de soi que si le marxisme est une science et si la révolution est la conséquence logique des enseignements de cette science, aucune norme extérieure ne peut s'imposer à l'action révolution­naire. Par conséquent le mensonge, la violence, l'utilisation de la terreur révolutionnaire et tutti quanti ne sont nullement des comportements condamnables en soi, ils doivent tou­jours être jugés uniquement du point de vue de leur adéquation comme moyens aux fins ultimes de la révolu­tion. Ainsi, la question de savoir si le pillage des banques est un moyen lé­gitime pour financer le parti n'est qu'une simple question tactique (sait que c'est dans cette tactique qu'un certain Koba, devenu Staline un peu plus tard, commença par s'illustrer). Si le pillage des banques est légiti­me, les affaires plus ou moins crapoteuses sont également des moyens légitimes de financement du parti, et ainsi de suite. On connaît les résul­tats de tout cela : au nom du fait que les moyens douteux seront justifiés par la bonne fin, ces pratiques sont légitimées et, avec elles, la corrup­tion qui envahit peu à peu les rangs révolutionnaires. Plus grave : puisque seule la fin révolutionnaire donne le critérium de la justice, la dé­mocratie n'est qu'un moyen au servi­ce de cette fin ; mais si, par hasard, la démocratie (qui est souvent fort bavarde) s'avère inadéquate pour les besoins urgents de l'action, il est alors légitime de donner congé à la démocratie. On lui donne congé dans les rangs des militants ouvriers puis on lui donne congé dans la so­ciété tout entière. Faute de pouvoir convaincre le peuple, on dissout l'As­semblée Constituante russe dont, pourtant, on avait demandé la convo­cation. Et on peut écrire : «Croire à la possibilité de restaurer la démocra­tie, dans toute sa débilité, c'est se nourrir de pauvres utopies réaction­naires.» (7)
Ces conceptions ont eu des consé­quences catastrophiques et ont ren­du ces marxistes sincères (souvent des hommes de caractère et d'une grande vertu) incapables de com­battre le mal quand il s'est dressé de­vant eux sous les espèces du totali­tarisme stalinien. Le stalinisme n'est pas en germe chez Marx, et même pas dans Lénine, mais les faiblesses du marxisme et du marxisme réinter­prété par Lénine lui ont laissé le champ libre. L'horrible livre de Trotski, Terrorisme et Communisme (1920), en est sans doute l'exemple le plus clair, puisqu'on y trouve pêle-mêle la justification de la militarisa­tion des syndicats, du travail forcé, c'est-à-dire d'une sorte d' «esclava­ge communiste» et de la suspension de tous les droits et de toutes les ga­ranties minimales de protection des personnes. Il y a dans tous les rai­sonnements de «l'amoralisme marxiste» une double faille :
1. Admettons que la maxime qui dit que la fin justifie les moyens soit une maxime au fond tout à fait accep­table. Pour que la fin rende justice des moyens, encore faut-il que la fin soit accomplie. Or, l'écart temporel entre la mise en œuvre des préten­dus moyens et la réalisation de la fin est si grand que l'invocation des fins n'est bientôt qu'une invocation reli­gieuse (souffrez sur terre, vous serez récompensés au paradis !) ou un ha­billage idéologique pour des pra­tiques qui finissent par être à elles- mêmes leur propre fin (préserver le pouvoir, même le micro-pouvoir, de la minorité qui prétend «faire la révo­lution»).
2. Si la fin révolutionnaire est la seule norme des moyens de l'action, enco­re faut-il une procédure qui permette de tester cette adéquation des moyens à la fin poursuivie. Comme une telle procédure n'existe pas et comme Dieu ne se manifeste guère à nous autres, pauvres pécheurs, dans la pratique du marxisme révolu­tionnaire, c'est le parti, auto-institué représentant de la classe ouvrière, qui décide souverainement de ce qui est bien ou non en fonction de la fin dont il est le dépositaire.
Cette double faille est en réalité la conséquence de l'idée de la toute- puissance du parti, qui décide souve­rainement du bien et du mal, parce qu'il est le représentant des «vrais» intérêts historiques de la classe ou­vrière, y compris contre la classe ou­vrière existant empiriquement qu'on pourra qualifier, selon les moments, de classe ouvrière embourgeoisée, d'aristocratie ouvrière ou encore de classe ouvrière «spontanément tra- de-unioniste». Il est le représentant de l'universel (au nom de la définition que Marx donne du parti communiste dans le Manifeste. Ces thèses sont celles de Que Faire ? de Lénine, du Terrorisme et Communisme de Trotski, et elles forment la charpente de la pensée de l'Internationale Communiste bolchévisée à coups de 21 conditions et de mise au pas des PC sous les ordres de Moscou. Or, de tout cela ce n'est pas le stalinisme qui est la cause. Le stalinisme n'a pu triompher qu'en s'appuyant précisé­ment sur cette pensée commune du marxisme bolcheviste. Il n'en est certes pas la conséquence directe. Mais le terrain était favorable.
Le gigantesque avortement du mou­vement ouvrier révolutionnaire, de ce mouvement ouvrier qui avait refusé la boucherie de 14-18, est lié à cette conception proprement idéologique et religieuse du marxisme «théorie scientifique du prolétariat», de ce «socialisme scientifique» chimérique qui a perverti les esprits au point que les pires crapuleries pouvaient se re­trouver sanctifiées par les grands prêtres de la «science» de la révolu­tion. Les lecteurs de Carré rouge le savent bien : cette perversion n'a pas même besoin des moyens du pou­voir d'État et de la police politique pour se répandre et semer ses effets délétères. Il est donc impossible de reconstruire une alternative raison­nable à notre situation présente sans redonner vigueur à la dimension mo­rale de la pensée émancipatrice de Marx. Le parti, l'organisation, l'action politique, rien de tout cela ne peut définir une norme. Ce ne sont que des moyens en vue d'une fin qui n'est pas une fin particulière, mais ni plus ni moins que le «règne de la li­berté», selon l'expression de Marx lui-même. Ce sont donc les condi­tions rationnelles de ce «règne de la liberté» qui dictent et les critères mo­raux de l'action et les procédures de décision.
Il faut essayer de comprendre jus­qu'à la racine en quoi consiste l'er­reur fondamentale de «l'amoralisme marxiste». (8) L'élimination de la di­mension proprement morale par dis­solution dans la connaissance ration­nelle de la nécessité est caractéris­tique de la philosophie rationaliste classique, Hegel inclus. Seuls ou presque, Rousseau et Kant se pla­cent sur ce point en opposition à l'op­timisme de la philosophie des Lu­mières. Si, comme j'y reviens un peu plus loin, Marx est loin d'être étran­ger à la pensée de Rousseau et de Kant (9), il reste que l'interprétation dominante de la pensée de Marx est celle d'une conception de l'histoire où les actions humaines sont entiè­rement soumises à la nécessité his­torique et que les arguments en fa­veur de cette interprétation ne manquent pas. Ainsi l'amoralisme marxiste est l'amoralisme hégélien (un amoralisme que Hegel assume fièrement, en particulier dans ses le­çons sur la philosophie de l'histoire). C'est aussi peut-être l'amoralisme de Spinoza, pour qui les notions de bien et de mal ne sont que des notions re­latives à l'homme mais dépourvues absolument parlant de tout contenu réel, ce même Spinoza pour qui le mal n'est jamais autre chose que l'expression d'une connaissance in­adéquate. Il reste qu'est parfaite­ment fondée la critique du moralis­me, telle qu'on la trouve chez Spino­za, Hegel, Marx ou Nietzsche, cette critique qui soupçonne derrière nos sentiments moraux quelque chose qui agit «par-delà le bien et le mal». Comme le remarque Yvon Quiniou : «l'ontologie matérialiste du marxis­me converge avec celle de Nietzsche et de Freud — par-delà les différences de contenus — pour ex­clure la figure du sujet souverain et originaire propre à l'humanisme spiri­tualiste et pour affirmer, sur fond de finitude ontologique, que c'est la vie qui détermine la conscience et non l'inverse. L'hypothèse d'une conscience morale transcendant la vie et émanant de ce Sujet en sort bien évidemment détruite.» (10)
Le problème auquel nous sommes confrontés est celui-ci : la critique matérialiste doit-elle nous conduire à renoncer à toute morale ou, inverse­ment, si nous voulons garder sa pla­ce à la morale universaliste, faut-il renoncer à bénéficier des avancées de la critique des «maîtres du soup­çon» ? On ne peut sortir de ce dilem­me qu'en montrant qu'il est possible de refonder une morale sans Sujet transcendant, dont Yvon Quiniou af­firme que nous pouvons repérer la présence chez Marx. Le travail entre­pris depuis de nombreuses années
par Habermas vise aussi à répondre positivement à cette exigence. L'«éthique de la discussion» vise à dégager sur un fondement sociolo­gique et anthropologique la possibili­té d'une morale universaliste de por­tée aussi forte que la morale kantien­ne.

