lundi 31 janvier 2011

Vie et mort du marxisme au XXe siècle ?


 Quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit)
Cette figure de la vie du XXe siècle, devenue vieille et qu’on ne peut pas rajeunir, mais seulement connaître, c’est le marxisme. Le XXe siècle a été largement dominé par le marxisme, idéologie de puissants mouvements sociaux, puis d’États redoutables. Le marxisme a imposé ses cadres de pensée (y compris à ses adversaires !). Il a été tellement prégnant qu’il est encore fréquent d’entendre des gens dire qu’il faut relire Marx alors qu’ils n’en ont pas lu plus de quelques lignes ou alors quelques pages d’un manuel de marxisme, ces innombrables versions des catéchismes de marxisme diffusés par tous les partis qui se plaçaient sous sa bannière. Mais la fin du XXe siècle a été marquée par la décomposition du marxisme à la fois parce que les États dits « socialistes » se sont effondrés ou se sont transformés de l’intérieur en États capitalistes « ordinaires », parce que les grands partis marxistes ont vu leur influence marginalisée (qu’on songe aux partis communistes en France et en Italie) et parce que plus personne (hormis quelques groupuscules) ne revendique comme le corpus doctrinal marxiste mis au point à la fin du XIXe siècle et qui fut longtemps le bagage commun des sociaux-démocrates (le marxisme est proprement l’invention de la social-démocratie allemande !), des PC de la IIIe internationale, des trotskistes et de quelques autres encore.
Connaître ce qui ne peut pas être rajeuni : il fut un temps où le 2e best-seller mondial après la Bible était le Manifeste communiste. C’est un temps dont les moins de 20 ans n’ont même pas l’idée.  Mais le changement a été brutal et massif et cela mérite explication. C’est ce qu’on va essayer de faire au cours de cette conférence.
Quelques précisions liminaires :
1)      je parle ici du marxisme et non de Marx. Le marxisme est sinon mort, du moins agonisant. Mais Marx se porte très bien. On s’est avisé il y a peu d’années que cet obscur philosophe né à Trier en Allemagne et mort à Londres pourrait bien être encore celui qui nous permet le mieux de comprendre notre présent et explorer notre avenir. Je veux simplement donner un exemple : est paru récemment un livre brillant d’un sociologue allemand, Harmunt Rosa consacré à L’accélération et sous-titré « une critique sociale du temps ». Ce livre est consacré à l’analyse de l’accélération à laquelle sont soumis la société et les individus dans la société contemporaine, faisant la synthèse de nombreuses recherches sur cette question cruciale du temps, mais son centre nerveux en est le chapitre 8 consacré aux forces motrices de l’accélération sociale et qui montre comment l’analyse marxienne du travail (conversation du temps en valeur) donne une clé essentielle pour saisir cette accélération. Inutile de multiplier les exemples. Je m’en tiens à une règle simple : Marx disait « je ne suis pas marxiste » ! Moi non plus. Je tiens pour indiscutable la définition donnée par Michel Henry : le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx.
2)      Il faut distinguer le marxisme des mouvements sociaux qui se sont appropriés (à leur manière) l’idéologie marxiste. Pour faire une comparaison : entre le catholicisme romain version Alexandre Borgia (par exemple) ou version concile de Trente, et les paysans allemands révoltés derrière Thomas Münzer, il y a un point commun, les uns et autres prétendent agir au nom du Christ et des Évangiles. Mais ça s’arrête là. Et même Luther, qui dénonçait les turpitudes de l’Église, exhortera les princes allemands à écraser comme des chiens les paysans. De la même façon, entre le marxisme populaire des ouvriers ou des paysans en lutte et le marxisme des bureaucrates sociaux-démocrates qui organisent l’assassinat de Rosa Luxemburg ou le marxisme de Staline et de ses agents dans les partis communistes, il y a un clivage, un clivage de classe pourrait-on dire ! Il reste que, de même que le christianisme populaire des paysans allemands leur interdisait de comprendre la nature réelle du conflit dans lequel ils étaient engagés, de même le marxisme populaire fut une forme tronquée, inadéquate de la conscience sociale.
Ces considérations faites, je vais procéder ainsi :
1)      Retracer les grandes étapes de la formation, de la domination et du déclin du marxisme.
2)      Expliquer en quoi le marxisme a été une idéologie et ce que cela signifie.
3)      Procéder à un rapide état des lieux aujourd’hui. 

