dimanche 17 août 2014

La grande dévalorisation

À propos du livre de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle

La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise. Par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle. Traduit de l’allemand par Paul Braun, Gérard Briche et Vincent Roulet. Éditions « Post-éditions », 2014, 352 pages. Prix 23€.
Le livre de Lohoff et Trenkle n’aura pas la gloire médiatique de celui de Thomas Piketty, le Capital au XXIsiècle. Il y a, à cela une excellente raison. Piketty est un de ces producteurs d’idéologie qui, en vous assommant de statistiques, se font passer pour des scientifiques sérieux alors même qu’ils ne connaissent qu’une seule loi, celle de l’éternité du mode de production capitaliste démontrée par les prémisses de l’économie néoclassique. Lohoff et Trenkle, au contraire, repartent de Marx, non pas du marxisme standard, sérieusement étrillé dans leur livre, mais du Marx du Capital et leur analyse de la crise ne vise pas à justifier les médications dont ne sont pas avares les médecins de Molière (voir mon article de 1998sur ce thème ou plus récemment en octobre 2012) qui colonisent rédactions et maisons d’éditions de droite ou de gauche : ils montrent au contraire que l’effondrement du mode de production capitaliste est inscrit dans la marche même des événements. Pas de quoi recueillir les applaudissements de Krugman et de toute la gente néokeynésienne en qui la gauche (et même la gauche radicale) a placé son salut.
L’ouvrage est divisé en trois parties : la première, plus proprement théorique, est signée de Norbert Trenkle et vise à montrer « les bornes de la valorisation du capital à l’époque de la troisième révolution industrielle ». Les deux parties suivantes, écrites par Lohoff, « La logique du capital fictif » et « Le déploiement historique du capital fictif » sont plus précisément consacrées aux développements historiques des dernières décennies. Disons-le d’emblée : même si certains points et certains partis-pris des deux auteurs sont critiquables – je m’en expliquerai plus loin – la thèse fondamentale qui est la leur emporte l’adhésion. J’y retrouve, développées de manière plus rigoureuse et plus systématique, les analyses que j’avais eu l’occasion de défendre dès 1997 dans La fin du travail et la mondialisation : la crise du capitalisme (et notamment la phase ouverte en 2007/2008 avec l’éclatement de la bulle spéculative des subprimes et l’effondrement de la banque Lehman Brothers) n’est pas le résultat des folies du capitalisme financier spéculatif mais une expression de la crise d’ensemble du mode de production capitaliste à une époque où l’accumulation du capital ne peut plus s’effectuer sans la production croissante de capital fictif – le capital fictif formant une « pyramide de Ponzi », selon l’expression de ces deux auteurs. Si on admet avec Marx que le capital est l’« automate » qui ne fonctionne que par la « valorisation de la valeur », le mode de production capitaliste entre en crise dès lors que cette valorisation de la valeur ne peut plus s’effectuer. Comme Marx l’avait déjà nettement indiqué, le développement du « capital fictif » (crédit, sociétés par action et spéculation sur les titres de propriété) est le moyen que le capital invente pour dépasser ses propres limites. Le capital fictif, dont le rendement est fondé sur les anticipations de survaleur non encore produite, s’il a toujours plus ou moins accompagné l’essor du mode de production capitaliste, prend aujourd’hui une place centrale : loin d’être la cause de la crise, ce développement du capital fictif est précisément ce qui, jusqu’à présent, a permis d’éviter l’effondrement de tout le système.
Critiquant les entreprises qui viseraient à aider le capitalisme à retrouver la voie de la raison – quelles que soient les médications proposées, les auteurs « tiennent pour foncièrement erroné […] le présupposé même qui se trouve au fondement des débats actuels, présupposé selon lequel on pourrait résoudre la présente crise dans le cadre du mode de production capitaliste. » (8) Il s’agit donc de repartir de l’analyse de Marx en commençant par distinguer la richesse matérielle de la valeur. Dans le mode de production capitaliste, la production de richesses matérielles utiles n’est quasiment qu’un effet secondaire du système orienté vers la réalisation de la valeur et l’accumulation illimitée du capital. La finalité du capital, c’est la « richesse abstraite » telle qu’elle s’exprime dans l’argent. Mais cette richesse abstraite présuppose la mise en œuvre sur une base toujours élargie du travail vivant qui se coagule dans la valeur des marchandises (Sur ce point voir mon article sur le travail mort publié dans la revue Kitej, automne 2011). Or chaque fraction du capital cherche à s’emparer de la plus grande part possible de la survaleur et elle ne le peut qu’en produisant dans des conditions plus favorables que ses concurrents : si en moyenne il faut 20 heures pour assembler une automobile de type petite citadine, celui qui peut le faire en 15 heures encaissera un surprofit jusqu’à ce que ses concurrents l’aient rattrapé et que le taux de profit moyen ait finalement baissé... Ainsi, comme le dit Trenkle : « sous cet aspect, le capitalisme participe en permanence à une course contre lui-même. » (36) D’un côté le capitalisme ne peut se développer que par l’exploitation du travail vivant ; d’un autre côté, il doit réduire en permanence le travail nécessaire. Contradiction fondamentale : d’un côté il développe la productivité du travail et de l’autre il se heurte aux barrières qu’il a lui-même élevées.