QUELQUES REMARQUES SUR HABERMAS ET RAWLS

Parce que nous devons tirer jusqu'au bout les «leçons de notre histoire», nous devons nous confronter sérieu­sement à la pensée politique contemporaine. Être fidèle à l'esprit de Marx, c'est se hausser au niveau d'exigence qui est le sien : non pas ressasser les polémiques du siècle passé mais nous situer dans le débat présent. Nous devons reconnaître que nous avons à apprendre de cer­tains des philosophes d'aujourd'hui, alors même que l'antihumanisme théorique, la domination des sciences humaines et les diverses fi­gures du gauchisme théorique et du post-modernisme s'étiolent. Ainsi, même si des gens comme Haber- mas et Rawls sont utilisés dans l'ar­senal théorique de la social-démocratie (du moins quand la social-démocratie condescend à s'intéresser à la théorie) les préoccupations de ces deux importants philosophes ne sont pas si éloignées que cela de nos propres préoccupations.
Premier exemple, la double critique du libéralisme et du républicanisme classique chez Habermas, débou­chant sur l'idée d'une «démocratie radicale», peut recevoir une interpré­tation quoi va bien au-delà des dis­cours convenus sur l'État de droit. Dans son avant-dernier livre publié en France, Droit et démocratie, (11) Habermas ne se contente pas de dé­fendre l'État de droit comme le font les bourgeois libéraux et les sociaux démocrates, il pose comme question centrale la question de la légitimité du droit lui-même : à quelles condi­tions les normes qui règlent la vie so­ciale peuvent-elles légitimement avoir force de loi ? La réponse qu'il donne à travers la théorie de la dis­cussion suppose à la fois la critique du libéralisme et celle du républica­nisme traditionnel. Il fait remarquer de manière fort pertinente que : « Le pivot du modèle libéral n'est pas l'au­todétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l'imposition des normes de l'État de droit à une société fondée sur l'économie, censée assurer l'in­térêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satis­faisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent active­ment à la production.» (12) C'est pourquoi l'État libéral peut au fond se passer de la démocratie tout en res­tant un «État de droit», ce qu'affir­ment tous les penseurs libéraux conséquents. D'un autre côté, Habermas critique le républicanisme traditionnel dont la conception est celle d'une « communauté éthique institutionnalisée par l'État ». À cette conception, il reproche précisément de rester centrée sur l'État et de ne pas être adaptée à la complexité du monde moderne qui dépasse néces­sairement les cadres des États natio­naux. Ce sont les faiblesses de cette conception républicaine traditionnel­le qui, selon Habermas, donnent leur force aux critiques des libéraux. L'idée d'une démocratie radicale ap­paraît comme le moyen de dépasser (et surmonter) cette contradiction dans laquelle s'enferme le débat en philosophie politique. Si la pensée politique traditionnelle, prise dans les figures de la philosophie de la conscience, impute la pratique d'au­todétermination à un sujet de la so­ciété dans son ensemble (ici Haber- mas vise aussi bien la «volonté gé­nérale» rousseauiste que «la classe ouvrière en soi et pour soi» comme sujet de l'histoire universelle — ou à la domination anonyme des lois, il s'agit maintenant de donner la place centrale au processus effectif de for­mation de la volonté générale. Habermas cherche à penser la démo­cratie dans une «société décentrée», dans une conception qui «n'est plus obligée d'opérer avec le concept d'une totalité centrée sur l'État et re­présentée comme un macro-sujet agissant en fonction d'un but précis.» (13) Contre les libéraux, il s'agit donc d'affirmer que c'est la délibération en commun qui décide des normes et règles valables pour l'ensemble de la société ; contre les illusions de l'État sujet, représentant ou incarnation de la volonté générale ou de l'Esprit uni­versel à la mode hégélienne, il s'agit d'une critique pratique de la bureau­cratie et de la promotion d'une démo­cratie effective. Habermas ne cite pas Marx explicitement mais préfère se référer à Hannah Arendt dont la conception de la démocratie est for­tement influencée par le « conseillisme», celui de Rosa Luxemburg ou celui de la révolution hongroise de 1956 ; cependant, on peut assez fa­cilement montrer les liens entre cette «démocratie radicale» et les concep­tions de Marx et Engels dans les an­nées 1875 à 1895, qui tentent de penser l'avènement du socialisme à travers le « self government » (14), généralisant l'expérience de la Com­mune de Paris.
