lundi 2 décembre 2013

Faut-il vraiment enseigner la "morale laïque"?

On nous dit que l’école devrait enseigner la  laïque. Mais avant de se demander si c’est bien là la tâche de l’école, il convient de se demander si la «  laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une  laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs raisons :
1)       Il n’y a pas à proprement parler de  religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus dogmatiques ;
2)       Il n’y a pas à proprement parler de  spécifiquement laïque mais tout simplement une  humaine qui peut légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3)       La laïcité ne peut être réduite à un principe de tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de l’émancipation.

On peut et on doit se passer des morales religieuses

La loi  semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »
L’idée d’un fondement de la  dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi  est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la  par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la  qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle  suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la  en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la  découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la  elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la  se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération  aux libres penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la  font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ».[2] Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de « l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?

Il y a une  humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison

Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité  nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de  et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une  autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux « morales religieuses » dans un grand projet syncrétique. L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre[3], semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle . Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIsiècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une  guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une  fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la  dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la  kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel[4], Habermas[5] ou Tugendhat[6] nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon  et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la  et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation

Ce qui nous amène au fond de la question. La  – une  humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait effective une telle . Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante – par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont la pertinence reste parfaitement actuelle.
L’idéal républicain, tel que le défendent les républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience (nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses), mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission », soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard que nous devrions porter sur l’enseignement de cette «  laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une  laïque, mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable  laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout « l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines, simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le « fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait, avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves, bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses adversaires libertins…
Plutôt que la  laïque, nous aurions besoin que l’État respecte complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de  laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence , voire moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la  laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César, ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin


[1] Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, GF-Flammarion, 2007
[2] Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999), reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3] Voir en particulier Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4] Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité, Le Cerf, 1996
[5] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion et  et communication, Flammarion, collection « Champs », 1999
[6] Ernst Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf, 1998
[7] Denis Collin :  et justice sociale, Le Seuil, Paris, 2001, collection “ La couleur des idées ”

jeudi 28 novembre 2013

Pour Costanzo Preve

Né en 1943 dans la province d’Alessandria, Costanzo Preve s’est éteint le 23 novembre 2013 à Turin. C’est un philosophe presque inconnu en France. Un seul de ses livres a été traduit dans notre langue, Histoire Critique du Marxisme (éditions Armand Colin, collection, avec une préface de Denis Collin) Auteur prolixe, « élève de Marx », comme il aimait se présenter, il était à l’écart de toutes les orthodoxies et nous avait donné une analyse décapante du « communisme du XXe siècle ». Grâce à une bourse, il avait étudié à Paris en 1963, y avait suivi les cours d’Hyppolite sur Hegel, fréquenté les althussériens et s’était rapproché de Marx. Il avait également un intérêt soutenu pour les philosophies grecques et allemandes qui influeront profondément sur sa lecture de Marx. Une autre bourse lui permettra de se rendre à Athènes où il soutiendra une thèse en grec moderne sur les Lumières grecques. De retour en Italie, il devient professeur de philosophie au lycée où il enseignera pendant 35 ans. Adhérent au PCI de 1973 à 1975, il va militer ensuite avec divers groupes issus du PC, principalement Democrazia Proletaria. Il cesse l’activité militante quand Democrazia Proletaria se fond dans le PRC(Rifundazione Comunista) en 1991. Il aura souvent des mots très durs pour Bertinotti, le fondateur du PSIUP puis du PRC, dont les errances conduiront en effet ce parti à la désagrégation dans les années 2000.

Dans les années 90, son évolution théorique le conduit à abandonner toute référence aux « ismes » et notamment il refuse le « marxisme » et finira par mettre en cause la pertinence de la distinction droite/gauche. Ce qui lui vaudra quelques solides inimitiés, notamment lorsqu’il publiera un papier sur ce sujet dans la revue française Krisis, dirigée par Alain de Benoit… De ces attaques, Costanzo n’avait cure, lui qui regrettait l’incroyable sectarisme, notamment à gauche, qui marque la vie intellectuelle aujourd’hui. C’est d’ailleurs un fait remarquable, plus « la gauche » recule, s’accommode du capitalisme, et même le défend becs et ongles et plus elle devient hargneuse et incapable de dialoguer avec ses adversaires… Des gens qui ont couverts aussi bien les crimes de Staline que ceux de Pol Pot, des gens qui appartiennent au parti de Jules Moch (celui qui envoya l’armée contre les mineurs du Nord) ou de Guy Mollet (l’initiateur de la guerre à outrance en Algérie) voudraient considérer de Benoit comme l’incarnation même du diable ! La position atypique de Preve, son refus du tribalisme d’extrême-gauche expliquent sans doute pourquoi son travail a été occulté en France. En France où pourtant il a gardé quelques amis fidèles et non des moindres : le regretté George Labica ou encore André Tosel qui avait donné une postface à la première édition italienne de la Storia Critica del Marxismo.
Ce qui caractérise la pensée de Preve, c’est la confluence de trois courants. En premier lieu, Marx et ses meilleurs élèves, Lukàcs et l’école de Francfort. En second lieu, la philosophie idéaliste allemande, c’est-à-dire au premier chef Hegel et Fichte. Preve a montré comment toute une partie de la pensée de Marx s’éclairait à la lumière de Fichte. En troisième lieu, la philosophie grecque classique qui reste pour lui presque insurpassable. De là, il en vient à refuser de caractériser la pensée de Marx comme « matérialiste », ce sur quoi je pense qu’il a profondément raison. En tout cas, si on veut continuer à caractériser Marx comme « matérialisme », il faut transformer radicalement le sens de ce mot : Marx n’a rien à voir avec le matérialisme classique, celui notamment des Lumières, dont il prend congé dans les Thèses sur Feuerbach. Preve s’en tient plutôt à l’interprétation de Lukàcs, notamment dans l’Ontologie de l’être social, dont il soutient l’idée d’une genèse social-historique des catégories de la pensée. Preve refuse également de considérer Marx comme une sorte de « collectiviste » et s’il est un reproche qu’il fait à Marx, c’est au contraire d’avoir été trop « individualiste ».
On comprend bien pourquoi cette lecture de Marx conduit Preve à une critique radicale du « marxisme », une construction de la social-démocratie postérieure à Marx. Pour Preve, le marxisme est une idéologie à destination des classes subalternes qui permet leur intégration à la société capitaliste moderne, une société capitaliste qui n’est plus spécialement bourgeoise (voir les analyses développées en commun avec Gianfranco La Grassa dans les années 90) mais qui inclut un capitalisme d’État.
Enfin, de son héritage grec, Preve retient l’importance de la . Les hommes n’existent que dans des communautés déterminées, conformément aux enseignements d’Aristote. Pour Preve, le communisme est nécessairement un « communautarisme », une proposition qui évidemment choque les Français, mais indiqu certainement une ligne à suivre pour qui veut rouvrir une perspective émancipatrice. D’où le refus radical de la « mondialisation », de la standardisation des cultures, de la destruction de la culture humaniste classique à laquelle il est toujours resté attaché.
Si les marxistes et la gauche officielle ignorent Costanzo, il faut tout de même signaler qu’en Italie il a eu des élèves et des disciples qui lui sont fidèles. Parmi ceux-ci, il faut signaler Diego Fusaro, un jeune philosophe qui a déjà un nombre impressionnant de publications et dont j’espère pouvoir publier en France Minima Mercatalia, un livre où de déploient de manière originale les grandes intuitions de Preve.
 