I.                   Les grandes étapes de l’histoire du marxisme

A.     L’invention du marxisme orthodoxe

Au commencement était le mouvement ouvrier, né des mutuelles, des coopératives, des syndicats, des sociétés secrètes (comme la Ligue des Justes, un petit groupe que Marx et Engels transformeront en « Ligue des communistes »). La première association internationale des travailleurs regroupait des courants très bigarrés, proudhoniens français, syndicalistes anglais, coopérativistes, mazziniens italiens, etc. Il ne venait à l’idée de personne que cette association créée en 1864 lors d’un meeting en solidarité avec les peuples polonais et irlandais en lutte contre leurs oppresseurs respectifs (russes et anglais) pût avoir une idéologie unique, une explication unique de l’histoire et une philosophie de la nature et de la science que tous eussent dû adopter.  Les communistes au sens que Marx donnait à ce terme étaient une toute petite minorité et ils ne se définissaient par une idéologie, mais par un programme politique dont le manifeste de 1848 avait donné les principes. Il n’était ni question de matérialisme, ni de matérialisme historique ni de matérialisme dialectique ou que sais-je encore.  Dans cette AIT, il y eut bien un « parti Marx », c’est-à-dire une fraction de partisans des idées politiques de Marx, une fraction plus ou moins informelle – il n’y avait pas de cartes de membre ni de séances d’initiation pour appartenir au « parti Marx ». Le « parti Marx » était défini essentiellement par opposition à deux autres courants :
1)      Les anarchistes à qui Marx reprochait leur anarchisme, c’est-à-dire leur refus d’une organisation centralisée en vue de la conquête du pouvoir politique.
2)      Les mazziniens qui confondaient la lutte des ouvriers pour leur propre émancipation et la lutte nationale et prônaient souvent des méthodes conspirationnistes.
Le marxisme orthodoxe naît beaucoup plus tard, entre 1880 et 1900 et pour l’essentiel en dehors de Marx qui meurt en 1883.
Théoriquement, Kautsky en Allemagne, Plekhanov en Russie, avec l’aide et sous le haut patronage d’Engels, mirent au point le corps de doctrine qui devait cimenter « idéologiquement » le mouvement, le « marxisme orthodoxe ».  Cette doctrine repose sur trois piliers :
-          une philosophie, le « matérialisme dialectique », une invention de Engels qui vise à transformer la critique marxienne de la philosophie idéaliste en un nouveau système philosophique qui ferait la synthèse du matérialisme prêté aux scientifiques et de la dialectique hégélienne.
-          Une conception « scientifique » de l’histoire, le « matérialisme historique » résumée le plus souvent par suite des cinq stades, les cinq grands modes de production, qu’est censée parcourir l’histoire universelle, despotisme asiatique, esclavagisme antique, féodalisme, capitalisme et communisme. Cette conception garantit aux croyants qu’ils sont dans le train qui roule à toute allure vers le communisme.
-          Une stratégie politique : la conquête du pouvoir d’État par la classe ouvrière organisée en parti. Les divergences tactiques – sur la question de l’alliance avec les partis « bourgeois » radicaux en vue de défendre la démocratie et corrélativement le problème épineux de la participation ministérielle – ne mettent pas en question ce postulat, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale et la guerre froide et c’est ce qui explique la rhétorique alambiquée d’un Léon Blum distinguant l’occupation du pouvoir et l’exercice du pouvoir.
Engels a joué dans le marxisme un rôle analogue à celui de Paul de Tarse dans l’histoire du christianisme, ainsi que dit Costanzo Preve. Loin d’avoir été le vulgarisateur de la pensée de Marx, il a inventé lui-même quelque chose d’assez nouveau : un système doctrinal éloigné sur le fond des orientations et des préoccupations de Marx. Maximilien Rubel a montré avec une grande précision comment s’est montée de la légende de Marx et quel a été le rôle fondateur d’Engels.
Engels est l’inventeur du marxisme, mais un inventeur cultivé qui a des idées pénétrantes sur l’histoire, l’économie, les langues, la stratégie militaire. C’est un esprit éclectique dont on peut lire avec profit son « Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». Mais dès L’Anti-Dühring il a le projet de fabriquer une doctrine unifiée, prétendant à la science qui pourra englober toutes ces recherches. Il invente le « socialisme scientifique », terminologie qu’on chercherait en vain chez Marx – quand Marx parle du « socialisme scientifique », il s’agit de la doctrine de certains de ses adversaires : Karl Grün, apôtre du « socialisme vrai » voyait dans Saint-Simon le véritable père du « socialisme scientifique ».  Le « socialisme scientifique » est donc le premier des concepts absurdes, fondés sur des contresens et que l’on présentera comme la quintessence de la pensée de Marx.
C’est ensuite à Kautsky en Allemagne, à Plekhanov en Russie, de forger la doctrine complète que Kautsky lui-même nommera « marxisme orthodoxe ». En France, ce seront Longuet et Lafargue puis Guesde et les guesdistes qui se feront les propagandistes du marxisme. Pour la petite histoire, c’est à propos de Lafargue et Longuet, par ailleurs ses deux gendres, que Marx disait « moi, je ne suis pas marxiste. »
Explication de l’histoire à partir des processus économiques (l’économisme), philosophie matérialiste « moniste », conception « étapiste » de l’histoire, nécessité d’un parti fort, discipliné et centralisé, perspective d’une société collectiviste : toute la doctrine qui sera la doctrine officielle du communisme du XXe siècle est déjà là.  On n’a pas encore les expressions « matérialisme dialectique », « matérialisme historique », mais le contenu y est. On oublie trop souvent que le modèle du parti bolchevik de Lénine était la social-démocratie allemande et notamment les exposés doctrinaux de Kautsky sur ce sujet. En ce qui concerne le modèle de société à construire, là aussi tout était dans les brochures de vulgarisation de partis socialistes de la IIe internationale.  Dans son livre, « L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale » (PUF, 1984), Marc Angenot analyse ces ouvrages et brochures dans lesquelles les socialistes d’avant la première mondiale racontaient la société du futur. Et on y trouve à peu près tout ce qui servira de modèle à l’Union Soviétique (salariat généralisé, rôle des cadres, collectivisme total) et on doit souligner que la rupture entre la social-démocratie « marxiste » et le communisme historique n’est pas très importante.