Le second exemple est celui de John Rawls, dont la Théorie de la justice est un livre important. Partant de la nécessité d'inclure dans le «contrat social» la répartition des positions sociales et économiques et l'affirma­tion de l'égale liberté pour tous, la Théorie de la Justice peut fournir les éléments d'une critique forte des so­ciétés reposant sur le mode de pro­duction capitaliste. Bien que l'on puisse interpréter les positions de Rawls, et notamment son principe de différence, dans un sens purement social-démocrate, voire dans un sens libéral (15), je crois que les pré­misses de la philosophie de Rawls sont radicalement antagoniques avec ce genre d'interprétation. Ce n'est pas un hasard si un libéral bon teint comme Michel Meyer accuse Rawls d'être une sorte de marxiste égalitariste déguisé. (16) C'est quelque peu exagéré, mais il est cer­tain que sur plusieurs points-clés, la philosophie de Rawls constitue une réfutation des fondements même de l'idéologie dominante :
1. Rawls refuse l'utilitarisme, c'est-à-dire la philosophie qui constitue le complément le plus adéquat de l'économie politique bourgeoise. Pour lui l'utilitarisme ne peut pas être le principe d'une société bien ordon­née. Par conséquent le principe d'uti­lité doit être soumis à un principe de justice non utilitariste.
2. La théorie de la justice ne condamne pas a priori toute inégalité (17), mais soumet ces inégalités au principe d'égale liberté. Or ce princi­pe d'égale liberté pour tous, s'il est pris au sérieux, est inapplicable dans une société où les relations sociales sont des relations entre ceux qui dis­posent des moyens de production et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour vivre. Sur la base des rapports sociaux capita­listes, il n'y a aucune égale liberté possible entre le magnat de la finan­ce et l'ouvrier ou le chômeur.
3. Le principe central de Rawls est le principe kantien d'universalisation, c'est-à-dire qu'une loi est juste si et seulement si un être raisonnable peut la vouloir comme loi universelle. C'est la signification de la «position originelle» rawlsienne dite du «voile d'ignorance». Dans la position origi­nelle, les individus participant au contrat social ignorent quels sont leurs propres avantages ou leur propre position sociale et par consé­quent, raisonnablement, ils devront choisir comme principe de justice un principe qui maximise la plus mau­vaise situation possible. De manière kantienne directement ou rawlsien- ne, personne ne peut vouloir une so­ciété fondée sur l'esclavage parce qu'aucune personne sensée ne vou­drait être esclave, ainsi que Rous­seau l'avait déjà démontré dans Le Contrat Social. Si, en accord avec Marx, je peux montrer que le mode de production capitaliste est, au fond, une nouvelle variante de l'es­clavage, le capitalisme ne pourrait pas être un principe d'organisation choisi par une personne sensée pla­cée sous le voile d'ignorance : per­sonne ne peut vouloir être exploité, si exploitation égale esclavage ! (18)
4. Rawls viole le dogme central de la pensée politique bourgeoise : l'indé­pendance réciproque de la sphère politique (à la rigueur soumise au contrat et à la délibération des ci­toyens) et de la société civile réglée par le droit de propriété et la liberté de chacun de poursuivre ses propres buts égoïstes. L'économie n'est pas une question technique mais une question politique centrale et la distri­bution des richesses (ce qu'on appe­lait jadis la justice distributive) n'est pas en principe l'affaire du marché, mais d'abord celle de la délibération politique (même si, ensuite, Rawls considère qu'une société juste fait confiance au marché, mais pas né­cessairement au capitalisme, pour allouer aux mieux les ressources entre les différents secteurs et stimu­ler le progrès économique). C'est pourquoi Rawls ne place pas la pro­priété parmi les droits de base cor­respondant au «paquet de base» de libertés dont chaque homme est doté par nature.
5. Enfin, au-delà des discussions sur le principe de différence et des ambi­guïtés qu'il recèle, Rawls construit une philosophie politique qui n'est pas «neutre» ; elle se place d'un cer­tain «point de vue», puisque le prin­cipe de différence stipule que les in­égalités justes sont les inégalités qui profitent d'abord aux plus défavori­sés. Autrement dit, Rawls fait du point de vue des plus défavorisés le point de vue «juste» à partir duquel on doit juger des règles de la vie so­ciale. Si on en reste à la définition marxienne du prolétariat comme la classe de ceux qui sont «libres» de toute propriété et n'ont pas d'autre ressource que de vendre leur propre peau, il me semble qu'il y a bien un convergence fondamentale entre les théories de la justice d'inspiration kantienne-rousseauiste comme celle de Rawls et le «point de vue marxis­te» sur la société.
Ces deux exemples illustrent assez clairement la situation dans laquelle nous sommes. Soit nous nous contentons de remâcher sans cesse les mêmes idées en espérant que les incantations feront ressurgir un pas­sé mort et enterré. Soit nous prenons au sérieux la question de l'émancipa­tion humaine, dans toutes ses di­mensions, et nous intervenons de plain-pied dans un débat philoso­phique qui est un débat politique au plus haut point. La portée émancipa­trice de la pensée de gens comme Habermas ou Rawls ne doit absolu­ment pas être laissée de côté, d'au­tant qu'elle peut, à bien des égards, nous aider à définir ce que peut être une société alternative au capitalis­me tardif.