Sur la base de ces analyses générales, Lohoff et Trenkle reconstruisent l’histoire du dernier siècle du mode de production capitaliste. Ils décrivent ainsi le « bref âge d’or » du capitalisme qu’a constitué le boom d’après-guerre avec des taux de croissance impressionnants : « un nombre d’hommes toujours croissant fut intégré dans le système du salariat capitaliste, ce qui signifie qu’ils furent contraints de mettre leur force de travail au service de la valorisation du capital. Parallèlement, ils se présentèrent avec leurs salaires encaissés sur le marché comme consommateurs, veillant avec leur pouvoir d’achat à ce que des masses de produits trouvassent un débouché et que la production pût toujours plus s’élargir. Ainsi le boom s’autoalimenta et cela produisit l’illusion d’une croissance perpétuelle dont chacun profiterait d’une manière ou d’une autre. » (39) Tout à fait justement, Trenkle polémique contre certains marxistes et certains keynésiens de gauche qui font des salaires élevés le ressort du boom, ce qui justifie qu’ils défendent aujourd’hui une politique de relance par les salaires qui permettrait de sortir le capitalisme du marasme1. Les augmentations des salaires et l’augmentation du nombre de travailleurs salariés ont été rendues possibles précisément parce que la base de l’accumulation capitalisme avait pu se développer à la suite de l’introduction du fordisme. Ce boom ne pouvait durer éternellement puisqu’il produisait les conditions même de son déclin. Fondé sur la puissance américaine, il a produit le déclin relatif de l’économie de ce pays qui est la première à marquer des signes d’essoufflement. Trenkle et Lohoff analysent avec beaucoup de détails utiles la fin du système de Bretton Wood : le système monétaire international, fondé sur l’équivalence du dollar et de l’or, n’était plus apte à fournir la quantité d’argent nécessaire à l’expansion du commerce mondial consécutive au boom de l’après-guerre. L’accumulation ne pouvait se poursuivre que par l’exportation massive des capitaux et lier la monnaie à la « relique barbare » (Keynes) n’était plus possible. Ont donc tort tous ceux qui voient dans la décision de Nixon de 1971 la cause des dérèglements internationaux et du même coup ceux, très rares tout de même, qui préconisent un retour à l’étalon-or pour sortir des folies de l’économie-casino. La démonétisation complète de l’or – les processus de démonétisation de l’or sont bien antérieurs à 1971 – n’est pas la cause mais l’expression de la crise et en même temps une mesure nécessaire pour sauver le système.
