lundi 10 mars 2003

Spinoza et le «très pénétrant florentin». Un article de Paolo Cristofolini (traduit de l'italien)

Significativement, les deux passages sont éliminés de la version hollandaise des œuvres posthumes (De NAGELATE SCHRIFTEN van B.D.S., 1677), laquelle, ainsi que le reconnaît désormais généralement la critique, non seulement contient divers sous-entendus, mais présente aussi, relativement à l’édition latine qui lui est contemporaine (D d S, OPERA POSTHUMA, 1677) des coupes et des modifications propres à faire penser, si on considère le contexte politique défavorable déterminé par l’arrivée de la monarchie orangiste, à des précautions des éditeurs plus timorés que l’auteur qui venait de disparaître.
La censure, dans tous les contextes et sous tous les cieux a toujours servi à souligner quelque chose d’intéressant et c’est la seule utilité, et elle n’est pas mince, que, au moins de la part des historiens, il est juste de lui reconnaître. La même chose vaut pour l’autocensure : sans les NAGELATE SCHRIFTEN, nous aurions un élément de moins pour évaluer la puissance de l’impact que même la seule évocation du nom de Machiavel pouvait susciter dans le monde intellectuel à la fin du xviie siècle. Le nom de Spinoza est sous anathème à tel point que les deux éditions des œuvres posthumes n’offrent en frontispice que ses initiales ; celui de Machiavel cause en quelque sorte un anathème additionnel.
Le lien et la continuité de pensée entre les deux penseurs sont en effet profonds. Est historiquement attestée par des documents une pratique assidue des œuvres de Machiavel dans les milieux culturels hollandais fréquentés par Spinoza. Il suffit de rappeler la vie politique de Franciscus Van den Enden, amateur de Machiavel, qui fut le maître de Spinoza, et les lecteurs assidues des Discorsi qui se faisaient dans les cercles des De la Court. Quelques études critiques récentes ont, ensuite, mis aussi en évidence les correspondances fortes entre les œuvres de Spinoza (en particulier le Traité théologico-politique) et les Discours machiavéliens. Enfin, la lecture du Traité politique met en évidence tant de points communs qu’on peut donner raison à Giambattista Vico d’être contraire à l’un pour les mêmes raisons qu’il l’est à l’autre. il est, ensuite, presque superflu de rappeler que les œuvres de Machiavel figurent dans le catalogue de la bibliothèque personnelle de Spinoza. Le lieu central, dans lequel Spinoza formule synthétiquement son jugement sur Machiavel est le paragraphe 7 du chapitre V du Traité politique. Nous nous focaliserons sur ce seul lieu et de la décomposition et de l’analyse nous verrons rayonner la complexité de son rapport avec Machiavel qui ne se limite pas, comme nous le verrons, à l’accueil de tel ou tel conseil politique, mais va au cœur de l’idéal humain et sapiental du spinozisme.
Commençons donc par le texte :
De quels moyens un Prince omnipotent, dirigé par son appétit de domination, doit user pour établir et maintenir son pouvoir, le très pénétrant Machiavel l'a montré abondamment; mais, quant à la fin qu'il a visée, elle n'apparaît pas très clairement. S'il s'en est proposé une bonne ainsi qu'il est à espérer d'un homme sage, ce semble être de montrer de quelle imprudence la masse fait preuve alors qu'elle supprime un tyran, tandis qu'elle ne peut supprimer les causes qui font qu'un Prince devient un tyran, mais qu'au contraire, plus le Prince a de sujets de crainte, plus il y a de causes propres à faire de lui un tyran, ainsi qu'il arrive quand la multitude fait du Prince un exemple et glorifie un attentat contre le souverain comme un haut fait. Peut être Machiavel a-t-il voulu montrer aussi combien la population doit se garder de s'en remettre de son salut à un seul homme qui, s'il n'est pas vain au point de se croire capable de plaire à tous, devra constamment craindre quelque embûche et par là se trouve contraint de veiller surtout à son propre salut et au contraire de tendre des pièges à la population plutôt que de veiller sur elle. Et je suis d'autant plus disposé à juger ainsi de ce très habile auteur qu'on s'accorde à le tenir pour un partisan constant de la liberté et que, sur la façon dont il faut la conserver, il a donné des avis très salutaires. ” Dans l’ordre de l’exposition, les éléments à analyser sont les suivants :
1. Machiavel est pris ici en considération comme l’auteur du Prince, c'est-à-dire de l’œuvre, qui, à première vue, est le moins en consonance avec l’esprit de quelqu’un qui, comme Spinoza, cultive l’idéal de la République libre.
2. Sous de tels habits, Machiavel prête apparemment le flanc à deux graves reproches : a) selon tout vraisemblance, ses conseils pénétrants sont adressés à un prince assoiffé de domination, donc il semble travailler non à l’instauration et à la consolidation d’une république libre mais à celles de la tyrannie ; b) on ne voit pas clairement pourquoi il le fait.
3. Cette perplexité est, provisoirement mais de manière décisive, dissipée par deux assertions, la première hypothétique et la seconde, qui soutient la première, catégorique : à savoir que la fin doit être un bon État (assertion hypothétique) puisque l’homme est sage (assertion catégorique).
4. Les deux assertions énoncées maintenant sont ensuite justifiées par l’intermédiaire de deux ordres de conseils donnés par Machiavel et que Spinoza juge sans plus parfaitement sages, d’autant qu’il les a, pour son propre compte, avancés et argumentés similairement dans d’autres parties de l’œuvre même, à savoir la mise en garde contre les périls inhérents d’un côté au tyrannicide et de l’autre à la délégation des droits de la collectivité à un despote : Spinoza et Machiavel s’unissent dans l’anti-jésuitisme et, en même temps, dans un indéniable anti-hobbesianisme.
5. Mais tout ceci ne suffit pas encore à faire tenir ensemble la perplexité sur le point 2 avec l’affirmation catégorique du point 3 dans laquelle Machiavel est incidemment désigné comme “ homme sage ”. L’adhésion décisive est fournie par une expression élogieuse ultérieure : Machiavel est du parti de la liberté et ses bons conseils dérivent de son orientation.
Cette décomposition des éléments du passage étant maintenant effectuée, un démontage et un remontage peuvent servir à rendre le tout intelligible et à l’insérer de manière plus pleine dans le texte et le dessein du Traité politique.
Les passages doivent être repris de la manière suivante :
1. Non seulement sont justes les conseils donnés dont on a parlé au point 4, qui sont repris et argumentés en des lieux bien précis du Traité Politique, mais l’œuvre dans son ensemble se meut selon des lignes qui reprennent et développent l’inspiration machiavélienne.
2. En avançant des conseils de ce genre et en s’y conformant, Machiavel montre qu’il travaille pour la liberté, la liberté est le bien, donc les fins que Machiavel poursuit sont bonnes.
3. Les bons conseils de Machiavel, ainsi que son indifférence manifeste à les donner aux hommes passionnés ou aux hommes libres (ceci est considéré comme implicite dans le passage considéré), découlent d’une profonde connaissance de la nature humaine ; en outre ce profond connaisseur de la nature humaine œuvre, comme nous le savons déjà, en vue de la liberté, donc il ne peut être qu’un homme libre ; or l’homme libre est exactement ce que dans l’Éthique on caractérise comme sapiens, sage.
Voyons maintenant tout ceci en détail.
1. Machiavel inspirateur de Spinoza
Spinoza ne se limite pas à les conseils de Machiavel contre le tyrannicide et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains, puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci. Machiavel est le classique de référence qui enseigne (on le voit dans le chapitre XIX du Prince) les dangers qui pour le Prince d’être “ rapaces et voleurs des biens et des femmes de leurs sujets ” ; Spinoza lui répond en évoquant l’exemple funeste de Néron ; pour qui gouverne l’État, il n’est pas moins impossible en même temps de se montrer ivre ou nu en compagnie de prostituées, de faire le comédien, de violer et ou de mépriser publiquement les lois qu’il a lui-même promulguées, et, en même temps, de conserver la majesté, qu’il est impossible d’être et de ne pas être en même temps ; les tueries des sujets, les spoliations, les enlèvements de jeunes filles et semblables méfaits changent la crainte en indignation et par conséquent tournent l’état civil en état de guerre. (TP, IV, §4) 
Pour Spinoza et, avant, pour Machiavel, une source commune est Tacite (Ann., xiii, 25 ; xiv, 14-16, xvi, 4) ; de Machiavel on doit aussi voir les Discours (i,45) où il juge “ chose de mauvais exemple de ne pas observer une loi faite et, surtout, par l’auteur de celle-ci. ”
C’est ensuite lui l’interlocuteur idéal de Spinoza quand il s’agir de développer le rapport, cher aux deux, entre la paix et la liberté. Il vaut la peine ici de suivre quelques passages spinoziens significatifs. La liberté et la paix constituent presque une dyade dans le sous-titre général du Traité politique :
“ Dans lequel il est démontré comment une société où existe le régime monarchique et aussi une société où les meilleurs ont le pouvoir, doivent être instituées pour ne pas être plongées dans la tyrannie et pour que la paix et la liberté du citoyen demeurent inviolées. ” 
Ce sous-titre, qui est en addition au titre général, ensemble avec un autre qui annonce le contenu du chapitre viii, a été contesté comme non-authentique en 1954 par Madeleine Francès, dans son commentaire à la traduction des œuvres donnée pour la Pléiade : sans éléments philologiques, mais pour des raisons tirées du contenu qu’elle juge politiquement déséquilibré en faveur de l’aristocratie, l’illustre spécialiste française décida que Spinoza n’en pouvait pas être l’auteur, mais qu’il s’agissait d’un des responsables de l’édition, partisan de l’aristocratie ; Spinoza devait être démocratique ! Cette thèse de Francès a été généralement reçue par les éditeurs et traducteurs successifs du Traité Politique. Mais la ferme conviction que l’auteur ne peut pas être Spinoza repose, en tirant le fil, seulement sur le fait que dans ces deux titres la démocratie n’est pas nommée et que, au contraire, dans le second est mise en évidence la supériorité de l’aristocratie sur la monarchie, sans l’annonce de la démocratie.