LA MORALE DE L'ÉMANCIPATION

L'interprétation standard du marxis­me repose sur l'idée que la contra­diction entre forces productives et rapports de production conduit «né­cessairement» (d'une nécessité semblable à celle des lois de la natu­re) au renversement des rapports sociaux capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le com­munisme apparaissent comme des produits de la nécessité historique, des fameuses «lois de l'histoire». L'émancipation de la classe ouvrière n'est donc plus vraiment la fin mais seulement le moyen par lequel s'ac­complit le destin de l'histoire universelle : en combattant contre l'oppres­sion de l'État bourgeois et contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins consciemment, ne font qu'être les agents d'un processus qui les dépasse. Nous avons tous répété des phrases commençant par «Ce n'est pas pour des raisons morales que...». Il faut, au marxisme stan­dard, évacuer tout ce qui renvoie à autre chose qu'à des lois scienti­fiques, la prétention à la scientificité du matérialisme historique étant à ce prix. Or, cette reconstruction du marxisme n'a rien à voir avec Marx lui-même. Marx hérite de la philoso­phie classique allemande et de la Révolution française l'idée que l'his­toire est ce dans quoi s'accomplit non un processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant, Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx et, à l'oublier, on rend Marx méconnais­sable. J'en donnerai un exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les textes de la maturité, ce qui nous évitera quelques-uns des sempiternels dé­bats sur le jeune et le vieux Marx ou l'opposition d'un jeune Marx philo­sophe et critique et d'un vieux Marx scientiste et assagi.
L'introduction à la Critique de la phi­losophie du droit de Hegel (19) est un des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec la philosophie idéaliste alle­mande. Les extraits sur la religion (qui est «le soupir de la créature ac­cablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple.») ou sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont trop connus pour qu'on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on ne peut qu'être frappé de sa tonalité kantien­ne. Critiquant aussi bien le parti «pratique», qui tourne le dos à la phi­losophie, que le parti «théorique» qui commet l'erreur symétrique de se contenter d'une émancipation en idée, Marx affirme pourtant sa filia­tion avec la philosophie allemande : «La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, c'est que son point de départ est l'abolition radicale et positive de la religion. La critique de la religion s'achève par la leçon que l'homme est, pour l'homme, l'être su­prême, et donc par l'impératif caté­gorique de bouleverser tous les rap­ports où l'homme est un être dégra­dé, asservi, abandonné, méprisable» (20). L'expression impératif catégo­rique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel est sans la moindre ambiguïté : c'est à la morale du vieux Kant que le jeune Marx fait appel ici. L'impératif catégorique a un sens bien précis : c'est le commandement qui n'est soumis à aucu­ne condition, c'est-à-dire, plus préci­sément, à aucune condition empi­rique. Autrement dit : il faut incondi­tionnellement renverser tous les rap­ports sociaux qui dégradent, asser­vissent l'homme ou le jettent dans une condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture soit bonne ; il ne faut pas soumettre l'émancipation humaine à la réunion des conditions objectives ou à la né­cessité historique. Voilà ce qu'est un impératif catégorique, un impératif auquel on ne peut pas échapper dès lors qu'on est guidé par sa raison, c'est-à-dire dès lors qu'on se conduit en sujet libre au sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, se­lon Marx, est d'abord ceci : «La cri­tique de la religion détrompe l'hom­me afin qu'il pense, qu'il agisse, qu'il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire au­tour de son véritable soleil.» (21) Re­venir à la raison, c'est graviter autour de soi-même : comment ne pas pen­ser dans cette métaphore astrono­mique à la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La «révolution copernicienne» kantien­ne est celle dans laquelle on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l'objet connu pour placer au point de départ de toute philoso­phie les conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour pla­cer au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même). Continuons. Marx nous dit que l'homme est pour lui-même son véri­table soleil, qu'il est pour lui-même «l'être suprême». On pourrait ratta­cher cette formulation à la tradition de Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils sont amenés nécessairement à considé­rer que l'homme est un dieu pour l'homme. Sans aucun doute, la tradi­tion spinoziste influence-t-elle forte­ment la pensée de Marx. Mais, dans le présent contexte, c'est bien plutôt à une formule kantienne qu'il faut penser (bien qu'en dernière analyse, cela ne soit pas contradictoire). C'est en effet Kant qui dit que la personne humaine (l'homme au sens géné­rique de ce qui est proprement hu­main) est une fin en soi et ne doit ja­mais être considérée comme un moyen. Qu'est-ce donc que l'exploi­tation sinon la transformation de la fin en soi qu'est l'homme en moyen de la production de la plus-value ? L'humanisme kantien et l'humanis­me du jeune Marx sont vraiment très proches.
La conséquence évidente et immé­diate de cette conception qui fait de l'homme le centre, c'est que l'impé­ratif catégorique marxien est celui de «l'émancipation universellement hu­maine». Dans la révolution commu­niste, au sens de Marx, il ne s'agit pas de l'émancipation d'une classe particulière, mais du fait qu'une clas­se particulière puisse, à partir de sa situation particulière, entreprendre «l'émancipation générale de l'huma­nité.» (23)
Impératif catégorique, universalisme, considération de l'homme comme fin en soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont réunis et constituent bien la charpente de cet­te introduction à la critique de la phi­losophie du droit de Hegel. On se de­mande même par quelle sorte d'étrange aveuglement cela n'a pas été vu plus tôt. Qu'est-ce que Marx reproche donc à la philosophie clas­sique allemande ? Une seule chose : de n'être pas «réelle», de rester pu­rement spéculative. Ce qu'il s'agit de faire, c'est d'agir en vue de la «réali­sation de la philosophie», ce qui est le moyen de la «surmonter» (c'est le aufheben hégélien). Réaliser la phi­losophie pour la surmonter, ce n'est pas la jeter aux orties (Marx critique explicitement ce parti «pratique» qui rejette la philosophie. C'est faire en sorte que les principes de la philoso­phie deviennent les principes de la vie sociale, ne restent pas des prin­cipes idéaux qui, restant séparés de la vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, «la cri­tique a saccagé les fleurs imagi­naires qui ornent la chaîne, non pour que l'homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu'il secoue la chaîne et qu'il cueille la fleur vivante.» (24) Bref, il semble bien qu'on pourrait, sans trop forcer le trait, résumer l'impératif catégo­rique de Marx par la formule suivan­te : Agis en vue de transformer la so­ciété de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent la règle des rapports entre les indivi­dus.
On comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu'il y a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n'ait pas plu aux spécialistes de la coupu­re épistémologique et de l'anti-huma­nisme théorique. Pourtant, si la pen­sée marxienne subit des transforma­tions et même une véritable révolu­tion entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois qu'on peut voir fa­cilement que l'inspiration morale ini­tiale demeure, toujours aussi vive. Peut-il lire le livre premier du Capital en faisant abstraction de l'indignation morale qui le sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritable dramaturgie qui en font un livre abso­lument singulier dans toute la pro­duction de l'économie politique ? Ce qui (entre autres) fait du Capital une «critique de l'économie politique» et non un simple «traité marxiste d'éco­nomie politique», c'est précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au «devoir être», c'est-à- dire à des considérations, en dernier ressort, morales (vous pouvez em­ployer un autre qualificatif parce que vous êtes devenus rebelles au terme «morale», cela n'y changera rien). Mais comme j'ai parlé plus haut de Kant, je crois qu'on peut y revenir très précisément à propos du Capi­tal. Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de la liberté. J'ai déjà abordé l'analyse de ce texte dans mon livre sur la fin du travail (25). J'y reviens ici plus brièvement. Évoquant les perspectives du com­munisme, Marx écrit : «À la vérité, le règne de la liberté commence seule­ment à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphè­re de la production matérielle propre­ment dite.» (26) La sphère de la pro­duction est celle dans laquelle l'hom­me est soumis à la causalité naturel­le car «Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se me­surer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de pro­duction.» Et Marx ajoute : «Avec son développement, cet empire de la né­cessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le pro­cessus productif pour les satisfaire.» (27) Dans ce cadre, une certaine for­me de liberté peut cependant exister : «Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci : les pro­ducteurs associés — l'homme socia­lisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être domi­nés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur na­ture humaine. Mais l'empire de la né­cessité n'en subsiste pas moins.» La liberté dont il s'agit est une liberté li­mitée, elle n'est pas le libre dévelop­pement des potentialités qui sont en l'homme, qui ne peut s'accomplir qu'au-delà de la sphère de la produc­tion matérielle. C'est une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus adéquats en vue d'une certaine fin. Une liberté qu'on pourrait dire «pragmatique» pour parler en termes kantiens. Mais «c'est au-delà que commence l'épa­nouissement de la puissance humai­ne qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condi­tion fondamentale de cette libéra­tion.» Nous retrouvons donc ici la dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité naturelle le règne de la liberté que Kant appelle «règne des fins» et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l'homme est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant, exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas imaginer que ce rapprochement soit dû seule­ment au hasard. Sur ce point encore, comme dans le texte de 1844, la dif­férence essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des conditions matérielles qui permettent l'avènement «effectif» de ce règne des fins au lieu de le postuler seule­ment comme un idéal régulateur. Au­trement dit, la morale de Kant doit être complétée par une éthique ma­térielle. Mais la conclusion du livre III du Capital nous rappelle cependant que l'homme reste à jamais un «être amphibie» (l'expression est celle de Kant) qui vit à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la liber­té.