B.     De la social-démocratie au marxisme-léninisme

La première guerre mondiale entraînant l’explosion de la social-démocratie internationale, le marxisme est refondé avec la IIIe internationale et les partis communistes. Formellement la SPD reste « marxiste » - elle ne renoncera au marxisme qu’en 1958 lors du congrès de Bad-Godesberg.  Le SPÖ développe de son côté un marxisme propre, « l’austro-marxisme », sous l’impulsion de Bauer et Adler, une doctrine dont on trouvera des traces beaucoup plus tard, notamment dans certains courants du PSU. De même, en France, la SFIO reste à dominante marxiste.  C’est d’ailleurs au nom de cette tradition marxiste que Blum s’opposera en 1933 à l’offensive des « néos » (Marquet, Déat, Renaudel) qui soutenaient une orientation nationale corporatiste (« ordre, autorité, nation » !) et les conduira les deux premiers à la collaboration avec les nazis.  C’est parce qu’il reste partisan de la « dictature du prolétariat » que Blum développe toute une série de contorsions très sophistiques pour distinguer la prise du pouvoir de l’occupation du pouvoir au moment du front populaire.
Mais le marxisme de la IIe internationale, s’il a gardé une certaine importance dans certains pays (par exemple dans le PS chilien d’Allende) ou s’il a retrouvé un coup de jeune dans le PS d’Épinay, sous l’impulsion notamment du courant du CERES, est devenu de plus en plus une référence purement formelle laissant progressivement la place à des doctrines réformistes qui avaient toujours existé dans le mouvement socialiste mais avaient été marginalisées autour des années 1900.
Il faut également remarquer que la IIe internationale, même si les marxistes y jouaient un rôle décisif avant la 1ère guerre, en raison du poids de la SPD qui était le parti le plus puissant et le modèle à suivre, la IIe internationale n’a jamais été monolithique. Les partis socialistes scandinaves ou le Labour Party sont toujours restés à peu près totalement hermétiques au marxisme !
Avec la formation de l’Internationale Communiste, basée sur la direction – et les subsides – du PCUS et de l’État soviétique, les choses vont vraiment changer. Le marxisme va être codifié par toute une série d’ouvrages chargés d’enseigner la juste pensée. En 1921 paraît le traité de matérialisme historique de N. Boukharine. Staline va bientôt officialiser le dogme en distinguant le matérialisme dialectique, science générale de la nature et de l’homme et le matérialisme historique, théorie de l’histoire. Le marxisme ainsi entendu sera l’objet d’un monopole d’enseignement dans les écoles et les universités soviétiques. Les partis communistes devront à leur tour propager cet enseignement et la conformité à l’orthodoxie est exigée de tous. Véritable science infuse, le marxisme permet de trancher de toutes les questions. Armé du marxisme, Staline va pouvoir trancher dans les querelles portant sur la linguistique ou la génétique (lors de la tristement célèbre affaire Lyssenko), voire la théorie de la relativité un temps condamnée comme « bourgeoise ».
On va mettre en œuvre tous les procédés de l’orthodoxie :
-          Établissement des auteurs canoniques et des œuvres exprimant la vraie foi ;
-          Exigence pour tous les croyants de subir une formation a-critique ;
-          Exigence pour toutes les manifestations de parole publique de références précises aux autorités canoniques. À la place de « Aristoteles dixit » on a « Engels (ou Lénine, ou Staline) dixit ».
-          Mise à l’index des œuvres hérétiques : régulièrement, des thèses philosophiques ou scientifiques sont condamnées officiellement (et ça commence très tôt).
-          L’hérétique peut payer de sa liberté et parfois de sa vie son hérésie.
L’orthodoxie marxiste sévit sans la moindre contestation en URSS. C’est parfois un peu moins net dans les pays satellites. Pour les partis communistes confinés dans l’opposition dans les pays capitalistes, les choses sont un peu plus compliquées. Les politiques d’alliance avec des « forces bourgeoises » ou « sociales-démocrates » vont conduire les PC à faire preuve d’un certain éclectisme et à accepter des formes de pensée qui eussent directement conduit leurs auteurs au goulag en URSS. Le PCF comptait parmi ses membres d’honneur et compagnons de route des peintres, des poètes, des écrivains qui étaient bien loin de suivre les canons du « réalisme socialisme » ! On trouve les mêmes phénomènes en Italie où le PCI tout en étant peut-être plus stalinien que le PCF avait su se montrer attractif pour les intellectuels même quand ils n’étaient complètement orthodoxes en matière de marxisme-léninisme.
J’ai employé le terme de « marxisme-léninisme » qui est devenu le terme officiel assez logiquement après l’embaumement et la canonisation de Lénine, Lénine éclipsant souvent l’improbable duo « Marx-Engels » en matière de référence orthodoxe. Mais, en vérité, jusqu’en 1953, c’est Staline lui-même qui était devenu l’autorité suprême non seulement en matière de politique mais aussi en matière doctrinale. On peut alors parler de marxisme-léninisme-stalinisme. Ce marxisme-léninisme-stalinisme va trouver ses formes les plus extravagantes et les plus bouffonnes dans la Chine maoïste, le profit du grand timonier venant se surajouter à ceux de Marx, Engels, Lénine et Staline. Bien que les maoïstes, de par le monde, aient manifesté un renoncement à tout esprit un tant soit peu critique, bien qu’ils se soient évertués à présenter, même en de doctes enceintes comme l’école normale de la rue d’Ulm, les écrits de Mao comme des contributions décisives à la pensée humaine, il n’y a rien à sauver de cette littérature affligeante.
Il faut ici introduire une différence entre les auteurs de référence.  Engels et Lénine manifestent souvent une incompréhension assez effarante de ce qu’écrit réellement Marx ; mais ils créent une doctrine, discutable, pas toujours cohérente, mais qui garde une certaine tenue. J’en ai parlé à propos d’Engels.  Il y a aussi des œuvres de Lénine qui méritent d’être lues et critiquées pour elles-mêmes. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, si on fait abstraction des polémiques politiciennes aberrantes, le propos gnoséologique de Lénine est loin d’être absurde et il pose la question de la nature de la connaissance dans des termes que revendiquent encore un certain nombre de philosophes plus contemporains. J’avais traduit un essai de Lucio Colletti sur les rapprochements possibles entre Lénine et Karl Popper. J’ajoute que pas plus Lénine qu’Engels n’avaient imaginé que leurs écrits deviendraient des « livres sacrés » révérés par des armées de croyants placés sous l’autorité des grands prêtes du « marxisme orthodoxe » ou du « marxisme-léninisme ».  Donc s’ils ont commis des fautes théoriques, on ne doit pas leur imputer la bêtise et la volonté de domination de ceux qui les ont canonisés.