La « crise du pétrole » en 1973, elle non plus, ne peut être considérée comme une des causes de la fin du boom. Elle n’a été que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, comme le dit Trenkle (54). Mais, ajoute-t-il, « même si la hausse du prix du baril ne fut pas la cause profonde de la crise, on peut y déceler une corrélation avec le boom fordiste. » (55) Les pays producteurs, emportés dans la tourmente de la modernisation et sur fond de mouvements de libération des peuples contre le colonialisme ont commencé d’affirmer en 1973 l’importance de leurs propres intérêts et à jouer leurs propres cartes sur le marché mondial2. Le deuxième aspect tient en ceci : l’accumulation du capital exige que soient brûlées sur une échelle toujours croissante les ressources naturelles. C’est d’autant plus vrai que l’automobile a été un des moteurs du boom fordiste. Trenkle remarque : « Comme on le sait, les moteurs sont aujourd’hui beaucoup plus performants en termes de consommation qu’il y a trente ans ; cependant, durant cette période, la production mondiale d’automobiles a presque doublé, passant de 39,4 millions en 1980 à 73,2 millions en 2007. En plus de cela, les voitures sont devenues 50 % plus lourdes et le nombre de kilomètres parcouru par personne a augmenté. » (57)
L’analyse de la crise structurelle des années 70 débouche sur la phase actuelle. Cette nouvelle phase est marquée par la mise en place d’une nouvelle révolution industrielle (celle de l’informatique et communications), d’une nouvelle division mondiale du travail, la fameuse « mondialisation » et par la fin du keynésianisme. Encore une fois, ce n’est pas la conspiration des conjurés de la société du Mont-Pélerin, celle des disciples de Hayek, qui aboutit au remplacement des doctrines keynésiennes par les doctrines néolibérales. Pendant très longtemps, les classes dominantes sont restées keynésiennes et dans les années 70 ce sont encore les recettes keynésiennes que les différents gouvernements cherchent à mettre en œuvre (rappelons-nous le « travaillisme » de Jacques Chirac entre 1974 et 1976 !). C’est l’échec des solutions keynésiennes qui va amener le triomphe du néolibéralisme, dont les premières avancées en matière de dérégulation ne datent pas de Reagan et Thatcher, mais de Jimmy Carter et du dernier gouvernement travailliste de James Callaghan.
Lohoff et Trenkle montrent comment l’accumulation dans cette nouvelle phase est profondément différente de ce que l’on avait connu pendant la période du boom fordiste. Ici nous trouvons des mises au point qui devraient être largement diffusées. La nouvelle « production de valeur » tant vantée par les économistes néolibéraux n’est absolument pas une production de valeur mais une simulation. Il s’agit de la réalisation anticipée d’une valeur dont personne n’est capable de dire si elle sera produite un jour bien que cette réalisation anticipée nécessite l’existence de « porteurs d’espoirs » qui laissent croire qu’il y aura bien de la survaleur réalisée dans la production de marchandises. Ceci fut montré jusqu’à la caricature lors du boom des valeurs internet au début des années 2000 où l’on vit fleurir des foules d’entreprises qui ne firent rien d’autre que dépenser en pure perte l’argent collecté auprès d’investisseurs qui voulaient croire dans ces porteurs d’espoirs.
Trenkle démonte ainsi rigoureusement l’illusion du « capitalisme des services » qui ne produit pas de valeur mais la consomme ou ne produit que du « capital fictif », c’est-à-dire des titres de propriétés sur une valeur future. Mais c’est également la nature de la « troisième révolution industrielle » qui doit être mise en cause. Comme le note Trenkle, « contrairement à l’époque du boom fordiste, quand le pouvoir d’achat des masses, engendré par le travail de masse, représentait un moteur pour l’élargissement de la base productive, la troisième révolution industrielle produit un nombre grandissant de gens précarisés, qui sont au fond superflus pour la valorisation du capital et ne jouent plus par là comme acheteurs un rôle central pour la dynamique capitaliste. » (88-89) La révolution de la productivité est masquée ou au moins sous-estimée par la plupart des auteurs, soutiennent Lohoff et Trenkle. La fin de la première partie de leur livre est largement consacrée à montrer comment les statistiques officielles travestissent la réalité. D’une part la hausse des prix est dissimulée. Prenons un exemple : supposons qu’un ordinateur personnel de base soit vendu 500€. L’année suivante son remplaçant, beaucoup plus puissant est vendu au même prix. Les statisticiens, considérant le gain d’utilité du nouveau modèle, reconstruisent pour l’ancien modèle un prix fictif – disons que l’ancien modèle ne vaudrait plus que 400€ par rapport au nouveau modèle, bien que l’acheteur n’ait effectivement pas le choix d’acheter