C’est cependant trop peu. Beaucoup de spécialistes on du mal à voir (mais il faut le voir) que dans la grande personnalité complexe de Spinoza, le théoricien coexiste avec le citoyen passionné : le premier travaille en ayant toujours en ligne de mire l’exhaustivité, tant est-il que pour lui le cadre devrait être complété par le traité de la démocratie ; le second est un penseur militant sollicité par les destinées de son pays et, de plus, un homme qui a appris la leçon de Machiavel et qui considère toute la réalité effective des choses. Or, dans la Hollande historique, au moment où vit Spinoza, la “ réalité effective ”, c'est-à-dire les alternatives, ne sont que deux, la monarchie et l’aristocratie. une alternative démocratique n’est pas à l’ordre du jour, et, même si elle l’était, elle consisterait, dans l’horizon de Spinoza comme dans celui de Machiavel, en une forme développée de l’aristocratie qui reconnaît seulement à une partie de la population (à l’exclusion des femmes, des travailleurs manuels et d’autres catégories de personnes, parmi lesquelles les sourds-muets) les titres d’accès au gouvernement de la chose publique.
Le sous-titre est authentique. Le Spinoza qui a écrit est le même qui, dans les premiers paragraphes de l’ouvrage, trace une ligne d’affrontement drastique entre les philosophes et les politiques, au complet avantage des seconds sur les premiers. Les philosophes, écrit-il
prodiguent toutes sortes de louanges à une nature humaine qui n’existe pas et [flétrissent] celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent ; ( TP, i,1)
et donc savent faire de la satire ou de l’utopie mais non de la théorie politique. À cette attaque décisive contre le platonisme, qui cependant est englobé dans un bloc comprenant tous les “ philosophes ”, s’oppose la louange des politiques, lesquels
L’expérience leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes ; ils s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l’efficacité et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d’appliquer ; agissant en cela d’une manière qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens ; selon ces derniers, en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d’observer. Il n’et pas douteux cependant que les Politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné en effet qui fut inapplicable. (TP, I, §2)
La nature humaine telle qu’est réellement (quae revera est). L’expérience opposée à la théorie abstraite. Le regard désenchanté, concis, sur la nature humaine (vitia fore donec homines). Autant de motifs pour une forte proximité avec Machiavel. Et, en même temps que l’orientation générale, la recherche commune de la paix et de la liberté. Là aussi la censure des NAGELATE SCHRIFTEN est éclairante. Dans la traduction hollandaise du sous-titre discuté, au lieu du terme qui correspond au latin libertas, nous trouvons Veiligkeitn c'est-à-dire “ sécurité ”. Mais la sécurité pour Spinoza et pour Machiavel est subordonnée à la liberté et c’est de la liberté que dépend la paix. Ne sont pas rares les passages du Traité Politique où le thème de la paix est traité en consonance avec Machiavel. Nous pouvons en voir quelques uns.
Comme pour Machiavel, la paix trouve des conditions plus favorables dans les Républiques libres que dans les monarchies. Déjà le Traité théologico-politique (voir en particulier la célèbre conclusion du chapitre XVIII) était très clair sur cette question ; dans le Traité politique, un argument fort contre la monarchie est donné par le fait qu’un roi a intérêt à faire la guerre, alors que la démocratie est intéressée à la paix :
S’il arrive souvent en effet, qu'on élise un roi cause de la guerre, parce que les rois font la guerre avec beaucoup plus de bonheur, c'est là en réalité une sottise puisque, pour faire la guerre plus heureusement, on consent à la servi­tude dans la paix à supposer qu'on doive admettre que la paix règne dans un État où le souverain pouvoir a été confié à un seul à cause seulement de la guerre et parce que le chef montre principalement dans la guerre sa valeur et ce qu'il y a en lui qui profite à tous, tandis qu'au contraire un État démocratique a cela surtout de remarquable que sa valeur est beaucoup plus grande en temps de paix qu'en temps de guerre. (TP, VII, §4)
L’existence des nobles est pour le roi un très puissant motif de faire la guerre. (TP, VII,§20) 
L’armée, pour Spinoza, comme pour Machiavel, doit être composée des seuls citoyens (TP, VI, 10, VII,12) ; l’État, c'est-à-dire la force du droit qui dérive de la puissance du peuple (TP, II, 17) est le seul sujet légitimé à décider de la guerre et de la paix. Et on doit comprendre que la paix est fonction de la stabilité politique et elle est aussi défendue avec le recours à l’usage décidé de la force : les classiques de la tradition gréco-romaine sont à ce propos familiers à Spinoza non moins qu’à Machiavel. Ainsi, ne devrait pas surprendre la dureté du passage suivant même si cela trouble une certaine vision stéréotypée et angélique, encore en circulation, de la personnalité de Spinoza : “ il ne faut faire la guerre qu’en vue de la paix, et une fois la guerre finie les armes doivent être déposées. Quand les villes ont été conquises et que l’ennemi est vaincu, il faut poser des conditions de paix telles que les villes prises demeurent sans garnison, ou bien il faut accorder à l’ennemi par traité la possibilité de les racheter, ou bien (si de cette façon la force de leur situation devait toujours inspirer de la crainte) il faut les détruire entièrement et transporter les habitants vers d’autres lieux. ” (TP, VI, 35)
Il y a plus:
Au terme du TP IX,13, nous avons cette leçon du texte latin:
At urbes jure belli captae, et quae imperio accesserunt, veluti imperii Sociae habendae, et beneficio victae obligandae, vel Coloniae, quae jure Civitatis gaudeant, eo mittendae, et gens alio ducenda, vel omnino delenda est.2
Les éditeurs unanimes amendent la conclusion du passage. Gebhardt : “ vel urbs omnino delenda est ” ; Wernham : “ vel omnino delendae sunt (scil. urbes) ” ; Zac : “ vel urbs omnino delenda est ”. À la base de cette intervention, toujours les NAGELATE SCHRIFTEN qui interpolent “ plaatsen ” (cité). Toutes les traductions italiennes (Droetto, Pezillo, Montano), l’espagnole de Dominguez, la française de Moreau, etc., entendent que la destruction se réfère à la ville et non à la population. Wernham, qui pourtant a le mérite de faire référence à Machiavel (Prince, III et V, Discours, II,23) retient que “ genocide seems an extreme measure for Spinoza to advocate ” ; Zac aussi retient comme “ trop cruelle ” la prescription de détruire la ville, qu’il propose d’adoucir avec le renvoi au précédent passage analogue (TP, VI, §35) que nous avons rappelé plus haut. Mais il y a peu à adoucir. Le même passage de Machiavel (Discours, II, 23) rappelé par Wernham et Zac parle clairement :
“ il faut fuir tout parti moyen comme étant très dangereux. Gardez-vous d’imiter les Samnites qui ayant enfermé les Romains aux Fourches Caudines, méprisèrent l’avis de ce vieillard qui leur conseillait de la massacrer tous ou de les renvoyer avec honneur. ”3
Seule une opinion préconçue sur une prétendue personnalité “ douce ” de Spinoza peut nous empêcher d’accepter, selon la logique et la rigueur scientifique, la crue leçon latine transmise dans les Opera Posthuma. Mais si nous renonçons à enseigner la à nos auteurs et nous nous mettons plus modestement à les lire, nous ne pouvons qu’enregistrer une lien très fort entre Spinoza et Machiavel. Et ceci non pas en contraste mais en pleine consonance avec l’idéal de liberté défendu par les deux, et avec celui de la sagesse qui est proprement celui de Spinoza.
Mais de ceci parlons maintenant avec ordre.
2. Machiavel partisan de la liberté.
Les conseils de Machiavel acceptés par Spinoza comme “ saluberrima ” (très salubres) pourraient occuper un long catalogue des comparaisons entre les deux auteurs. À ceux déjà considérés, nous limiterons ici à en ajouter un de grand relief théorique, qui regarde une question éthique fondamentale : le respect de la parole donnée. Le chapitre XVIII du Prince trace cette démarcation entre éthique et politique son timbre incomparable : on voit “ par expérience ” le succès de ces princes qui ont donné ont tenu peu compte de la parole donnée. Dans une lettre célèbre à la princesse Elisabeth de Bohème-Palatinat, René Descartes manifestera sur ce point sa totale désapprobation. Pas comme Spinoza.
L'engagement pris en parole envers quelqu'un de faire ou au contraire de ne pas faire telle ou telle chose quand on a le pouvoir d'agir contrairement à la parole donnée, reste en vigueur aussi longtemps que la volonté de celui qui a promis ne change pas. Qui, en effet, a le pouvoir de rompre l'engagement qu'il a pris, ne s'est point dessaisi de son droit, mais a seulement donné des paroles. Si donc celui qui est par droit de nature son propre juge, a jugé droitement ou faussement (il est d'un homme en effet de se tromper) que l'engagement pris aura pour lui des conséquences plus nuisibles qu'utiles et qu'il considère en son âme qu'il a intérêt à rompre l'engagement, il le rompra par droit de nature. (TP, II, §12)