Sur PREVE, j’ai publié :
De PREVE, j’ai traduit :

mercredi 2 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

par Marie-Pierre Frondziak

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.
Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
le Mardi 1 Octobre 2013,

mardi 1 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

Par Marie-Pierre Frondziak, 

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
 

dimanche 22 septembre 2013

Mariage et filiation

Suite d'un débat: deux lettres de Mme Papp

Claude Papp m'a fait parvenir copie des lettres qu'elle a envoyées respectivement au directeur de la Raison - le journal de la "Libre Pensée" et à la rédaction du Canard Enchaîné. Ces deux lettres me semblent à verser au dossier d'une discussion qui a certes disparu da l'actualité immédiate mais qui reste une discussion essentielle.  Gageons d'ailleurs que la GPA, la PMA, etc., reviendront bientôt sur le devant de la scène, tant que ce qui est en question, loin d'être anecdotique, "fait époque".
DC


Lettre à "La Raison"

L
e 8 juillet 2013
à M. le Rédacteur en chef de La Libre pensée - 10-12 Rue des Fossés Saint Jacques 75005 Paris
Madame, Monsieur Libre Penseur,
J'ai été assez étonnée de voir, dans le dernier numéro de juillet -août de La Raison, la prise de position de la Libre Pensée en faveur du prétendu "mariage pour tous" et de ses développements bio-techniques (PMA et GPA, selon les euphémismes obscurs convenus).
J'ai toujours cru que la Libre Pensée se revendiquait d'une longue tradition humaniste qui a des racines dans l'Antiquité, se développe avec la Renaissance, le siècle des Lumières et la Révolution Française, etc., et dont l'essentiel réside en la dignité de chaque être humain.
C'est pourquoi elle a dénoncé tous les régimes et les idéologies qui rabaissent cette dignité et humilient la personne en l'utilisant comme un moyen.
Que le capitalisme mondialisé "libéral-libertaire" soit particulièrement roublard et difficile à réfuter, certes, je l'admets, puisque précisément il se réclame doublement de la "liberté". Mais laquelle? celle qui refuse toute réglementation, toute limite au règne maintenant mondialisé de la marchandise et du "chacun pour soi", qui rétablit la guerre de tous contre tous, en détruisant le politique (auto-gouvernement des peuples) au profit de l'assujettissement aux multi-nationales dont les États ne sont plus que les valets.
Cette prétendue liberté, c'est aussi le refus de la , de la pudeur et de la décence ordinaire auxquelles les petites gens de tous les pays ont toujours été attachés.
Certes, cela fait longtemps que les êtres humains "gèrent" la vie et la mort et la reproduction des animaux domestiques ( et même des animaux sauvages quand ils sont dans des parcs). Mais quand il s'agit de celles des êtres humains, ça me pose problème. Je ne doute pas qu'on ait bientôt une loi sur l'euthanasie(la bonne mort), comme ils disent - il y a tellement de retraités qui coûtent trop cher à la !
Quant à la reproduction artificielle, c'est d'une part la mise en cause de la filiation, de l'inscription dans une histoire (les familles ont précédé les États) - et d'autre part c'est considérer le corps non comme faisant partie intégrante de la personnalité, mais comme une "ressource" (ah ah les ressources humaines) que chacun peut exploiter à sa guise, pour son compte ou celui d'autrui.
Balayer d'un revers de main l'argument de la "commercialisation " me fait bien rire: M. Bergé est plus lucide ou plus franc, qui parle de "louer son ventre".
Mais au-delà, je le répète, c'est l'unité de la personne humaine, corps et âme, ou corps et esprit, qui est mise en cause par ces procréations à géométrie variable , prétendument au gré des désirs de chacun, désirs dont on sait bien comment ils sont manipulés par les media dits d'information, en fait de propagande (pourquoi M. Bouygues, le bétonneur, me donne-t-il de la télévision gratuitement - ah, en voilà un qui a le sens du don, n'est-ce pas ?)
En ce qui me concerne, je considère que chacun doit assumer les conséquences de ses choix: si homme, je couche avec un homme, ou femme avec une femme, eh bien je n'aurai pas d'enfants, et je ferai autre chose: du piano, de l'alpinisme ou de la pêche sous-marine, de la couture ou de la menuiserie etc...
Comme je sens venir l'argument irréfragable, qui va me vouer à l'enfer de la réaction et du fascisme, je vous envoie copie d'une lettre que j'ai adressée au Canard enchaîné au mois de février, dans un style que j'ai estimé convenable pour ce journal qui ne fait pas dans la dentelle (ils ne m'ont pas répondu).
Salutations d'une personne qui s'efforce de penser librement - et qui ne supportera plus longtemps le dogmatisme impénitent de votre journal.

 
Lettre au Canard enchaîné
Madame, Monsieur,
Par ce dessin (ci-joint) paru dans votre numéro du 13 janvier , j'apprends non seulement que, en tant qu'opposée au mariage homoi, je suis une nazillonne en puissance (sinon en acte?), mais encore que, puisque la vieille bible condamne Sodome et Gomorrhe, Hitler est le meilleur disciple de Moïse, et donc que finalement les Juifs se sont exterminés eux-mêmes, - pour faire chier le monde comme d'habitude et comme ils en ont le secret!! - ben voyons-
C'est pourtant bien connu que la S.A, sinon la S.S, était bourrée d'invertis !
En France tous les petits fachos admiraient les belles brutes blondes d'outre-Rhin - Quant à Abel Bonnard , par exemple, il fut surnommé la Gestapette, ah ah!
1/ il y a eu la civilisation antique, la civilisation de la Renaissance, nous sommes entrés dans la civilisation du cul (Pierrot le fou , de Jean- Luc Godard- cité par Dany-Robert Dufour, dans La Cité perverse)
Pourquoi suis-je une vieille réac opposée à la marche triomphante et inéluctable du progrès qui nous rend fiers (pride)? je vais le dire en termes simplistes, comme il se doit au populo: de même que, dit-on, les yeux sont faits pour voir et les oreilles pour entendre, je crois que le pénis est fait pour pénétrer un vagin et le vagin être pénétré par un pénis , et je ne parle pas des hormones. [Cela veut dire qu'il y a deux sexes , que personne n'est la totalité de l'espèce, et c'est une des marques de notre finitude - nous ne choisissons pas de naître, de naître de tels parents et ancêtres, de naître ici ou là, en ce temps ou un autre, ni d'être mortels, etc. ]
Que toutes sortes de substituts organiques ou artificiels, pointus ou creux, soient utilisés en fantasmes ou en réalité, n'implique pas que le droit en reconnaisse la légitimité, et que tous ces "accouplements" deviennent des mariages. Rappelons- nous la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection (Isidore Ducasse, dit Lautréamont).
La célébration boboïde de l'anus comme lieu des délices - ou pour ces dames l'usage de godemiché ou autre- est sans doute un bon thème pour les poètes et satisfait l'excitationsensori-nerveuse propre à la néo-modernité, mais tout cela n'est que pacotille maintenant qu'on lit le Marquis ( Sade) jusque dans nos chaumières - et si on le lit bien y a encore de grands pas à faire en faveur de l'abolition des tabous ah mais!

