lundi 31 janvier 2011

Vie et mort du marxisme au XXe siècle ?


 Quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit)
Cette figure de la vie du XXe siècle, devenue vieille et qu’on ne peut pas rajeunir, mais seulement connaître, c’est le marxisme. Le XXe siècle a été largement dominé par le marxisme, idéologie de puissants mouvements sociaux, puis d’États redoutables. Le marxisme a imposé ses cadres de pensée (y compris à ses adversaires !). Il a été tellement prégnant qu’il est encore fréquent d’entendre des gens dire qu’il faut relire Marx alors qu’ils n’en ont pas lu plus de quelques lignes ou alors quelques pages d’un manuel de marxisme, ces innombrables versions des catéchismes de marxisme diffusés par tous les partis qui se plaçaient sous sa bannière. Mais la fin du XXe siècle a été marquée par la décomposition du marxisme à la fois parce que les États dits « socialistes » se sont effondrés ou se sont transformés de l’intérieur en États capitalistes « ordinaires », parce que les grands partis marxistes ont vu leur influence marginalisée (qu’on songe aux partis communistes en France et en Italie) et parce que plus personne (hormis quelques groupuscules) ne revendique comme le corpus doctrinal marxiste mis au point à la fin du XIXe siècle et qui fut longtemps le bagage commun des sociaux-démocrates (le marxisme est proprement l’invention de la social-démocratie allemande !), des PC de la IIIe internationale, des trotskistes et de quelques autres encore.
Connaître ce qui ne peut pas être rajeuni : il fut un temps où le 2e best-seller mondial après la Bible était le Manifeste communiste. C’est un temps dont les moins de 20 ans n’ont même pas l’idée.  Mais le changement a été brutal et massif et cela mérite explication. C’est ce qu’on va essayer de faire au cours de cette conférence.
Quelques précisions liminaires :
1)      je parle ici du marxisme et non de Marx. Le marxisme est sinon mort, du moins agonisant. Mais Marx se porte très bien. On s’est avisé il y a peu d’années que cet obscur philosophe né à Trier en Allemagne et mort à Londres pourrait bien être encore celui qui nous permet le mieux de comprendre notre présent et explorer notre avenir. Je veux simplement donner un exemple : est paru récemment un livre brillant d’un sociologue allemand, Harmunt Rosa consacré à L’accélération et sous-titré « une critique sociale du temps ». Ce livre est consacré à l’analyse de l’accélération à laquelle sont soumis la société et les individus dans la société contemporaine, faisant la synthèse de nombreuses recherches sur cette question cruciale du temps, mais son centre nerveux en est le chapitre 8 consacré aux forces motrices de l’accélération sociale et qui montre comment l’analyse marxienne du travail (conversation du temps en valeur) donne une clé essentielle pour saisir cette accélération. Inutile de multiplier les exemples. Je m’en tiens à une règle simple : Marx disait « je ne suis pas marxiste » ! Moi non plus. Je tiens pour indiscutable la définition donnée par Michel Henry : le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx.
2)      Il faut distinguer le marxisme des mouvements sociaux qui se sont appropriés (à leur manière) l’idéologie marxiste. Pour faire une comparaison : entre le catholicisme romain version Alexandre Borgia (par exemple) ou version concile de Trente, et les paysans allemands révoltés derrière Thomas Münzer, il y a un point commun, les uns et autres prétendent agir au nom du Christ et des Évangiles. Mais ça s’arrête là. Et même Luther, qui dénonçait les turpitudes de l’Église, exhortera les princes allemands à écraser comme des chiens les paysans. De la même façon, entre le marxisme populaire des ouvriers ou des paysans en lutte et le marxisme des bureaucrates sociaux-démocrates qui organisent l’assassinat de Rosa Luxemburg ou le marxisme de Staline et de ses agents dans les partis communistes, il y a un clivage, un clivage de classe pourrait-on dire ! Il reste que, de même que le christianisme populaire des paysans allemands leur interdisait de comprendre la nature réelle du conflit dans lequel ils étaient engagés, de même le marxisme populaire fut une forme tronquée, inadéquate de la conscience sociale.
Ces considérations faites, je vais procéder ainsi :
1)      Retracer les grandes étapes de la formation, de la domination et du déclin du marxisme.
2)      Expliquer en quoi le marxisme a été une idéologie et ce que cela signifie.
3)      Procéder à un rapide état des lieux aujourd’hui. 

I.                   Les grandes étapes de l’histoire du marxisme

A.     L’invention du marxisme orthodoxe

Au commencement était le mouvement ouvrier, né des mutuelles, des coopératives, des syndicats, des sociétés secrètes (comme la Ligue des Justes, un petit groupe que Marx et Engels transformeront en « Ligue des communistes »). La première association internationale des travailleurs regroupait des courants très bigarrés, proudhoniens français, syndicalistes anglais, coopérativistes, mazziniens italiens, etc. Il ne venait à l’idée de personne que cette association créée en 1864 lors d’un meeting en solidarité avec les peuples polonais et irlandais en lutte contre leurs oppresseurs respectifs (russes et anglais) pût avoir une idéologie unique, une explication unique de l’histoire et une philosophie de la nature et de la science que tous eussent dû adopter.  Les communistes au sens que Marx donnait à ce terme étaient une toute petite minorité et ils ne se définissaient par une idéologie, mais par un programme politique dont le manifeste de 1848 avait donné les principes. Il n’était ni question de matérialisme, ni de matérialisme historique ni de matérialisme dialectique ou que sais-je encore.  Dans cette AIT, il y eut bien un « parti Marx », c’est-à-dire une fraction de partisans des idées politiques de Marx, une fraction plus ou moins informelle – il n’y avait pas de cartes de membre ni de séances d’initiation pour appartenir au « parti Marx ». Le « parti Marx » était défini essentiellement par opposition à deux autres courants :
1)      Les anarchistes à qui Marx reprochait leur anarchisme, c’est-à-dire leur refus d’une organisation centralisée en vue de la conquête du pouvoir politique.
2)      Les mazziniens qui confondaient la lutte des ouvriers pour leur propre émancipation et la lutte nationale et prônaient souvent des méthodes conspirationnistes.
Le marxisme orthodoxe naît beaucoup plus tard, entre 1880 et 1900 et pour l’essentiel en dehors de Marx qui meurt en 1883.
Théoriquement, Kautsky en Allemagne, Plekhanov en Russie, avec l’aide et sous le haut patronage d’Engels, mirent au point le corps de doctrine qui devait cimenter « idéologiquement » le mouvement, le « marxisme orthodoxe ».  Cette doctrine repose sur trois piliers :
-          une philosophie, le « matérialisme dialectique », une invention de Engels qui vise à transformer la critique marxienne de la philosophie idéaliste en un nouveau système philosophique qui ferait la synthèse du matérialisme prêté aux scientifiques et de la dialectique hégélienne.
-          Une conception « scientifique » de l’histoire, le « matérialisme historique » résumée le plus souvent par suite des cinq stades, les cinq grands modes de production, qu’est censée parcourir l’histoire universelle, despotisme asiatique, esclavagisme antique, féodalisme, capitalisme et communisme. Cette conception garantit aux croyants qu’ils sont dans le train qui roule à toute allure vers le communisme.
-          Une stratégie politique : la conquête du pouvoir d’État par la classe ouvrière organisée en parti. Les divergences tactiques – sur la question de l’alliance avec les partis « bourgeois » radicaux en vue de défendre la démocratie et corrélativement le problème épineux de la participation ministérielle – ne mettent pas en question ce postulat, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale et la guerre froide et c’est ce qui explique la rhétorique alambiquée d’un Léon Blum distinguant l’occupation du pouvoir et l’exercice du pouvoir.
Engels a joué dans le marxisme un rôle analogue à celui de Paul de Tarse dans l’histoire du christianisme, ainsi que dit Costanzo Preve. Loin d’avoir été le vulgarisateur de la pensée de Marx, il a inventé lui-même quelque chose d’assez nouveau : un système doctrinal éloigné sur le fond des orientations et des préoccupations de Marx. Maximilien Rubel a montré avec une grande précision comment s’est montée de la légende de Marx et quel a été le rôle fondateur d’Engels.
Engels est l’inventeur du marxisme, mais un inventeur cultivé qui a des idées pénétrantes sur l’histoire, l’économie, les langues, la stratégie militaire. C’est un esprit éclectique dont on peut lire avec profit son « Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». Mais dès L’Anti-Dühring il a le projet de fabriquer une doctrine unifiée, prétendant à la science qui pourra englober toutes ces recherches. Il invente le « socialisme scientifique », terminologie qu’on chercherait en vain chez Marx – quand Marx parle du « socialisme scientifique », il s’agit de la doctrine de certains de ses adversaires : Karl Grün, apôtre du « socialisme vrai » voyait dans Saint-Simon le véritable père du « socialisme scientifique ».  Le « socialisme scientifique » est donc le premier des concepts absurdes, fondés sur des contresens et que l’on présentera comme la quintessence de la pensée de Marx.
C’est ensuite à Kautsky en Allemagne, à Plekhanov en Russie, de forger la doctrine complète que Kautsky lui-même nommera « marxisme orthodoxe ». En France, ce seront Longuet et Lafargue puis Guesde et les guesdistes qui se feront les propagandistes du marxisme. Pour la petite histoire, c’est à propos de Lafargue et Longuet, par ailleurs ses deux gendres, que Marx disait « moi, je ne suis pas marxiste. »
Explication de l’histoire à partir des processus économiques (l’économisme), philosophie matérialiste « moniste », conception « étapiste » de l’histoire, nécessité d’un parti fort, discipliné et centralisé, perspective d’une société collectiviste : toute la doctrine qui sera la doctrine officielle du communisme du XXe siècle est déjà là.  On n’a pas encore les expressions « matérialisme dialectique », « matérialisme historique », mais le contenu y est. On oublie trop souvent que le modèle du parti bolchevik de Lénine était la social-démocratie allemande et notamment les exposés doctrinaux de Kautsky sur ce sujet. En ce qui concerne le modèle de société à construire, là aussi tout était dans les brochures de vulgarisation de partis socialistes de la IIe internationale.  Dans son livre, « L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale » (PUF, 1984), Marc Angenot analyse ces ouvrages et brochures dans lesquelles les socialistes d’avant la première mondiale racontaient la société du futur. Et on y trouve à peu près tout ce qui servira de modèle à l’Union Soviétique (salariat généralisé, rôle des cadres, collectivisme total) et on doit souligner que la rupture entre la social-démocratie « marxiste » et le communisme historique n’est pas très importante.