C’est l’auteur de l’Éthique, celui qui accepte, dans ce passage le plus immoral des préceptes machiavéliens. L’auteur de cette Éthique qui intitule sa partie V, “ De libertate humana ”, et qui fait consister dans la liberté le plus haut niveau de la . On doit fixer l’attention sur ce point, puisque le jugement favorable sur Machiavel ne porte pas sur des questions de détails ou sur des heureuses intuitions singulières de “ très pénétrant florentin ”, mais sur l’essentiel : “ Pro fuisse constat ”. Spinoza a certainement à l’esprit la conclusion du Prince avec l’Exhortatio ad capessendam Italiam.4 Il est vrai que dans ce chapitre n’apparaît pas le mot “ liberté ”, et on parle plutôt de “ rédemption ” ou de “ rédempteur ” : à lui cependant devrait aller l’appui actif du peuple. Et le peuple, comme on peut le lire dans les Discours (I, 5) et la plus sûre sauvegarde de la liberté.
La question centrale est donc la convergence de Machiavel et Spinoza dans le traitement de ces deux expressions, république populaire et république libre comme deux expressions d’un seul et unique concept.
Mais comment fait la liberté pour être appuyée sur le peuple, si, comme le pense Machiavel (Prince¸xviii), dans le monde il n’y a que le vulgaire. Et si, comme le pense Spinoza (pour la liberté ne fait qu’un avec la capacité de dominer les passions), “ homines necessario affectibus sunt obnoxii” (TP I.§5)?5
Frappe l’attention de qui lit le Traité politique une expression qui apparaît (deux fois en V, §6 et 7) dans la page dans laquelle apparaît Machiavel, et là seulement : “ libre multitude ”. Comme pouvons-nous être légitimés à appeler “ libre ” la masse populaire caractérisée par la prédominance des passions ?
La seule explication réside dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves, de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la défendre. La contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à la conclusion du Traité théologico-politique.
3. Machiavel homme sage.
Machiavel est qualifié dans le texte que nous examinons, comme un homme sage, “ de viro sapiente ”, sous une forme de prime abord problématique (“ arbitre ”), assertorique ensuite : constat que sa finalité était la liberté, et, à l’intérieur de cette certitude, l’adjectif “ prudentissime ” se lie de manière synonymique au prédicat de la sagesse, enlevant toute ombre d’un doute quant au message que Spinoza veut transmettre. C’est un message hardi et compromettant. Si l’épithète “ très pénétrant ” vaut pour caractériser individuellement Machiavel, dont l’intelligence pénétrante est hors de discussion pour les admirateurs comme pour les détracteurs au point d’être devenue proverbiale, le plus souvent voile de satanisme, l’évocation de l’idée de sagesse ouvre un autre registre. La sagesse (sapientia) est en effet dans l’Éthique de Spinoza le moment culminant de la réalisation donc de la perfection humaine.
Cherchons maintenant en parcourant toute l’œuvre de Spinoza combien de fois le mot “ sapiens ” a été utilisé pour désigner un personnage de l’histoire. Dans l’histoire sacrée, il y a Salomon, évoqué dans le Traité Théologico-politique. Mais dans l’histoire païenne, il n’y a personne d’autre. Non les grands philosophes grecs, qui ainsi Socrate, et avec lui Platon et Aristote reçoivent un traitement sévère dans une lettre connue qui exprime contre eux une préférence pour les atomistes Démocrite, Épicure et Lucrèce, sans pourtant que ceux-ci soient investis du titre de la sagesse. Descartes, l’unique prédécesseur qui, dans l’Éthique a le privilège de sortir de l’anonymat, est, tout à tour “ très célèbre ”, “ très illustre ” et “ homme philosophe ” ; mais, en même temps que les autres “ hommes très éminents ” envers lesquels une dette reconnue, mais jamais il n’est désigné comme “ sapiens ”. C’est seulement à Machiavel que ce traitement est réservé. Ceci ne signifie pas que, dans la perspective spinozienne, qu’il n’y a pas dans le passé et dans le présent d’autres sages en dehors de lui. Dans le Traité politique on parle quelque par des “ viri sapientes ” (hommes sages) qu’il convient de désigner comme membres du conseil : il est donc clair que, si d’un côté le projet constituant ne doit pas présupposer la sagesse des citoyens ni reposer sur la confiance dans la des dirigeants, d’un autre côté, la sagesse ne doit pas être transformée en mythe : des hommes sages il en est dans tous les groupes sociaux et il est d’autant plus opportun de savoir les reconnaître et d’estimer la valeur de leur apport. Non seulement les hommes. Dans la page même où le Traité politique s’interrompt avec l’exclusion des femmes du pouvoir politique s’exprime avec clarté une reconnaissance indirecte de la sagesse des femmes :
Que si en outre on considère les affections humaines, si l'on reconnaît que la plupart du temps l'amour des hommes pour les femmes n'a pas d'autre origine que l'appétit sensuel, qu'ils n'apprécient en elles les qualités d'esprit et la sagesse qu'autant qu'elles ont de la beauté, qu'ils ne souffrent pas que les femmes aimées aient des préférences pour d'autres qu'eux, et autres faits du même genre, on verra sans peine qu'on ne pourrait instituer le règne égal des hommes et des femmes sans grand dommage pour la paix.(TP, xi,§4)
Les hommes, êtres passionnels, ne tolèrent pas de partager le pouvoir avec les femmes, parce qu’ils sont incapables de reconnaître le “ ingenium et sapientiam ” (génie et sagesse), ou encore leur autonomie personnelle et leur sagesse. Il y a contradiction parce que si elles sont sages on devrait aussi les admettre au gouvernement de la chose publique. Mais le raisonnement qui les exclut est, une fois de plus, machiavélien : d’accord avec Machiavel, Spinoza au début du Traité politique qu’il n’y a rien de neuf à inventer puisque l’expérience a déjà montré toutes les formes de gvts possibles, et il est nécessaire de s’en tenir à l’expérience (TP, i,3) ; par réalisme politique, il n’est donc pas par Spinoza comme opportun de proposer des nouveautés qui seraient en contradiction avec certaines constantes consolidées et reconnues de la nature humaine. Le règne des Amazones, même s’il est pris au sérieux par des auteurs comme Hobbes, reste entre les utopies et les histoires fantastiques.
Tout considéré, cependant, la sagesse des femmes est hors de discussion : la gestion du pouvoir n’est pas l’essentiel en termes de réalisation et de perfection humaines.
Cette dernière série de considérations nous reporte cependant au problème : avec quelle légitimité Machiavel, qui est maître d’une discipline particulière, la science de l’État, laquelle n’absorbe pas en elle l’essentiel de la perfection humaine, mérite, seul parmi les auteurs cités par Spinoza, le titre de sage ?
C’est proprement l’avarice de Spinoza dans l’attribution de cette reconnaissance et le fait en lui-même qu’elle touche un personnage qui n’est habitué à pratiquer l’amour de Dieu dans le sens où on entend communément l’expression, qui stimule une réflexion. L’ultime scolie de l’Éthique (E. v, p.42, sc.) trace la distinction entre le sage (“ sapiens ”) et l’ignorant (“ ignarus ”). À la différence de ce dernier, le sage est “ et sui et Dei et rerum aeterna quadam necessitate conscius ” (conscient et de lui-même et de Dieu et des choses par une certaine nécessité éternelle). Machiavel correspond-il à ce modèle ? Pour Spinoza, évidemment, oui. Au centre est la conscience de la nécessité éternelle ou de l’existence de lois universelles, ce qui constitue la science. Le sage, comme le pense Spinoza, est “ conscius sui ” (conscient de soi) en tant qu’il a conscience des lois qui gouvernent sa nature propre, qui est la nature. Il est “ conscius Dei ” (conscient de Dieu) en tant qu’il inscrit les lois de la nature humaine dans la nécessité de la nature en général, à laquelle l’idée de Dieu se ramène. Et enfin il est conscient de la nature éternelle des choses et à l’intérieur de cette nécessité il inscrit le projet actif de la liberté. Il n’y a pas de sage qui ne soit d’abord un homme libre, et Machiavel, nous l’avons déjà vu, a conquis en premier lieu ce titre. L’homme qui agit en vue de la liberté et qui en même temps connaît la nécessité de la nature dans laquelle il doit agir, est sage.
La sagesse est de posséder la science intuitive, c'est-à-dire (E. ii, 42 sc.2) savoir déduire de la connaissance de la nature la connaissance adéquate de l’essence des choses singulières. Le savoir dont Machiavel donne un exemple est une connaissance des passions humaines combinée avec l’expérience de l’histoire : de là se développe l’activité de proposition en termes d’architectoniques institutionnelle. Machiavel ne part pas de modèles abstraits de nature humaine et de meilleur gouvernement, mais réalise un schéma opératoire que Spinoza, pour sa part, synthétise dans le Traité politique dans cette forme.
Ce n’est pas des enseignements de la raison, mais de la nature commune des hommes, c'est-à-dire de leur condition, qu’il faut déduire les causes et les fondements naturels des pouvoirs publics… (imperii causae, et fundamenta naturalia non ex rationis documentis petenda, sed ex hominum communi natura, seu conditione deducenda sunt). (TP i.§7).
Procéder de cette manière signifie simplement, dans le langage de l’Éthique de Spinoza, faire une connaissance du troisième genre, ou science intuitive. C’est pourquoi on ne doit s’étonner qu’un philosophe comme Spinoza, “ ivre de Dieu ” pour certains romantiques ivres d’eux-mêmes, reconnaît le titre de sage à personne d’autre que le très pénétrant florentin.
[Paolo Cristofolini est né à Arezzo en 1937. Il a traduit et édité les Principi della filosofia di Cartesio (Torino, 1967 et 1992). Il collabore à l’édition des Œuvres Complètes de Spinoza et à l’édition nationale des oeuvres de G.B. Vico, dirigeant l’édition critique de la Scienza Nuova. Il est l’auteur du volume La scienza nuova di Spinoza (Napoli, 1987). Actuellement, il est Président de l’Associazione Italiana degli Amici di Spinoza.]