 
2/ Le beurre et l'argent du beurre - et le sourire de la loi techno-capitaliste
Le problème, c'est le mariage en tant qu'il institue une famille
Quand je pense qu'on apprenait par coeur le début des Nourritures terrestres: "Familles, je vous hais! foyers clos, portes fermées, possessions jalouses du bonheur..." (Gide - au demeurant, il s'est marié avec une femme, même s'il a vécu avec un homme - sans parler des "extras" au Maroc).
Un mariage entre deux hommes - mâles - et deux femmes - femelles - en tant qu'il est, par définition et non par accident, stérile, implique nécessairement le recours aux bio­chimio- techniques.
Je ne vois pas pourquoi je serais obligée de payer,via la Sécu, le remboursement d'une insémination artificielle à une femme qui ne supporte pas l'insémination naturelle - alors qu'il y a tant d'hommes qui ne demandent qu'à faire ça, et gratuitement (c'est pas elle qu'est phobique, c'est moi qui suis phobe! ben voyons). Ah oui, mais y'a la télé c'est mon choiiix - et internet , elle peut choisir les donneurs de sperme en toute tranquillité, - et sans eugénisme aucun.
ça c'est sûr que si Adolf avait connu ces nouvelles possibilités faut pas croire que les nazis soient technophobes malgré leurs mythes archaïques et irrationnels -, la race des seigneurs aurait pu se tracer de nouveaux chemins radieux!
Quant à ces messieurs, s'ils ne veulent pas opérer eux-mêmes, ils ne pourront pas éviter d'avoir recours à la location d'un ventre, ensemencé artificiellement, qui ne serait qu'une petite usine organique. Ah, les femmes pauvres ont de beaux jours devant elles , avec tous ces CDD de 9 mois, bien payés.
Comme l'a proclamé Monsieur Berge, l'actionnaire de la Pravda, je veux dire du Journal officiel, je veux dire du Monde, " louer son ventre ou louer ses bras, quelle est la différence?"
Et j'ai bien tort de dire "bien payés". Au Nigéria, dans des usines à bébés, des jeunes femmes de 14 à 17 ans sont engrossées par un jeune homme d'une vingtaine d'années, elles sont payées de 128 à 143 E selon le sexe de l'enfant , qui est vendu sur internet à 5000 E.
En Inde, des villages entiers se consacrent à la fabrication et vente d'enfants.
En Ukraine, la technique est plus développée: la donneuse d'ovocytes n'est pas la mère qui accouche (laquelle reçoit donc les ovocytes et le sperme avant de céder le lardon à une troisième larronne - ou à deux larrons)- je n'ai pas les tarifs -
3 La nature est fasciste
Victor Hugo s'apitoyait sur Fantine (la mère de Cosette) obligée de vendre ses cheveux et ses dents aux riches (ceux qui disent qu'il n'y aura pas de commercialisation de la procréation ou de la gestation artificielle, c'est comme s'ils disaient que toutes les femmes des beaux quartiers vont risquer de perdre leurs appâts durement et artificiellement conquis, et se priver de la belle vie, pour faire don de leur corps en gestant et accouchant pour les femmes du bas peuple ou du tiers- monde!!). Mais il n'avait pas prévu cet irrésistible progrès de la dénaturation. La nature, c'est comme la langue selon Barthes, c'est fasciste - (à propos de Barthes, quand je lis son Journal de deuil écrit après la mort de sa mère, je me demande s'il aurait supporté de n'en avoir point, de maman (ah, mes deux papas!)- et qu'est-ce qu'il aurait fait avec deux , ou trois (la donneuse d'ovocytes, la porteuse-accoucheuse, et l'adoptante - ouf!!)
4 Das Kapital , dieu réel de ce monde (Marx)
Voilà longtemps qu'on sait que le capitaliste, ce n'est plus le bon bourgeois victorien et puritain qui prône la  chrétienne (du moins pour le peuple, car il s'en est lui- même toujours fort bien passé - voir les lieux de débauche à Londres au XIX° siècle décrits par Flora Tristan).La prohibition de l'inceste, la filiation paternelle, le matrilocalisme , tout ça c'est ringard - des tabous qu'il faut briser - . Maintenant, dans le cadre du nomadisme mondial généralisé (on est tous des gens du voyage, on va pas s'attacher à un lieu - sinon à quoi bon le locoste - ou à une langue - parlons tous le globiche américaniche - ou à ses ancêtres - fini les cours d'histoire ), les relations , c'est quand je veux, où je veux, avec qui je veux, avec les sexes-jouets que je veux - na! et j'aurai un enfant comme je veux!
et je n'ai pas dit mon dernier mot : moi, individu total, ce n'est pas exclu que je devienne bientôt immortel, grâce au clonage , ah ah!
Y'a plus qu'un sacré - intouchable et adorable: la finance, la banque, les multinationales des champs, et des usines et des centres commerciaux, du pétrole, et des autres produits de la terre (cultures ou minerais). Couche avec ton grand-père ou ta petite soeur si tu veux, mais touche pas à mon paradis (fiscal).
Le délit de blasphème, c'est de prononcer les mots de nationalisation ou socialisation des moyens de production - bonjour msieu Mittal! !
Bravo donc aux sympathiques manifestants du "mariage pour tous"! ça mange pas de pain: y sont vraiment dans le sens de l'histoire, le capitalisme comme horizon indépassable de notre temps, et qui ne se privera pas d'un nouveau champ de marchandisation et d'exploitation.
C'est pas eux qui manifesteraient pour "du travail pour tous"; ah là là, le travail, ça serait-y pas judéo-chrétien? voire pire, judéo-bolchevique, horresco referens - ce qui nous ramène à notre point de départ , quoique de façon tordue - Autrement dit, la reductio ad hitlerum .
Conclusion:
"La liberté, c'est la liberté de dire que 2 et 2 font 4" - Orwell

 
i* dans le temps, on citait: "homo sum, et humani nihil a me alienum puto" (Térence) - mais maintenant homo, c'est plus l'être humain - c'est l'adorateur du même, et l'autre qu'il aille se faire voir - y a-t-y des autres, à part moi, moi , moi, tra la la (Levinas, réveille-toi);

lundi 22 juillet 2013

Le même, l'autre et la question de la filiation

Introduction : peut-être un problème sérieux

Prise en elle-même, la question dite du « mariage pour tous » pouvait sembler tout à fait secondaire. Elle n’était peut-être qu’un gadget pour le gouvernement « de gauche » permettant de réaffirmer à bon compte son « identité » au moment où sa politique, pour toutes les questions sérieuses, ne faisait que reprendre en les aggravant les orientations du gouvernement précédent. On peut cependant adopter un autre point de vue en considérant qu’il s’agit là d’un révélateur d’évolutions sociales et politiques profondes autour desquelles les vieux clivages droite-gauche, progrès contre réaction, ne fonctionnent plus. On sait d’ailleurs que, manœuvre politique mise à part, un nombre conséquent de responsables « de droite » étaient favorables au « mariage pour tous » – et pas seulement Mme Bachelot qui vendit la mèche en déclarant qu’on ne pouvait prendre la mairie de Paris qu’en étant « gay friendly » – et qu’inversement des personnalités de gauche étaient pour le moins réticentes au fameux mariage pour tous –Jospin et Agacinski n’étant pas les moindres. Sylviane Agacinski s’est d’ailleurs fait vertement rabrouer par le trust Perdriel (Le Nouvel ObsLe PLUS) qui a publié contre elle une tribune où sa qualité de philosophe était mise entre guillemets : la police de la bonne pensée bien de gauche veille !
Je voudrais montrer qu’en effet la question du mariage pour tous n’est pas une affaire « droite-gauche » (pour autant que ce clivage ait encore un sens) et que les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême gauche ont voulu le placer.

La question de l’homosexualité n’est pas celle du mariage

Commençons par dissiper les équivoques et prévenir à l’avance les coups bas qui ne manqueront pas d’être portés par les belles âmes de la lutte contre toutes les discriminations. L’homosexualité n’est pas contre nature et c’est même naturellement que tous les individus humains peuvent prendre pour objet libidinal aussi bien une personne du sexe opposé qu’une personne du même sexe. Contrairement d’ailleurs à ceux qui veulent à tout prix figer les uns et les autres dans des catégories bien établies, personne n’est homosexuel et personne n’est hétérosexuel. Tous les humains sont les deux à la fois, dans des proportions variables suivant les circonstances ou les époques de leur vie. Quiconque a ouvert un livre de Freud une fois dans sa vie le sait. Que la répression et même les simples discriminations à l’encontre des homosexuels soient ignobles, cela va de soi. Et ce d’ailleurs pour une raison de fond : la vie intime n’a absolument pas à tomber sous le coup de la loi et tout ce qui se fait entre adultes consentants ne regarde qu’eux. C’était d’ailleurs un principe fondamental affirmé par la révolution française qui a non seulement autorisé le divorce, mais aussi fait disparaître l’homosexualité et l’inceste du code pénal. C’est seulement au lendemain de la Première Guerre Mondiale qu’ont été adoptées des lois réprimant l’homosexualité dans le pays qui pourtant avait été la terre d’accueil d’Oscar Wilde, emprisonné par la justice britannique. Ces lois ont d’ailleurs été toutes abrogées pendant le premier septennat de François Mitterrand.
Ainsi la discrimination à l’encontre de l’homosexualité doit-elle être combattue énergiquement – et peut-être devrait-on d’ailleurs combattre avec la même énergie les discriminations liées à la couleur de peau, à l’origine, etc. On peut également considérer que ce premier contrat d’union civile qu’est le PACS a été une bonne chose puisqu’il a permis aux couples homosexuels de mener vie commune aux yeux de la loi. Le PACS ne réglait pas tous les problèmes et depuis quelques années on n’a pas manqué de propositions visant à l’améliorer et sans aucun doute, une réforme du PACS n’aurait rencontré aucune résistance dans la population. Mais la question du « mariage pour tous » est fort différente et n’est pas une simple extension de ce qui avait été acté par le PACS. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de savoir si les individus ont le droit de mener la vie sexuelle, amoureuse et amicale qui leur plaît, il s’agit des fondements anthropologiques de nos sociétés, puisque le mariage n’est pas une question d’amour ou de relations sexuelles : son objet n’est rien d’autre que la reproduction de la société ou, pour parler comme Pierre Legendre, l’institution de la vie.