B.     De la social-démocratie au marxisme-léninisme

La première guerre mondiale entraînant l’explosion de la social-démocratie internationale, le marxisme est refondé avec la IIIe internationale et les partis communistes. Formellement la SPD reste « marxiste » - elle ne renoncera au marxisme qu’en 1958 lors du congrès de Bad-Godesberg.  Le SPÖ développe de son côté un marxisme propre, « l’austro-marxisme », sous l’impulsion de Bauer et Adler, une doctrine dont on trouvera des traces beaucoup plus tard, notamment dans certains courants du PSU. De même, en France, la SFIO reste à dominante marxiste.  C’est d’ailleurs au nom de cette tradition marxiste que Blum s’opposera en 1933 à l’offensive des « néos » (Marquet, Déat, Renaudel) qui soutenaient une orientation nationale corporatiste (« ordre, autorité, nation » !) et les conduira les deux premiers à la collaboration avec les nazis.  C’est parce qu’il reste partisan de la « dictature du prolétariat » que Blum développe toute une série de contorsions très sophistiques pour distinguer la prise du pouvoir de l’occupation du pouvoir au moment du front populaire.
Mais le marxisme de la IIe internationale, s’il a gardé une certaine importance dans certains pays (par exemple dans le PS chilien d’Allende) ou s’il a retrouvé un coup de jeune dans le PS d’Épinay, sous l’impulsion notamment du courant du CERES, est devenu de plus en plus une référence purement formelle laissant progressivement la place à des doctrines réformistes qui avaient toujours existé dans le mouvement socialiste mais avaient été marginalisées autour des années 1900.
Il faut également remarquer que la IIe internationale, même si les marxistes y jouaient un rôle décisif avant la 1ère guerre, en raison du poids de la SPD qui était le parti le plus puissant et le modèle à suivre, la IIe internationale n’a jamais été monolithique. Les partis socialistes scandinaves ou le Labour Party sont toujours restés à peu près totalement hermétiques au marxisme !
Avec la formation de l’Internationale Communiste, basée sur la direction – et les subsides – du PCUS et de l’État soviétique, les choses vont vraiment changer. Le marxisme va être codifié par toute une série d’ouvrages chargés d’enseigner la juste pensée. En 1921 paraît le traité de matérialisme historique de N. Boukharine. Staline va bientôt officialiser le dogme en distinguant le matérialisme dialectique, science générale de la nature et de l’homme et le matérialisme historique, théorie de l’histoire. Le marxisme ainsi entendu sera l’objet d’un monopole d’enseignement dans les écoles et les universités soviétiques. Les partis communistes devront à leur tour propager cet enseignement et la conformité à l’orthodoxie est exigée de tous. Véritable science infuse, le marxisme permet de trancher de toutes les questions. Armé du marxisme, Staline va pouvoir trancher dans les querelles portant sur la linguistique ou la génétique (lors de la tristement célèbre affaire Lyssenko), voire la théorie de la relativité un temps condamnée comme « bourgeoise ».
On va mettre en œuvre tous les procédés de l’orthodoxie :
-          Établissement des auteurs canoniques et des œuvres exprimant la vraie foi ;
-          Exigence pour tous les croyants de subir une formation a-critique ;
-          Exigence pour toutes les manifestations de parole publique de références précises aux autorités canoniques. À la place de « Aristoteles dixit » on a « Engels (ou Lénine, ou Staline) dixit ».
-          Mise à l’index des œuvres hérétiques : régulièrement, des thèses philosophiques ou scientifiques sont condamnées officiellement (et ça commence très tôt).
-          L’hérétique peut payer de sa liberté et parfois de sa vie son hérésie.
L’orthodoxie marxiste sévit sans la moindre contestation en URSS. C’est parfois un peu moins net dans les pays satellites. Pour les partis communistes confinés dans l’opposition dans les pays capitalistes, les choses sont un peu plus compliquées. Les politiques d’alliance avec des « forces bourgeoises » ou « sociales-démocrates » vont conduire les PC à faire preuve d’un certain éclectisme et à accepter des formes de pensée qui eussent directement conduit leurs auteurs au goulag en URSS. Le PCF comptait parmi ses membres d’honneur et compagnons de route des peintres, des poètes, des écrivains qui étaient bien loin de suivre les canons du « réalisme socialisme » ! On trouve les mêmes phénomènes en Italie où le PCI tout en étant peut-être plus stalinien que le PCF avait su se montrer attractif pour les intellectuels même quand ils n’étaient complètement orthodoxes en matière de marxisme-léninisme.
J’ai employé le terme de « marxisme-léninisme » qui est devenu le terme officiel assez logiquement après l’embaumement et la canonisation de Lénine, Lénine éclipsant souvent l’improbable duo « Marx-Engels » en matière de référence orthodoxe. Mais, en vérité, jusqu’en 1953, c’est Staline lui-même qui était devenu l’autorité suprême non seulement en matière de politique mais aussi en matière doctrinale. On peut alors parler de marxisme-léninisme-stalinisme. Ce marxisme-léninisme-stalinisme va trouver ses formes les plus extravagantes et les plus bouffonnes dans la Chine maoïste, le profit du grand timonier venant se surajouter à ceux de Marx, Engels, Lénine et Staline. Bien que les maoïstes, de par le monde, aient manifesté un renoncement à tout esprit un tant soit peu critique, bien qu’ils se soient évertués à présenter, même en de doctes enceintes comme l’école normale de la rue d’Ulm, les écrits de Mao comme des contributions décisives à la pensée humaine, il n’y a rien à sauver de cette littérature affligeante.
Il faut ici introduire une différence entre les auteurs de référence.  Engels et Lénine manifestent souvent une incompréhension assez effarante de ce qu’écrit réellement Marx ; mais ils créent une doctrine, discutable, pas toujours cohérente, mais qui garde une certaine tenue. J’en ai parlé à propos d’Engels.  Il y a aussi des œuvres de Lénine qui méritent d’être lues et critiquées pour elles-mêmes. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, si on fait abstraction des polémiques politiciennes aberrantes, le propos gnoséologique de Lénine est loin d’être absurde et il pose la question de la nature de la connaissance dans des termes que revendiquent encore un certain nombre de philosophes plus contemporains. J’avais traduit un essai de Lucio Colletti sur les rapprochements possibles entre Lénine et Karl Popper. J’ajoute que pas plus Lénine qu’Engels n’avaient imaginé que leurs écrits deviendraient des « livres sacrés » révérés par des armées de croyants placés sous l’autorité des grands prêtes du « marxisme orthodoxe » ou du « marxisme-léninisme ».  Donc s’ils ont commis des fautes théoriques, on ne doit pas leur imputer la bêtise et la volonté de domination de ceux qui les ont canonisés.

C.     Marxismes critiques et décomposition du marxisme

Le marxisme, y compris dans sa version marxiste-léniniste est une idéologie éminemment instable, tout comme est instable cette bizarrerie historique qu’est le système stalinien.  Dès le début, il est confronté à une contestation interne qui refuse tout à la fois l’instauration d’une orthodoxie et l’économisme plat qui sert de ligne directrice. Il s’agit de penseurs, de courants entiers parfois, qui, tout en se réclamant formellement de l’héritage de Marx s’en prennent aux épigones qui ont dénaturé la méthode de Marx, affaibli, appauvri, stérilisé et infantilisé  son travail.
Dans la première période, celle de la social-démocratie, il faut citer Georges Sorel, théoricien original qui publie dès 1908 un livre intitulé « La décomposition du marxisme ».
Sur le versant italien, l’ouvrage d’Antonio Labriola, « Essais sur la conception matérialiste de l’histoire », écrit en 1895-1896 et publié en France en 1902, est une tentative de sortir le marxisme de l’orthodoxie engelsienne-kautskyste et de redonner au facteur subjectif, à l’activité pratique des hommes leur place dans la conception marxienne de l’histoire. Labriola sera le maître de Gramsci.
Sur le versant allemand, il faut évidemment faire place à Rosa Luxemburg, qui, tout en restant dans le cadre du marxisme orthodoxe sur le plan philosophique, met en question sévèrement les analyses économiques et la conception de la lutte politique qui dominent la IIe Internationale.
Après la révolution russe : le premier auteur à renouer avec la pensée de Marx et notamment avec les analyses du fétichisme de la marchandise et de l’aliénation et à développer le concept de réification est Georg Lukacs, avec son livre Histoire et conscience de classe, condamné dès sa parution par l’Internationale Communiste, comme ouvrage idéaliste petit-bourgeois. Communiste hongrois restera jusqu’au bout obéissant à l’appareil mais n’en continuera pas moins à tracer son propre sillon, notamment dans le domaine de l’esthétique et surtout par son monumental ouvrage toujours non traduit en français, « Ontologie de l’être social ».
Karl Korsch va très vite se rendre compte des contradictions théoriques intenables du marxisme orthodoxe dont il va entreprendre la critique systématique.
On doit aussi évoquer ici les « communistes conseillistes », marxistes anti-léninistes comme Gorter, Pannekoek, mais on y peut aussi rattacher Korsch, Paul Mattick, Maximilien Rubel ou le poète Benjamin Péret. En gros tous ceux qui travaillent plutôt sur le côté libertaire, anarchiste de Marx. On peut rattacher à cette tradition le courant « Socialisme ou barbarie » animé par Castoriadis et Lefort.
Gramsci, fondateur du PCI, occupe une place particulière : emprisonné en 1926, il laisse un œuvre parcellaire, des articles de journaux et ses « cahiers de prison » qui développent une pensée originale, confrontant la « philosophie de la praxis » - c’est le nom qu’il donne au marxisme tel qu’il le pense – avec la culture et la pensée italienne, de Machiavel à Benedetto Croce.
J’évoquerai tout juste Trotski, personnage historique important et fascinant mais dont la contribution critique au « marxisme » reste relativement limitée, la très contestable « théorie de la révolution permanente » mise à part.
La « théorie critique » développée par les membres de l’école de Francfort (Institut de recherche sociale fondé à Francfort en 1923) est peut-être le courant le plus fertile de ceux qui se sont développés dans et contre le marxisme orthodoxe.  Les figures de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno incarnent, à leur manière, la permanence de la grande philosophie allemande, alors que la culture allemande a été écrasée par la barbarie nazie. En s’appuyant sur des synthèses entre la théorie de Marx (relue souvent dans ses liens avec Hegel), la psychanalyse et la sociologie de Weber et Simmel, ils ont produits une pensée originale centrée sur l’étude des mécanismes de domination et de la « rationalité instrumentale ».
Les héritiers de l’école de Francfort, Habermas puis Axel Honneth se sont éloignés non seulement du marxisme mais aussi très souvent de Marx sans jamais rompre totalement le lien. Par exemple Axel Honneth, théoricien de la reconnaissance, reprend appui sur le concept de « réification » tel que formé par Lukacs. Quelqu’un comme Hartmut Rosa peut lui aussi être situé dans cette lignée.
Héritiers encore de l’école de Francfort, mais sur une ligne politiquement et philosophiquement plus radicale, on trouve l’école de la « Wertkritik » avec des gens comme Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moische Postone. De ce courant, on peut rapprocher Jean-Marie Vincent (mort en 2004). Ce qui les unit, c’est la place accordée à la question du fétichisme de la marchandise et une critique radicale du travail.
Il faut faire aussi une place à l’œuvre inclassable d’Ernst Bloch dont le monumental « Principe espérance » n’a pas trouvé dans la recherche l’écho qu’il mériterait. La publication en 1918 de « L’esprit de l’utopie », puis d’un livre consacré à Thomas Münzer en 1921 le prédisposaient à se placer en dehors du « main stream » du marxisme orthodoxe. Exilé en Suisse puis aux États-Unis de 1938 à 1948, il revient en Allemagne et publie de 1954 à 1959 son œuvre majeure qui sera suivie d’une livre sur « L’athéisme dans le christianisme » (1961). Alors qu’on lui offrait une chaire à Francfort, il avait choisi d’aller enseigner en Allemagne de l’Est à Leipzig mais très vite son enseignement déplaît au régime et il est mis à la retraite anticipée et revient à l’Ouest, à l’université de Tübingen.
Il y a sans doute beaucoup d’autres écoles et auteurs à citer.  Je me suis contenté de ceux qui restent vivants parce qu’ils continuent d’inspirer des recherches qui d’une manière ou d’une autre se maintiennent dans l’horizon de l’émancipation.
Je n’ai pas cité le maoïsme parce qu’il s’agit d’un rameau encore plus dégénéré du marxisme orthodoxe et qu’il ne convient pas d’élever à la dignité philosophique les ratiocinations de feu le grand timonier ! J’ai laissé de côté aussi l’école d’Althusser parce qu’elle s’est révélée assez stérile et que c’est en rompant radicalement avec les présuppositions de Lire le Capital et de Pour Marx que les disciples d’Althusser comme Jacques Rancière ou Étienne Balibar ont continué à philosopher. L’althussérisme a nourri un certain marxisme universitaire, parfois intéressant, mais son scientisme positiviste le vouait à l’échec en tant qu’il se voulait une tentative de restauration de la théorie de Marx.
La situation actuelle est celle d’une définitive décomposition du marxisme. Il y a bien des philosophes et des chercheurs en sciences humaines qui se réclament de l’école de Marx mais plus de corpus doctrinal suffisamment qu’on pourrait nommer « marxisme ».