vendredi 24 janvier 2003

Une question de principe Ronald Dworkin, 1985, PUF, 1996, collection « Recherches politiques », traduit de l’américain par Aurélie Guillain.

Après ses deux grands ouvrages théoriques (Taking rights seriously et Law’s empire),
Dworkin développe et précise ses thèses à partir de ce qu’un étudiant en droit appellerait des « études de cas ». Les dix-neuf essais qui composent l’ouvrage abordent des thèmes très différents mais qui finalement constituent une unité, non seulement dans l’inspiration mais aussi dans le style.

Je m’en tiendrais ici à la troisième partie qui est consacrée au libéralisme et à la théorie de la justice. Il est intéressant de voir la définition que Dworkin donne du libéralisme.
Il s’agit évidemment du libéralisme entendu au sens américain : « Les libéraux étaient pour une plus grande égalité économique, pour l’internationalisme, pour la liberté d’expression et contre la censure, pour une plus grande égalité entre les races et contre la ségrégation, pour une séparation radicale entre l’Église et l’État, pour davantage de garanties dans les procédures pénales, pour la dépénalisation des « infractions » relevant des moeurs (notamment les délits liés à la drogue et aux rapports sexuels, sujets à controverses mais impliquant des adultes consentants) et pour un usage actif des pouvoirs du gouvernement afin d’atteindre ces objectifs. » (p.225)
Certes, Dworkin admet que cette définition est historiquement marquée, que certains libéraux sont devenus des défenseurs de la guerre au Vietnam et que ceux qu’on appelle aujourd’hui « libéraux » ne se reconnaîtraient plus dans cette définition : on croît moins aux vertus de la croissance ou de l’intervention de l’État central. Il reste que dans ses grandes lignes, c’est encore ce programme qui réunit les libéraux aujourd’hui.
Mais Dworkin veut distinguer ce qui est la position centrale du libéralisme et ce qui n’est qu’une position dérivée : par exemple, la liberté du marché ou l’intervention de l’État ne sont peut-être que des positions dérivées, c'est-à-dire des moyens stratégiquement adéquats pour atteindre les objectifs centraux. La distinction entre valeurs fondamentales et valeurs dérivées n’est cependant pas toujours facile à faire. Néanmoins, Dworkin essaie de mettre à nu le noyau moral subsistant qui fonde le libéralisme, même si certaines des stratégies employées se sont défaites avec le temps. Il s’agit de définir « une certaine de conception de l’égalité » qui se trouverait « au coeur du libéralisme ».
Quels sont les principes en vertu desquels l’égalité peut être érigée en principe politique ?
(1) Le gouvernement doit traiter tous ses citoyens comme des individus égaux
(2) Le gouvernement doit traiter tous les citoyens équitablement dans la distribution de certaines possibilités, ou du moins oeuvrer dans le sens d’une répartition moins inégale. (p.237)
Pour Dworkin, les conservateurs doivent autant que les libéraux défendre le premier principe et, en outre (2) est un principe dérivé par rapport à un (1) qui est un principe fondamental. Que signifie (1) ? Pour Dworkin, « c’est une question qui est au centre des théories politiques au moins depuis Kant. » (p.239) Deux genres de réponses sont possibles :
(1) le gouvernement doit être neutre quant à la question du bon mode de vie ;
(2) le gouvernement ne pas rester neutre « parce qu’il ne peut pas traiter ses citoyens en hommes égaux sans une théorie qui définisse ce qu’est l’homme. »
En accord avec Rawls, Dworkin estime que le libéralisme se définit par la position (1). Dworkin veut montrer qu’une personne qui adhère à cette conception de l’égalité doit accepter plus ou moins le noyau de positions qui caractérise le libéralisme. Inversement, celui qui adhère à (2) sera amené à soutenir une conception non-libérale, soit conservatrice, soit socialiste ou marxiste. Un libéral ayant à légiférer adopterait ce que Dworkin nomme «principe d’égalité approximative», un principe de distribution des ressources matérielles et morales qui permette que chacun ait une part à près égale à consacrer à la satisfaction de ses ambitions. C’est en gros le principe d’égalité des ressources qu’il défend dans les articles repris dans « Sovereign virtue ».1
Dans la deuxième phase de sa démonstration, Dworkin montre qui si on pratique le principe d’égalité approximative et si on admet que les individus ont des conceptions différentes du bon mode de vie, la répartition la plus égalitaire peut être obtenue par l’économie de marché et la coexistence des perspectives de vie différente exigera la démocratie représentative.
Pour que le marché soit égalitaire, il faut admettre que les individus ne diffèrent que par leurs préférences pour certains produits ou certaines activités. Un système planifié pourrait théoriquement atteindre le même résultat mais à un coup nettement supérieur. Mais comme le dit Dworkin, il faut redescendre sur terre. Car, pratiquement, les individus diffèrent par bien d’autres choses que par les préférences. Ils diffèrent notamment par des critères qui n’ont aucune portée morale, comme les talents. Du coup, la répartition des richesses par le marché engendre des inégalités contraires au principe libéral, des inégalités qu’il faut donc corriger. Bref, il ne resterait plus à notre libéral qu’à se transformer en capitaliste sans conviction ou en socialiste peu enthousiaste, par une ou l’autre des formes d’économie mixte.
Les institutions démocratiques représentatives posent, également, du point de vue de l’égalité libérale, des questions complexes. Il faut protéger les minorités contre les exigences de la majorité et, par conséquent, la démocratie doit reposer sur « un système de droits civiques qui devra déterminer à l’avance quelles sont les décisions politiques susceptibles d’exprimer des exigences contraignantes à l’égard des autres citoyens, et qui permettra de les exclure de toutes les institutions politiques où règne la règle majoritaire. » (p.246)
Bref, un libéral ne peut accepter l’économie de marché et la démocratie parlementaire qu’appuyées sur un ensemble de droits civiques qui permettraient de garantir l’égalité de traitement des citoyens. On retrouve ici quelques-unes des thèses essentielles défendues ailleurs par Dworkin sur le rôle des droits – « Prendre ses droits au sérieux » – et sur les rapports entre la décision judiciaire et la démocratie : Dworkin voit le tribunal comme un recours permettant de défendre les plus faibles alors que la démocratie, dans un système économique inégalitaire, est spontanément plus favorables aux plus riches parce qu’ils sont les plus influents2.
Le deuxième essai sur le libéralisme reprend la question de la neutralité sous un autre jour. La neutralité du gouvernement à l’égard des conceptions de la vie bonne de ses citoyens peut être considérée de deux panières :
(1) La neutralité est la valeur première et les mesures égalitaires que doit prendre le gouvernement dérivent de la nécessité de garantir cette neutralité.
(2) La neutralité est une valeur dérivée qui permet de garantir l’égalité de traitement.
La version (1) du libéralisme est fondamentalement sceptique et se trouve incapable de répondre aux conceptions concurrentes de type utilitariste (celles qui justifient les inégalités par la gain global attendu) et aux politiques économiques anti-welfare. Dworkin défend donc un libéralisme égalitaire. Celui-ci ne peut se contenter du système du marché pour réaliser ces objectifs. En théorie le marché permet de réaliser facilement le calcul de ce qu’un individu a consommé et produit – calcul indispensable si on veut allouer les ressources de manière égalitaire entre tous les individus. Cependant, les différences de talents, les hasards de la vie, etc., interdisent que le marché réalise ce qu’il permettrait théoriquement. C’est pourquoi Dworkin défend :
(1) l’égalité des ressources : les individus dotés initialement de ressources égales doivent cependant pouvoir les faire fructifier comme ils le souhaitent. Il se prononce contre l’égalité permanente des ressources qui demanderait correction permanente des inégalités qui ne peuvent que se creuser en permanence dans une économie de marché.
(2) Un système re-distributeur pour protéger les individus contre les hasards de l’existence. Ce système pourrait prendre la forme d’un mise aux enchères d’assurance (permettant aux individus d’arbitrer eux-mêmes entre la sécurité et les possibilités de gain.
Il s’agit de respecter les conceptions que les uns et les autres ont du bon mode de vie. Le (1) réalise la condition égalitaire (dans ses articles cités plus haut, Dworkin soutient qu’aucune autre conception de l’égalité n’est acceptable). Le (2) assure la neutralité de l’État à l’égard des conceptions morales individuelles. En particulier, le fait de laisser aux individus le soin d’arbitrer eux-mêmes entre sécurité et espérance de gain évite d’imposer aux uns une vie garantie mais aux capacités de consommation restant modérée ou aux autres une vie
incertaine. Dworkin estime ainsi pouvoir concilier un égalitarisme foncier et la reconnaissance que les individus sont responsables de leur propre sort.
On peut encore préciser la position de Dworkin en la comparant avec celles d’autres libéraux – comme Michael Walser dont le livre Sphères de la justice3fait l’objet d’un chapitre. S’il apprécie les intentions de Walser, Dworkin estime que « le centre de son raisonnement présente une faille. L’idéal de justice complexe qu’il propose n’est ni réalisable, ni même cohérent, et le contenu de son ouvrage offre peu de matière à réflexion dans le domaine des problèmes concrets liés à la justice. » (p.269) Dworkin lui reproche en particulier d’idéaliser la réalité sociale américaine et surtout son relativisme qui l’amène à soutenir d’un système de caste peut être juste à l’intérieur d’un cadre donné.
Il faudrait évidemment développer plus longuement les divers aspects du livre du Dworkin et notamment ses « études de cas » et les leçons qu’il en tire. Une pensée à tous égards stimulante. On comprend d’autant moins que son dernier ouvrage, Sovereign Virtue,n’ait toujours pas trouvé d’éditeur pour une traduction en française.

Le 24 janvier 2003.
©Denis COLLIN

1 Ronald DWORKIN : Sovereign Virtue, The theory and practice of equality. Harvard University Press, 2000. Les deux premiers chapitres, Equality of Welfare et Equality of resources ont été publiés en 1981. Ils font l’objet d’une analyse critique – en français – dans Jean-Christophe Merle, Des théories libérales contemporaines de la propriété comme alternative au bien-être social (Nozick et Dworkin), Cahiers d’épistémologie n°9806 – publication de l’UQAM (http://www.philo.uqam.ca/pdf/9806.pdf)
2 Voir dans Une question de principe, le chapitre II : « La tribune des citoyens ».
3 voir notre recension du livre de Walzer.
4 À titre de comparaison, la traduction italienne est disponible depuis an aux éditions Feltrinelli…

mercredi 1 janvier 2003

Après l’empire …



Emmanuel TODD : Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002, 236 pages,18,50€