La question de la filiation et non celle de la sexualité

Car ce qui a cristallisé le malaise et les oppositions, c’est la perspective d’un bouleversement des principes de la filiation. Le mariage homosexuel se double en effet de l’ouverture de l’adoption plénière aux couples homosexuels « légaux » et, en perspective, même si le gouvernement a mis l’affaire sous le boisseau pour l’instant, il s’agissait de légaliser la PMA (procréation médicalement assistée) pour les couples de lesbiennes – elle n’est légale que pour les couples « hétérosexuels » – et la GPA (gestation pour autrui), des pratiques autorisées souvent hors de France : Belgique, Pays-Bas, Irlande, Roumanie, Slovaquie, Royaume-Uni et Pologne admettent la GPA qui n’est cependant explicitement autorisée qu’aux Pays-Bas et en Roumanie, alors qu’elle n’est simplement pas interdite dans les cinq autres. La PMA (ou AMP) est une très vieille affaire qui se pratique depuis la naissance du premier « bébé éprouvette », Amandine, à la fin des années 70. Sous ce terme on regroupe des pratiques très différentes depuis la fameuse FIVETE jusqu’à la simple insémination artificielle. Ces pratiques sont partout légales dès lors qu’il s’agit, pour un couple composé d’une femme et d’un homme, de remédier à une infertilité reconnue.

La GPA

Commençons par la GPA. La pratique des « mères-porteuses » que défendent, par exemple, Mme Badinter et le philosophe de la  minimale Ruwen Ogien, suppose qu’un couple ait passé contrat avec une femme qui accepte de porter un enfant qui sera à sa naissance abandonné au couple commanditaire et sera dès lors réputé l’enfant de ce couple.  On voit immédiatement de quoi il s’agit : la transformation de la procréation en une activité salariée comme les autres – ce que Pierre Bergé, une des vedettes de la gauche-caviar – n’a pas manqué de souligner : « un ouvrier loue bien ses bras, pourquoi ne pourrait-on pas louer son utérus ? » Ce faisant, Pierre Bergé confortait sans le savoir Marx qui dénonçait dans le mode de production capitaliste la prostitution généralisée de l’humanité. Ce n’est pas un hasard du reste si la Roumanie, l’un des pays les plus pauvres de l’Union Européenne tolère la GPA. On aura également beaucoup de mal à expliquer pourquoi les socialistes qui prônent l’éradication de la prostitution veulent légaliser la GPA. Si une femme peut disposer de son corps librement pour porter l’enfant d’un couple, pourquoi ne pourrait-elle pas disposer de son corps pour procurer ces « services à la personne » que vendent les péripatéticiennes ? Certes les Pays-Bas ne sont pas la Roumanie mais la misère y est aussi bien présente et  personne ne peut croire que les femmes qui s’exposent dans les vitrines du quartier chaud d’Amsterdam le font par suite d’un choix délibéré… Bref, la GPA s’appelle location de ventres ! C’est une nouvelle extension de la colonisation des humains par le mode de production capitaliste : la gestation devient une activité salariée qui entre dans le cycle de circulation des marchandises et de l’argent. La réification de l’individu y est complète : la « productrice » y est un simple moyen (en attendant l’utérus artificiel, cf. infra) et l’enfant à naître est un produit. Les belles âmes de gauche (Élisabeth Badinter et tutti quanti) protestent : non il ne s’agit pas de la marchandisation des corps ; il faut une loi pour encadrer la GPA et en faire « un authentique pratique altruiste » (tribune de Badinter et alii, Le Monde, 13.12.2010). C’est une plaisanterie sinistre : tout le monde sait que les dames riches, ayant déjà un enfant, iront bénévolement subir tous les ennuis de la grossesse pour faire le bonheur d’un couple sans enfant et qu’inversement toutes les pauvres refuseront les dessous de table de la « pratique authentiquement altruiste » réclamée par les signataires de cette tribune… De quelque manière qu’on prenne le problème, la GPA est une forme odieuse de l’exploitation que le « désir d’enfant » d’un couple ne saurait justifier. Pour justifier la légalisation de la GPA, on avance le fait que sa légalisation hors de nos frontières rend son interdiction  impossible à mettre réellement en œuvre. Ce genre de sophisme par lequel on veut rabattre le droit sur le fait est particulièrement inacceptable. On pourrait appliquer le même raisonnement aux salaires et aux droits sociaux des travailleurs : puisque les ouvriers chinois travaillent pour dix fois moins cher que les Français, on devrait ramener les conditions sociales françaises au niveau chinois pour éviter le chômage…  Que l’interdit ne suffise pas à empêcher la pratique, on le sait bien – en dépit  du sixième commandement, il y a toujours des meurtres ! Mais l’interdit pose une règle à laquelle chacun sait devoir se conformer même s’il lui arrive de l’enfreindre.

La PMA

La position à laquelle la majorité des socialistes (tant est qu’il puisse y avoir quelque certitude en ce domaine) était arrivée peut se résumer à « non à la GPA, oui à la PMA ». Il est vrai que la PMA pose beaucoup moins de problème que la GPA puisque la mère de l’enfant à naître n’a nulle intention de le vendre le jour de sa naissance ! SI la PMA est admise pour les couples hétérosexuels, elle ne l’est pas pour les couples homosexuels. La PMA, telle qu’elle existe en France, se conforme à l’adage aristotélicien selon lequel « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a) En autorisant la PMA pour les couples de lesbiennes – c’est-à-dire par l’utilisation de l’insémination artificielle – on proclamerait donc que deux femmes suffisent pour enfanter, elles en auraient la puissance sans pouvoir concrètement la rendre effective. Cette dénégation juridique de la fonction paternelle et la division sexuelle de l’humanité, si elle ne conduit pas à la même aliénation que les « mères porteuses » est tout aussi dangereuse sur le fond. Pour soutenir les partisans de la PMA, Gérard Filoche, dirigeant du PS, connu pour ses combats pour la défense du droit du travail, a narré son histoire : à la demande d’un couple d’amies lesbiennes, il s’est dévoué et a engrossé l’une d’entre elles. Mais il ajoute que sa fille, née d’une « authentique pratique altruiste », connaît son père, le voit régulièrement et connaît ses demi-frère et sœur. Que Gérard Filoche joue les bons samaritains et que tout cela se termine bien, pourquoi pas ? L’histoire est belle … mais sans s’en rendre compte Filoche a torpillé l’argumentation des pro-PMA.  D’abord parce que la conception n’a pas été assistée médicalement mais seulement en usant de la bonne vieille méthode naturelle éprouvée depuis les origines de l’humanité – même bien avant ! Ensuite parce que le résultat n’est pas la constitution d’une famille mère-femme-enfant mais d’une famille atypique avec Filoche et ses enfants nés de mères différentes dont l’une par ailleurs partage sa vie avec une autre femme ! Or les partisans de la PMA ne demandent surtout pas que les enfants d’un couple de lesbiennes puissent connaître leur père « biologique », et encore moins les demi-frères ou demi-sœurs. Le « modèle Filoche » est l’exact opposé de la GPA. Dommage que Filoche ne s’en soit pas rendu compte.
Il apparaît en outre assez clairement qu’on ne pourra pas dissocier la GPA de la PMA. Condamner la GPA et accepter la PMA, cela ne marchera pas puisqu’alors les couples « gays » pourraient se sentir victimes d’une discrimination injuste. L’argument par lequel on est prêt dans la gauche française à accepter la PMA mais pas la GPA est un argument implicite que personne n’ose avouer : les femmes et les hommes, ce n’est pas la même chose ! Une femme peut avoir un enfant avec une injection de gamètes ou un amant de passage, mais un homme ne pourra jamais avoir d’autre enfant que celui dont une femme lui aura fait cadeau. Et c’est précisément cette réalité essentielle, irréductible que buttent toutes les constructions savantes de ceux qui disent que la filiation n’est qu’une affaire de volonté et les rapports entre les sexes de pures constructions sociales modifiables à volonté. Mais si on reconnaît cette réalité, alors s’effondre toute l’argumentation selon laquelle le mariage pour tous avait pour fonction de supprimer une intolérable discrimination. Car si les femmes et les hommes ce n’est pas la même chose, s’il y a une dissymétrie radicale entre celle qui peut porter un enfant et celui qui ne peut qu’éjaculer son sperme, alors le mariage entre un homme et une femme et le « mariage » entre deux hommes ou deux femmes, ce ne sera jamais la même chose et donc c’en est fini avec le prétendu « mariage pour tous ».