C.     Marxismes critiques et décomposition du marxisme

Le marxisme, y compris dans sa version marxiste-léniniste est une idéologie éminemment instable, tout comme est instable cette bizarrerie historique qu’est le système stalinien.  Dès le début, il est confronté à une contestation interne qui refuse tout à la fois l’instauration d’une orthodoxie et l’économisme plat qui sert de ligne directrice. Il s’agit de penseurs, de courants entiers parfois, qui, tout en se réclamant formellement de l’héritage de Marx s’en prennent aux épigones qui ont dénaturé la méthode de Marx, affaibli, appauvri, stérilisé et infantilisé  son travail.
Dans la première période, celle de la social-démocratie, il faut citer Georges Sorel, théoricien original qui publie dès 1908 un livre intitulé « La décomposition du marxisme ».
Sur le versant italien, l’ouvrage d’Antonio Labriola, « Essais sur la conception matérialiste de l’histoire », écrit en 1895-1896 et publié en France en 1902, est une tentative de sortir le marxisme de l’orthodoxie engelsienne-kautskyste et de redonner au facteur subjectif, à l’activité pratique des hommes leur place dans la conception marxienne de l’histoire. Labriola sera le maître de Gramsci.
Sur le versant allemand, il faut évidemment faire place à Rosa Luxemburg, qui, tout en restant dans le cadre du marxisme orthodoxe sur le plan philosophique, met en question sévèrement les analyses économiques et la conception de la lutte politique qui dominent la IIe Internationale.
Après la révolution russe : le premier auteur à renouer avec la pensée de Marx et notamment avec les analyses du fétichisme de la marchandise et de l’aliénation et à développer le concept de réification est Georg Lukacs, avec son livre Histoire et conscience de classe, condamné dès sa parution par l’Internationale Communiste, comme ouvrage idéaliste petit-bourgeois. Communiste hongrois restera jusqu’au bout obéissant à l’appareil mais n’en continuera pas moins à tracer son propre sillon, notamment dans le domaine de l’esthétique et surtout par son monumental ouvrage toujours non traduit en français, « Ontologie de l’être social ».
Karl Korsch va très vite se rendre compte des contradictions théoriques intenables du marxisme orthodoxe dont il va entreprendre la critique systématique.
On doit aussi évoquer ici les « communistes conseillistes », marxistes anti-léninistes comme Gorter, Pannekoek, mais on y peut aussi rattacher Korsch, Paul Mattick, Maximilien Rubel ou le poète Benjamin Péret. En gros tous ceux qui travaillent plutôt sur le côté libertaire, anarchiste de Marx. On peut rattacher à cette tradition le courant « Socialisme ou barbarie » animé par Castoriadis et Lefort.
Gramsci, fondateur du PCI, occupe une place particulière : emprisonné en 1926, il laisse un œuvre parcellaire, des articles de journaux et ses « cahiers de prison » qui développent une pensée originale, confrontant la « philosophie de la praxis » - c’est le nom qu’il donne au marxisme tel qu’il le pense – avec la culture et la pensée italienne, de Machiavel à Benedetto Croce.
J’évoquerai tout juste Trotski, personnage historique important et fascinant mais dont la contribution critique au « marxisme » reste relativement limitée, la très contestable « théorie de la révolution permanente » mise à part.