Le dernier livre d’Emmanuel Todd est conforme aux attentes : prendre les idées courantes à rebrousse-poil, c’est sa spécialité, au point qu’il en agace plus d’un. Dans La chute finale, publié en 1976, Todd annonçait la chute de l’Union Soviétique au moment où se déchaînaient des campagnes de peur mettant en garde contre la toute puissance du système totalitaire. Loin des spéculations idéologiques, Todd s’appuyait sur des indicateurs démographiques (baisse de l’espérance de vie, hausse de la mortalité infantile) qui disaient on ne peut plus clairement la réalité et la dynamique du « socialisme réellement existant ». Il annonçait que la crise était d’abord celle du centre russe de l’URSS. Pendant Mme Carrère d’Encausse faisait carrière en prévoyant que l’URSS serait confrontée aux forces centrifuges des républiques allogènes, c’était Todd qui voyait juste…
C’est dire qu’on est tenté de prendre Todd au sérieux lorsqu’il annonce que la toute puissance de l’empire américain n’est qu’un mirage et que si l’Oncle Sam est nerveux et volontiers guerrier, c’est tout simplement parce qu’il a une claire conscience de son déclin relatif.
Le propos de Todd est argumenté, non seulement par des données démographiques, par des statistiques économiques, mais aussi par l’analyse des discours des représentants les plus éminents de l’établissement états-unien. Le déclin américain est d’abord relatif : la part des États-Unis dans le commerce mondial et dans la production industrielle ne cesse de diminuer au profit de l’Eurasie. À l’encontre des discours alarmistes tenus de ce côté-ci de l’Atlantique, Todd souligne le dynamisme économique européen qui tend à faire sa jonction avec celui des pays émergeants ou déjà émergés de l’Asie. Mais c’est aussi un déclin plus profond que traduisent les chiffres de la faible productivité du travail américain et le gouffre du déficit du commerce extérieur : comme l’ancienne Rome, la super-puissance ne peut continuer à se nourrir et à entretenir le niveau de vie de sa plèbe qu’en prélevant son tribut sur le monde entier.
C’est précisément pourquoi l’agitation militariste et la création de zones de crise internationale sont devenus les ingrédients essentiels de la stratégie du Washington. Todd n’est pas un optimiste béat, mais pour lui, donc, la principale source de dangers ne réside pas dans l’hyper-puissance américaine, mais, au contraire, dans les conséquences de son affaiblissement patent, et dans la croissance au États-Unis même d’un sentiment d’isolement sur l’arène internationale.
Évidemment, bien des affirmations de Todd sont éminemment discutables à commencer par celle selon laquelle le capitalisme reste le mode d’organisation économique le plus raisonnable. Sa croyance, malgré tout, dans la capacité des démocraties libérales de triompher et ses projections sur un avenir européen où la Russie deviendrait le pôle de stabilisation des relations internationales, sont plus des actes de foi que des prévisions scientifiques. Il reste que Après l’empire est un livre stimulant et qui permet d’aborder l’évolution de la situation mondiale autrement que sur le mode de la déploration impuissante. Si nous ne sommes pas condamnés à quelques siècles de règne du « talon de fer », si la chute du soi-disant « socialisme réel » ne repousse pas à une date indéterminée la perspective d’une transformation sociale radicale, il ne nous reste donc qu’une chose à faire : travailler à reconstruire la perspective d’une régime social et politique plus raisonnable que celui qui domine sans partage aujourd’hui.
Denis COLLIN

L'humanité comme fin en soi -- Sur la philosophie morale de Kant

La philosophie de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée , non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce genre de se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider le bien dans le plaisir, tel autre dans la , tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient toujours plus ou moins soumises à une dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste, doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres. La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la .
I.                   La bonne volonté
A.     Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais « sans garantie de résultat » ! À la téléologique se substitue une déontologique.
B.     La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome, c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le principe même de la loi . Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi que dicte la raison.
C.     L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. » L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II.                L’universalisation et le respect d’autrui
A.     La formelle
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable car la n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la moralité, car si la était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
B.     Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa propre volonté. »
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C.     Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même , mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III.             Conséquences de la de Kant
A.     Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre. Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin, le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce que c’est une du bonheur - un eudémonisme – et donc une aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la majorité.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
B.     Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1)       Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous ».
2)       Principe de différence : « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage : il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette proposition parce que lui ne prône pas une du sacrifice mais une fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et de l’intérêt égoïste une motivation , est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus, à égalité des droits.
C.     L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
        Bibliographie
Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993
Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999

mardi 31 décembre 2002

Contemporary American Orthodox Marxist Rhetoric

Une recension de "La théorie de la connaissance chez Marx"

© Copyright 2002 by Owen Williamson

(extrait – le texte complet sur http://utminers.utep.edu/omwilliamson/thesisthesis.doc)

In contrast to the relative poverty of English-language scholarly resources directly addressing classic Marxism and rhetoric, several important works on this question have been published  fairly recently in French, but have evidently not yet been made available in English.  Among these published works, philosophy scholar Denis Collin’s 1996 study, La théorie de la connaissance chez Marx (“Marx’s Theory of Knowledge”) is a remarkably original and accessible study of classic Marxist gnoseology, and a valuable tool for exploring how Marx understood knowledge-formation, and by implication, persuasion23.  The book explores in depth how indebted Marx is to Hegel and to the latter’s theories, which Collin suggests permeate even Marx’s most “materialist” works, including Capital.  (121)  The author sums up Marx’s theory of knowledge (and, by extension, of persuasion as well) as a process of unveiling of illusion24, and charges that orthodox Marxism has fallen into a practical functionalism that is unfaithful to Marx (171-2).  As Collin points out, Marx’s approach toward language is far more complex than the simple, static and reductive model sometimes assumed from his materialist principles:

Représenter l’ensemble des rapports sociaux selon ce schéma de la communication, c’est encore faire un usage métaphorique ou rhétorique des concepts et non un usage scientifique, puisqu'on réduit l'individu vivant à un locuteur, et de plus à un locuteur qui parle à quelqu’un d’autre. Or, l’individu ne fait pas que parler; il est un individu qui s’éprouve dans sa vie immédiate et pour lequel il n'y a pas toujours déjà des signes et des mots. D'autre part, Marx met en garde contre l'assimilation des rapports d’échange au langage. Ainsi : « Comparer l'argent au langage n’est pas moins faux. Les idées ne sont pas transformées dans ;e langage de telle sorte que leur particularité s'y trouve dissoute ou que leur caractère social figure à côte d’elles dans le langage, comme les prix à côte des marchandises. Les idées n'existent pas séparées du langage.25 

This problematic but valuable analysis suggests that any approach to a Marxist rhetoric that would remain in some manner faithful to the ideas of Marx must be neither mechanistic nor formulaic. It suggests that, beyond even taking into account the ethos and logos of the rhetor (as in classical rhetorical theory), Marxist rhetoric(s) must treat the rhetor as, first of all, a living human being, both a maker and a participant of history in its materialist sense.  Collin’s injunctions to avoid, on the one hand, “reducing the living individual to a speaker,” and on the other, assimilating material relationships into language, chart an interesting possible “middle course” for a Marxist approach to persuasion.  However, his conclusions remain problematic in that he limits the concept of “rhetor” to the individual, rather than exploring the concept of the collective rhetor, as discussed later in this work.

lundi 30 décembre 2002

Morale et justice sociale (Denis COLLIN, 2001). Recensions

Recension sur "La science politique" (Université d'Aix en Provence)

S'appuyant sur les grands théoriciens de la morale (Marx, Hegel, Rousseau…), Denis Colin prend, dans cet essai, du recul pour définir une morale praticable dans notre société contemporaine. Alors que l'impératif d'égalité est confronté à la réalité sociale, l'auteur propose les contours d'un socialisme démocratique fondé sur l'émancipation.
Si les sciences sociales ne produisent pas de politiques publiques, Denis Colin se risque à franchir le pas. Il veut définir les " grandes lignes d'une politique de l'émancipation ". Redéfinir, en somme, la liberté, un concept qu'il entend faire sortir de son hibernation. L'auteur affirme d'ailleurs se placer sur le terrain du " sollen ". Un " devoir " qui n'est pas l'obligation (le " müssen, " de Marx), mais une invitation, presque un conseil pour mener une " vie véritablement humaine ". L'analyse ne s'apparente pourtant pas à un " prêt-à-penser ". La portée est avant tout scientifique et les pistes de réflexions offertes nombreuses.
L'auteur tente de penser l'éthique, en constante évolution temporelle, qui se vit au jour le jour. La morale, elle, peut être appréhendée comme universelle, détachée de toute concrétude. Elle n'est pas soluble dans les sciences, qu'elles soient sociales ou de la nature. C'est pourquoi, pour penser la politique, il est indispensable de penser la morale.

Le terrain mouvant de la morale
Dans la première partie de son ouvrage, Denis Colin analyse les principes moraux et juridiques qui peuvent régir la vie en société. Si la morale est un terrain mouvant, la politique ne peut être séparée des conceptions morales, et inversement. Il suffit pour cela de remonter à Aristote, pour qui une action (et par prolongement une réflexion politique) ne peut se faire que dans un cadre moral. Les formes de gouvernement reproduisent ainsi les formes de sociabilités du foyer familial. Nos rapports aux autres, politiques, s'opèrent donc dans le cadre restrictif de la morale. Denis Colin cite par ailleurs l'analyse kantienne selon laquelle la morale est légitime parce qu'elle fonde les règles juridiques. Nous pouvons également avoir recours à Durkheim : le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale. L'Etat est appréhendé comme un agent parmi d'autres de la conscience collective ; il est le garant des formes du lien social, ainsi que de son expression. Ainsi, la 3ème République a développé une morale laïque qu'elle concevait comme facteur de cohérence et de stabilité.
L'auteur recense les conditions d'existence d'un système moral : accessibilité à tous, compatibilité avec les intuitions de chacun, possibilité d'un large consensus, primauté du juste sur le bien, épanouissement et autonomisation de l'individu. Il tente par ailleurs de donner une " fin " à la morale. En la faisant, par exemple, coïncider avec la quête du bonheur. S'appuyant sur les exemples de l'eudémonisme aristotélicien ou de l'éthique de Spinoza, il prend cependant systématiquement du recul par rapport à ces raisonnements trop simplificateurs. Denis Colin recentre ainsi l'interprétation de Spinoza, en mettant l'accent non sur la rationalité permanente de nos comportements, mais au contraire sur leur caractère instable qui nécessite une régulation. Le ressenti et la raison ne sauraient être opposés.
Le problème central est alors sans doute celui du référent. Comment légitimer les normes, qu'elles soient morales ou juridiques ? Qu'est-ce qui peut faire pencher la balance du côté du bien et du juste, plutôt que du mal et de l'injuste ? Selon les théories du choix rationnel, il s'agit du fruit d'un calcul prudentiel, visant à la maximisation du bien-être. Cette théorie se révèle dans la théorie pessimiste de Hobbes (seule la contrainte des forces peut engendrer une organisation sociale viable) ou celle des économistes " classiques ", par le biais de la célèbre " main invisible ". Le principal défaut de la philosophie de Hobbes est qu'elle exclut la morale. Le vol n'est mauvais que si l'Etat l'interdit.
Reprenant en particulier le raisonnement de Freud, Denis Colin parvient à la conclusion que la morale ne peut pas être transitoire, même si ses formes varient avec le temps et l'évolution des sociétés. La tentation est alors forte d'appliquer une vision " darwiniste " de la morale, c'est-à-dire en termes de sélection naturelle. Le parallèle s'avère pourtant illusoire : la conception d'une évolution vers la perfection ne tient pas en place scientifiquement.