L’adoption homoparentale et la filiation reposant sur la volonté

La cause des défenseurs du « mariage pour tous » est donc sérieusement ébranlée. Il leur faut alors adopter une version plus restreinte que celle dont avaient rêvé les LGBT[1] et les courants du PS les plus portés aux innovations sociétales. C’est cette version plus restreinte qui a été adoptée finalement par le Parlement : mariage des couples homosexuels avec la possibilité d’adoption. Et une restriction de taille : si dans un couple homosexuel l’un des deux conjoints est ressortissant d’un pays qui refuse le mariage homosexuel, alors ce mariage ne peut être célébré en France en raison des conventions internationales qui lient la France à ces pays. Par exemple, un « gay » français ne pourra pas épouser un « gay » polonais ou algérien…
Venons-en maintenant à la question de l’adoption. Commençons par préciser que l’adoption d’un enfant par un couple demande que ce couple soit marié. Mais rien n’empêche théoriquement qu’une personne non mariée (concubin ou concubine) adopte un enfant – la seule condition est d’avoir plus de 28 ans. C’est précisément pour rendre possible l’adoption que les groupes de pression homosexuels tenaient au mariage et non à un simple contrat d’union civile – un PACS amélioré. En ce qui concerne l’adoption on distinguera l’adoption simple (qui maintient les liens de filiation de l’adopté[2]) et l’adoption plénière qui efface les liens de la filiation pour les remplacer par ceux qui unissent  l’adopté aux adoptants. L’adoption plénière produit un nouvel acte de naissance qui remplace l’acte de naissance originel. La loi crée ainsi une filiation fictive : l’enfant adopté est réputé être né de ses parents adoptifs. Mais cette filiation fictive « imitait la nature » jusqu’à la récente loi sur le « mariage pour tous » : il fallait indiquer qu’une femme et un homme étaient bien requis pour faire un enfant ! Désormais, un enfant pourra naître de Monsieur X et de Monsieur Y, comme si Monsieur X et Monsieur Y pouvaient concevoir un enfant comme le fruit de leurs étreintes.  Comme on prétend que les systèmes de parenté et de filiation sont purement conventionnels, on pourrait ainsi supprimer tout lien entre parenté biologique et parenté sociale. Il suffit de vouloir être parent pour le devenir, soutiennent les partisans du « mariage pour tous ». Alors que l’adoption était conçue comme une manière de régler l’exception et qui, comme telle ne doit pas s’éloigner de la norme, les partisans du « mariage pour tous » y voient au fond la nouvelle norme : les enfants doivent tous être adoptés de façon à ce que puisse se manifester nettement la volonté d’être parent ! Effectivement, on peut trouver dans l’histoire des traces de cette idée : à Rome comme à Athènes, le père de famille, à la naissance décidait s’il voulait de cet enfant et dans le cas contraire il pouvait le mettre à la porte de sa maison en attendant qu’une âme charitable le ramasse ou qu’il meure. Mais il n’est pas certain que ce soit vraiment à ce modèle familial que songent les défenseurs de « l’adoptionnisme ». C’est qu’en réalité l’idée que la filiation repose sur la volonté est tout bonnement intenable. Que les parents aient des devoirs envers les enfants et que ces devoirs découlent tout simplement des liens biologiques, et non de la « libre volonté », c’est tout à fait évident et c’est indispensable si on se préoccupe non des « désirs » des militants gays, mais de la protection des plus faibles.

Les postulats  non questionnés du « mariage pour tous »

L’idée qu’un couple homosexuel est un couple au même titre qu’un couple hétérosexuel et qu’à  ce titre il doit bénéficier des mêmes droits et notamment du même droit à faire des enfants ou à en adopter des tout faits n’est justifiable que si on adopte quelques présuppositions pas toujours explicitées mais qui reviennent rôder dans tous les discours de la gauche sociétale.
La première de ces idées, le premier de ces postulats non questionnés, est qu’il n’y a rien de naturel dans l’homme et que tout y est construction sociale. En poussant à la caricature les thèses structuralistes des années 50/60 on présuppose que la culture a remplacé la nature. Il est très curieux de voir des écologistes, défenseurs très souvent d’une conception à demi mystique de la nature, qui se font les apôtres du « tout est possible » quand il s’agit de l’espèce humaine. Partisans fervents du principe de précaution, ils l’oublient complètement quand il s’agit de bouleverser sans précaution l’anthropologie. Malheureusement, on doit reconnaître que la vision  qui coupe radicalement nature et culture est fausse. Claude Lévi-Strauss, père putatif de ce structuralisme, n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de nature humaine. En bon élève de Jean-Jacques Rousseau, c’est au contraire à la recherche de cette nature humaine qu’il a consacré sa vie. Il suffit de lire ou de relire Tristes tropiques pour s’en convaincre. L’importance que Lévi-Strauss accorde aux systèmes de parenté tient précisément à ce qu’ils sont des lieux où s’articulent nature et culture et non les lieux de l’abolition de la naturalité. Quelle que soit la relation de parenté dominante dans un groupe, aussi bizarre qu’elle puisse paraître, elle a toujours comme fonction unique d’organiser la reproduction de l’humanité, c’est-à-dire d’organiser les modalités de rencontre des hommes et des femmes en vue de faire des enfants.
À l’appui des thèses « culturalistes », les défenseurs du mariage pour tous invoquent comme d’habitude toutes les bizarreries possibles des sociétés humaines. Ainsi on a convoqué des ethnologues pour faire état de sociétés qui donnaient un statut légal à l’homosexualité. En réalité, il s’agissait soit de la tolérance habituelle à l’égard des relations homosexuelles entre adolescents, soit purement et simplement de la pédérastie, institution grecque, souvent propre aux sociétés de guerriers et qui serait aujourd’hui condamnée irrémédiablement comme pédophilie.  Maurice Godelier  s’est répandu en propos sur la nécessaire évolution des systèmes familiaux, la fin de la famille nucléaire, etc. Mais ces propos n’ont aucun intérêt pour traiter la question particulière qui était posée. Notamment, on voit mal comment on peut annoncer la fin de la famille nucléaire et en même temps se prononcer pour la famille nucléaire homoparentale. Et surtout, toute l’ethnologie du monde ne peut rien au fait que pour faire des enfants, il faut d’abord une femme et un homme et que ni deux femmes ni deux hommes ne feront des enfants – du moins à un horizon relativement proche.
Le deuxième postulat des partisans du « mariage pour tous » est que toute discrimination est illégitime et qu’il y aurait discrimination si on n’accordait pas aux homosexuels le droit d’avoir des enfants. D’une part, il est faux de dire que toute discrimination est illégitime. Par exemple, le mariage est interdit entre frère et sœur, bien que les relations sexuelles incestueuses entre majeurs ne tombent pas sous le coup de la loi.  On discrimine donc les conjoints légaux possibles en fonction des relations de parenté. En second lieu, personne n’interdit aux homosexuels d’avoir des enfants … pourvu qu’ils trouvent un partenaire de sexe opposé ! Mais personne ne peut revendiquer un « droit à l’enfant » car pour qu’il y ait droit il faut qu’il y ait une autre personne qui soit garante de l’exercice de ce droit. Donc les lois sur le mariage le définissant comme un rapport entre deux personnes de sexes différents n’étaient nullement des lois discriminatoires injustes.  La conception de l’égalité sous-tendue est typiquement cet égalitarisme aveugle que produit une société fondée sur l’échange de l’équivalent général : tout ce qui s’oppose à mes désirs est injuste dès lors que j’ai les moyens financiers de réaliser ces désirs.
Le troisième postulat est celui qui accorde à l’homme le pouvoir de fabriquer ses enfants à sa convenance et selon un « projet ». Dans les temps anciens, souvent fort cruels, le seul choix dont les hommes disposaient était d’abandonner ou de tuer les enfants non désirés. Cette sélection purement négative a été peu ou prou abandonnée, notamment dans les pays qui se sont progressivement émancipés des dominations traditionnelles et notamment de la toute-puissance du père de famille. Ainsi le christianisme en affirmant le caractère sacré de la vie humaine a largement contribué à limiter cette toute-puissance des pères en les soumettant, non sans mal, à la toute-puissance du père céleste. L’avènement du capitalisme s’est accompagné de la volonté de gérer les populations – ici on pourrait renvoyer par exemple aux travaux de Michel Foucault. L’un des aspects de la gestion scientiste des populations a été le développement de l’eugénisme à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle.  Le nazisme a largement ruiné la réputation de l’eugénisme – qui était pourtant partagé par presque tous les « progressistes » au début du siècle passé. La volonté de maîtrise a pris des formes plus subtiles et plus individualistes : un enfant comme je veux quand je veux ! La forme classique de ce désir est celle que manifeste le choix du sexe de l’enfant – des FIVETE sont pratiquées aux USA uniquement à cette fin – et au-delà se forment toutes sortes de fantasmes  concernant la fabrique de l’humain telle que les biotechnologies la rendraient possible. L’idée que les homosexuels puissent avoir des enfants procède de la poussée : fabriquer des enfants sans s’encombrer de la sexualité et des hasards de la procréation. Adoption, GPA et PMA permettent précisément de commencer à mettre en œuvre ce pouvoir de choisir en fonction de son « projet parental ».  Ce pouvoir est cependant un pouvoir purement imaginaire, il s’apparente au fantasme de toute-puissance infantile analysé par Freud. L’homme qui se fait lui-même, en bon américain le self made man, voilà son arrière-plan idéologique.
Ces trois postulats (coupure absolue nature/culture, égalitarisme aveugle, affirmation de la toute-puissance humaine) sont très rarement explicités mais il suffit de gratter un peu les discours pour les y retrouver. Ils signent tous les manifestations idéologiques de ce que l’on nomme un peu vite le « néolibéralisme », même si, curieusement, mais cela s’explique, on a retrouvé beaucoup d’antilibéraux dans les rangs des défenseurs du mariage pour tous.