DÉFENSE DE LA PHILOSOPHIE ...

Loin donc de considérer la pensée de Marx comme opposée à la tradi­tion philosophique, on doit la consi­dérer comme un accomplissement possible, mais aussi comme un ac­complissement partiel. Marx pose une question déterminée : comment les idéaux moraux de la philosophie rationaliste classique peuvent-ils s'accomplir historiquement ? Et, à cette question, il apporte une répon­se circonstanciée en montrant pour­quoi et comment les rapports so­ciaux qui asservissent l'homme peu­vent être renversés.
De cela, on peut tirer quelques conclusions :
1- La pensée de Marx n'est pas une philosophie totale ; elle n'est pas un système achevé qui remplacerait toute l'ancienne philosophie et ne lui laisserait qu'un intérêt historique ou archéologique. Du reste, la pensée de Marx n'est pas vraiment dirigée contre la philosophie en général, mais contre les systèmes théoriques achevés du genre de ceux que l'idéalisme allemand a produits.
2- Par conséquent, on peut tout à la fois être marxiste et kantien ou marxiste et spinoziste ou marxiste et aristotélicien, tout simplement parce qu'il n'y a pas une «philosophie marxiste», le fameux «matérialisme dialectique», mais seulement une nouvelle manière, propre à Marx, d'aborder le champ de la philoso­phie. Cela peut, par exemple, nous inciter à revisiter sérieusement le travail de ceux des austro-marxistes qui ont inscrit leur propre interprétation de Marx dans le sillage néo-kantien.
3- Marx n'a donc pas répondu à tous nos problèmes. Ce qu'il a laissé en suspens, dans le domaine du droit, des institutions politiques, des rap­ports entre universalité et nationali­tés doit être retravaillé et, sur ce plan, Rousseau, Kant, Hegel et les autres nous seront d'un grand ap­port. Par exemple, pour nous qui sommes internationalistes, comment pouvons-nous éviter de revenir aux réflexions de Kant sur la constitution d'un ordre de droit universel se sub­stituant au «concert des nations» (28).
(4) Il y a chez Marx des faiblesses et des développements que l'expérien­ce historique doit nous amener à cor­riger. Et ils ne portent pas seulement sur des questions secondaires. Par exemple, quand Marx dit que le com­munisme consiste à passer du gou­vernement des hommes à l'adminis­tration des choses, nous devons re­connaître que c'est, à tout le moins, une formule malheureuse ; reprise de Saint-Simon, elle n'est nullement celle de l'émancipation humaine uni­verselle, mais bien celle de la tech­nocratie toute puissante. Il en va de même de toutes les formules marxiennes qui conduisent à penser le dépérissement du politique, car si la liberté de l'homme n'est possible qu'en société, cela implique que les normes de la vie sociale doivent dé­couler de la délibération commune (on retrouverait là l'éthique de la dis­cussion de K-O. Apel et Habermas) et donc d'une sphère de la vie socia­le qui s'appelle proprement la sphère politique. C'est le mode de produc­tion capitaliste qui organise la non- séparation de la société civile et de la société politique puisque la délibéra­tion commune des citoyens doit être remplacée par les décisions «éclai­rées» des capitalistes et de leurs fonctionnaires et c'est encore lui qui abolit la séparation de la vie privée et de la vie publique parce que la vie entière du travailleur doit être soumi­se aux besoins du capital. Autrement dit, c'est une certaine idée du com­munisme qu'il nous faut critiquer et reconstruire.
5- Si on doit reconstruire l'idée du communisme, on ne pourra pas évi­ter de poser à nouveaux frais la question des inégalités, telle que Rawls la formule. On devra égale­ment se demander pourquoi l'idéolo­gie néolibérale a rencontré finale­ment si peu de résistance dans les couches les plus exploitées : qu'est- ce qui dans cette idéologie est rentré en résonance avec des revendica­tions souterraines de la classe ou­vrière, revendications qui avaient été englouties sous la carapace du so­cialisme bureaucratique. L'émanci­pation suppose que les hommes puissent régler rationnellement leurs échanges avec la nature et les sou­mettent au contrôle commun : cela suppose un bouleversement radical des relations de travail, non pas un salariat généralisé et administré par en haut, mais comme le dit le Livre I du Capital la restauration de la pro­priété individuelle sur la base des ac­quêts de l'ère capitaliste. N'est-il pas nécessaire de commencer à donner un contenu concret à cette formule générale ?
Ce que je propose ici, c'est quelque chose comme un programme de tra­vail dans lequel pourraient se ren­contrer et se confronter non seule­ment ceux pour qui Marx reste ac­tuel, mais aussi ceux qui pensent en dehors ou au-delà de Marx, tout en continuant d'estimer inacceptable une société reposant sur l'exploita­tion de la majorité de la population et la réduction de l'humanité à un statut «méprisable».