Mythes et réalités de l'égalité
L'auteur aborde le thème de l'égalité. Selon lui, le langage commun et partagé est le facteur premier et primordial d'égalité entre les individus/locuteurs.
Quel que soit le raisonnement qui conduit à la justifier, voire à la prôner, l'égalité n'existe pas dans nos sociétés contemporaines : " si le réel est rationnel, explique Denis Colin, la raison doit rendre compte de ce fait ". Il prend alors en exemple la critique hégélienne du contrat social de Rousseau. Selon le philosophe allemand, l'égalité n'existe que dans le respect du droit de propriété (y compris, et d'abord, la propriété de soi-même). Cette égalité juridique peut seule engendrer la liberté. " La loi libère ", ainsi que le souligne l'adage. Mais ce raisonnement mène, d'après Denis Colin, à une impasse. D'autant que Hegel fait aussi coïncider liberté et inégalité, puisque la jouissance de ses droits en fonction de ses talents conduit forcément à l'inégalité entre individus différents.
Un problème que ne traite pas l'auteur est la perception des inégalités et du degré de tolérance à leur égard dans une société. " Les mécanismes de la comparaison envieuses " (Boudon) sont complexes. Il est vain de comparer la situation de deux individus A et B, s'ils ne sont pas dans le même contexte social qui produit des logiques d'incitation. Dans un cas, telle inégalité pourra être considérée comme légitime et inacceptable, ou négligeable dans un cas et intolérable dans un autre. " Malheureusement, déplore R. Boudon, une politique d'égalité ne peut reposer et être appréciée que sur des critères simples, même s'ils sont faiblement significatifs " (Egalité et inégalités sociales, Encyclopaedia Universalis, p.958.). Denis Colin cite l'exemple des constitutions françaises depuis 1946, proclamant une République " sociale ", faisant ainsi de l'égalitarisme un principe à défendre, au moins dans les apparences, parce qu'il fait partie des fondements de la vie politique.
Pourtant, cet impératif ne se traduit souvent que sous forme de contradiction. Tout au plus, c'est une égalité de droits qui est défendue, position intenable si l'égalité des conditions sociales n'existe pas.

Sortir de l'abstraction républicaine

La théorie de Rawls est séduisante pour sortir de l'égalitarisme républicain. C'est sur cette utopie que s'est développé le déni des allégeances particulières. Le républicanisme à la française fait du citoyen, toujours indifférencié, le seul sujet de droit. L'article 2 de la constitution de 1958 est symptomatique, puisqu'elle souligne que la République française assure l'égalité des citoyens " sans distinction d'origine, de race et de religion ". L'individu n'est plus qu'une entité abstraite. Le principe de l'Etat laïque est en contradiction avec le droit à vivre en pratiquant une religion. Plus généralement, l'égalité universelle s'applique difficilement à la multiplicité des communautés qui composent une . Et Denis Colin de se demander : " peut-il y avoir une véritable égalité si certains individus ne peuvent réaliser leurs aspirations, bâtir leur vie selon leurs propres croyances ou le passé qu'ils veulent assumer ? " (p.317.). Les lacunes du principes de représentation sont alors stigmatisées. La démocratie directe, quant à elle, ne s'établit que dans l'attente de stabilisation d'une situation dynamique et souvent conflictuelle. La notion de démocratie sociale requiert alors une redéfinition de la souveraineté du citoyen, forme politique de son autonomie. " Etre libre, c'est se gouverner soi-même ", martèle l'auteur. La liberté individuelle est perçue à la fois comme une autonomie individuelle et la reconnaissance de l'autonomie d'autrui. Le même raisonnement se transpose à l'échelle du grand ensemble : une société libre se gouverne d'elle-même ; elle se donne pour cela une loi et renonce à sa toute puissance. A cet égard, la liberté d'expression politique et de participation à la vie politique est une condition fondamentale de toute autre liberté individuelle.

L'émancipation pour revivifier la société contemporaine
En filigrane de cet ouvrage, l'auteur développe sa thèse d'une société guidée par un fil conducteur qui déferait les rapports d'exploitation : l'émancipation. Après avoir en profondeur analysé la thèse de Marx, sur le thème " à chacun selon ses besoins ", Denis Colin tente d'extraire le " noyau relationnel " de cette pensée pour en donner une version plus réaliste, tout en réfutant toute vision de société idéale. Il tente d'éviter le double écueil de l'utopie et de la rationalisation à outrance des principes dits " démocratiques " pour proposer une alternative politique " renouvelante ". Celle-ci ne peut être selon lui qu'une pensée de l'émancipation. Telle serait la visée de notre société. L'autonomie ; la liberté, mais aussi l'égalité et la fraternité sont autant de termes qui deviennent rhétoriques et qui auraient besoin d'être revivifiés.
L'économique puise, pour l'auteur, son fondement dans le principe d'efficacité, lui-même issu de notre impérieuse nécessité de produire et de nous reproduire. Les deux grands courants antagonistes classiques qui peuvent guidés l'action sociale sont explicités : la première, la pensée libérale, se fonde sur le droit à la propriété ; la seconde, la pensée communiste ou socialiste, considère que la terre appartient à tous, et donc que le droit à la propriété est injuste. Evidemment, ce schéma est trop simpliste. Des " 3èmes voies " sont souvent inventées. L'auteur tente de donner quelques pistes de réflexion " pour une société juste ". Il s'agit, en quelque sorte, de faire cohabiter les logiques capitalistes et égalitaire. L'idée du progrès émancipateur est défendue avec force, sous le terme de " socialisme démocratique " que Denis Colin tente de libérer de ses présupposés. Il tente d'expliquer les faillites historiques des courants socialiste et communiste, notamment par le biais d'une étude fouillée du cas soviétique. Le triomphant n'apporte pas d'alternative, du fait du risque de dérive totalitaire de cette pensée sans ennemi idéologique.

La demande d'éthique dans une société permissive

Mais y a-t-il encore une place pour la morale dans notre société, c'est-à-dire un ensemble de règles acceptées par tous, non soumises à la sanction et qui s'accordent à la pluralité culturelle ? La morale ascétique, fondée sur les commandements divins disparaît aujourd'hui. L'avènement du règne de l'individu a produit une ère de la jouissance immédiate, un rejet de la contrainte, le culte du corps, la séduction, l'expression et le culte de soi. Mais, Denis Colin le souligne avec force, les préoccupations morales demeurent car elles sont ancrées dans les exigences de la vie en société. Ainsi que l'explique Olivier Abel (Quelle place pour la morale ?, Desclée de Brouwer, 1996), " là où l'habitude et les principes généraux ne servent à rien, dans les situations les plus insolites, la morale doit pouvoir éclairer, apporter quelque chose " (p.18.). La morale doit être une exigence pour que soit rendue possible la cohabitation de chacun.
La demande d'éthique est liée à plusieurs facteurs : tout d'abord, la mutation de nos sociétés ne peut engendrer que des espoirs. Elle fait également naître des craintes, des demandes de justification, des volontés de prise de recul. La demande d'éthique est aussi liée à la hausse du niveau culturel. Michel Falise met également en lumière l'affaiblissement de la notion de système, qui conduit à une vision plus culturelle et moins totalitaire de l'économie.

Le philosophe américain Richard Rorty s'est fait le grand défenseur du relativisme, qu'il considère comme la seule position théorique cohérente dans les sociétés libérales. Selon lui, dans une société n'est vrai que ce qui est justifiable (ce qui exclut toute métaphysique traditionnelle, tout essentialisme), et exprimable. La vérité ne pourrait naître que de la confrontation d'opinions librement émises. Toute morale, impliquant des obligations universelles, est mise de côté. Tout du moins, elle ne peut exister que s'il y a solidarité au sein d'un groupe défini et restreint. En fait, pour parler de morale, il faut " voir notre voix à nous en tant que membres de la collectivité qui parlons une langue commune " (Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993, p.53.). Cette société libérale, où les individus s'acceptent tels qu'ils sont, où les idées les plus contradictoires sont également accueillies, est forcément utopique. Tel n'est pas le parti pris de Denis Colin, qui tente de proposer une morale avant tout praticable.

Le dialogue de la morale et du social

recension de "Morale et justice sociale" in"Liaisons sociales"

Sur quels critères et quelles valeurs fonder la vie sociale ? Dans cet ouvrage savant, Denis Collin montre comment les «pères fondateurs» de la philosophie ont tenté de répondre à cette question d'actualité. La foi s'étant progressivement « dissociée de la vie sociale et politique », c'est à la morale qu'ils ont fait appel. L'ouvrage suggère que cette morale doit trouver sa source «dans les exigences les plus profondes de la vie sociale humaine ». Appliquée trop littéralement ou trop automati- quement cette position peut aboutir à l'inverse du but recherché. Chez Adam Smith, père du libéralisme économique, comme chez Marx, l'auteur condamne la même tentation d'instrumentalisation ou de « sociologisation » de la morale. Smith a vite fait de réfuter la cha- rité comme une attitude morale contre-productive puisque, en fai- sant la charité, on diminue l'effica- cité des lois du marché du travail. Quant au marxisme, il se réclame d'un «amoralisme » scientifique qui s'inscrit pourtant dans une perspective morale: l'émancipation des travailleurs considérée comme le moyen d'une émanci- pation générale de l'humanité. C'est donc une autre voie, empruntée partiellement à Kant et à Rousseau, qu'il invite à suivre en posant la morale comme le résultat d'une réflexion conduite dans le silence des passions ». Autrement dit, l'exigence de l'autonomie de l'individu et celle de l'universalité des principes moraux sont inséparables d'un certain stade de rationalité, elle-même étroitement corrélée à un certain état de développement culturel et social. Plus la société se sophistique, plus le débat social touche au débat moral: de la bioéthique aux problèmes liés au développement durable, les syndicats sentent bien aujourd'hui cette force d'attraction du débat moral sur le social. Le principe d'égalité constitue la clé de voûte de toutes ces réflexions, où la morale surplombe le social. Denis Collin constate que la société moderne n'arrive pas à dépasser une contradiction de fond: «l'égalité semble ne pouvoir aller au-delà de l'égalité des droits et, cependant, l'inégalité des conditions sociales remet en cause cette égalité des droits ». Comment dépasser cette reconnaissance formelle de l'égalité? Pour étayer sa réflexion, le philosophe s'appuie sur l'exemple de l'inégalité des salaires. Plus loin, il s'emploie à montrer que le capitalisme financier a d'autant plus besoin de l'État qu'il veut déréguler, mais qu'inversement «l'interventionnisme étatique ne conduit pas forcément à plus de justice sociale ». Ces va-et-vient entre réflexion philosophique et critique sociale font le prix de cet essai exigeant, même s'il prône une peu opérationnelle société d'autonomie fondée sur «l'égalisation des conditions sociales ».
H. G.