II.                Le marxisme comme idéologie

Marx n’a jamais eu l’intention de créer quelque chose qui s’appellerait « idéologie marxiste ». Une idéologie marxiste pourrait donc apparaître comme une contradiction dans les termes. Et pourtant je soutiens que le marxisme ayant réellement existé a été et reste partiellement sous des formes affaiblies une idéologie.

A.     La théorie marxienne de l’idéologie

Tout d’abord il faut dire quelques mots de la théorie marxienne de l’idéologie.
L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie de manière univoque.
En un premier sens, elle est l'ensemble des idées justifiant, « scienti­fiquement » le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ». Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l'adversaire, qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la définition est plus extensive. Marx cite « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche d'une théorie des superstructures idéologiques comme formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir la « base matérielle », les rapports sociaux à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc.
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire dès que la production et la diversification de la vie sociale a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que « les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres. »
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité : le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction culmine dans cette « mystification propre au mode de production capitaliste » : « la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même. » La perception inversée de la réalité sociale est ainsi une « réification », transformation en chose de la réalité vivante et active : la puissance personnelle des travailleurs est transformée en puissance objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital, qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres, pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur en tant qu’individu humain est ravalé à l’état de chose, moyen de la production au même titre que la machine, « ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social entre les individus prend la forme d’un rapport entre les choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux ». C’est la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un phénomène superficiel, mais bien une réalité propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation « religieuse ». Cette consubstantialité de la production matérielle et de l'idéologie est d'autant plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel discours religieux.

B.     Le marxisme comme idéologie pour les classes subalternes des pays avancés

Le marxisme a été l’expression de l’organisation mais aussi de l’intégration du prolétariat à la société bourgeoise. Il a donné forme aux partis ouvriers qui se sont constitués dans la 2e moitié du 19e siècle. En reprenant mes trois définitions de l’idéologie, on peut montrer que nous avons bien affaire à une idéologie :
2.       L'idéologie comme abstraction : le marxisme en tant que doctrine économique (« les infrastructures économiques déterminent la superstructure) transforme en réalités existant « per se » les catégories de l’économie politique bourgeoise. Le salariat est une forme indissociable de l’existence du rapport capitaliste et en se faisant le défenseur du salariat, en exaltant les salariés comme une classe vouée à sauver l’humanité, ce marxisme montre qu’il est entièrement prisonnier des abstractions idéologiques qu’il est censé combattre.
3.       L'idéologie comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants : les utopies collectivistes analysées par Marc Angenot et plus généralement le socialisme imaginaire des militants et partis – un socialisme qui valait surtout pour les dimanches et jours de fête, est une idéalisation du salariat.  Le socialisme y est vu comme un salariat généralisé et une organisation planifiée de la production sous la direction de cadres possédant les compétences techniques nécessaires. Cela explique aussi pourquoi les socialistes étaient fascinés par les grandes entreprises et la machinerie capitaliste qu’il fallait seulement rationaliser pour en finir avec « l’anarchie capitaliste », disaient-ils, et la faire tourner au service du peuple. Ce marxisme n’était que l’arôme spirituel qui enveloppait l’ascension d’une nouvelle élite bourgeoise ou petite-bourgeoise faisant valoir ses droits par ses capacités à déplacer les bataillons ouvriers comme une armée en campagne. Rosa Luxemburg a perçu très tôt ce qu’était en fait cette social-démocratie allemande que Lénine prenait pour un modèle à imiter. Georges Sorel, très lié à l’anarcho-syndicalisme français, théoricien de la grève générale et de la violence ouvrière comprend d’emblée le caractère profondément conservateur de la social-démocratie et annonce « la décomposition du marxisme » dans un ouvrage éponyme daté de 1908.
J’ai dit idéologie pour classes subalternes. Le marxisme fonctionne exactement comme le christianisme populaire : il est à la fois une protestation contre la situation misérable des ouvriers et une manière d’accepter cette situation. Les anarchistes refusent le salariat parce qu’ils croient possible un retour immédiat à l’indépendance du petit artisan (même sous la forme coopérative) et c’est pour la même raison qu’ils jouiront d’une audience importante dans les pays à paysannerie misérable comme la Russie et l’Espagne. Le marxisme recommande au contraire de tourner le dos aux rêveries des anarchistes pour accepter le capitalisme et la subordination salariale comme une nécessaire médiation vers l’émancipation ouvrière.
Si on comprend bien cela on comprend mieux l’histoire de la social-démocratie et on évite de faire intervenir des facteurs exogènes comme la trahison (explication favorite des marxistes léninistes et des trotskistes). La social-démocratie n’a jamais été révolutionnaire, non pas parce qu’elle n’était pas un « parti ouvrier », ou parce qu’elle serait devenue un « parti ouvrier bourgeois » ou un parti des « lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise » (pour reprendre ici les expressions classiques des léninistes et des trotskistes) mais précisément parce qu’elle était un pur parti ouvrier, un parti fondé d’abord sur la défense des conditions de vie de la classe ouvrière. Or défendre la condition ouvrière, c’est défendre la condition de la classe ouvrière dans la société capitaliste et rien d’autre. Et l’idée qu’un tel parti soit naturellement en quelque sorte le foyer d’un mouvement de transformation révolutionnaire de la société est une illusion, l’illusion constitutive du marxisme réel, de ce marxisme orthodoxe qui a dominé largement la vie politique et intellectuelle pendant un siècle.