l’ancien modèle qui a disparu du catalogue. Donc tout se passe comme si le prix de ce PC de base était passé de 500 à 400€ et donc on enregistrera non pas une stabilité des prix mais une baisse des prix de 20 %. Ces procédés de reconstruction d’indices fictifs des prix sont largement utilisés dans l’automobile : entre 1995 et 2001, l’indice officiel des prix n’a connu une hausse que de 5,2 % alors que les prix de vente ont augmenté dans le même temps de 17,5 %... Tout ceci permettrait peut-être de mieux comprendre la différence entre « l’inflation ressentie » par le consommateur et l’inflation officielle... Ainsi l’inflation est-elle terrassée par les doctrines économiques néolibérales grâce à des artifices comptables qui n’ont rien à envier au trucage des chiffres de la défunte économie du « socialisme réel ». En ce qui concerne la « croissance », on procédera de la même manière. La « croissance » considérée du point de vue de la production capitaliste n’est pas la croissance de la puissance des ordinateurs ou du confort et de la sécurité des automobiles. Finalement, quand le PDG rend des comptes à ses actionnaires il ne peut faire valoir la valeur d’usage supérieure des produits de son industrie. L’actionnaire ne connaît que la richesse abstraite. Si je vends 1000 ordinateurs à 500€ l’année « n » et que j’en vends encore 1000 à 500€ l’année « n+1 », la croissance est nulle même si l’ordinateur de l’année « n+1 » rend bien plus de services que celui de l’année « n ». Il faut donc corriger ces chiffres et valoriser fictivement ce gain de productivité qui ne peut pas être valorisé sur la marché. Si la hausse du PIB est moins sensible que la hausse des prix, les méthodes de correction des données sont du même genre : « les chiffres d’affaires des produits améliorés qualitativement sont arithmétiquement gonflés et inscrits de la sorte au bilan de l’économie nationale. » (98) D’où cette conclusion : « Même l’économiste le plus acritique devra probablement reconnaître que des chiffres d’affaires fictifs au niveau arithmétique ne contribuent pas à la valorisation du capital. Mais cela fait partie des bizarreries de l’ajournement de la crise fondée sur la dynamique du capital fictif, que le lifting statistique soit partie prenante de la relance de la dynamique de l’économie mondiale. » (100) À ce propos, Trenkle rappelle la tentative de Nicolas Sarkozy de mettre en place de nouveaux indicateurs de croissance – c’est à cet effet que fut nommée la commission Stiglitz. Cette tentative, comme toutes les autres du même acabit auxquelles les keynésiens de gauche apportent généralement un soutien enthousiaste, n’est rien d’autre que l’une de ces opérations de maquillage si nécessaire pour qu’il existe encore des « porteurs d’espoirs » pour donner un peu de consistance aux titres de propriété du capital fictif.
En réalité, la hausse de la productivité diminue nécessairement la valeur des marchandises produites. Dans l’automobile, on estime que le facteur productivité du travail a été multiplié par quatre au cours des trente dernières années. Entre 2002 et 2006, le temps de montage d’une Ford Fiesta dans l’usine Ford de Cologne est passé de 24 à 13 heures ! Pour mémoire, en 1924, sur la célèbre chaîne de fabrication des Ford T, il fallait 813 heures pour assembler un véhicule. L’emploi massif de la main-d’œuvre dans les usines chinoises, par exemple, n’est rendu possible que parce que les salaires sont très bas et qu’employer des salariés soumis au régime de caserne est encore plus économique que d’investir dans des machines. C’est ainsi que l’assembleur Foxconn, une entreprise taïwanaise opérant sur le territoire chinois pour assembler les produits high-tech branchés comme l’iPhone d’Apple, employait en 2007, 1,2 million de salariés : la haute technologie fabriquée selon les méthodes du XIXsiècle, voilà un étrange paradoxe ! Mais la hausse des salaires en Chine, sous la pression des luttes sociales – dont nous n’avons d’ailleurs qu’une bien maigre connaissance – conduit nécessairement Foxconn, comme les autres, à remplacer le travail vivant par le travail mort et le conduit donc sur la même voie que les industriels des pays du centre. Or remplacer le travail vivant par le travail mort, si c’est rentable à court terme pour tel ou tel capitaliste particulier, cela contribue dans l’ensemble à baisser la production absolue de survaleur, au point que le capital ne trouve plus de secteurs permettant sa valorisation à un taux suffisant. C’est là le sens de la fameuse « loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit » que nos auteurs donnent parfois l’impression de traiter comme une sorte de vieillerie marxiste alors que leurs analyses y conduisent et y reconduisent à chaque pas. S’il faut anticiper les profits à venir, c’est bien parce que le profit actuel est en plein marasme.