Morale et justice sociale

recension dans "Vie Sociale" (1/2002)

L'auteur a pour objectif de contribuer à la refondation de la politique. Il s'agit pour lui de reconstruire et redonner un sens à l'histoire, sens fondé sur l'affirmation de la dignité de l'Homme. Pour cela, il repense le lien entre la morale, la justice sociale et le problème de l'égalité. Il s'intéresse à l'articulation entre la morale et la structure de l'État. La première partie de l'ouvrage concerne les questions théoriques générales relatives à la morale et les principes de la philosophie politique. La seconde partie traite de leurs conséquences pratiques dans la société contemporaine et notamment d'économie, de rapports de propriété, de la dialectique de l'intérêt général et de l'intérêt particulier. L'auteur veut esquisser une « politique de I 'émancipation qui sera égalitaire ou ne sera pas ». 11 démontre en effet que l'égalité est un genre d'idée politique en danger. Faisant référence aux principaux philosophes dont l'auteur critique les théories, cet ouvrage demande une lecture attentive ; mais dans le même temps, les questions contemporaines ramènent le lecteur à une compréhension plus facile.

Brigitte Bouquet

Morale et justice sociale

Recension la "Revue Parlementaire" (nov. 2001)

C'est un ouvrage fort érudit que nous propose Denis Collin autour de l'idée de justice sociale. Après plusieurs chapitres introductifs, dont la vocation est de donner une définition satisfaisante de la morale, le professeur revient sur le mouvement historique dans lequel se sont forgés les concepts de liberté et d'égalité, et sur la rupture libérale du 20ème , siècle. Par une relecture critique des grands économistes, et avec l'apport des grands penseurs, cet essai de philosophie politique revient sur les concepts qui ont donné naissance à notre société et s'interroge sur les nombreux décalages entre les théories et leurs applications concrètes, qui ont souvent débouché sur ces réalisations opposées à leurs fins premières. Si la démonstration de. l'auteur est convaincante, sa lecture nécessitera cependant un solide bagage politique et philosophique, sans lequel ses idées resteront inaccessibles, ce qui serait au demeurant dommage. M. J.

Morale et Justice sociale

Recension dans "Le Royaliste" (février 2002)

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Publications
Par Aziz LARHAOUI, le Dimanche 27 Mars 2005, 15:56 - aucun commentaire - Lu 8722 fois
Voici un grand et beau travail de réflexion sur les philosophies morales et de critique des théories sociales. Il permet aux citoyens de retrouver des repères dans les actuels débats, noyés dans une bouillie idéologique touillée par les « communicateurs » de tous bords.
En philosophie politique et morale, la confusion est aujourd'hui totale dans le champ politico-médiatique. Les officines de « communication » fonctionnent comme des machines à broyer les idéologies, à concasser les concepts, à réduire en bouillie les idées, à tordre les mots dans tous les sens jusqu'au point où, privés de signification, ils agissent comme des leurres.
Quel invraisemblable baragouin ! On confond allègrement la morale et l'éthique, on remplace (non sans intention maligne) l'égalité par l'équité, on fait croire que la « régulation » de l'économie ultra-libérale marque le retour à une intervention de l'État sur le mode keynésien et des prétentieux de sérails nous assomment avec des « impératifs kantiens » et des professions de foi « humanistes ».
Préciosités ridicules ? Non pas. Derrière la brumasse moralisante, se déroulent des luttes sociales acharnées qui se traduisent par le triomphe d'un moralisme parfaitement abject : domination sans partage des forts, qui jouissent des fruits de l'exploitation et de la corruption, et qui enseignent aux faibles les vertus de l'effort, du sacrifice et de la pénitence infinie. Il faut prendre garde à cet état de fait l'inégalité conduit au despotisme comme le rappelle Denis Collin en prélude à l'ouvrage indispensable, roboratif, que ce professeur de philosophie vient de publier (1).
Indispensable car il présente les grandes philosophies Morales qui marquent de manière indélébile la conscience européenne - celles d'Aristote, de Kant de Hegel - et des ceuvres contemporaines qui nourrissent les débats sur la justice sociale, notamment celle de John Rawls. Ceci sans oublier, comme trop souvent de nos jours, la pensée marxienne judicieusement relue et critiquée par Denis Collin.
Roboratif parce que cet excellent pédagogue est un citoyen engagé. Son ouvrage magistral n'est pas un froid dictionnaire des idées morales et sociales mais le manuel raisonné, rigoureusement fondé et référencé, d'un militant qui a entrepris de repenser politiquement la question fondamentale de l'égalité en vue d'une « théorie étendue » de la justice sociale.
Telles sont quelques-unes des qualités qui risquent d'intimider celles et ceux qui ne sont pas frottés de philosophie. L'obstacle de la densité peut être aisément franchi si l'on garde le livre à portée de la main pour y puiser des explications et des arguments selon les nécessités de jour.
Vous ne savez pas la différence entre la morale etl'éthique ? Denis Collin l'établit en quelques lignes. Vous savez qu'un bateleur comme Alain Minc nous a embobinés en jonglant avec les concepts d'égalité et d'équité ? Tout s'éclaire lorsqu'on remonte aux sources. Vous voulez pénétrer une pensée authentiquement libérale ? Celle de Hayek est présentée de manière accessible et dûment critiquée. Le nom de Rawls vous était inconnu ? Ce penseur mérite le détour, même si sa théorie de la justice ne tient pas ses promesses. Les économistes keynésiens trouveront quant à eux une forte analyse de leur maître à penser qui souligne les ambiguïtés, les limites et les carences de cette oeuvre utile - dès lors qu'elle est mise dans une perspective de justice sociale.
Au fil des interrogations et des recherches, on s'apercevra que la démarche de Denis Collin, apparemment très éloignée de la nôtre en son point de départ, devient proche et presque familière. A cause de l'exigence d'égalité et du souci commun de justice sociale ? Sans aucun doute. Mais aussi parce que l'auteur ne se contente pas de dénoncer le capitalisme et la globalisation : il veut apporter une « contribution à la nécessaire refondation de la politique » - politique étant le dernier mot d'une conclusion qui ouvre sur d'autres travaux et sur d'autres débats.Le beau travail de Denis Collin mérite en effet la critique. On aimerait que la question de l'État soit approfondie. On regrette des absences, tout particulièrement celle de François Perroux, le plus grand économiste français du XX° siècle qui ordonnait l'économie « d'intention scientifique » à une philosophie morale. Sans abandonner un point de vue rigoureusement laïque, il est permis de s'étonner de l'absence de toute référence aux théologiens et aux philosophes juifs et chr
étiens alors que la morale sociale incluse dans le judéochristianisme est fondatrice - ainsi que la philosophie grecque - de notre civilisation. Rien sur la tsedaka ? Aucune référence à Thomas d'Aquin ? Pas de référence au « juste prix » ? A la prohibition religieuse de l'usure ? A l'aumône ? Emmanuel Kant efface-t-il Augustin d'Hippone ?
Le manque d'intérêt de Denis Collin pour les notions et les auteurs évoqués est révélateur des « oublis » de l'enseignement scolaire et universitaire. Comment établir des généalogies exactes, comment faire l'histoire véridique des concepts en passant sous silence ce que nous devons, croyants ou pas, aux pensées juive, chrétienne et musulmane. Dette immense, source d'une richesse qu'il faut aujourd'hui dépenser sans mesure si nous voulons refonder, après le double échec du matérialisme utilitaire et des religiosités fanatiques, une société de justice et de paix.
Aziz LARHAOUI
(1) Denis Collin, Morale et justice sociale, Seuil, 2001. prix franco 22 f. Denis Collin est l'auteur. avec Jacques Cotta, d'un ouvrage qu'il est bon de lire ou de relire pendant la campagne présidentielle L'illusion plurielle, Pourquoi la gauche n'est plus la gauche (J.-C. Lattès, 2001 - prix franco 17 E), dont nous avons rendu compte. dans Royaliste n° 774 

Morale et justice sociale

Recension dans "Etudes" (dec. 2001)

Ce livre ne manque pas d'ambition intellectuelle, puisqu'il se donne comme but d'« établir ce que seraient les principes de base d'une société qui, au nom de la justice, refuserait d'admettre l'éternité (sic!) des rapports d'exploitation capitaliste, tout en prolongeant le grand mouvement émancipateur qui constitue le fil directeur de l'histoire moderne » (p. 188). A la croisée, donc, des Lumières, de la démocratie représentative et des socialismes, cet ouvrage se donne le projet de formuler les grandes lignes d'un « socialisme démocratique, » qui ne verserait pas dans les excès du stalinisme (lequel succomba, nous dit-on, non pas par trop d'égalité, mais à cause de sa structure foncièrement inégalitaire) et qui n'ignorerait pas non plus la liberté, fondée sur la souveraineté du peuple. La morale doit être mise au point de départ de toute théorie politique, puisqu'elle permet de penser un vivre-ensemble dans la justice, laquelle implique l'égalité la plus effective possible. Vie politique qui ne peut donner congé à l'idée de souveraineté, même dans le contexte de la mondialisation, puisque c'est ce contrat fondamental qui permet à la société de se comprendre dans son auto-institution permanente et de « soumettre les objectifs individuels "égoïstes" à des principes de justice ». Redisons-le, l'ambition est vaste, et elle passe par une discussion serrée de grands philosophes anciens et récents, dans un net souci d'avancer pas à pas et d'argumenter soli dement les thèses proposées; mais, en regard de l'ambition, les propositions concrètes sont ténues, voire légèrement désuètes (ainsi des pages sur la démocratie sociale ou le droit de propriété dans le contexte financier et boursier actuel); surtout, l'absence de considérations sur le droit et les graves problèmes de justice qu'ils posent de nos jours surprend, mais cet oubli porte la trace de la ligne marxisante dans laquelle s'inscrit l'auteur. Malgré lui, ce livre atteste de l'épuisement d'une tradition de pensée.
Paul Valadier