La « théorie critique » développée par les membres de l’école de Francfort (Institut de recherche sociale fondé à Francfort en 1923) est peut-être le courant le plus fertile de ceux qui se sont développés dans et contre le marxisme orthodoxe.  Les figures de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno incarnent, à leur manière, la permanence de la grande philosophie allemande, alors que la culture allemande a été écrasée par la barbarie nazie. En s’appuyant sur des synthèses entre la théorie de Marx (relue souvent dans ses liens avec Hegel), la psychanalyse et la sociologie de Weber et Simmel, ils ont produits une pensée originale centrée sur l’étude des mécanismes de domination et de la « rationalité instrumentale ».
Les héritiers de l’école de Francfort, Habermas puis Axel Honneth se sont éloignés non seulement du marxisme mais aussi très souvent de Marx sans jamais rompre totalement le lien. Par exemple Axel Honneth, théoricien de la reconnaissance, reprend appui sur le concept de « réification » tel que formé par Lukacs. Quelqu’un comme Hartmut Rosa peut lui aussi être situé dans cette lignée.
Héritiers encore de l’école de Francfort, mais sur une ligne politiquement et philosophiquement plus radicale, on trouve l’école de la « Wertkritik » avec des gens comme Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moische Postone. De ce courant, on peut rapprocher Jean-Marie Vincent (mort en 2004). Ce qui les unit, c’est la place accordée à la question du fétichisme de la marchandise et une critique radicale du travail.
Il faut faire aussi une place à l’œuvre inclassable d’Ernst Bloch dont le monumental « Principe espérance » n’a pas trouvé dans la recherche l’écho qu’il mériterait. La publication en 1918 de « L’esprit de l’utopie », puis d’un livre consacré à Thomas Münzer en 1921 le prédisposaient à se placer en dehors du « main stream » du marxisme orthodoxe. Exilé en Suisse puis aux États-Unis de 1938 à 1948, il revient en Allemagne et publie de 1954 à 1959 son œuvre majeure qui sera suivie d’une livre sur « L’athéisme dans le christianisme » (1961). Alors qu’on lui offrait une chaire à Francfort, il avait choisi d’aller enseigner en Allemagne de l’Est à Leipzig mais très vite son enseignement déplaît au régime et il est mis à la retraite anticipée et revient à l’Ouest, à l’université de Tübingen.
Il y a sans doute beaucoup d’autres écoles et auteurs à citer.  Je me suis contenté de ceux qui restent vivants parce qu’ils continuent d’inspirer des recherches qui d’une manière ou d’une autre se maintiennent dans l’horizon de l’émancipation.
Je n’ai pas cité le maoïsme parce qu’il s’agit d’un rameau encore plus dégénéré du marxisme orthodoxe et qu’il ne convient pas d’élever à la dignité philosophique les ratiocinations de feu le grand timonier ! J’ai laissé de côté aussi l’école d’Althusser parce qu’elle s’est révélée assez stérile et que c’est en rompant radicalement avec les présuppositions de Lire le Capital et de Pour Marx que les disciples d’Althusser comme Jacques Rancière ou Étienne Balibar ont continué à philosopher. L’althussérisme a nourri un certain marxisme universitaire, parfois intéressant, mais son scientisme positiviste le vouait à l’échec en tant qu’il se voulait une tentative de restauration de la théorie de Marx.
La situation actuelle est celle d’une définitive décomposition du marxisme. Il y a bien des philosophes et des chercheurs en sciences humaines qui se réclament de l’école de Marx mais plus de corpus doctrinal suffisamment qu’on pourrait nommer « marxisme ».