C.     Le marxisme dans les pays à développement capitaliste retardataire : une idéologie du développement.

Le paradoxe pour qui se laisse prendre au discours marxiste est de constater que les partis marxistes ont triomphé précisément là où la classe ouvrière n’était pas mûre selon les critères du marxisme orthodoxe. Gramsci a défini la révolution russe comme « révolution contre Le Capital ». Et les seules révolutions marxistes ayant réussi au 20e siècle sont bien des « révolutions contre Le Capital ».
Les révolutions « socialistes » (ou assimilées) dirigées par des partis communistes ont eu lieu exclusivement dans des « pays capitalistes à développement retardataire » pour reprendre l’expression de Trotski (Chine, Cuba, Vietnam), dans des pays ruinés par la guerre (pays d’Europe de l’Est en 1945), mais pas une fois on n’a pu voir une véritable révolution procédant de l’action autonome de la classe ouvrière luttant pour ses revendications. Plus, si la révolution d’Octobre est une encore une révolution « à l’ancienne », c’est-à-dire une révolution où les ouvriers jouent un rôle très actif, souvent à l’avant-garde et, dans un premier temps, poussent la direction vers la gauche, les « révolutions » (mais on hésite à employer ce terme) en Europe de l’Est, en Chine, au Vietnam ou à Cuba, n’impliquent à aucun moment l’organisation de la classe ouvrière luttant pour ses propres objectifs. La révolution cubaine fut une classique révolution populaire à base de paysans et d’intellectuels petit-bourgeois  – ni Castro ni Guevara ne connaissaient quoi que ce soit au militantisme ouvrier, à la lutte des classes et à l’action syndicale pour les revendications. Quels que soient le jugement politique qu’on porte sur la suite de leur action, ils étaient les porte-parole d’une révolution nationale démocratique, comme celles dont l’Europe avait été le siège dans la première moitié du XIXe siècle. Le cas chinois est tout aussi parlant et peut-être même plus. Après l’écrasement de la « commune de Shanghai en 1927, les ouvriers ne jouèrent plus aucun rôle dans le processus révolutionnaire. Dès le début s’établit un régime policier qui ne laissa aucune place à l’action ouvrière.
Le cas cambodgien mériterait encore une analyse spécifique. Entre deux et trois millions de morts selon les sources, en gros un tiers de la population : tel est le bilan généralement retenu des massacres de masse perpétrés par l’Angkar, l’organisation des Khmers Rouges. Bien qu’à l’origine ce groupe soit très proche du maoïsme (qui l’a soutenu jusqu’au bout, suivi en cela d’ailleurs par les États-Unis…), la phobie de la ville et de tout ce qui peut ressembler à la culture le distingue radicalement des diverses variantes du « communisme du XXe siècle ».
Si on veut donner une explication schématique, on peut dire que la révolution russe a poussé jusqu’à son terme un processus qu’on pouvait déjà deviner dans l’évolution des partis sociaux-démocrates : la formation du marxisme non comme théorie scientifique mais comme idéologie d’une classe d’organisateur et de managers, attachés à l’existence d’une économie nationale et prenant la place d’une classe bourgeoise défaillante. Cette bureaucratie dans les pays capitalistes se limite à la gestion des syndicats, des mutuelles et de tout ce qui permet de mettre de l’huile dans les rouages de la machine capitaliste. Là où la bourgeoisie nationale est soit inexistante, soit incapable de se poser comme la classe qui agit au nom de l’intérêt commun de toute la nation, le marxisme retravaillé avec l’analyste léniniste de l’impérialisme et de la place des luttes nationales, constitue l’idéologie la mieux adaptée à cette petite-bourgeoisie qui se substitue à la classe capitaliste. Le marxisme présente deux traits qui conviennent parfaitement à cette classe sociale de substitution. L’avant-gardisme et le rôle de l’organisation permettent de légitimer le rôle central du parti dans la vie politique et la soumission intégrale de l’État. Le progressisme permet de légitimer les méthodes d’accouchement douloureux d’une société moderne (élimination du féodalisme, unification nationale, industrialisation, création d’un État capable d’assurer la formation et la santé de la population). Rien de tout cela n’est à proprement parler socialiste ou communiste. Et c’est pourquoi ce système politique est si instable. Le capitalisme repose sur la propriété privée et les droits du capital et il le dit : la bureaucratie « marxiste » fait à peu près le contraire de ce qu’elle prétend faire. Elle prétend émanciper les ouvriers alors même qu’elle ne fait que constituer une classe ouvrière exploitée et exploitable par les capitalistes dans les meilleurs conditions de rentabilité, ainsi que de démontrent à l’envi les exemples chinois et vietnamiens. Les horreurs mêmes de ces régimes prétendument communistes n’ont rien que de très ordinaire : il faut comparer le prix du sang payé par le peuple russe ou chinois au prix du sang qu’on payé les peuples d’Europe et des quatre coins du globe au développement capitaliste.
Il est toujours hasardeux de généraliser et les histoires de chacun des pays « socialistes » est singulière.  L’histoire chinoise diffère beaucoup de l’histoire russe et le PCC de Mao Tsé Toung est sans doute radicalement différent du parti communiste d’URSS à la mort de Lénine, parce que ses liens avec le mouvement ouvrier traditionnel sont beaucoup plus ténus et parce que la classe ouvrière n’a aucun rôle dans la prise de pouvoir du PCC. Cuba ou le Vietnam, ce sont encore d’autres histoires. C’est pourquoi penser tout cela sous l’étiquette unique de « communisme » est le meilleur moyen de n’y rien comprendre et de substituer à l’histoire scientifique une pure idéologie. Mais c’est précisément parce que la révolution russe était ce qu’on pouvait rêver de plus proche d’une révolution ouvrière, parce que cette révolution a soulevé dans le monde un enthousiasme unique, que l’étude de sa réalité et de son échec final restent de la plus haute importance.

III.            En conclusion : état des lieux

Que reste-t-il du marxisme aujourd’hui ?

A.     Un marxisme résiduel sur le plan politique

Comme mouvement politique, le marxisme est parfaitement résiduel. Les partis « marxistes » ne se survivent qu’à l’intérieur de coalitions avec toutes sortes de courants qui leur sont radicalement étrangers. C’est particulièrement clair pour les trotskistes français. Les partis communistes continuent de revendiquer leur « marxisme », mais seulement comme une lointaine référence qui ne guident plus les élaborations tactiques et la formation des militants (quand elle existe encore). Si bien qu’on voit des anciens partisans de la croissance des forces productives faire alliance avec des théoriciens de la décroissance…

B.     Un prétendu communisme débarrassé de Marx

On a donné un peu de lustre à un nouveau communisme, celui qu’incarne Alain Badiou. Il s’est même tenu à Londres une sorte de concile de ce nouveau communisme, rassemblant amis et thuriféraires de Badiou, Zizek, et Negri. Or ce qui caractérise ces groupements d’intellectuels dont l’influence ne dépasse pas quelques salons parisiens ou américains, c’est que la référence à Marx n’y joue pratiquement aucun rôle. Inutile de développer plus mais à leur manière ils témoignent de ce déclin irrémédiable du marxisme.

C.     Marx sans le marxisme

Il reste que la pensée de Marx irrigue la pensée d’assez nombreux groupes, réduits le plus souvent à des intellectuels ou des universitaires. Le « congrès Marx » qui se tient tous les 3 ans depuis 1995 à l’initiative de la revue « Actuel Marx » est fréquenté assidûment par des chercheurs de tous les pays.
Il existe aussi un « marxisme internautique » assez foisonnant…
Les travaux d’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (la MEGA) ont repris après le déplacement de la MEGA de Berlin-Est à Amsterdam.  En France, la GEME a entrepris de rééditer Marx en français – alors que l’édition marxienne était tombée en déshérence.
Marx a fait un retour remarqué avec la dernière crise économique ; le Capital s’est bien vendu et on a assisté à un regain de la littérature marxienne ou Mais le marxisme ne renaîtra pas. Il était l’idéologie d’un monde qui n’est plus, celui d’un capitalisme encore empêtré dans le passé et qui devait composer avec une classe ouvrière jeune et souvent indocile. Reste la pensée de Marx qui reste une source vive pour qui veut penser le réel. Mais cette pensée ne pourra qu’irriguer, vivifier, éclairer les mouvements qui surgiront nécessairement et poseront dans des termes complètement différents la question de l’émancipation et du communisme. Mais c’est une autre histoire.

Bibliographie :

Denis Collin : Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009)
Maximilien Rubel : Marx, critique du marxisme (Payot, 2000)
À paraître : Costanzo Preve : Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011).