Les deuxième et troisième parties analysent le développement historique concret du capital fictif, c’est-à-dire de tous les titres de propriétés qui donnent droit à des profits futurs. De ce point de vue les chiffres sont tout bonnement hallucinants. En 1980, la richesse monétaire accumulée au niveau mondial était estimée à 12000 milliards de dollars. En 2010, la somme atteindrait 214000 milliards de dollars. Évidemment une telle production de richesse monétaire ne peut venir de « l’économie réelle » (comme le dit plaisamment Lohoff, toute l’eau des océans ne peut pas venir du lac de Constance). Comprendre cette évolution, c’est comprendre comment peut se constituer le capital fictif, ce qui implique de revenir sur la nature de la monnaie. Pour ce faire, Lohoff reprend l’analyse marxienne de la marchandise. Une marchandise n’est pas une chose – elle n’est pas une chose matérielle, un bien – mais un rapport social et, comme telle, elle est une chose « métaphysique » disait Marx (voir Capital, I, section I – pour une présentation, le séminaire Marx de l’Université populaire d’Évreux). Donc l’argent, en tant que représentant de la richesse sociale abstraite, n’est pas une chose – qui serait douée de propriétés extraordinaires selon une conception purement fétichiste – ni un simple symbole de la valeur créé uniquement pour faciliter l’échange des marchandises, comme le présente l’économie vulgaire. L’argent est donc un rapport social : posséder de l’argent, c’est pouvoir entrer d’une façon déterminée en relation avec les autres3. S’il tient pour un acquis indiscutable l’analyse marxienne de la marchandise capital comme une marchandise sui generis, Lohoff estime qu’on doit aller plus loin que Marx. Il estime donc qu’il faut distinguer deux types de marchandises. Les marchandises comme les automobiles ou les téléviseurs qui sont échangées sur le marché en raison de leur valeur d’usage sont des marchandises d’ordre 1. Il faut les distinguer radicalement de ces autres marchandises très étranges qui circulent aussi sur le marché mais ne sont achetées qu’en tant qu’elles confèrent un droit sur la survaleur, ainsi les actions, les obligations, les différentes formes de créances, que Lohoff nomme marchandises d’ordre 2. Il montre la différence essentielle entre ces deux types de marchandises : quand un acheteur a fait l’acquisition de son réfrigérateur, le vendeur empoche l’argent mais renonce à tout droit sur la marchandise vendue et l’acheteur renonce de son côté à tout autre usage de l’argent qu’il vient de donner au vendeur de réfrigérateurs. Il est propriétaire du réfrigérateur mais ne l’est plus de la valeur d’usage possible de l’argent qu’il vient de donner. Dans l’acquisition d’un titre de propriété (action, etc.), il en va tout autrement. L’acheteur d’une action ne perd pas la valeur d’usage de l’argent – de la « marchandise générale » comme le dit Lohoff – mais au contraire en possède maintenant la valeur pratique, l’argent qui fonctionne comme capital. L’argent caché sous un matelas n’est pas du capital ; l’argent ne devient capital que lorsque l’on s’en défait pour le multiplier. Lohoff écrit : « En face du monde des marchandises d’ordre 1, les rapports au sein de l’univers des marchandises d’ordre 2 semblent se tenir sur la tête. C’est ce qui les rend si impénétrables. » (147) Il y a une sorte de doublement du capital-argent dans le partage de sa valeur d’usage, doublement que Marx avait déjà analysé (Capital, livre III). En effet la même somme apparaît du côté du vendeur qui peut et doit l’utiliser pour la transformer en machines, matières premières et force de travail, et du côté de l’acheteur qui détient un droit sur la survaleur qui sera produite dans le processus de production. Le capital-argent se double de son reflet autonomisé. C’est exactement cela que Marx nomme capital fictif.