II.                Le marxisme comme idéologie

Marx n’a jamais eu l’intention de créer quelque chose qui s’appellerait « idéologie marxiste ». Une idéologie marxiste pourrait donc apparaître comme une contradiction dans les termes. Et pourtant je soutiens que le marxisme ayant réellement existé a été et reste partiellement sous des formes affaiblies une idéologie.

A.     La théorie marxienne de l’idéologie

Tout d’abord il faut dire quelques mots de la théorie marxienne de l’idéologie.
L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie de manière univoque.
En un premier sens, elle est l'ensemble des idées justifiant, « scienti­fiquement » le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ». Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l'adversaire, qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la définition est plus extensive. Marx cite « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche d'une théorie des superstructures idéologiques comme formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir la « base matérielle », les rapports sociaux à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc.
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire dès que la production et la diversification de la vie sociale a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que « les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres. »
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité : le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction culmine dans cette « mystification propre au mode de production capitaliste » : « la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même. » La perception inversée de la réalité sociale est ainsi une « réification », transformation en chose de la réalité vivante et active : la puissance personnelle des travailleurs est transformée en puissance objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital, qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres, pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur en tant qu’individu humain est ravalé à l’état de chose, moyen de la production au même titre que la machine, « ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social entre les individus prend la forme d’un rapport entre les choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux ». C’est la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un phénomène superficiel, mais bien une réalité propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation « religieuse ». Cette consubstantialité de la production matérielle et de l'idéologie est d'autant plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel discours religieux.

B.     Le marxisme comme idéologie pour les classes subalternes des pays avancés

Le marxisme a été l’expression de l’organisation mais aussi de l’intégration du prolétariat à la société bourgeoise. Il a donné forme aux partis ouvriers qui se sont constitués dans la 2e moitié du 19e siècle. En reprenant mes trois définitions de l’idéologie, on peut montrer que nous avons bien affaire à une idéologie :
2.       L'idéologie comme abstraction : le marxisme en tant que doctrine économique (« les infrastructures économiques déterminent la superstructure) transforme en réalités existant « per se » les catégories de l’économie politique bourgeoise. Le salariat est une forme indissociable de l’existence du rapport capitaliste et en se faisant le défenseur du salariat, en exaltant les salariés comme une classe vouée à sauver l’humanité, ce marxisme montre qu’il est entièrement prisonnier des abstractions idéologiques qu’il est censé combattre.
3.       L'idéologie comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants : les utopies collectivistes analysées par Marc Angenot et plus généralement le socialisme imaginaire des militants et partis – un socialisme qui valait surtout pour les dimanches et jours de fête, est une idéalisation du salariat.  Le socialisme y est vu comme un salariat généralisé et une organisation planifiée de la production sous la direction de cadres possédant les compétences techniques nécessaires. Cela explique aussi pourquoi les socialistes étaient fascinés par les grandes entreprises et la machinerie capitaliste qu’il fallait seulement rationaliser pour en finir avec « l’anarchie capitaliste », disaient-ils, et la faire tourner au service du peuple. Ce marxisme n’était que l’arôme spirituel qui enveloppait l’ascension d’une nouvelle élite bourgeoise ou petite-bourgeoise faisant valoir ses droits par ses capacités à déplacer les bataillons ouvriers comme une armée en campagne. Rosa Luxemburg a perçu très tôt ce qu’était en fait cette social-démocratie allemande que Lénine prenait pour un modèle à imiter. Georges Sorel, très lié à l’anarcho-syndicalisme français, théoricien de la grève générale et de la violence ouvrière comprend d’emblée le caractère profondément conservateur de la social-démocratie et annonce « la décomposition du marxisme » dans un ouvrage éponyme daté de 1908.
J’ai dit idéologie pour classes subalternes. Le marxisme fonctionne exactement comme le christianisme populaire : il est à la fois une protestation contre la situation misérable des ouvriers et une manière d’accepter cette situation. Les anarchistes refusent le salariat parce qu’ils croient possible un retour immédiat à l’indépendance du petit artisan (même sous la forme coopérative) et c’est pour la même raison qu’ils jouiront d’une audience importante dans les pays à paysannerie misérable comme la Russie et l’Espagne. Le marxisme recommande au contraire de tourner le dos aux rêveries des anarchistes pour accepter le capitalisme et la subordination salariale comme une nécessaire médiation vers l’émancipation ouvrière.
Si on comprend bien cela on comprend mieux l’histoire de la social-démocratie et on évite de faire intervenir des facteurs exogènes comme la trahison (explication favorite des marxistes léninistes et des trotskistes). La social-démocratie n’a jamais été révolutionnaire, non pas parce qu’elle n’était pas un « parti ouvrier », ou parce qu’elle serait devenue un « parti ouvrier bourgeois » ou un parti des « lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise » (pour reprendre ici les expressions classiques des léninistes et des trotskistes) mais précisément parce qu’elle était un pur parti ouvrier, un parti fondé d’abord sur la défense des conditions de vie de la classe ouvrière. Or défendre la condition ouvrière, c’est défendre la condition de la classe ouvrière dans la société capitaliste et rien d’autre. Et l’idée qu’un tel parti soit naturellement en quelque sorte le foyer d’un mouvement de transformation révolutionnaire de la société est une illusion, l’illusion constitutive du marxisme réel, de ce marxisme orthodoxe qui a dominé largement la vie politique et intellectuelle pendant un siècle.