Morale et justice sociale

Recension dans "Actuel Marx"

Le livre de Denis Collin est aussi carré dans ses propositions théoriques que subtil dans ses analyses. Car ce qui se présente presque comme un traité de philosophie morale et politique, avec des chapitres impeccablement agencés, est en même temps un livre de combat.
Il part d'une défense de la morale, mais d'une morale intimement liée à la politique : " la morale suppose la politique ", et inversement " la politique suppose la morale ". On voit bien qu'il s'oppose ainsi au moralisme aujourd'hui en vogue, qui tend à les dissocier, mais également à l'amoralisme porté par une certaine tradition marxiste, qui ne fait de la morale qu'une superstructure, voire un reflet, des rapports sociaux (ainsi dans un texte de Trotsky). D'où la thèse, énoncée de manière intransigeante : la morale est universelle et éternelle. Entendons bien : il peut y avoir un progrès moral, et notre époque, en dépit de toutes sortes de régressions, en donne quelques signes, comme l'abolition dans de nombreux pays de la peine de mort. De même l'exigence morale ne prend son plein essor qu'avec la modernité, c'est-à-dire avec le principe de l'égalité des hommes en droits. Mais la morale, dans ses fondements même, ne saurait être relative.
C'est donc d'un retour à Kant qu'il s'agit, en tant qu'il a introduit une " innovation majeure " : toute la morale repose sur l'accès des sujets à l'autonomie et sur un principe d'universalisation (c'est en ce sens qu'elle est " procédurale "). Le défaut de Kant est d'avoir coupé la morale de la sphère sociale, celle des besoins et de " l'insociable socialité ", et ajouté un fondement transcendant, alors que la morale ne peut s'actualiser que dans la société, lieu de l'égalisation effective (ce que Rousseau, l'autre pionnier, avait, lui, bien compris).
Denis Collin suit une démarche comparable à celle de Rawls, qu'il critique sur bien des points, mais dont il partage l'ambition : viser un " consensus par recoupement ", qui puisse consoner avec le sens commun. La morale n'est pas l'éthique, qui est toujours particulière, variant selon les individus, leurs choix de vie, leurs positions philosophiques et religieuses. C'est exactement la même différence que fait Yvon Quiniou, lui aussi s'inscrivant dans l'horizon de la pensée marxiste. Une telle morale a des implications politiques extrêmement fortes : elle permet de définir une politique de l'émancipation, qui " sera égalitaire ou ne sera pas ", car liberté et égalité sont en fait la même chose. Ce fil conducteur permet de passer au crible les critères de l'égalité (par exemple en matière de rémunération), de critiquer au fond non seulement les théories néo-libérales, ouvertement inégalitaires, mais encore le keynésianisme ou le social-libéralisme, et d'esquisser ce que pourraient être un socialisme démocratique et ses institutions politiques. Ce livre fournit des aperçus lumineux sur les grandes théories politiques et surtout est formidablement clarificateur. Pour ne prendre qu'un exemple la question de la souveraineté du peuple est libérée des confusions auxquelles elle prête. Denis Collin montre que la démocratie ne peut se penser qu'en partant de la société, et que l'ordre international ne prend un sens (non impérial) qu'à partir d'elle. Signer des traités internationaux est encore un acte souverain. Quant à la dérive nationaliste, il montre qu'elle se produit précisément là où le peuple n'est pas souverain.
On mettra seulement en exergue une difficulté. Le bonheur et la morale, pour Denis Collin, appartiennent à deux ordres différents, d'où sa critique des morales téléologiques et de l'utilitarisme en particulier. La moralité finalement est quelque chose de supérieur au bonheur, elle est le propre de l'humain, ce qui se révèle à travers l'existence de l'interdit dans toute société humaine (interdit dont le déclin aujourd'hui est signe de dégénescence, ce qui conduit à des formes de " social-sadisme "). Mais peut-on aimer la vertu ? Ne faut-il pas rétablir un pont non seulement avec la société et ses individus en quête d'autonomie, mais encore avec la sphère des besoins et du bonheur, si évanouissant que soit ce dernier ? Il suffirait de considérer que les hommes ont, du fait de leur nature biologique et de leur organisation en société, suffisamment de traits en commun pour que l'idée d'un progrès dans la satisfaction des besoins prenne aussi un sens, sans aucunement mettre en cause la diversité des individus et des formes de groupement social (et heureusement ! Il en va de la diversité des civilisations comme de la bio-diversité). Les besoins " génériques " pourraient alors servir de mobiles à la vertu civique, et une anthropologie matérialiste conforter l'engagement pour une société égalitaire.
Tony Andréani

Morale et justice sociale

Recension dans "Res Publica"

Tandis que, sans surprise, le débat français s’abîme dans sa cuisine pré-électorale, que les hautes toques des partis adaptent le menu mondial du néo-libéralisme aux particularités gustatives des consommateurs hexagonaux et battent les œufs de la mayonnaise sécuritaire, le banquet républicain semble ne plus faire recette. Serait-ce que l’on ait oublié, sur les cartons d’invitation, d’indiquer le lieu où il se tient ? Serait-ce que les citoyens ne sachent plus comment s'y rendre, ni pourquoi ? Peut-être, nous souffle Denis Collin, mais pas seulement. Pour quelle raison, en effet, devrions-nous, ensemble, attablés, faire bonne figure devant celui ou celle dont on s’imagine, selon la fable de Hayek, être l’ennemi économique ? Devant ceux avec lesquels nous ne partageons rien et dont la propriété nous menace ? Attablés enfin, avec les loups de Hobbes, au banquet d’un démocrate quelconque, cathodique ne s’adressant à personne puisque nous confondant tous ?
Denis Collin pose la question, celle que chacun de nos ténors élude : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité... tous concepts moraux qui ont sous-tendu l’émancipation de nos sociétés en vue de l’acmé démocratique, tous concepts qui invitaient à la table de la discussion républicaine ?
Contrastant avec les dénis politico-médiatiques, plus préoccupés de clientélisme que de vérité, la perspective défendue dans cet essai est celle d’une nécessaire conjugaison de la réflexion idéologique et de la pratique politique. Un livre absolument juste.

Jérôme-Alexandre Nielsberg(http://www.revuerespublica.com/index.php3?page=livres/critique&id=67 )


L'autonomie pour tous

Le Monde (20/11/2001)

MORALE ET JUSTICE SOCIALE, de Denis Collin, Seuil, 385 p., 22 E,144,31 F
Encore un livre de morale ?!! Pourquoi pas ? A condition qu'il ne sacrifie pas au « Moloch de l'abstraction », comme disait Nietzsche. Si la morale sans la politique est une impasse, la politique sans la morale un cul-de-sac, le défi consiste toujours à les penser ensemble sans les confondre ; la morale n'est pas soluble dans la politique, la réciproque, aussi, est vraie. Denis Collin, philosophe de formation et auteur de plusieurs ouvrages de philosophie politique, a tenté de naviguer entre ces écueils. Il s'est demandé comment penser l'« articulation » entre la morale et l'Etat. Sa thèse ? L'égalité est un genre d'idée politique en danger. Il est urgent « de redonner sens à cet idéal multiséculaire d'émancipation, liberté-égalité fraternité, menacé de devenir simple formule morte au fronton de nos monuments. » Le problème de l'égalité est le suivant: elle est une norme juridique (un principe abstrait). Elle est aussi un fait. La seule égalité devant la loi aboutit souvent, on le sait, à des inégalités insupportables. Mais trop d'égalité tue la liberté. Le problème de la justice est celui du Mal (sujet d'actualité). Envie, jalousie, ressentiment, frustrations... Le Mal est banal, c'est devenu - aussi - une banalité de le dire. Pourquoi un penseur aussi avisé qu'Hayek considérait-il la question de la morale en économie (et de la justice sociale) comme « non pertinente » ? Parce que le Mal n'a pas de place dans la théorie économique. John Rawls, l'auteur de la Théorie de la justice, l'atteste: « Un individu rationnel n'est pas sujet à l'envie, du moins quand il pense que les différences entre lui-même et les autres ne sont pas le résultat de l'injustice et qu'elles ne dépassent pas certaines limites. » La politique moderne veut supprimer l'envie, c'est son honneur, et sa limite. Pour elle, l'immoraliste n'est plus l'avare ou le jaloux, mais le passager clandestin, le «free rider ». Tartuffe, plutôt qu'Harpagon ou Alceste. L'égoïste qui profite du système, au lieu de coopérer (par exemple, qui abuse de l'assurance-chômage). Mais le libéralisme seul est impuissant à justifier l'une ou l'autre des deux attitudes. L'égoïsme rationnel se justifie. Le marché est incapable de produire une morale positive. Mais n'est-ce pas, aussi, profondément rassurant ? Alors quel est le vrai, le seul tabou des sociétés libérales ? C'est la propriété, affirme Denis Collin. Le tort de Rawls, selon lui, est de ne pas aborder la question des rapports de propriété. « Rawls fait abstraction de la structure sociale. » Or la propriété est aujourd'hui la première source d'inégalités. Alors oui, pour l'auteur, il faut affirmer, à l'heure des fonds de pension et de l'actionnariat salarié, que « la propriété capitaliste [n'est pas] l'horizon indépassable dans lequel devrait s'inscrire toute pensée ». Mais comme « le socialisme est mort », que les libéraux font du keynésianisme sans le savoir, que celui-ci a montré ses limites, la question se pose: que faire ? Emboîtant le pas au Prix Nobel d'économie Amartya Sen, l'auteur se demande sur quoi peut porter aujourd'hui une exigence d'égalité concrète (« égalité de quoi ? »). Il répond: l'économie devrait pouvoir parvenir à égaliser « les conditions d'accès à l'autonomie ». Ce serait déjà beaucoup.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...