mercredi 26 janvier 2011

Réel et principe de réalité

De Freud à Descartes et retour


Le réel, c’est ce qui est propre à la « res », c'est-à-dire à la chose, l’affaire, le fait. La chose, c'est-à-dire encore la « causa ». Il y a ici un complexe de significations dans lequel on s’empêtre comme c’est toujours le cas avec ces mots d’extension vaste.
On peut définir la « res » par les oppositions dans lesquelles elle entre :
-          Res : chose en elle-même par différence à son concept, à son image. Le chien réel aboie, pas le concept de chien. Le concept est une réalité mentale alors que la chose est extra-mentale.
-          Chose par différence avec le symbole de la chose (l’or n’est pas Au). Le symbole lui-même est aussi une chose (c’est ce qui le distingue du concept).
-          La « res » par opposition à l’imaginaire – l’imaginaire est la chose non réelle, la chose qui n’est pas chose, la représentation qui n’a pas de représenté. Ce qui est posé ici, c’est la question du rapport de la chose à l’image. Et c’est une question qui aura une place centrale dans la réflexion analytique.
-          La « res » par opposition à l’illusion, l’illusion comme imaginaire qui ne se sait pas. On trouve une bonne définition de l’illusion chez Freud : « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure - opinion qui est encore celle du peuple ignorant -, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par-là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte)
Chaque fois, il n’est possible de cerner le réel que dans un système d’oppositions/différences, c'est-à-dire dans une problématique.
1)      Quand aborde le réel en métaphysique, on s’intéresse la nature de l’être – de quelle étoffe le réel est-il fait ? Voilà la question n°1. Les matérialistes donnent une réponse : le réel, en dernière analyse, est fait de matière. On pourrait dire « de quel bois est fait le réel ? » (la hylé grecque qu’on traduit par matière, c’est aussi le bois.) Les idéalistes voient dans l’idée la réalité ultime. Etc. Il faudrait ensuite se demander ce qu’est la matière, et explorer ses diverses significations.
2)      Quand on l’aborde en épistémologue, la question est alors de savoir si nous connaissons la réalité, c'est-à-dire si l’objet de la connaissance est bien la réalité, c’est la chose telle qu’elle existe hors de notre conscience et de manière indépendante de notre activité cognitive. Ou encore savoir s’il y a un sens à dire « nous connaissons le réel ». Car si le réel est une réalité mentale comment pouvons-nous prétendre connaître une réalité hors de l’esprit si toute connaissance est d’abord est un état mental ?
3)      On peut encore aborder la question du réel en phénoménologue. Et alors, il faut considérer la question du point de vue de la constitution du réel par le conscience. Là c’est du côté de Husserl qu’il faudrait aller chercher. Il y aurait à explorer les Idées directrices. Partant de la distinction entre la conscience percevante l’objet perçu, il établit « la transcendance de la chose à l’égard de la perception qu’on en a et par suite à l’égard de toute conscience en général qui s’y rapporte. » (§42) On est conduit, à partir de l’analyse de la conscience elle-même à établir une « distinction fondamentale : celle l’être comme vécu et de l’être comme chose.
4)      On peut encore l’aborder du point de vue psychanalytique. Le réel, cela a un sens précis et particulièrement important pour Freud et ses disciples. La psychanalyse fonctionne fondamentalement avec ces catégories : le réel par opposition au phantasme, mais aussi le réel comme le fond de la vie psychique (l’inconscient) par opposition à cette mince couche superficielle qu’est la conscience. La réalité, celle du principe de réalité, par opposition au principe de plaisir, la réalité donc qui détermine le « destin des pulsions ».
Ce détour par la psychanalyse devrait nous ramener à traiter de manière plus générale ensuite la question des rapports entre philosophie et réalité.
Le réel ou la réalité ? il faut commencer par éclaircir le vocabulaire. Le réel est l’adjectif dont le substantif est la réalité. Il y a pourtant une distinction qui vient de l’usage que fait Jacques Lacan du concept de “réel”.
Lacan oppose l’automaton, la répétition qui est cœur de l’angoisse et sa cause, celle qui doit finir par se donner dans la rencontre qu’est la cure analytique. Le réel est la tuché (la cause) qui apparaît dans l’histoire de la psychanalyse d’abord comme le traumatisme. La réalité, dit encore Lacan, c’est ce qui se tient en dessous (unterlegt, en allemand) et qu’il traduit en français par souffrance (ce qui est en souffrance, c’est bien ce qui est en attente sous la pile, par exemple les dossiers en souffrance !)
Qu’est-ce donc qui est en souffrance ? Précisément, c’est l’indicible, ce qui échappe aux filets de la parole.
On en a un exemple dans l’article de 1949 consacré au “stade du miroir”. La fonction du stade du miroir, pour Lacan est une partie de la fonction de l’imago, c'est-à-dire l’assomption par le sujet d’une image. La fonction de l’imago est d’établir lien de l’organisme à sa réalité, nous dit encore Lacan, le lien de l’Innenwelt à l’Umwelt.
Le réel est ainsi autre chose que la réalité qui est invoquée dans le « principe de réalité », lequel ne s’oppose pas à l’imaginaire ou au symbolique, mais tout simplement au principe de plaisir. Encore que dire « s’oppose » est erroné. Il ne s’oppose pas puisqu’il est aussi le moyen nécessaire de la satisfaction du principe de plaisir comme on le verra.
Mais avant d’en venir à Lacan, commençons par ce que Lacan a pris à Freud, donc le retour au texte de Freud – un retour qui va nous demander des détours.
Freud : réel et réalité
Il y a chez Freud un principe qui va jouer rôle central, le principe de réalité.
Il y a plusieurs introductions de la notion de réel ou de réalité dans la pensée de Freud. Ce qu’on va voir, c’est qu’il n’y a pas un concept de la réalité chez Freud, mais des usages différents dans des problématiques différentes qui cependant nous permettront d’éclairer singulièrement cette notion de réalité.
Du symptôme à la réalité
La première est donnée dans un texte de 1895, « Esquisse d’une psychologie scientifique ». Freud est à la recherche d’une relation entre le niveau biologique et le niveau des états mentaux, celui de la production des phantasmes. Il cherche à déterminer qu’est-ce qui est l’indice de réalité pour la psyché. Il y a tout un développement sur le désir et la décharge, qui pose cette question de la réalité au cœur de l’interrogation freudienne.
Une deuxième approche – à étudier plus longuement : celle de la séduction infantile qui va poser directement la question de la réalité de la vie psychique.
Dans Introduction à la psychanalyse, (p.345 et sq., Payot), Freud annonce une chose nouvelle « mais encore étonnante et même troublante ».
« Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour point de départ les symptômes nous arrivons à la connaissance des événements de la vie infantile auxquels est fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or, l'étonnant c'est que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies. Oui, le plus souvent elles ne sont pas vraies, et dans quelques cas elles sont même directement contraires à la vérité historique. Plus que tout autre argument, cette découverte est de nature à discréditer ou l'analyse qui a abouti à un résul­tat pareil ou le malade sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse et la compréhension des névroses. Cette découverte est, en outre, extrême­ment troublante. Si les événements infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels, nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un terrain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient clans tous les cas comme des inventions des fantaisies des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce terrain mouvant pour nous réfugier sur un autre. Mais nous ne nous trou­vons devant aucune de ces deux alternatives : les événements infantiles, reconstitués ou évoqués par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt non moins incontestablement réels, et dans la plupart des cas ils sont un mélange de vrai et de faux. Les symptômes représentent donc tantôt des événements ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fantaisies des malades aux­quelles on ne peut reconnaître aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rappellerai cepen­dant que certains souvenirs d'enfance que les hommes gardent toujours dans leur conscience, en dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent également être faux ou du moins présenter un mélange de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous procure tout au moins la consolation de penser que l'embarras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse, mais du malade.
Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre ce qui nous trouble dans cette situation : c'est le mépris de la réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cher­che à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans mi sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme, les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résul­tat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
La démarche de la psychanalyse se présente comme la mise au grand jour des couches profondes du psychisme humain. Elle ressemble, au moins superficiellement à cette psychologie des profondeurs que Nietzsche appelait de ses vœux. Les symptômes (symptômes névrotiques par exemple) doivent permettre de remonter à la réalité historique, quasi physiologique qu’ils masquent et expriment tout à la fois. C’est un retour à la « réalité ». Les symptômes sont symptômes d’évènements de la vie infantile auxquels s’est fixée la libido. La nouvelle étonnante nous dit Freud, c’est que « ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies ». Non seulement « pas toujours » mais même « le plus souvent ».
Qu’est-ce que Freud entend par « vrai » ? Tout simplement la définition classique : le récit conforme à la réalité. Mais c’est après que ça se complique. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud traite sous un angle très général une question qui n’a cessé de faire problème dans la tradition analytique, le question de la séduction infantile, mise en évidence à partir du traitement de l’hystérie.
Dans un premier temps, Freud fait remonter les névroses hystériques à des épisodes traumatiques de séduction infantile. Dans une deuxième phase, il est amené à penser qu’une partie importante de ces récits traumatiques est imaginaire.
C’est pourquoi Freud constate ce trouble que fait naître … chez l’analyste ce véritable « mépris pour la réalité ». Le patient semble « ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination ». C’est le point de vue de l’opinion commune qui s’exprime d’abord. Et Freud insiste : « Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. »
Ce sont des raisons cliniques qui mettent en question ce point de vue. Voici le passage :
« Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cherche à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. »
Les matériaux produits par le patient, c'est-à-dire les matériaux produits par le travail de l’analyse peuvent être imaginaires. Voilà qui pose de sérieux problèmes si on part de la thèse selon laquelle l’analyse précisément conduit à cette réalité inéliminable que le processus du refoulement a pour but d’éliminer de la conscience ou de la travestir suffisamment pour qu’elle devienne méconnaissable.
Le plus troublant suit :
« Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans un sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résultat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. »
Tout se passe donc comme si le patient ne cessait de reconnaître et de dénier cette réalité. Le patient est de « mauvaise foi » au sens sartrien. Il sait en voulant ne pas savoir.
« Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. »
Le problème commence à être cerné. L’analysant est dans un équilibre instable parce qu’il considère comme tout un chacun qu’il y a, clairement séparés, le réel d’un côté et l’imaginaire de l’autre, le réel qui existe objectivement, indépendamment de nous et l’imaginaire pur produit de notre activité mentale. Alors que la démarche analytique va progressivement ruiner cette distinction sous sa forme habituelle.
« Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans te monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
Freud affirme ici qu’il y a une certaine sorte réalité des productions psychiques, une réalité différente de la réalité matérielle mais dont on doit la distinguer. Le problème sur lequel on bute est maintenant assez clair : à quoi l’analyse a-t-elle affaire ? à la réalité matérielle ou à la réalité psychique ? Et d’abord est-il possible de parler de réalité psychique ? En utilisant cette expression, est-ce que nous ne sommes pas en train de priver de tout sens la notion de réalité (par exemple quand nous l’utilisons par opposition à la fiction ou à l’imaginaire.
Premier écart, cartésien
Pour comprendre ce qui est en cause, il nous faut faire quelques détours. D’abord un détour par Descartes. La question de la réalité, du rapport entre la réalité des idées et la réalité des objets dont ces idées sont les idées est posée dans la 3e méditation métaphysique. L’esprit n’est confronté immédiatement qu’aux idées, mais il ne peut parvenir à la vérité des choses qu’après un examen qui l’assure qu’il n’a pas construit une fiction. Mais on peut dire que Descartes n’attend pas la 3e méditation. Le projet même des méditations suppose la possibilité d’une véritable mise entre parenthèse de la réalité, non seulement la réalité extérieure (en raison des fameuses illusions des sens), mais aussi la réalité de mon propre corps. On connaît les arguments de la Première Méditation métaphysique.
Il s’agit donc dans Troisième Méditation métaphysique d’examiner si ce qui est dans l’idée peut être attribué à l’esprit lui-même ou, au contraire, s’il y a quelque chose qui excède le pouvoir de l’entendement.
[Remarque : c’est une idée que nous avons déjà rencontrée sous une autre forme en parlant de Kant et de sa théorie de la connaissance. La réalité, c’est ce qui extérieur à l’esprit. Chez Kant, la sensibilité nous donne un X qui est extra-logique. Chez Descartes, l’objet réel, c’est le contenu d’une idée qui ne peut pas être un produit propre de l’esprit.]
La troisième méditation est consacrée à l’existence de Dieu. Descartes part du fait que j’ai l’idée de Dieu et il va se demander comme nous pouvons nous assurer que les choses dont nous avons l’idée existent objectivement, en dehors de nous. En voici un premier passage :
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements. »
À proprement parler, donc les idées sont « comme les images des choses ». C’est le retour à l’étymologie. Les autres pensées (affections, jugements) qui sont des manières de mon esprit ne sont pas à proprement parler des idées. Il faut cependant préciser que les idées sont « comme » les images des choses et non sont pas purement et simplement les images des choses.
Sous un premier angle, la réalité de ces idées est indiscutable :
« Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés ; car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi; car certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d'extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir. »
Puisque le « je pense » est l’expérience immédiate la plus certaine, si j’ai l’idée d’une chimère, ou d’un cheval ailé, je suis absolument certain d’avoir cette idée. Sous cet angle, vérité et réalité sont la même chose. Descartes dit que, considérées en elles-mêmes les idées ne peuvent être fausses. Elles ne peuvent être dites fausses en effet que considérées en relation avec leur objet. Dans la mesure où elles sont des manières de l’esprit, les idées sont évidemment vraies puisqu’il ne peut jamais faux que j’ai l’idée de Pégase quand j’ai effectivement l’idée de Pégase. Le fait que la proposition « j’imagine Pégase » soit nécessairement vraie chaque fois que la prononce ou la pense (c'est-à-dire la prononce intérieurement) définit la réalité formelle de l’idée de Pégase. C’est de sa vérité qu’elle tire sa réalité.