C.     Le marxisme dans les pays à développement capitaliste retardataire : une idéologie du développement.

Le paradoxe pour qui se laisse prendre au discours marxiste est de constater que les partis marxistes ont triomphé précisément là où la classe ouvrière n’était pas mûre selon les critères du marxisme orthodoxe. Gramsci a défini la révolution russe comme « révolution contre Le Capital ». Et les seules révolutions marxistes ayant réussi au 20e siècle sont bien des « révolutions contre Le Capital ».
Les révolutions « socialistes » (ou assimilées) dirigées par des partis communistes ont eu lieu exclusivement dans des « pays capitalistes à développement retardataire » pour reprendre l’expression de Trotski (Chine, Cuba, Vietnam), dans des pays ruinés par la guerre (pays d’Europe de l’Est en 1945), mais pas une fois on n’a pu voir une véritable révolution procédant de l’action autonome de la classe ouvrière luttant pour ses revendications. Plus, si la révolution d’Octobre est une encore une révolution « à l’ancienne », c’est-à-dire une révolution où les ouvriers jouent un rôle très actif, souvent à l’avant-garde et, dans un premier temps, poussent la direction vers la gauche, les « révolutions » (mais on hésite à employer ce terme) en Europe de l’Est, en Chine, au Vietnam ou à Cuba, n’impliquent à aucun moment l’organisation de la classe ouvrière luttant pour ses propres objectifs. La révolution cubaine fut une classique révolution populaire à base de paysans et d’intellectuels petit-bourgeois  – ni Castro ni Guevara ne connaissaient quoi que ce soit au militantisme ouvrier, à la lutte des classes et à l’action syndicale pour les revendications. Quels que soient le jugement politique qu’on porte sur la suite de leur action, ils étaient les porte-parole d’une révolution nationale démocratique, comme celles dont l’Europe avait été le siège dans la première moitié du XIXe siècle. Le cas chinois est tout aussi parlant et peut-être même plus. Après l’écrasement de la « commune de Shanghai en 1927, les ouvriers ne jouèrent plus aucun rôle dans le processus révolutionnaire. Dès le début s’établit un régime policier qui ne laissa aucune place à l’action ouvrière.
Le cas cambodgien mériterait encore une analyse spécifique. Entre deux et trois millions de morts selon les sources, en gros un tiers de la population : tel est le bilan généralement retenu des massacres de masse perpétrés par l’Angkar, l’organisation des Khmers Rouges. Bien qu’à l’origine ce groupe soit très proche du maoïsme (qui l’a soutenu jusqu’au bout, suivi en cela d’ailleurs par les États-Unis…), la phobie de la ville et de tout ce qui peut ressembler à la culture le distingue radicalement des diverses variantes du « communisme du XXe siècle ».
Si on veut donner une explication schématique, on peut dire que la révolution russe a poussé jusqu’à son terme un processus qu’on pouvait déjà deviner dans l’évolution des partis sociaux-démocrates : la formation du marxisme non comme théorie scientifique mais comme idéologie d’une classe d’organisateur et de managers, attachés à l’existence d’une économie nationale et prenant la place d’une classe bourgeoise défaillante. Cette bureaucratie dans les pays capitalistes se limite à la gestion des syndicats, des mutuelles et de tout ce qui permet de mettre de l’huile dans les rouages de la machine capitaliste. Là où la bourgeoisie nationale est soit inexistante, soit incapable de se poser comme la classe qui agit au nom de l’intérêt commun de toute la nation, le marxisme retravaillé avec l’analyste léniniste de l’impérialisme et de la place des luttes nationales, constitue l’idéologie la mieux adaptée à cette petite-bourgeoisie qui se substitue à la classe capitaliste. Le marxisme présente deux traits qui conviennent parfaitement à cette classe sociale de substitution. L’avant-gardisme et le rôle de l’organisation permettent de légitimer le rôle central du parti dans la vie politique et la soumission intégrale de l’État. Le progressisme permet de légitimer les méthodes d’accouchement douloureux d’une société moderne (élimination du féodalisme, unification nationale, industrialisation, création d’un État capable d’assurer la formation et la santé de la population). Rien de tout cela n’est à proprement parler socialiste ou communiste. Et c’est pourquoi ce système politique est si instable. Le capitalisme repose sur la propriété privée et les droits du capital et il le dit : la bureaucratie « marxiste » fait à peu près le contraire de ce qu’elle prétend faire. Elle prétend émanciper les ouvriers alors même qu’elle ne fait que constituer une classe ouvrière exploitée et exploitable par les capitalistes dans les meilleurs conditions de rentabilité, ainsi que de démontrent à l’envi les exemples chinois et vietnamiens. Les horreurs mêmes de ces régimes prétendument communistes n’ont rien que de très ordinaire : il faut comparer le prix du sang payé par le peuple russe ou chinois au prix du sang qu’on payé les peuples d’Europe et des quatre coins du globe au développement capitaliste.
Il est toujours hasardeux de généraliser et les histoires de chacun des pays « socialistes » est singulière.  L’histoire chinoise diffère beaucoup de l’histoire russe et le PCC de Mao Tsé Toung est sans doute radicalement différent du parti communiste d’URSS à la mort de Lénine, parce que ses liens avec le mouvement ouvrier traditionnel sont beaucoup plus ténus et parce que la classe ouvrière n’a aucun rôle dans la prise de pouvoir du PCC. Cuba ou le Vietnam, ce sont encore d’autres histoires. C’est pourquoi penser tout cela sous l’étiquette unique de « communisme » est le meilleur moyen de n’y rien comprendre et de substituer à l’histoire scientifique une pure idéologie. Mais c’est précisément parce que la révolution russe était ce qu’on pouvait rêver de plus proche d’une révolution ouvrière, parce que cette révolution a soulevé dans le monde un enthousiasme unique, que l’étude de sa réalité et de son échec final restent de la plus haute importance.