Dissiper les confusions

En tirant à vue sur la « famille nucléaire », les défenseurs du mariage pour tous ont répandu la confusion. On suppose qu’ils ne sont pas des partisans acharnés de la famille élargie, des diverses formes de famille souche ou de famille communautaire – pour reprendre ici les classifications d’Emmanuel Todd, elles-mêmes empruntées à Le Play. Comme les partisans du mariage pour tous ont considéré que seuls leurs adversaires pouvaient vouloir les calomnier en en faisant des défenseurs de la polygamie, on ne voit pas bien ce qu’ils demandent de différent, quel mode d’organisation familiale est revendiqué qui ne serait pas la famille nucléaire, sauf évidemment si on en entend par famille nucléaire la famille composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants. Ce qui semble donc définitivement « ringard » à leurs yeux, c’est le couple « hétéro », la modernité étant du côté du couple « homo ». Exagération ? Nullement. Il suffit d’écouter les porte-parole des lobbies des « bi », « trans », gays et lesbiennes pour s’en convaincre. L’argumentation libertaire et anti-discriminationniste n’est qu’une couverture idéologique qui permettra de désigner tous ceux qui sont réticents à l’égard du mariage homosexuel comme réactionnaires, voire comme « fascistes ». Mais sur le fond, il n’y a rien de solide dans la position des défenseurs du « mariage pour tous ».

Cinq thèses

Nous allons maintenant essayer de définir en quelques thèses les positions qui sont les nôtres.

Sur le droit et l’intime

Il convient tout d’abord de ne pas confondre le public et le privé, le commun et l’intime. Le mariage en tant qu’institution appartient à la sphère publique, il définit des droits et des devoirs qui règlent les rapports entre parents et entre parents et enfants. La loi ne doit pas s’étendre au-delà et ne doit donc pas se mêler des relations intimes, et notamment des pratiques sexuelles.  Prétendre qu’on peut imposer la légalisation du mariage homosexuel au prétexte que les homosexuels s’aiment, c’est mélanger les genres (si on ose dire) et fonder le droit sur les sentiments.  Comment, si le sentiment gouverne le droit, pourrait-on s’opposer aux mariages entre frères et sœurs, à la polygamie ou à la polyandrie (« Jules et Jim ») ? La revendication du mariage homosexuel demande en réalité une nouvelle extension du domaine de la loi et une nouvelle incursion de l’État dans le contrôle de l’intimité puisqu’en demandant une reconnaissance légale d’un certain type de relations sexuelles on soumet du même coup les relations sexuelles aux classifications légales. Ce qui finira automatiquement par la définition de pratiques sexuelles non légales… Significative est l’introduction des « bi » dans la liste des groupes de pression revendiquant le mariage pour tous. Rien ne doit échapper à l’œil vigilant du législateur. On voit mal cependant quels arguments on pourra opposer à ce qui revendiquent la légalisation de la polygamie, voire un hypothétique « mariage communautaire » type  post-soixante-huitarde !

Sur la théorie du genre

La théorie du genre qui sert de fondement aux revendications homosexuelles est une construction fantasmagorique qui, sous prétexte d’éviter l’essentialisation biologique inhérente à la notion de sexe la remplace par une typologie des genres encore plus essentialiste. Du même coup est évacué tout l’héritage freudien – la théorie analytique étant la bête noire des « transgenres » et autres partisans de la « construction sociale » du genre. La sexualité chez Freud justement évite toutes ces classifications stupides en posant la libido comme pulsion indifférenciée qui se fixe sur des objets selon les phases d’un développement de la sexualité. Au lieu de figer des genres, il permet de comprendre l’intrication dans un sujet concret de tendances multiples. En remplaçant la pulsion sexuelle par la construction sociale du genre, on éradique la charge critique que contient la théorie analytique, c’est-à-dire charge liée au caractère indestructible de la pulsion. C’est précisément parce que la pulsion est indestructible que les montages du droit sont indispensables à l’édifice de la vie sociale, quel que soit le mode de production. De ce point de vue, le bricolage du mariage pour tous s’attaque à ces fondements de toute vie sociale pérenne, procurant non une augmentation de la liberté individuelle mais un enfermement dans des catégories arbitraires (LGBT …).
On pourrait assez facilement montrer que la substitution du genre au sexe exprime à sa manière l’obsession proprement protestante du sexe. On sait comment les États des États-Unis ont multiplié les « sodomy statutes » permettant de réprimer les pratiques sexuelles y compris entre conjoints légaux. Le sexe qui a partie liée avec la nature doit être traqué, encadré et si possible éliminé. Sa transformation en « construction sociale » sous le terme grammatical de « genre » nous débarrasse de cette nature honnie. Le genre est la dernière ruse du puritanisme.

Sur la liberté absolue de l’individu

Ce qu’il faut dire, c’est que nous ne sommes jamais absolument libres. La filiation de choix n’est éventuellement un choix que pour ceux qui ont un « projet parental » comme on dit aujourd’hui ; l’enfant qui naît voit d’abord son existence comme facticité. Il est jeté dans le monde, avec des parents qu’il n’a pas choisis, une ascendance qui s’impose à lui et définit toutes les conditions et donc les limites de l’exercice de sa liberté. Mais tant que l’enfant naît selon les lois naturelles et selon la Loi, il ne dépend pas personnellement de ses parents ; ceux-ci n’ont pas choisi son sexe (par exemple) et se sont eux-mêmes pliés à la loi de la différence des sexes et de la prohibition de l’inceste en espérant (ou non d’ailleurs !) la naissance de cet enfant. Cette part de hasard, cette pure contingence de la naissance, permet justement que l’asymétrie de la relation parents-enfants ne soit pas totale, n’interdise pas à l’enfant de devenir un adulte. Inversement, la « production » de l’enfant comme projet brise radicalement cet équilibre instable de la natalité.
Quand Énée fuit Troie en flammes, il porte sur son dos son père Anchise et tient son fils par la main. Cette image rapportée par Virgile dans l’Eneide, résume la vérité effective de la chose en matière de filiation.  Elle est le paradigme « notifiant l’obscure question de l’Ancêtre », comme le dit si justement Pierre Legendre. Question inéliminable. Ceux qui ont adopté des orphelins et ont cherché à les élever comme s’il s’agissait de leurs propres enfants, savent combien c’est difficile, car la question de l’Ancêtre, ils la portent sur leur dos. Qui est le père ? De quel ventre suis-je sorti ? Ils chercheront toujours à répondre à ces questions. Ce que proposent les partisans du mariage homosexuel avec la PMA ou la GPA, c’est la fabrication d’orphelins pour satisfaire le « désir d’enfant » de ceux qui ont fait le choix d’une situation sentimentale qui ne leur permet pas d’en avoir. Cette liberté de la volonté illusoire n’est rien d’autre que la prétendue liberté de celui qui vend librement sa force de travail à celui qui librement l’achète pour l’employer à ses propres fins.