En ce qui concerne les idées considérées dans leur rapport à l’objet dont elles sont « comme les images », il est difficile de faire une distinction claire entre les idées vraies et les idées fausses. Descartes distingue les idées innées (placées en moi par Dieu), les idées adventices (produites par une cause extérieure) et enfin les idées produites par mon propre esprit. Après avoir essayé de distinguer les idées que je produis moi-même des idées qui sont produites par une cause extérieure à moi, Descartes doit constater que cette voie ne donne rien de certain. La différence d’origine des idées ne peut être établie à partir de leur appartenance à ma pensée. D’où l’essai d’une « autre voie ».
« Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j'ai en moi les idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces idées sont prises en tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité, et toutes semblent procéder de moi d'une même sorte ; mais, les considérant comme des images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont fort différentes les unes des autres. Car, en effet celles qui me représentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c'est-à-dire participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées. »
Le cogito en effet est menacé du solipsisme. Comment puis-je être assuré qu’il y a autre chose existant objectivement hors de mon esprit ? L’enjeu est évidemment stratégique pour Descartes. Comme puis-je passer de l’idée de Dieu que j’ai la certitude indubitable de l’existence de Dieu ? Il y a deux manières de concevoir les idées :
1)      en tant que manières ou modes du penser. Il n’y a alors « aucune différence entre elles ». Que veut dire Descartes ? Tout simplement qu’elles ont le même genre de réalité et qu’il n’y a de ce point de vue aucune différence entre une idée vraie et une idée fausse, entre l’idée d’un triangle et l’idée du soleil, etc. …
2)      en tant qu’elles ont rapport à des objets. Les idées ont comme dira Spinoza d’un côté une réalité formelle et de l’autre un contenu ou idéat. Dès lors les idées différent suivant la manière dont elles représentent les choses. Les idées sont des sortes d’images, dit Descartes.
Pour déterminer la réalité objective d’une idée, Descartes propose ici une approche différente : c’est la nature de l’objet de l’idée qui permettra de discerner quelle idée a le plus de réalité objective. Une idée qui représente une substance a plus de réalité objective qu’une idée qui représente un accident ou un accident. Qu’est-ce que cela veut dire « avoir plus de réalité objective » ? « Participer par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection ».
Voyons cela de plus près. Dans la lettre à Gibieuf (19-1-1642), Descartes explique ce qu’il veut dire dans la méditation III :
« Car étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eu en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses, et de leur rien attribuer de positif, que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées ; mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées, est nécessairement dans les choses. »
On ne peut rapporter les idées à la réalité directement pour juger de leur objectivité. Pour juger de l’objectivité de l’idée, c'est-à-dire de sa réalité c’est à la nature de l’idée elle-même qu’on doit se rapporter. Comme la chose n’est jamais présente directement à l’esprit mais seulement à travers son idée, et c’est seulement ce que je perçois clairement et distinctement dans l’idée que je peux dire appartenir nécessairement à la chose.
La lettre à Gibieuf donne ensuite des exemples qui permettent de comprendre ce que Descartes entend quand il dit que la réalité objective des idées n’est que le degré d’être ou de perfection de l’objet de l’idée:
Ainsi, pour savoir si mon idée n’est point rendue non complète ou inadaequata, par quelque abstraction de mon esprit,
Descartes présuppose donc que l’idée peut se donner dans la clarté de l’évidence, mais c’est seulement la propension de l’esprit à se précipiter dans le jugement qui peut produire quelque « abstraction de mon esprit ». Continuons.
j’examine seulement si je ne l’ai point tirée, non de quelque chose hors de moi qui soit plus complète, mais de quelque autre idée plus ample ou plus complète que j’ai en moi, et ce per abstractionem intellectus, c'est-à-dire en détournant ma pensée d’une partie de ce qui est compris en cette idée plus ample, pour l’appliquer d’autant mieux et me rendre plus d’autant plus attentif à l’autre partie.
On peut donc avoir des idées qui ne sont que des parties d’autres idées plus amples. Ces idées ne sont celles qu’on obtient par exemple par l’analyse (par exemple dans les propositions analytiques). Mais il s’agit ici des idées inadéquates. Alors voyons pourquoi.
Ainsi, lorsque je considère une figure sans penser à la substance ni à l’extension dont elle est figure, je fais une abstraction d’esprit que je puis aisément reconnaître par après, en examinant si je n’ai point tiré cette idée que j’ai, de la figure seule, hors de quelque autre idée plus ample que j’ai aussi en moi, à qui elle soit tellement jointe que, bien qu’on puisse penser à l’une sans avoir aucune attention à l’autre, on ne puisse toutefois la nier de cette autre lorsqu’on pense à toutes deux. Car je vois clairement que l’idée de figure est ainsi jointe à l’idée de l’extension et de la substance, vu qu’il est impossible que je conçoive une figure en niant qu’elle ait une extension, ni une extension en niant qu’elle soit l’extension d’une substance. Mais l’idée d’une substance étendue et figurée est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d’elle toutes les autres choses dont j’ai des idées.
L’idée de figure découle d’une idée plus ample, à laquelle elle est nécessairement jointe, l’idée d’étendue. Si je pense le carré seul, je peux croire que l’idée de carré est tirée du carré seul. Mais alors j’ai une idée inadéquate du carré, parce que tronquée. Une idée est plus adéquate si elle est liée aux autres idées plus amples dont elle dépend. Donc une idée a plus de réalité objective quand elle est plus adéquate et quand elle peut se concevoir par elle-même.
Qu’est-ce qu’on peut tirer de cela ? Tout simplement que Descartes réfute la distinction/opposition production de l’esprit (on dira production psychique) et réalité matérielle puisque la réalité « matérielle » objective, celle que je peux poser comme extérieure à mon esprit, elle ne peut se donner que par l’activité psychique.
Deuxième écart : la réforme de l’entendement
Le deuxième détour que nous allons faire nous ramène à Spinoza et singulièrement à la réforme de l’entendement, pour essayer d’élucider l’idée de fiction. Pour comprendre ce qu’est une fiction commençons par définir l’idée vraie.
Mais rappelons d’abord les quatre de genre de connaissance définis par Spinoza dans le TRE[1]. Spinoza ne dit d’ailleurs pas « connaissance ». Il parle de « modus percipiendi », « mode de percevoir » et évidemment c’est très important. La connaissance pour Spinoza est fondamentalement une perception. Voyons ces quatre modes qui vont nous permettre de définir l’idée vraie et par suite d’aller à la compréhension de ce qu’est une fiction.
« I. Il y a une perception que nous avons par ouï-dire ou par quelque signe qu’appelle arbitraire. »
Ce premier mode de perception est le plus imparfait de tous. Il nous fait connaître les signes mais non pas les réalités elles-mêmes. Comprendre le langage n'est pas connaître. De même le monde ne se lit pas, il n'est pas un livre ouvert, il n'est pas constitué de signes. Notons également qu'il s'agit d'un opposition catégorique avec la théorie stoïcienne de la connaissance qui fait le plus grand cas des signes. On reverra cette opposition au paragraphe suivant qui traite des connaissances par expérience. Spinoza parle de « signes arbitraires ». Les mots sont des signes arbitraires (ils sont fixés conventionnellement) et c’est pour cette raison qu’ils sont fondamentalement équivoques. Il n’y a peut-être pas beaucoup de philosophie qui soit aussi opposée à la mode contemporaine de la philosophie du langage que celle de Spinoza !
« II. Il y a une perception que nous avons par expérience vague… »
qui nous fait prendre les sensations que la chose produit en nous la chose elle-même. L’expérience vague advient en nous par hasard et elle ne pourra être contredite que par une autre expérience.
Ces deux premiers modes sont entièrement sous la direction de l’imagination.
« III. Il y a une perception où l’essence d’une chose est conclue d’une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui se produit ou bien quand nous inférons la cause à partir de quelque effet, ou bien lorsqu’elle est conclue de quelque universel toujours accompagné par une certaine propriété. »
L’essence de la chose n’est pas connue par elle-même, mais seulement à travers les relations dans lesquelles elle entre. Ce mode de connaissance est rationnel mais il n’est pas la connaissance adéquate des réalités.
Enfin le dernier mode de perception est ainsi défini :
« IV. Il y a enfin une perception où une chose est perçue par sa seule essence ou bien par la connaissance de sa cause prochaine. »
Spinoza illustre tout cela par des exemples. Mais il nous faut maintenant en venir à la réalité des idées.
« L’idée vraie (en effet nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat. »
L’idée est différente de son objet. Elle a une réalité formelle en tant que c’est une idée que j’ai et en même temps elle a pour objet une réalité. Voilà pourquoi :
« Car autre est le cercle, autre est l’idée du cercle. En effet, l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle, et l'idée du corps n'est pas le corps lui-même ; et comme elle est quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi par elle-même quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire que l'idée, en tant qu'essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence objective, et, à son tour, cette autre essence objective, envisagée en elle-même, sera aussi quelque chose de réel et d'intelligible, et ainsi indéfiniment. »
En effet, en tant qu’elle est différente de son idéat, l’idée est un « quelque chose », c’est une réalité, un mode fini perçu sous l’attribut de la pensée et par conséquent elle est aussi l’idéat d’une autre idée, « et ainsi indéfiniment ». Soit dit en passant, rien que cela devrait rendre prudent tous ceux qui prétendent résumer la pensée de Spinoza avec la notion très discutable de parallélisme des attributs. Remarquons aussi que nous retrouvons ici l’influence de Descartes : distinction de l’essence formelle et de l’essence objective, par exemple. L’explicitation qui suit nous permet de mieux voir ce que vise Spinoza :
« Pierre, par exemple, est quelque chose de réel … »
Tout de développement vise à montrer que la mise en abyme réflexive n’apporte rien à la vérité.
« De là, il est manifeste que la certitude n'est rien d'autre que l'essence objective elle-même, c'est-à-dire que la manière dont nous sentons l'essence formelle est la certitude elle-même. D'où il est de nouveau manifeste que pour avoir la certitude de la vérité, il n'est besoin d'aucun autre signe que d'avoir une idée vraie. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'est pas besoin pour que je sache que je me sache savoir. À partir de là, il est encore manifeste que personne ne peut savoir ce qu'est la certitude suprême si ce n'est celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective de quelque chose. »
Nous « sentons l’essence formelle » ! Voilà une idée assez extraordinaire. Et la manière dont nous sentons cette essence formelle est en même temps le critère de la vérité. Bref, la vérité, ça se sent ! On ne peut donc déterminer de méthode pour atteindre la vérité, qu’en ayant d’abord senti une vérité, en ayant « l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose ». Et « habemus enim ideam veram » !
C’est pourquoi, la bonne méthode « est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie. » (43). Venons-en maintenant au problème de la fiction qui est celui qui intéresse depuis cette bifurcation à partir de Freud.
Il faut donc distinguer l’idée vraie des autres perceptions et « empêcher l’esprit de confondre les idées fausses, fictives et douteuses avec les vraies » et donc apprendre à reconnaître les divers régimes de fonctionnement de l’imagination. Reconnaître les perceptions vraies et les distinguer de tous les autres, c’est la clé pour mettre à bas l’argument sceptique du rêve, qui est repris par Descartes dans le Discourset en MM1.
Ainsi nous pouvons nous forger l’idée de choses n’existant point ; il suffit qu’elles soient seulement possibles. Il en est ainsi parce que nous ignorons les causes qui feraient que cette chose est soit nécessaire, soit impossible. Autrement dit, quand l’imagination peut forger l’idée de choses non existantes, c’est un défaut de l’imagination et non une puissance trompeuse et négative. D’ailleurs « s’il y a un Dieu ou quelqu’un d’omniscient, il ne peut absolument rien feindre ».
Les fictions ou les idées délirantes sont les résultats de notre manque de connaissance. Mais sitôt que s’accroît notre connaissance, nous pouvons continuer à prononcer des mots extravagants mais nous savons en même temps que ce ne sont que des bruits dépourvus de sens. Il est facile de se défaire des fictions :
« Mais les laissant à leurs délires, nous prendrons soin de retenir de cette discussion quelque chose de vrai, utile à notre propos, à savoir ceci : l'esprit, lorsqu'il applique son attention à une chose fictive, et fausse par sa nature, afin de l'examiner et la comprendre, et d'en déduire dans le bon ordre les choses qui doivent en être déduites, en rendra facilement manifeste la fausseté ; si la chose fictive est vraie par sa nature, lorsque l'esprit s'y applique attentivement et commence à en déduire en bon ordre ce qui en résulte, il continuera avec succès sans aucune interruption, de même que nous avons vu, à propos de la fiction fausse, dont on vient de parler, que l'entendement se dispose aussitôt à en montrer l'absurdité et celle des conséquences qui s'en déduisent. »
Spinoza insiste sur un point nous ne pouvons pas feindre de ne pas savoir ce que nous savons ! C’est sur ce point que se joue peut-être la question de l’analyse freudienne. Résumons le propos sur les idées fictives :
-          plus une chose est générale et plus elle est confuse et donc plus elle est propre à ce que nous formions des fictions à son sujet. C’est pourquoi la connaissance intuitive est celle des essences singulières.
-          on ne peut pas former de fiction de ce que nous percevons clairement et distinctement. C’est la puissance de contrainte de la vérité. Quand je sais que 2+2 = 4, il devient impossible de former la fiction que 2+2=5.
-          Si la première idée n’est pas une fiction, les idées qu’on en déduit sans précipitation ne seront pas non plus des fictions.
-          L’idée fictive ne peut pas être claire et distincte.
-          L’idée de la chose la plus simple est nécessairement claire et distincte et donc vraie (comme dirait Aristote, le simple est le vrai !)
-          La division en parties simples d’une chose complexe permet d’éliminer la confusion.
Les idées confuses viennent de ce que nous saisissons une chose en entier sans pouvoir en saisir en même temps toutes les parties. Nous croyons connaître cette chose alors qu’elle est seulement en partie connue et en partie inconnue. Donc, l’idée se rapportant à une chose simple est claire et distincte et ne peut jamais être fausse et que les fictions sont toujours des idées confuses.
La fausseté consiste « en cela seul qu’il est affirmé d’une chose quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons formé de cette chose. » La fausseté ne résulte que nos limitations. En tant qu’êtres pensants, il est dans notre nature d’avoir des idées vraies ; mais nous ne sommes qu’une partie de l’intellect divin et par conséquent seulement certaines pensées qui lui appartiennent ne sont en nous que par parties. Ainsi des idées, qui en elles-mêmes peuvent être vraies, deviennent des idées abstraites impropres à nous donner une connaissance vraie de l’ordre de la nature.
Spinoza affirme (70) que :
« il y a dans les idées vraies quelque chose de réel, par quoi les vraies se distinguent des fausses. »