Si 100.000 euros sortis de leur léthargie pour entrer dans le circuit de la « production financière » deviennent 200.000 euros (et bien plus encore si l’on prend en compte tous les « produits financiers » plus sophistiqués les uns que les autres), il reste que le processus ne peut pas plus s’étendre à l’infini que celui d’une pyramide de Ponzi. Il n’y a pas deux secteurs distincts, celui de l’économie financière et celui de l’économie réelle. Les deux sont étroitement articulés. Pour que la production de capital fictif prenne son envol et poursuive sa course, il faut des « porteurs d’espoir » (comme le fut en son temps la « net-économie »), c’est-à-dire que l’on puisse raisonnablement croire que ces titres de propriétés qui s’échangent sur le marché financier donnent un jour droit à une part de la valeur produite dans le secteur des marchandises d’ordre 1. Or, c’est précisément la difficulté croissante que rencontre la production de valeur (difficulté liée, comme on l’a vu, à la dynamique même du mode de production capitaliste et à la substitution du travail mort au travail vivant) qui a conduit au développement extravagant du capital fictif. Comme le dit Lohoff, il est inutile de fulminer bruyamment contre l’autonomisation croissante des marchés financiers, « ce n’est pas le détachement du capital fictif vis-à-vis de l’économie réelle qui pose problème au capitalisme. Le système capitaliste mondial se dirige pour cette raison inéluctablement vers son effondrement, précisément parce que ce détachement bute sur des limites et ne peut en aucun cas se poursuivre à l’infini. » (180)
C’est qu’en effet sans « l’autonomisation » des marchés financiers, « la crise de suraccumulation structurelle n’aurait jamais été surmontée, et le long boom postfordiste n’aurait jamais pu voir le jour. » (242) Lohoff détaille comment s’est instaurée « l’économie inversée » en soulignant que la raison pour laquelle les économistes ne peuvent pas comprendre ce qui est en cause est précisément cette distinction marxienne fondamentale entre valeur et prix qui est au cœur de l’analyse du Capital. Cette distinction permet de rendre compte des aberrations de la distribution de la richesse du capital. Avec 32000 employés, Apple a une capitalisation bien plus forte que celle de Wallmart avec ses deux millions d’employés ! Les énormes capitalisations accumulées dans les secteurs de l’informatique ne tiennent qu’au rôle des licences et à la propriété intellectuelle et nullement à la production de valeur. En ce sens, la fortune de Google, Microsoft, Apple, Facebook et tutti quanti n’est qu’une fortune de rentier (peu différente au fond de la fortune des monarchies pétrolières) et évidemment cette rente est prélevée – ce que Lohoff n’analyse pas – sur la production totale de survaleur.
Pour terminer, nos auteurs montrent en détail pourquoi les mécanismes d’ajournement de la crise ne peuvent être réitérés éternellement et pourquoi donc tout cela finira nécessairement par un effondrement auprès duquel la crise de 1929 apparaîtra comme une aimable plaisanterie. Car évidemment l’effondrement du capital fictif bloquera tous les mécanismes de la production capitaliste en coupant tous les circuits autour desquels s’organise la division mondiale du travail.
Je laisse de côté la longue discussion que mène Lohoff à propos de la démonétisation de l’or. Je ne peux traiter cette question dans le cadre de cette recension déjà fort longue. Disons que Lohoff va bien vite en besogne et reconnaît d’ailleurs, en passant, que le développement du capital fictif s’accompagne d’une fébrilité croissante sur les cours de l’or : congédiée, la « relique barbare » se rappelle ainsi au bon souvenir des acteurs et des penseurs.4 Il me semble préférable de laisser ouverte la discussion.
Au-delà de l’immense intérêt de La Grande Dévalorisation, il y a cependant plusieurs points plus quediscutables dans l’analyse de Lohoff et Trenkle. Le premier concerne la question de la lutte des classes. Pour nos deux auteurs, Marx théoricien de la lutte des classes est obsolète. Contre ceux qui invoquent un retour à la lutte des classes, nos auteurs refusent de réactiver « la partie de la théorie de Marx qui, si elle a certes déployé dans le passé une très grande puissance idéologique et politique, le devait au fait qu’elle était restée entravée à l’immanence du mouvement de modernisation capitaliste ; elle est pour cette raison définitivement dépassée aujourd’hui. » (17) C’est vraiment dit très vite et sans beaucoup de raisons probantes ! On voit mal comment on pourrait séparer la dynamique du capital des rapports de classes, tant est-il que le capital n’est pas une chose mais un rapport social. Dans le cycle élémentaire de l’accumulation du capital, A-M-A’ s’exprime le rapport par lequel le capital prend barre sur le travail : ce rapport est précisément le rapport de classes, celui autour duquel se constituent de manière dynamique les classes qui n’existent pas indépendamment de lui. Le rapport « économique » est en réalité un rapport de domination qui ne peut s’exercer que parce que le vendeur de force de travail (qui devient le capital variable) est privé des moyens de production et doit, sous la forme d’un contrat de vente entre échangistes libres, se soumettre au capital, transformer sa puissance personnelle en puissance du capital. L’extorsion du travail gratis qui résulte de ce processus n’est pas déterminée par des lois économiques mais par le rapport de force entre capital et travail, entre la puissance coalisée du capital et la puissance coalisée des prolétaires. C’est ainsi que le chapitre central du livre I du Capital est, sans aucun doute, le chapitre consacré à la question de la journée de travail. Pour revenir aux questions abordées par Lohoff et Trenkle, la crise du modèle « fordiste » ne s’est pas simplement traduite par la « démonétisation » de l’or et l’abolition de toutes les barrières qui entravaient la production de capital fictif. Elle s’est aussi traduite par une offensive en règle contre les salaires, contre les conventions collectives, contre tout ce qui limitait la journée de travail et cette offensive s’est heurtée à la lutte des classes, à la résistance ouvrière, notamment dans les pays capitalistes du centre. Cependant, les capitalistes ont marqué des points et commencé à inverser la baisse séculaire du temps de travail.