Sur l’homosexualité

L’homosexualité n’est pas équivalente à l’hétérosexualité. C’est d’ailleurs ce concept d’hétérosexualité qui paraît étrange : La sexualité présuppose quelque chose comme des sexes différents. Dans ses « Trois essais sur la théorie sexuelle » Freud caractérise l’homosexualité comme perversion. Il ne s’agit pas d’une perversion au sens moral – il n’est pas « mal » de fixer son désir sur une personne du même sexe ! Mais il s’agit tout de même d’une perversion en ce que, pour Freud, l’homosexualité serait une fixation de la sexualité à un stade primaire, infantile ou post-infantile – on pense à l’homosexualité des adolescents. Il y a, pour Freud, une voie « normale » qui débouche sur la sexualité entre adultes de sexes différents. On retrouve la même idée chez Wilhelm Reich. Tout cela vaut à ces maîtres vénérables d’être aujourd’hui considérés comme de vieilles ganaches réactionnaires et bourgeoises… Ce qu’il y a dans la pensée analytique classique, c’est au moins l’idée que l’homosexualité est une transgression de la Loi (avec « L » majuscule), et c’est précisément cette idée d’une Loi qui ne serait pas que pure convention entre les mains des individus que refusent les partisans du mariage homosexuel. La Loi définit des interdits, institue des séparations qui sont les conditions de la reproduction de la vie humaine, de son institution – si on veut bien se souvenir qu’instituer veut dire faire tenir debout. Sans  cette Loi, c’est la raison elle-même qui est impossible, puisque c’est la loi qui sépare le Même et l’Autre. Les questions qui s’ouvrent ici sont abyssales et les petits-bourgeois qui donnent le ton dans les médias sous l’unique règle de « moi, mon désir » ne peuvent évidemment pas les comprendre. Contentons-nous de citer Pierre Legendre : « L’apparition d’un type humain nouveau qui “crèverait tous les plafonds métaphysiques et physiques habituels“, la postmodernité la fait surgir, poussant jusqu’à son terme la nouvelle doxa de l’homme total : l’avènement de l’individu, au sens plein du mot, l’humain de l’en-deçà de la division, enlacé à son image, c’est-à-dire affranchi de la confrontation subjective à la différence des sexes et revendiquant, selon la formule militante, reconnaissance légale. Un thème importé d’Amérique – des États-Unis, nouveau nombril du monde, lieu-Référence de la société libérée – fascine : conflict-free sexuality. Ravalée au niveau d’une idéologie de masse, l’homosexualité – position subjective – est censée apurer les comptes historiques de la répression du sexe en Occident et démontrer, par la pensée-acte et par des thèses d’un simplisme accessible à tous, l’inanité des questionnements classiques autour de l’Interdit. Cependant, en dépit de la majesté universitaire dont s’entoure la dogmatique homosexualiste en cours de formation, avec l’appui de la revendication juridique d’un statut  classant les couples dits homosexuels sous un comme si annulatoire de la différence des sexes, émerge tout bonnement l’immémoriale question de l’enfant : pourquoi y a-t-il des papas et des mamans, pourquoi des hommes et des femmes ? »[3]
Un tel discours peut-il encore être entendu ?