...ET RETOUR AUX QUESTIONS ACTUELLES

Mais si certains lecteurs trouvent tout cela bien trop théorique, bien trop éloigné des préoccupations immé­diates des luttes et du mouvement social, je voudrais pour conclure atti­rer l'attention sur une question poli­tique directement liée à mon propos. Nous savons qu'une révolution so­ciale (c'est-à-dire un changement ra­dical des structures sociales et des formes d'organisation politique) n'est possible que lorsque certaines conditions sont réalisées. Lénine en donnait trois :
1- qu'en haut on ne puisse plus gou­verner comme avant ;
2- qu'en bas on ne veuille plus être gouverné comme avant ;
3- qu'une aggravation de la situation des masses les conduise à l'action.
À ces trois conditions, il en ajoutait une quatrième : l'existence d'un parti capable de transformer une situation potentiellement révolutionnaire en une révolution réussie. Laissons pour l'heure cette quatrième condi­tion et revenons aux conditions 1 et 2. Ces conditions sont étroitement liées. Elles ont été typiquement réali­sées dans les décennies qui ont pré­cédé la Révolution française. Aux soulèvements endémiques de la paysannerie, aux révoltes des camisards, aux revendications de la petite bourgeoisie et aux impatiences de la grande bourgeoisie, il faut ajouter, pour comprendre 1789-93, la véri­table révolution intellectuelle qui a eu lieu depuis le début du XVIIe siècle. Les classes dominantes aristocra­tiques ou cléricales subissent une profonde crise de légitimité qui les conduit à encourager largement un mouvement qui leur sera fatal. Les «grands» du royaume soutiennent les philosophes, financent les persi­fleurs et les impertinents qui s'en prennent aux traditions, à l'Église et à l'autorité royale. Et, sans les Lu­mières, pas de Révolution Françai­se.
La classe dominante actuelle, le ca­pital financier, n'a plus aucun des in­térêts intellectuels des anciennes classes dirigeantes. Les valeurs de la noblesse étaient compatibles avec la défense de la culture et du savoir désintéressé. Les valeurs du capital financier sont incompatibles avec toute autre forme de culture que commerciale et standardisée. Inver­sement, l'immense majorité de l'hu­manité a un intérêt objectif à la dé­fense de la culture universelle, dont le règne de la bourgeoisie fut, en 1789, le premier aboutissement. C'est pourquoi la question de la dé­fense de la culture humaine, des œuvres de l'esprit et de ses plus abs­traites réalisations est aujourd'hui une question politique cruciale. Dans les «réformes de l'enseignement», c'est bien de cela qu'il est question. Ce qui s'est passé dans les lycées doit être jugé à cet aune. La haine du ministre Allègre contre les profes­seurs et contre les mathématiques
(29) n'est pas un trait de caractère particulier. C'est la haine de classe contre la culture et c'est le mépris des masses si courant dans cette nouvelle caste de parvenus qui constitue l'élite rose. De la philoso­phie, on est bien revenu à l'actualité politique la plus immédiate.
Notes
(1) Éric Weil : Philosophie politique, Librairie Philosophique Jean Vrin. Éric Weil écrit (pa­
ge 8) : «la question du sens de la politique ne peut se poser que pour celui qui a déjà posé celle du sens de l'action humaine (voi­re de la vie), en d'autres termes, pour celui qui s'est déjà installé dans le domaine de la morale.»
(2) Bien que Leur morale et la nôtre soit un texte plus subtil que ne le disent ses cri­tiques, il me semble que ce texte répond à côté de la plaque et que la polémique contre Victor Serge qui le suit (Moralistes et sycophantes contre le marxisme) participe de cet aveuglement de Trotski qui l'amène à rompre avec tous ceux qui veulent simple­ment demander si dans les méthodes du bolchevisme il n'y avait pas quelque faibles­se expliquant la catastrophe stalinienne.
(3) Lettre à Engels du 27 Juillet 1854
(4) C'est absolument évident pour Civilisa­tion matérielle, économie, capitalisme qui place la description et l'analyse de la «vie matérielle» au point de départ de la compré­hension historique de toute cette période dé­cisive pour l'histoire mondiale qui s'étend du XVe au XVIIIe siècle.
(5) Voir mon analyse de la place de ces êtres de pensée que sont l'État et les classes sociales dans La théorie de la connaissance chez Marx (L'Harmattan 1996).
(6) La transformation en cours du mode de production capitaliste menée sous le slogan «tous capitalistes» n'est pas secondaire. Quand la plus grosse part des transactions sur les marchés financiers est assurée par les fonds de pension, c'est-à-dire par le sa­laire des travailleurs, c'est une manière inat­tendue de «dépasser le capitalisme». Quand se généralise l'externalisation des fonctions autrefois occupées par des sala­riés et que les ouvriers sont remplacés par des «prestataires de service» prétendument «indépendants» liés à l'entreprise par un contrat, on a une bizarre «abolition du sala­riat et du patronat».
(7) Léon Trotski : Terrorisme et communis­me, 10/18, 1963 page 65
(8) Les réflexions qui suivent m'ont été sug­gérées par Jean-Yves Bourdin.
(9) On se référera sur ce point aux travaux de Galvano Della Volpe, notamment Marx et Rousseau (Grasset, 1974) et La logique comme science historique (PUF, 1977), ain­si qu’au Le marxisme et Hegel de son dis­ciple Luciano Colletti («Champ Libre», 1976)
(10) Yvon Quiniou : La question morale dans le marxisme^ in Actuel Marx n°19 - Premier semestre 1996
(11) Jürgen Habermas : Droit et Démocratie, Gallimard 1997, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhom- me.
(12) Op. cit. page 322. Pour illustrer, ce pro­pos rappelons l’inénarrable rédacteur du Fi­nancial Times qui déclarait «la liberté de choisir entre une trentaine de céréales diffé­rentes pour le petit déjeuner est-elle une li­berté qui compte ? C’est là une question d’opinion. Ce qui ne l’est pas, en revanche, parce que corroboré par d’amères expé­
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riences, c’est que l’extension du pouvoir d’État - indispensable pour éliminer les pos­sibilités de choix trans-frontières offerts par la mondialisation - est néfaste et profondé­ment antidémocratique.»
(13) op. cit. page 323
(14) voir à ce sujet les travaux de Jacques Texier, publiés ces dernières années par la revue Actuel Marx.
(15) Lors de la première publication de la Théorie de la Justice, Hayek, le principal et le plus sérieux des théoriciens du courant néo-libéral sur le plan de la philosophie poli­tique, s’est déclaré en accord avec Rawls...
(16) voir Michel Meyer : «Rawls, les fonde­ments de la justice distributive et l’égalité», in Fondements d’une théorie de la justice, essais critiques sur la philosophie politique de John Rawls publié aux éditions de l’insti­tut supérieur de philosophie de l’Université de Louvain la Neuve, sous la direction de
Philippe Van Parijs et Jean Ladrière (1984)
(17) Marx non plus. La «première phase du communisme» reste inégalitaire puisque les revenus sont distribués selon le principe «à chacun selon son travail» ; quant à la deuxième phase du communisme, l’égalita­risme absolu n’y a aucune place puisqu’on peut alors passer au principe «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses be­soins». Le caractère utopique de cette deuxième phase du communisme doit ce­pendant être souligné et, de fait, ce qui nous importe vraiment, c’est la première phase, et pour la première phase une théorie de la jus­tice à la Rawls est plutôt pertinente.
(18) Il est vrai qu’on peut contester, non sans bons arguments, cette assimilation du salariat à l’esclavage. Si le salariat est d’un côté un esclavage, en même temps, selon Marx, il contient les conditions même de l’émancipation, puisque la forme même du
THEORIE
contrat salarial suppose que le travailleur est arraché au système de la domination per­sonnelle.
(19) voir Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 382 et sq.. Ce texte a été publié pour la première fois en 1844 à Paris. L’étude qu’il devait in­troduire n’a jamais été achevée. Les manus­crits (datant de 1842/1843) sont publiés dans les œuvres de Marx aux éditions so­ciales et dans le tome III des Œuvres à la Pléïade (sous la direction de Maximilien Ru- bel).
(20) Op. cit. page 390. Ce qui est souligné l’est par Marx.
(21) Op. cit. page 383
(22) voir Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition 35, Scolie
(23) op. cit. page 393
(24) op. cit. page 383
(25) Denis Collin : La fin du travail et la mon­dialisation, L’Harmattan, 1997.
(26) Capital III, Conclusion, Œuvres 2 page 1487-1488
(27) ibid.
(28) Voir Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Théorie et pra­tique ou Projet de paix perpétuelle, trois textes dont l’actualité ne pourra que sauter aux yeux de quiconque les lira et les relira avec à l’esprit les préoccupations qui sont les nôtres à l’heure de la mondialisation du capital.
(29) Dans un article publié par La Recherche en juillet 1997 mais écrit avant sa nomination au Ministère de l’Éducation nationale, Allègre dénonçait les trois ennemis de l’enseignement à sa façon : Platon, Descartes et Auguste Comte... c'est-à-dire trois philosophes qui font du savoir mathématique un modèle de tout savoir par ses exigences en matière d’abs­traction.