III.            En conclusion : état des lieux

Que reste-t-il du marxisme aujourd’hui ?

A.     Un marxisme résiduel sur le plan politique

Comme mouvement politique, le marxisme est parfaitement résiduel. Les partis « marxistes » ne se survivent qu’à l’intérieur de coalitions avec toutes sortes de courants qui leur sont radicalement étrangers. C’est particulièrement clair pour les trotskistes français. Les partis communistes continuent de revendiquer leur « marxisme », mais seulement comme une lointaine référence qui ne guident plus les élaborations tactiques et la formation des militants (quand elle existe encore). Si bien qu’on voit des anciens partisans de la croissance des forces productives faire alliance avec des théoriciens de la décroissance…

B.     Un prétendu communisme débarrassé de Marx

On a donné un peu de lustre à un nouveau communisme, celui qu’incarne Alain Badiou. Il s’est même tenu à Londres une sorte de concile de ce nouveau communisme, rassemblant amis et thuriféraires de Badiou, Zizek, et Negri. Or ce qui caractérise ces groupements d’intellectuels dont l’influence ne dépasse pas quelques salons parisiens ou américains, c’est que la référence à Marx n’y joue pratiquement aucun rôle. Inutile de développer plus mais à leur manière ils témoignent de ce déclin irrémédiable du marxisme.

C.     Marx sans le marxisme

Il reste que la pensée de Marx irrigue la pensée d’assez nombreux groupes, réduits le plus souvent à des intellectuels ou des universitaires. Le « congrès Marx » qui se tient tous les 3 ans depuis 1995 à l’initiative de la revue « Actuel Marx » est fréquenté assidûment par des chercheurs de tous les pays.
Il existe aussi un « marxisme internautique » assez foisonnant…
Les travaux d’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (la MEGA) ont repris après le déplacement de la MEGA de Berlin-Est à Amsterdam.  En France, la GEME a entrepris de rééditer Marx en français – alors que l’édition marxienne était tombée en déshérence.
Marx a fait un retour remarqué avec la dernière crise économique ; le Capital s’est bien vendu et on a assisté à un regain de la littérature marxienne ou Mais le marxisme ne renaîtra pas. Il était l’idéologie d’un monde qui n’est plus, celui d’un capitalisme encore empêtré dans le passé et qui devait composer avec une classe ouvrière jeune et souvent indocile. Reste la pensée de Marx qui reste une source vive pour qui veut penser le réel. Mais cette pensée ne pourra qu’irriguer, vivifier, éclairer les mouvements qui surgiront nécessairement et poseront dans des termes complètement différents la question de l’émancipation et du communisme. Mais c’est une autre histoire.

Bibliographie :

Denis Collin : Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009)
Maximilien Rubel : Marx, critique du marxisme (Payot, 2000)
À paraître : Costanzo Preve : Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011).



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