Emmanuel
TODD : Après l’empire, Essai sur la décomposition du
système américain, Gallimard, 2002, 236 pages,18,50€
Le dernier livre d’Emmanuel Todd est conforme aux
attentes : prendre les idées courantes à rebrousse-poil, c’est sa
spécialité, au point qu’il en agace plus d’un. Dans La chute finale,
publié en 1976, Todd annonçait la chute de l’Union Soviétique au moment où se
déchaînaient des campagnes de peur mettant en garde contre la toute puissance
du système totalitaire. Loin des spéculations idéologiques, Todd s’appuyait sur
des indicateurs démographiques (baisse de l’espérance de vie, hausse de la
mortalité infantile) qui disaient on ne peut plus clairement la réalité et la
dynamique du « socialisme réellement existant ». Il annonçait que la
crise était d’abord celle du centre russe de l’URSS. Pendant Mme Carrère
d’Encausse faisait carrière en prévoyant que l’URSS serait confrontée aux
forces centrifuges des républiques allogènes, c’était Todd qui voyait juste…
C’est dire qu’on est tenté de prendre Todd au sérieux
lorsqu’il annonce que la toute puissance de l’empire américain n’est qu’un
mirage et que si l’Oncle Sam est nerveux et volontiers guerrier, c’est tout
simplement parce qu’il a une claire conscience de son déclin relatif.
Le propos de Todd est argumenté, non seulement par des
données démographiques, par des statistiques économiques, mais aussi par
l’analyse des discours des représentants les plus éminents de l’établissement
états-unien. Le déclin américain est d’abord relatif : la part des
États-Unis dans le commerce mondial et dans la production industrielle ne cesse
de diminuer au profit de l’Eurasie. À l’encontre des discours alarmistes tenus
de ce côté-ci de l’Atlantique, Todd souligne le dynamisme économique européen
qui tend à faire sa jonction avec celui des pays émergeants ou déjà émergés de
l’Asie. Mais c’est aussi un déclin plus profond que traduisent les chiffres de
la faible productivité du travail américain et le gouffre du déficit du
commerce extérieur : comme l’ancienne Rome, la super-puissance ne peut
continuer à se nourrir et à entretenir le niveau de vie de sa plèbe qu’en
prélevant son tribut sur le monde entier.
C’est précisément pourquoi l’agitation militariste et la
création de zones de crise internationale sont devenus les ingrédients
essentiels de la stratégie du Washington. Todd n’est pas un optimiste béat,
mais pour lui, donc, la principale source de dangers ne réside pas dans
l’hyper-puissance américaine, mais, au contraire, dans les conséquences de son
affaiblissement patent, et dans la croissance au États-Unis même d’un sentiment
d’isolement sur l’arène internationale.
Évidemment, bien des affirmations de Todd sont éminemment
discutables à commencer par celle selon laquelle le capitalisme reste le mode
d’organisation économique le plus raisonnable. Sa croyance, malgré tout, dans
la capacité des démocraties libérales de triompher et ses projections sur un
avenir européen où la Russie deviendrait le pôle de stabilisation des relations
internationales, sont plus des actes de foi que des prévisions scientifiques.
Il reste que Après l’empire est un livre stimulant et qui permet
d’aborder l’évolution de la situation mondiale autrement que sur le mode de la
déploration impuissante. Si nous ne sommes pas condamnés à quelques siècles de
règne du « talon de fer », si la chute du soi-disant
« socialisme réel » ne repousse pas à une date indéterminée la
perspective d’une transformation sociale radicale, il ne nous reste donc qu’une
chose à faire : travailler à reconstruire la perspective d’une régime
social et politique plus raisonnable que celui qui domine sans partage
aujourd’hui.
Denis COLLIN
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