lundi 29 novembre 1999

La théorie des handicaps socioculturels et ses conséquences ou « pourquoi on veut empêcher les professeurs d’enseigner et les jeunes de penser ? »



Toutes les réformes pédagogiques et institutionnelles engagées depuis plusieurs décennies dans ce pays le sont au nom d’un objectif noble : réussir une réelle démocratisation de l’enseignement et combattre l’échec scolaire qui frappe singulièrement les enfants des classes populaires.
À une école égalitaire qui distribue le même savoir à tous, sans se préoccuper des besoins réels des jeunes, on propose de substituer une école attentive aux enfants, différenciée en fonction de leurs besoins. Dans un élan de générosité sociale on propose même de donner plus à ceux quoi ont moins. Au concept ringard d’égalité, on va substituer celui nettement plus moderne d’équité.
Voilà rapidement rappelée l’idéologie dominante partagée par les divers ministres successifs, les spécialistes des soi-disant sciences de l’éducation (si l’éducation était une science, ça se saurait !) et une bonne partie des syndicats – FSU, CFDT au premier chef. Je voudrais montrer ici:
(1)   qu’il s’agit bien d’une conception idéologique au vrai sens du terme, même si elle se donne des allures scientifiques. Je montrerai que le noyau dur de cette idéologie est la théorie des handicaps socioculturels.
(2)   que cette idéologie prétend conduit à des conséquences ravageuses non pas tant pour nous ou pour l’enseignement en général que pour les élèves qu’on prétend mettre au « centre » du système.

Les handicaps socioculturels

Le point de départ : la critique radicale de l’institution scolaire

L’égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu’il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L’égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d’entériner l’inégalité et de défendre les privilèges.

La sociologie bourdivine

Ainsi, l’idéologie dominante actuelle s’est d’abord constituée comme une critique radicale de l’institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique « révolutionnaire ». Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d’une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l’éducation dans « la reproduction » (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, je crois qu’on peut résumer ainsi :
ð  Loin de réaliser l’idéal d’égalité des chances, l’école « égalitaire » en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l’enseignement dispensé à l’école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s’appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
ð  L’école accomplit d’autant mieux cette fonction de reproduction qu’elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l’enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d’une injustice mais ne doit s’en prendre qu’à lui-même.
ð  Par conséquent le rapport pédagogique entre l’enseignant et l’élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel ».
ð  Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d’autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
D’où une conception qui présente sur les traits suivants :
1.     Elle est « objectiviste » – c’est le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l’enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c’est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes.
2.     Des notions telles que « domination », « violence symbolique », « capital symbolique », étendues à l’infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu’on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l’instrument de cette violence symbolique qu’est l’école.
3.     La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d’Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l’intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l’esclave est seulement le moyen au service de maître.)
4.     Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d’esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d’État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique.

Les appareils idéologiques d’État.

Une deuxième source des théories « modernes » de l’école peut être trouvée chez les disciples d’Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l’école faisait partie des « appareils idéologiques d’État » (AIE). Sommairement, il s’agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l’exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet (qui sont devenus des chantres des réformes Bayrou et Allègre) décrivent, dans L’école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l’appareil scolaire :
1.     D’une part, il assure une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ;
2.     D’autre part, il assure une fonction politique et idéologique d’inculcation de l’idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi B & E polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s’en prennent à la culture générale comme « moyen de la collaboration de classes » ; ils se prononcent pour la destruction de l’école en tant qu’institution séparée de la production, etc.
Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n’a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c’est l’ouvrier qui en acceptant d’être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.

Conclusion provisoire

Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d’Althusser, on voit clairement comment une critique dite « d’extrême gauche » pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l’école. Toutes les réformes entreprises contre l’école dans les années 70 ont d’ailleurs reçu de ces « gauchistes » de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu’il était hors de question de défendre « l’école bourgeoise », que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l’université en « base rouge » – c’était la grande époque de la folie maoïste. Naturellement, l’âge venant, cette première phase de soutien indirect devait faire place au soutien direct. Les maos se sont reconvertis, Bourdieu est devenu un notable et les uns et les autres deviennent conseillers des princes.

Le point d’arrivée : Équité contre égalité

Utilisant les conclusions de la sociologie et de la vieille théorie des AIE, il s’agira de la mettre en musique avec un « look » aux couleurs du nouveau grand timonier, je veux parler de Mitterrand. À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s’intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l’exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une « vision humanitaire ».
Dans le domaine scolaire, c’est la question de l’échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l’égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l’école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d’un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d’inégalité en l’aggravant.
à L’échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L’école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d’égalité.
à On ne peut remédier à cela qu’en rompant résolument avec l’égalitarisme scolaire et en fondant l’enseignement sur « l’hétérogénéité des publics »
À l’égalité républicaine, il faudra donc substituer l’équité, mauvaise traduction du « fair » américain, c'est-à-dire en fait une forme de « positive action » telle que les démocrates américains l’ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales.
Je ne vais pas entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l’ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s’interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d’une politique de développement séparé qui s’y dessinent sous couvert d’intégration. Mais nous en connaissons suffisamment les effets au niveau scolaire pour qu’il soit inutile d’insister.
Je voudrais seulement pour conclure faire remarquer quelque chose d’essentiel : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des « théories de gauche ». Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l’attachement profond de notre pays à l’école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l’école publique soit légitimée autrement et que c’est de l’intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis. Et voilà pourquoi l’ex-mao fanatique de la guerre civile Alain Geismar se retrouve IG et conseiller spécial du ministre …

La fin de l’instruction

La théorie des handicaps socioculturels sert de machinerie idéologique pour légitimer une entreprise de destruction de l’instruction publique. Je vais l’étudier en montrant comment elle interdit aux professeurs d’enseigner et comment elle vise à interdire aux enfants d’apprendre et de penser.

Interdit d’enseigner

Premier responsable de l’inéquité : l’enseignement traditionnel fondé sur la transmission du savoir hérité. Suivons le raisonnement :
(1)   L’acquisition du savoir est d’abord un problème d’héritage socioculturel ;
(2)   Or l’école traditionnelle transmet justement ce savoir qui est dans l’héritage socioculturel des favorisés ;
(3)   Par conséquent, l’enseignement traditionnel conçu comme transmission du savoir hérité favorise les favorisés et handicape les handicapés.
(4)   Donc il faut renoncer à cette mission traditionnelle de l’enseignement et adapter l’école aux habitus socioculturels des handicapés.
Les critiques contre l’enseignement magistral – censé interdire aux jeunes de parler et rendu responsable maintenant de leurs difficultés à l’oral sont un exemple parmi tant d’autres de ces thèses.