Si l’idée vraie est composée d’idées simples et si la vraie science procède des causes aux effets, on peut dire que l’imagination fonctionne exactement à l’inverse. Par conséquent, la confusion entre entendement et imagination est une source d’erreurs majeure. Les mots sont une partie de l’imagination. Beaucoup de concepts sont forgés par l’accumulation sans ordre des mots dans la mémoire.. Ils sont donc d’abord les signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans la mémoire.
Inversement la norme de l’idée vraie réside … dans l’idée vraie elle-même. Une idée vraie est une idée qui peut être produite par la seule puissance de l’entendement. Si une idée vraie est une idée qui peut être produite la seule puissance de l’entendement et si l’idée est précisément celle dont l’objet est le plus réel, alors on n’est pas très loin du fameux « tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel.
Retour à Freud
Revenons donc à Freud. Freud et Lacan après loin ne cesseront de souligner à quel point la psychanalyse est éloignée des philosophies de la conscience rationalistes. Pourtant, ce sont ces philosophies qui se confrontent directement à la production des fantaisies, à la question de la réalité du rêve.
Voyons comment Freud traite, lui, de la fantaisie :
(...)
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.
Pourquoi les fantaisies sont-elles réelles ? Pour répondre à cette question, Freud invente comme il ne cessera de la faire avec Totem et tabou ou avec Moïse et le monothéisme. Il invente l’inscription dans l’inconscient de l’individu de la mémoire de l’humanité. Pour ceux qui veulent à tout prix que la psychanalyse soit une science, ils en sont pour leur frais : la psychanalyse ne cesse de recourir au mythe et de re-fabriquer du mythe : l’inconscient individuel est la récapitulation de l’inconscient collectif (c’est la formulation psychanalytique de la thèse de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.) Donc pour expliquer la réalité de la fantaisie (c'est-à-dire que la fantaisie est, d’une certaine manière la réalité psychique la plus fondamentale), il a recours une fantaisie à lui. Or cette fantaisie, on la retrouve avec Totem et tabou : le mythe de la horde primitive, du meurtre du père et du repas rituel, voilà ce que ne ferions que répéter. Et voilà le procédé qui serait incrusté dans l’inconscient.
Les questions que nous venons de traiter nous obligent à examiner de plus prés le problème de l'origine et du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantaisie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande considération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité extérieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa conduite à ce que nous avons appelé le « principe de réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou durable, à différents objets et buts de ses tendances hédoniques, y compris la tendance sexuelle.
Freud ici revient sur la définition de la réalité extérieure. Quelle différence y a-t-il entre la réalité et la réalité psychique ? La réalité psychique est le monde intérieur, c’est lui que l’analyse va rechercher. Mais cette réalité psychique est à distinguer de la réalité « tout court » que Freud oppose à la « fantaisie ». La fantaisie est donc un élément fondamental de la réalité psychique et en même temps elle est définie par opposition à la réalité.
La réalité est ce qui s’impose sous la dure loi de la nécessité extérieure qui nous amène non pas à renoncer au plaisir mais à différer la satisfaction. C’est ce que Freud développe par exemple dans Malaise dans la culture quand il étudie les rapports entre Éros et Anankè. Au principe de la civilisation, dit Freud, on trouve les deux figures d’Éros et Anankè, la sexualité et le travail dicté par le nécessité.
Le mot grec anankè veut dire «nécessité» (anankè estin, «il faut») ; plus précisément, chez les poètes, les tragiques, les philosophes, les historiens, anankè évoque une contrainte, une nécessité naturelle, physique, légale, logique, divine... Ce nom personnifie la Nécessité comme telle, instance inflexible gouvernant le cosmos, sa genèse, son devenir et la destinée humaine (Pythagore, Empédocle, Leucippe, Platon), voire la divinise d’une certaine façon (poèmes orphiques, Parménide). L’Anankè est ce qu’elle est ; pour l’homme grec, c’est temps perdu de l’accuser, démesure (hybris) de regimber contre elle, et pourtant abdiquer serait une faute. Il faut l’assumer dignement, avec piété, comme en témoigne Danaé dans sa prière: «Toi, ô Zeus, ô Père, change notre destin. Mais, si ma prière est trop osée et s’éloigne de ce qui est juste, pardonne-moi !» (Sémonide, fragment 27).
Chez Freud, anankè c’est précisément la contrainte au travail et c’est sur elle que s’élève toute civilisation. On retrouve cela aussi dans L’avenir d’une illusion. Je lis :
Il semble plutôt que toute civilisation doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts, il ne paraît pas même certain qu’avec la cessation de la contrainte la majorité des individus fût prête à se soumettre aux labeurs nécessaires à l’acquisition de nouvelles ressources vitales. Il faut, je pense, compter avec le fait que chez tout homme existent des tendances destructives, donc antisociales et anti-culturelles, et que, chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine.
[…] En somme, deux caractères humains les plus répandus sont cause que l’édifice de la civilisation ne peut se soutenir sans une certaine dose de contrainte : les hommes n’aiment pas spontanément le travail et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions.
Il reste que le principe de plaisir reste le point de départ et le point d’arrivée. Éros se soumet à Anankè, « par nécessité », mais la nécessité dépend du caractère incompressible de la pulsion. Ce qui est en cause, c’est la satisfaction. La satisfaction qui s’obtient de manière double :
a.       par le produit du travail ;
b.      par la fixation du désir sur le travail lui-même qui devient source de satisfaction en lui-même, indépendamment du plaisir propre que produit l’objet du travail.
Le rapport d’Éros à Ananké, du principe de plaisir au principe de réalité est donc un rapport qu’on pourrait dire « dialectique » et non d’antagonisme simple. Mais dire « dialectique », c’est encore trop général. Cette dialectique est aussi celle dans laquelle s’élabore la vie psychique, la « réalité psychique » qui est maintenant posée comme le revers de la réalité dont la nécessité nous conduit à avoir une appréciation à peu près exacte. Tout renoncement doit avoir une compensation, c’est une thèse centrale chez Freud et elle découle du modèle « énergétiste » qui est le sien depuis les premières élaborations telles quelles sont visibles dans la correspondance avec Fliess. Or le résultat du travail n’apporte jamais à lui seul la compensation nécessaire. Par rapport au désir, le réel est toujours frustrant ! La « fantaisie » se construit ainsi pour mettre une partie du psychisme à l’abri du principe de réalité.
Ce renoncement au plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le réalise pas sans une certaine sorte de compensation. Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigences de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs, on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle. Il a accompli un tour de force qui lui permet d'être alternativement un animal de joie et un être raisonnable. La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne fait pas son compte. « II est impossible de se passer de constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane.
La fantaisie appartient à ces « constructions auxiliaires ». La comparaison qui suit avec une « réserve naturelle » soustraite au principe de réalité est, de ce point de vue, éclairante.
La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institution de « réserves naturelles » là où les exigences de l'agriculture, des communications, de l'industrie menacent de transformer, jusqu'à le rendre méconnaissable, l'aspect primitif de la terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe de réalité.
On pourrait ici mettre cette façon de voir en relation avec Rousseau, un Rousseau moins connu des philosophes, celui des Rêveries. L’imagination chez lui est toujours liée à l’impossibilité de vivre dans le monde. C’est un bonheur d’être gratifié du « secours d'une imagination riante ». Le malheur lui-même est imaginé, ce qui rend le malheur réel impuissant :
« Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avaient d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. » (R,1)
L’imagination permet de « sauter par-dessus sa vie » :
« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l’expérience que je n'étais pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m'était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer. » (R, 3)
La paranoïa de Jean-Jacques est clairement exposée dans tout cet ouvrage comme le refuge contre la souffrance – ce qu’est toute maladie psychique, un refuge contre la souffrance que nous inflige le réel.
Poursuivons donc la lecture de l’Introduction à la Psychanalyse :
Les productions les plus connues de la fantaisie sont les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition de plaisir indépendante de l'assentiment de la réalité.
Ce « bonheur imaginaire », c’est celui-là même qui constitue la trame des Rêveries de Rousseau. Poursuivons :
Nous savons que ces rêves éveillés forment le noyau et le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est, au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous sommes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est pas nécessairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent donc être la source aussi bien des rêves nocturnes que des symptômes névrotiques.
C’est très intéressant, parce que cela signifie qu’il y a continuité entre notre activité éveillée et notre activité psychique pendant le sommeil. On peut voir ici ce qui va nous conduire à la définition du délire. Le délire est un rêve éveillé auquel nous accordons créance ! Il s’agit maintenant de comprendre comment la fantaisie intervient dans la formation des symptômes, c'est-à-dire dans la formation de la réalité psychique.
Freud part des formations régressives de la libido et introduit la fantaisie comme l’anneau intermédiaire qui explique la fixation un certain point déjà dépassé.
« Ces représentations imaginaires avaient joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une certaine condition était observée, condition de nature quantitative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en résulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autrefois conscients ou préconscients, ils subissent à présent un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attraction de l'inconscient. Des fantaisies maintenant inconscientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation. »
On remarque encore une fois combien est puissant le modèle thermodynamique, « énergétiste ». le « reflux » de la libido vers les objets imaginaires entraînent une poussée vers la réalisation : encore une fois, la pulsion est indestructible. Notons aussi que c’est la privation qui est à l’origine de ce reflux – la privation, autrement dit, le principe de réalité.
La régression de la libido vers les objets imaginaires, ou fantaisies, constitue une étape intermédiaire sur le chemin qui conduit à la formation de symptômes.
Les symptômes se forment donc dans cette régression. D’où la définition de l’introversion pour caractériser ce processus :
Cette étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G. Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomination d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous, nous désignons par introversion l'éloignement de la libido des possibilités de satisfaction réelle et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inoffensives. Un introverti, sans être encore un névrosé, se trouve dans une situation instable ; au premier déplacement des forces, il présentera des symptômes névrotiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido refoulée.
Nous avons maintenant une caractérisation très précise du statut de la réalité :
En revanche, le caractère irréel de la satisfaction névrotique et l'effacement de la différence entre la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'introversion.
La satisfaction névrotique est « irréelle ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir ? Comment une satisfaction peut-elle être irréelle ? Voilà un mystère. Sauf à admettre que la satisfaction réelle vise un objet réel et que sa fixation – par suite des processus qu’on vient d’étudier – ne serait pas une « vraie » satisfaction. Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une satisfaction qui n’en est pas une et c’est bien pourquoi elle est névrotique.
Vous avez sans doute remarqué que, dans mes dernières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous devons partout tenir compte. L'analyse purement qualitative des conditions étiologiques n'est pas exhaustive. Ou, pour nous exprimer autrement, une conception purement dynamique des processus psychiques qui nous intéressent est insuffisante : nous avons encore besoin de les envisager au point de vue économique.
Bien qu’on sûr qu’on a remarqué. L’introduction de « l’économie psychique » est cependant une pure pétition de principe – témoin de l’ambition freudienne visant à construire la psychanalyse sur le modèle des sciences de la nature – parce que, évidemment, l’analyste n’a aucun moyen de mesurer « la grandeur des énergies considérées » puisqu’il ne saurait même avec quelle genre d’unité de mesure. Puisque nous sommes en train de réfléchir sur le réel en psychanalyse, nous avons là, une fois de plus, l’occasion de mesurer à quel point la psychanalyse est une gigantesque fiction ! Et qu’elle n’est que la représentation d’une science, la mise en scène d’une scientificité à laquelle elle prétend en vain.
Nous devons nous dire que le conflit entre deux tendances n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités se trouvent atteintes, alors même que les conditions découlant des contenus de ces tendances existent depuis longtemps. De même, l'importance pathogénique des facteurs constitutionnels dépend de la prédominance quantitative de l'une ou de l'autre des tendances partielles en rapport avec la disposition constitutionnelle. On peut même dire que toutes les prédispositions humaines sont qualitativement identiques et ne diffèrent entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue de la résistance à de nouvelles affections névrotiques. Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande de cette libido qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue économique, comme un effort pour maîtriser les masses (grandeurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psychique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur stagnation.
Ce passage est aussi révélateur que le suivant. On pose, certainement à juste titre et cela pourrait s’expliquer par des raisons physiques biologiques, que le fonctionnement de l’appareil psychique est celui d’un régulateur, visant à maximiser le plaisir et minimiser les peines. Les fantaisies (mais ici le Phantasie allemand devrait plutôt se traduire par fanstasme) sur lesquelles se fixe la libido régressive dans la névrose forment donc la réalité psychique en tant qu’elles font partie d’un appareillage qui
-          d’une part protège le sujet contre la réalité
-          d’autre part aide à le mettre en accord avec cette même réalité.
Bref, si on veut conclure cette première approche, on peut dire que Freud complète le travail commencé par les rationalistes, par Descartes et Spinoza. Ces deux là se sont essayés à construire un concept de la réalité des idées aussi loin que possible de la métaphysique platonicienne. C’est pourquoi ils sont confrontés aux « idées fictives ». Comment l’objet d’une idée peut-il n’avoir aucun degré de réalité ? Qu’est-ce que la réalité formelle d’une idée. Freud va donner des assises psychologiques à cette interrogation sur la réalité de nos idées en construisant le concept de la réalité psychique, non pas contre le concept d’une réalité extérieure à notre esprit (Freud n’est pas un idéaliste) mais à côté, et en interaction avec celle-ci.