Inversement, le développement de la production industrielle dans les « pays émergents », principalement en Chine et dans toute l’Asie du Sud-est, a joué comme un moyen pour en finir avec les conditions d’exploitation trop peu favorables au capital dans les pays capitalistes du centre. Le concept absent de l’analyse de Lohoff et Trenkle est celui de salariat, défini clairement par Marx comme la concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail au capitaliste. Au lieu de renvoyer le développement du racisme dans les classes populaires à des mécanismes idéologiques, Lohoff et Trenkle eussent été bien avisés de comprendre que la peur de l’étranger chez les travailleurs, ainsi que les réflexes racistes et chauvins qui l’accompagnent, résulte tout simplement de la concurrence que les travailleurs des pays à bas salaires font aux travailleurs des pays du centre.
La deuxième question est celle du capital financier. Avec raison, Lohoff et Trenkle refusent d’opposer le capitalisme financier et le capitalisme productif industriel qui serait sain. Ils englobent malheureusement dans leur critique à peu près tous les « marxistes ». Ainsi ils s’en prennent durement et de manière aussi sectaire que peu convaincante aux analyses de François Chesnais, alors même que, depuis plus de quarante ans, Chesnais est un des rares marxistes à avoir fait fond sur les passages du livre III du Capital qui traitent du « capital fictif » pour renouveler l’approche de la crise. Si les analyses de Chesnais peuvent et doivent être discutées, il eût été bon de faire preuve d’un peu plus de sérieux au lieu de recourir aux excommunications et aux règlements de compte si courants dans les groupes d’extrême-gauche. Quoi qu’il en soit, la domination totale du capital fictif qui se met en place à la fin des années 70 et au début des années 80 modifie considérablement la structure globale du capital, mais aussi les rapports entre les diverses couches qui composent la classe dominante ainsi que les modes de gestion et les stratégies des grands groupes capitalistes. Mais très logiquement, après avoir congédié la lutte des classes, le concept de « classe dominante » perd toute pertinence pour nos auteurs qui ne s’y intéressent pas une minute. Pourtant il y aurait beaucoup de choses à dire sur la marginalisation du capital patrimonial, le développement des investisseurs institutionnels, des fonds de placement, des « hedge funds » et des « fonds souverains » ou encore le rôle que jouent les fonds de pension dans le développement du capital fictif, toutes questions sur lesquelles Chesnais et quelques autres, traités par le mépris par Lohoff et Trenkle, donnent des informations et des analyses précises et pas toujours aussi caricaturales que ne le disent nos deux auteurs. Bien qu’ils répètent que l’argent est un rapport social et bien qu’ils critiquent le fétichisme, Lohoff et Trenkle pourraient bien parfois succomber eux aussi à l’une des variétés de ce fétichisme du grand automate.
Ceci explique sans aucun doute l’extrême pauvreté des propositions de Lohoff et Trenkle concernant les perspectives d’émancipation sociale. Pour tout dire, cela se résume à une phrase : « il faut rayer d’un trait la question de la « viabilité financière ». La construction de logements, le fonctionnement des hôpitaux, la production de nourriture ou l’entretien du réseau ferré ne doivent pas dépendre de savoir si le « pouvoir d’achat » nécessaire est disponible. Le critère à ce sujet ne peut être que la satisfaction des besoins concrets. » (334) Soit … mais encore ? Qui décidera de la construction de logements, qui construira ces logements, combien de ressources y seront allouées et selon quels critères ? Comme l’État a été mis hors jeu et comme il n’y a plus de sujet révolutionnaire, la grande construction de Lohoff et Trenkle se clôt sur des vœux pieux qui d’ailleurs pourraient trouver leur place dans un bon vieux programme social-démocrate de dépenses publiques. C’est tout de même assez décevant, surtout en comparaison de l’intérêt des analyses qui concluent à l’effondrement du capitalisme.