Interdit d’apprendre

Je ne développe pas plus le point précédent qui est traité ailleurs et je me contente de renvoyer à la bonne littérature sur la question pour un point de vue critique, en particulier les remarquables essais de Hannah Arendt réunis dans « La crise de la culture ». Je préfère me placer sur terrain du discours officiel, celui qui nous dit que l’enseignement doit être centré sur l’élève.
Sur ce terrain, la conséquence première de ces théories est qu’elle conduit à l’interdiction faite aux élèves d’apprendre et de penser. Les ravages ici sont d’ores et déjà graves. On peut dire sans exagération qu’on assiste au saccage de toute une génération. Je vais expliquer pourquoi en m’appuyant sur les idées développées par Gilbert Molinier dans son beau livre, La gestion des stocks lycéens.

Interdit de se référer à la tradition

Il n’y a pas de formation réelle de la pensée sans la référence à la tradition. C’est seulement dans l’insertion dans la tradition que peut se développer l’esprit critique. Arendt l’avait déjà bien vu. En coupant l’enseignement de la tradition on fabrique non pas des esprits libres mais du conformisme de masse puisque le seul horizon qui reste ouvert c’est celui du « ici et maintenant », c'est-à-dire celui de la société capitaliste.
La destruction de l’autorité du maître n’est pas celle de sa capacité disciplinaire, mais celle de la légitimité de sa parole. Les attaques de Allègre contre les enseignants ne sont pas simplement la volonté de All9000 de liquider les statuts, ni l’expression d’un ressentiment d’origine familiale : il s’agit d’abord de la destruction de la tradition héritée et de la légitimité de la parole de ceux qui en sont les porteurs. Selon les techniques de la révolution culturelle maoïste, du « plein feu sur le quartier général et sur les mandarins », on dresse les jeunes contre leurs maîtres pour leur interdire de grandir, les enfermer dans l’état de « jeune » soumis aux impératifs du néolibéralisme.
On barre ainsi l’accès à la culture de ces jeunes les plus défavorisés.

Destruction de la relation familiale

Le zonage et le ciblage des handicapés socioculturels interdit cette complémentarité indispensable de l’instruction publique et de l’éducation familiale.
Si les jeunes sont des « handicapés socioculturels », c’est évidemment parce que leurs parents sont eux-mêmes des handicapés socioculturels. D’où une double dévalorisation :
(1)   Dévalorisation des parents rendus responsables du « handicap ». Le rôle de cette dévalorisation dans la progression de la violence et de la délinquance est écrasant. On prétend d’un côté lutter contre la violence et de l’autre on l’organise par la destruction de la loi, de ce que les psychanalystes appellent la « loi du père ».
(2)   Cette destruction de « la loi du père » conduit immanquablement à la dévalorisation de soi des jeunes qui perdent toute estime de soi et n’ont plus d’autre solution identificatoire que de se référer aux fétiches de la société, l’argent et les hommes d’affaires qui ont réussi.

Interdit de penser

La pensée suppose la médiation. D’une part la possibilité de sortir de l’immédiat ; or la destruction de la référence au passé et de la référence à la loi supprime toutes les médiations par lesquelles l’élève peut justement s’élever. On éprouve douloureusement cette impossibilité de penser dans les classes qui concentrent au final les élèves les plus en difficulté. Comprendre la différence entre le mot et la chose, entre l’image et le réel, voilà qui demande maintenant un effort terrible !
Dans cette situation, il faut singulièrement mettre en question l’enseignement du français tel qu’il a été conçu par des technocrates ivres de puissance, un enseignement qui vise à vider la langue de toute signification pour se transformer en simple codage pour la communication ; le triomphe de la rhétorique est ici la défaite du sens.

Soumission à l’immédiat

L’incapacité à prendre la distance nécessaire entraîne la soumission à l’immédiat et au monde tel qu’il est.
-          L’idéologie managériale pénètre profondément les esprits. Profit, gain, rentabilité : voilà les termes dans lesquels se mène toute réflexion. Règne l’utilitarisme le plus plat et le relativisme – chacun sa vérité, chacun sa morale – domine les esprits.
-          Le langage lui-même est appauvri à un degré inimaginable chez des élèves qui passent le bac. On parle de « gérer » ses passions ! à 18 ans !
-          Mais cette soumission à l’immédiat a besoin de compensations. Faute d’aider à l’indispensable processus de sublimation, on doit exalter le plaisir dans ses formes les plus frustres. Le plaisir et la « thune ».
Le résultat est celui que décrit si bien Gilbert Molinier : « Qui sont ces jeunes si instables, si prompts au découragement comme si prompts à l’enthousiasme, sinon des proies fragiles pour les stratèges de la mise en concurrence des forces de travail ? Que sont les projets de l’élève ou ces pratiques de l’autoévaluation, sinon des entreprises préparatoires à la construction de l’auto-culpabilisation ? À quoi correspond cette espèce de déconstruction ou d’inversion de la logique des places sinon à la construction de l’instabilité des places dans l’entreprise, chef aujourd’hui, paria demain ? Quel rôle joue cette espèce d’indifférenciation des places enseignants-enseignés sinon celle de produire par avance cette espèce de fausse convivialité qui existe dans les entreprises ? »

Conclusion

On tente de toutes parts de nous terroriser en nous traitant de « réactionnaires », en dénonçant notre suffisance et notre indifférence aux enfants. C’est exactement l’inverse qui est vrai. Les réactionnaires sont ceux qui organisent ce massacre des esprits. Les réactionnaires sont ceux qui par cette idéologie des handicaps socioculturels désignent les « ratés de naissance », organisent un véritable racisme social et préparent méthodiquement le développement séparé (en afrikaner, on disait apartheid !). Les réactionnaires sont ceux qui pensent que pauvreté rime avec incapacité intellectuelle et refusent aux enfants des classes populaires l’accès aux langues anciennes, à la culture universelle, aux plus hautes joies de la connaissance. Les réactionnaires sont ceux qui, a contrario, identifient l’excellence à l’argent, ceux qui rendent incompréhensibles pour les élèves le choix de Socrate ou de Spinoza de rester pauvres … ou tout simplement le choix des professeurs de continuer d’être professeurs !
La question n’est pas celle de la massification versus démocratisation, comme on dirait à la FSU. Nous savons que l'école si elle ne produit pas la société de classes ne peut non plus la détruire. Tout le monde peut ne pas être PDG ou Golden Boy dans cette société et si une autre société est possible, elle ne fera de place ni aux PDG ni aux Golden Boys ! Être ouvrier ou employé, ce n’est pas déshonorant – il me semble beaucoup plus déshonorant de consacrer sa vie à « faire du fric ». Mais nous, nous préférons des ouvriers instruits à des ouvriers ignorants, des jeunes chômeurs instruits à des jeunes chômeurs ignorants. C’est cela le sens de notre action pédagogique et c’est cela seul que nous pouvons nous fixer sur le terrain propre de la pédagogie et de l’instruction publique. C’est un objectif modeste : nous ne referons pas le monde en changeant l’école mais en défendant une véritable instruction pour tous, nous aidons nos élèves à être capables d’esprit critique et, éventuellement, de refaire le monde quand le moment sera venu.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...