[1] Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement. Bilingue, GF, trad. André Lécrivain


mercredi 19 janvier 2011

Quelques remarques sur la fondation de la morale

(à propos de la discussion entre Denis Collin et Yvon Quiniou par Tony Andréani)


Le premier sujet de la dispute concerne le matérialisme. Je me demande s’il ne vient pas d’une équivoque sur le sens du concept, liée à l’emploi du terme ontologie. Quand Yvon Quiniou utilise ce terme, on peine à le distinguer d’une option métaphysique (énoncer la « vraie réalité » par-delà le monde sensible), alors qu’il s’agit seulement pour lui de s’en prendre à l’idée qu’il y aurait une substance spirituelle irréductible à ce que nous pouvons appréhender avec les moyens de la science, qui sont toujours des moyens matériels. La réalité, en effet, c’est celle qui est au bout de nos instruments et de nos équations. On sait combien cette réalité peut être impalpable par nos sens ordinaires et reposer sur des constructions. Il n’empêche que ce réel résiste à toutes nos fausses conjectures, qu’il y a « ce qui marche » et ce qui « ne marche pas ». Un matérialisme de la praxis donc.
Ceci dit, le choix des lunettes n’a pas trop d’importance dans les sciences physiques, un peu plus dans les sciences biologiques (cf. le darwinisme social qui n’a produit aucune connaissance et n’est qu’une exploitation de la science, mais peut égarer la recherche), mais devient dirimant dans les sciences humaines. Quand, pour échapper à toute tentation métaphysique, Denis Collin propose de considérer la science comme « une construction idéalisée du monde à des fins d’action pratique », cette définition me paraît cependant trop faible, car elle se distingue mal des interprétations, qui sont de nature exégétique, et des idéologies, qui ont aussi une finalité pratique, mais distordent l’activité scientifique.

Le deuxième sujet de dispute concerne le darwinisme et sa genèse du sens moral à travers « l’effet réversif » de l’évolution. S’il est certain que la sélection naturelle a cessé d’agir concernant homo sapiens sapiens, dont les traits génétiques sont restés pratiquement inchangés, le sens de la mutation restera problématique tant qu’on n’aura pas interrogé l’histoire. Or, selon moi, et pour aller vite, cette histoire nous apprend deux choses : 1° il y a bien un certain nombre d’universaux empiriques, dont celui de la socialité constructive de l’être humain (rôle du noyau familial, du Tiers donateur de règles, des communautés de proximité etc. Ici convergent les données de la psychanalyse et de certains travaux de psychologie expérimentale). C’est là la base de la reconnaissance de l’autre comme sujet – quand tout se passe bien. 2° la longue histoire de l’élargissement de l’horizon social, où les autres humains apparaissent d’abord comme des êtres différents, supérieurs ou inférieurs. Tout cela, à mon avis, fournit une base empirique à la  et à son extension vers la conception des droits universels de l’homme. On pourrait dire que la  a cheminé silencieusement, et à travers maintes horreurs et régressions, et jusque sous l’immoralité capitaliste, vers les impératifs kantiens. La  n’a-t-elle pas besoin de cette base anthropologique ? Je ne le crois pas. Il faut que le sujet y soit « intéressé ».
Denis Collin juge dangereuse toute ambition anthropologique de la politique : « ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment ». Je ne vois pas où est le problème à partir du moment où la politique vise seulement, sur une base aussi scientifique que possible, à mettre en œuvre seulement les conditions d’une autonomie du sujet (je pense par exemple à cette politique du progrès humain telle qu’elle est développée dans l’excellent livre de Jacques Généreux, La Grande Régression) : elle ouvre les choix, elle aide à sortir de la servitude volontaire, mais elle ne dicte en aucun cas une conduite. Vaste sujet…
J’ai enfin des réserves sur le concept de raison, sur lequel Denis Collin et Yvon Quiniou semblent s’accorder. D’une certaine manière c’est aussi un universel empirique : la pensée « concrète » du primitif n’est pas moins rationnelle que celle de nos techniciens. Mais, dès qu’on passe dans le champ des représentations symboliques, tout change d’une société à l’autre. La rationalité occidentale est d’un type bien particulier : elle tend à généraliser une approche mécaniciste, ou en tous cas physicaliste, à tous les domaines de réalité (l’économie néo-classique en est un bel exemple). Aujourd’hui on voit bien qu’il faut changer de paradigmes quand on passe de l’un à l’autre. Tout ceci pour dire qu’il n’y pas de science armée de pied en cap, si ce n’est un « esprit scientifique », et que la science est tout sauf un long fleuve tranquille, même avec des changements de cap. Les Lumières ont ouvert une grande voie, mais l’ont aussi bordée de limites. Je ne crois pas, par exemple, que la neurologie puisse nous apprendre grand-chose sur le fonctionnement cérébral, ni que l’esprit humain puisse fonctionner seulement sur une logique du tiers exclu, ni que la cybernétique puisse épuiser la complexité des éco-systèmes.
 
PS. Pour faire référence à Marx, je signale à mes deux amis que dans l’introduction de De la société à l’histoire (tome 1, p. 99) je m’opposais déjà à ce qu’il existât un matérialisme ontologique chez Marx, une « dialectique de la nature » transposable à l’histoire, et même une « méthode dialectique » commune aux diverses sciences.


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...