 Sur la fabrication des enfants

L’élimination de la sexualité et son remplacement par le genre accompagnent une évolution des plus inquiétantes qui sourd du développement des « biotechnologies » (ou plutôt des « thanatotechnologies », car il s’agit des technologies de la mort). Citons ici un extrait de notre ouvrage, La longueur de la chaîne :
« Nous ne sommes qu’aux débuts encore tâtonnants de la fabrication des humains. S’y appliqueront les normes de qualité imposées dans les chaînes de production industrielle. Le choix du sexe paraît en lui-même une revendication sans grandes conséquences. Certes, dans les pays comme l’Inde où les normes traditionnelles font de la naissance des filles une calamité, le déséquilibre démographique entre garçons et filles est déjà assez fort dans certains États avec cette conséquence ennuyeuse que les garçons ne trouvent plus d’épouses et que ceux des castes supérieures sont obligés de se marier dans les castes inférieures – ainsi l’utilisation des techniques modernes au service des traditions et des préjugés les plus arriérés conduit à de nouvelles contradictions. Cependant, dans les sociétés où le capitalisme a balayé la tradition, on peut faire l’hypothèse raisonnable que si les parents pouvaient choisir le sexe de leurs enfants, au total, la répartition ne serait pas très différente de la répartition résultant des aléas de la méiose. Cependant, même si le ratio reste inchangé (105 garçons pour 100 filles en moyenne), la situation ontologique des hommes serait radicalement différente, puisque chacun serait au moins par un trait important, le produit d’un projet parental conçu sur le mode de la fabrication à la demande, comme lorsqu’on commande une automobile en choisissant la marque, le type et la peinture !
Nous n’en sommes pas encore là, mais ce n’est plus de la science-fiction. Puisqu’on peut introduire des gènes de résistance au froid ou aux pesticides dans les plantes, puisqu’on peut modifier génétiquement les porcs[4], rien n’interdit qu’on puisse en faire autant pour les humains dans un avenir proche. Bien sûr, la programmation génétique humaine est un fantasme : on ne programmera pas à l’avance les caractéristiques de bébés à naître comme on choisit son automobile. Il y a, à cela, une raison majeure : la métaphore de la programmation et du « code génétique » est fausse et les relations entre génotype et phénotype sont bien plus complexes que ne le laissait penser la génétique de la fin du XXe siècle.  Mais l’idée de modifier l’ADN humain en vue d’obtenir certaines propriétés phénotypiques est bien ancrée dans les esprits et pourra obtenir des résultats partiels qui peuvent intéresser les futurs parents, les laboratoires, les spécialistes en biotechnologies ou encore les responsables des politiques de santé.
On a longtemps affirmé qu’il y avait là un tabou qu’il ne faudrait jamais violer. Le clonage était présenté comme le comble de la barbarie technoscientifique – la secte Raël, partisane de la reproduction par clonage sert d’utile épouvantail à moineaux.  Le clonage reproductif en lui-même n’a aucun intérêt – non seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux – puisqu’il ne permet qu’une reproduction à peu près l’identique de l’être cloné alors que tout éleveur sérieux cherche en permanence l’amélioration des races. Mais le clonage thérapeutique ou reproductif sert de champ d’expérience pour des interventions décisives sur les animaux et demain sur les hommes. Car, comme le notent de nombreux observateurs, toutes les barrières que l’on opposait tant au clonage reproductif qu’aux modifications du génome humain sont en train de tomber. Jeremy Rifkin, Francis Fukuyama et bien d’autres essayistes à succès annoncent la production de bébés génétiquement modifiés aux alentours de 2030. 
Le pas suivant a été détaillé dans un petit livre d’Henri Atlan consacré à « l’utérus artificiel »[5]. L’auteur y prévoit que la technique permettant de concevoir entièrement un enfant hors d’un ventre maternel pourrait voir le jour dans les cinquante prochaines années. Là aussi, comme pour le clonage ou la transformation génétique humaine, il est devenu presque inutile de protester : les réticences ne seraient que le fait d’esprits religieux attardés. On nous invite à faire confiance à la « raison critique » qui permettra de déterminer le bon usage qui peut être fait de ces nouvelles techniques.
Le problème pourtant n’est pas là. Il est de savoir si un être produit selon les méthodes de la planification technique dans des dispositifs de culture industrielle – analogues aux cultures hors sols – pourra encore s’appeler « être humain ». Nous n’avons aucune attitude  à l’égard des choses produites par notre industrie. Les choses, comme le disait Kant, ont un prix mais pas de valeur. Nous ne leur attachons de la valeur qu’en tant qu’elles servent de signe manifestant la puissance de l’esprit humain (par exemple, les œuvres d’art). Inversement, les êtres humains sont l’objet du respect parce qu’en chacun d’eux, dans sa spécificité même, s’incarne cette chose mystérieuse que l’on continue d’appeler humanité ou nature humaine, laquelle n’est pas réductible à ses caractéristiques physiques observables. Les produits de l’activité humaine sont en quelque sorte sans profondeur : que nous les ayons faits suffit pour nous assurer que rien en eux ne nous échappe et leurs imperfections relativement à nos attentes ne peuvent être mise qu’au compte d’un défaut dans notre technique ou d’un défait de conception qui peut être corrigé. Rien de tel avec les humains dans le sens que nous donnons à ce terme, encore aujourd’hui, mais peut-être plus pour très longtemps. Le respect dû à tout être humain tient précisément au fait qu’il n’est pas nôtre, que nous ne pouvons nous l’approprier puisqu’il procède de Dieu ou de la nature et qu’il est face à nous dans une contingence irréductible. Les anticléricaux méprisent souvent la tradition religieuse parce qu’ils en ignorent le contenu moral : quand la Genèse dit que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, on peut prendre l’expression au pied de la lettre et faire le malin en montrant que la théorie de Darwin a réfuté le créationnisme biblique, que l’hypothèse de Dieu est une hypothèse dont nous n’avons pas besoin. Tout cela est incontestable sur le plan des « sciences de fait ». Il est tout aussi incontestable que les vivants sur Terre sont tous constitués des mêmes matériaux de base (l’universalité de l’ADN en témoigne) et que ces matériaux eux-mêmes ne sont pas organisés par un mystérieux « principe vital » mais selon par des processus physico-chimiques qui, finalement, suivent les lois ordinaires de la physique et de la chimie et ne nécessitent aucun concours divin.  Pourtant, aussi importantes soient ces vérités – et elles sont importantes et méritent d’être défendues contre l’obscurantisme – elles ne sont encore que la moitié de la vérité. Car l’autre moitié est contenue dans la Genèse (et dans tous les « livres », même non écrits sur lesquels sont fondés les civilisations) : s’il a fallu un Dieu pour créer le monde et les hommes, c’est que les hommes et leur monde ont quelque chose de sacré, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, quelque chose qu’il faut respecter absolument. Si l’homme a des droits inaliénables par naissance – ainsi que l’affirme la Déclaration française de 1789 (ou son homologue américaine) – c’est qu’il doit être tenu pour sacré, ou encore, pour le dire comme Spinoza, que « l’homme est un dieu pour l’homme ». Il est un dieu parce qu’il procède de son mouvement propre et pas de mes projets, de mes actions ou de mes intentions. Un homme fabriqué industriellement en serait le complet opposé.
Admettons qu’un tel être voie le jour (comme le pensent de nombreux scientifiques) ; il pourrait avoir le même équipement cérébral que celui dont disposent les humains d’aujourd’hui ; mais subjectivement, il serait fondamentalement différent, non pour des raisons neurologiques, mais parce que la subjectivité se forme dans un rapport intersubjectif et que ce rapport intersubjectif serait fondamentalement différent de ce qu’il est quand il s’est formé entre une mère et son enfant. Habermas cerne le problème en se plaçant directement sur le plan moral :
À travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue.  Ce nouveau type de relation choque notre sensibilité  parce qu’il représente un corps étranger dans les relations de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes. Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément à l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée.[6]
Cela pourrait modifier profondément l’idée couramment admise de ce qu’est une personne et des raisons pour laquelle nous devons la considérer comme digne de respect. Affirmer le contraire, c’est penser que l’esprit n’a aucun rapport avec les processus de formation du corps, avec les rapports entre les corps, avec ce que chacun peut percevoir des attitudes des autres à son égard.
Le projet délirant de la fabrication de l’homme n’est pas simplement – ce qui serait rassurant – le fait de quelques cerveaux dérangés et bénéficiant du soutien de spécialiste de la provocation publicitaire. Il s’agit d’un projet sérieux qui pourrait devenir un champ d’investissement de capitaux dans les décennies qui viennent. Il bénéficie de soutiens nombreux et puissants et il est parfaitement dans « l’air du temps ». Ce qui est inquiétant, ce n’est pas son côté délirant, mais plutôt son côté « raisonnable », en tout cas rationnel par finalité dans un monde désenchanté où seules ont valeur normative les sciences naturelles. Même si le projet dans son extension maximale s’avère irréalisable (mais il commence d’être réalisé en partie dès aujourd’hui), l’essentiel est la vision de l’homme dont il est le porteur et les conséquences qui déjà s’en tirent. Partant simplement de la situation actuelle et sans envisager tous les scénarios, Anne-Laure Boch constate que les techniques de procréation médicalement assistée n’occupent qu’une place très restreinte et provoquent cependant des débats passionnés. Il en est ainsi parce que :
L’important est la portée symbolique de ces quelques cas, portée qui dépasse largement leur faible nombre. L’atteinte à l’idée de filiation, de liberté, de gratuité, de déterminisme, de hasard, etc. n’attend pas la généralisation de ces pratiques pour pénétrer les esprits.[7]
La technoscience « désymbolise » dit encore Anne-Laure Boch. Or la symbolisation est le propre de la subjectivité : j’ai quelque chose devant moi et cette chose physique « veut dire » une autre chose qui n’est pas présente directement, dans l’expérience sensible mais est pourtant présente autrement. La naissance d’un petit homme n’est pas un processus physique (même si c’est aussi un ensemble extraordinairement complexe de processus physiques), c’est la production d’une signification, de ce qui essentiellement fait la condition humaine. Sa réduction à une chaîne programmée de processus techniques signifierait la réduction de l’humanité à un objet manipulable et instrumentalisable.
Si un tel projet prenait définitivement corps, alors le projet hitlérien d’amélioration de l’espèce humaine, de production d’humains normalisés et d’extermination ou de réduction à l’état d’esclave des « sous-hommes », apparaîtrait alors comme une version frustre, coûteuse, inutilement sanguinaire, du projet de la technoscience moderne : les moyens n’étaient pas bons, mais les fins peut-être pas si mauvaises que ça ! Nous sommes dans le moment où une certaine conception de la science et de la technique fonctionne comme instance normative suprême, instance d’autant plus dangereuse qu’elle se dénie elle-même comme instance en prétendant ne parler que le langage des faits et de la neutralité technique. Les totalitarismes du siècle passé se sont légitimés du projet d’une nouvelle race humaine ou de la production d’un homme nouveau. La technoscience biologique pourrait bien vouloir accomplir ce projet, avec ses propres moyens. La fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté. »[8]
On le voit, les questions soulevées par ces débats sur la PMA et la GPA portent loin. Elles renvoient directement à la critique de ce système automatique destiné à produire de la valeur (le mode de production capitaliste) et au type humain que produit spontanément ce système, indépendamment des bonnes ou des mauvaises intentions des agents.
 [Ce texte est celui d'une conférence faite devant le groupe "Le Militant" à Paris le 21 juillet 2012]
 Sur le même sujet: voir aussi la conférence que j'ai donnée à l'invitation du groupe "Militant" en juillet 2013.
1ère partie
2eme partie

[1] Lesbiennes, Gays, Bi et Trans. Une question en passant : que serait un « mariage bi » ?
[2] Il devrait être possible pour l’un des membres d’un couple homosexuel de procéder à l’adoption simple de l’enfant légitime de son conjoint. Si cela ne l’était pas, un toilettage minime du code civil suffirait.
[3] Pierre Legendre, La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998, pp. 412-413
[4] On a créé des porcs génétiquement modifiés dont la salive est riche en phytase, ce qui leur permet de digérer le phosphore et donc de réduire le taux de phosphore dans les lisiers de porcs, qui sont une des grandes sources de pollution. Le génie génétique vient ainsi au secours des préoccupations écologiques. 
[5] H. Atlan, L’Utérus artificiel, Seuil, 2005
[6] J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, p. 27
[7] A-L. Boch, Médecine technique, médecine tragique, p. 75
[8] Denis Collin, La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...