Denis Collin – 13 août 2014
1Cela ne veut évidemment pas dire que les salariés auraient tort de défendre leurs salaires, bien au contraire ! Mais l’augmentation des salaires ne sauvera pas le capitalisme. Dans le cadre du mode de production capitaliste, la richesse sociale fabuleuse est devenue incompatible avec une vie tout simplement décente pour ceux qui « font tourner la machine ». Voilà ce que les gens de gauche (toutes catégories confondues) se gardent bien de dire.
2Cette constatation n’est sans conséquence. Il n’y a pas de « super-impérialisme » américain qui dicterait sa loi au monde entier, mais bien des contradictions et des conflits qui doivent nécessairement se développer entre les diverses fractions du capital. Il est d’ailleurs dommage que Lohoff et Trenkle ne fassent aucun développement à ce sujet.
3Notons qu’une analyse sérieuse et complète de l’argent comme rapport social devrait puiser abondamment dans la Philosophie de l’argent de Georg Simmel.
4J’ai commencé d’aborder cette question dans mes conférences consacrées à la lecture du Capital de Marx, dans le cadre de l’Université Populaire d’Évreux.

samedi 2 août 2014

Spinoza ou le crépuscule de la servitude

Note de lecture du livre d'André Tosel par Marie-Pierre Frondziak

Spinoza ou le crépuscule de la servitude - Essai sur le Traité Théologico-Politique par André Tosel – Aubier, 1984 collection « Philosophie de l’esprit »

Il s’agit ici d’une analyse du TTP, dans lequel Spinoza confronte ce qu’il appelle la superstition de la religion révélée à son onto-théologie reposant sur la nature et la raison. Ainsi, à l’idée d’une nature et d’une nature humaine créées par un Dieu transcendant, il oppose l’idée vraie de la nature comme substance de laquelle découle l’idée vraie de nature humaine.  Le détour par le « Deus Sive Natura » est donc nécessaire pour comprendre l’affirmation du réel infini au travers de ses modes finis, et donc pour comprendre ce que nous sommes. Spinoza met ainsi en évidence que la superstition trouve son origine dans le premier genre de connaissance, l’imagination, inhérente à la nature humaine, mais à laquelle celle-ci ne doit pas se limiter. Dans l’Éthique, Spinoza a en effet montré que la nature humaine commence par une soumission à ses affects, dont elle peut se libérer grâce à la connaissance de la nature externe, de laquelle découle sa propre nature. Le TTP  œuvre donc à la mise en lumière de la véritable possibilité pour l’homme de se libérer de l’ignorance, entretenue par l’imagination, et qui le pousse à la croyance religieuse, le détournant ainsi de son utile propre qu’il croit pourtant, à tort, réaliser ainsi.
Chapitre 1 : contre la superstition. La réforme intellectuelle et .
Avant toute chose, il est nécessaire de poser quelques principes afin d’atteindre l’objectif premier du TTP : « délivrer la connaissance de sa soumission à l’Écriture en produisant une connaissance non religieuse de l’Écriture » (Tosel p.23).
Comme ses contemporains, que sont Descartes, Hobbes, Galilée, Spinoza affirme le primat de la connaissance par la raison, « chose du monde la mieux partagée », donc accessible en droit par tous, contre la confiscation d’un « savoir » par quelques-uns et auxquels la majorité doit se soumettre. Avec le XVIIe siècle s’impose la valorisation d’un savoir rationnel opposé à toute forme de croyance.
C’est celle-ci qui donne lieu à la superstition. Sans explication rationnelle du monde, les hommes en « imaginent » une. Spinoza procède ainsi à l’analyse du fonctionnement des religions, lesquelles ont justement pour fonction de donner sens au monde. Dans son principe, toute religion rejette toutes les autres comme superstitions, et évidemment se dénie comme superstition. La superstition ne peut alors se savoir comme telle. Et celui qui essaie de mettre en lumière ses mécanismes se pose nécessairement « contre » la superstition, et contre la religion. La superstition interdit de penser. Le philosophe au contraire est celui qui décide de penser.
Spinoza se propose ainsi d’expliquer l’origine de la superstition. Dans l’Appendice de la partie 1 de l’Éthique, il affirme que l’homme n’est pas cause de soi et qu’il ignore également les causes des choses. Par ailleurs, il est animé par un conatus qui le pousse à rechercher ce qui lui est utile. Les hommes naissent donc dans l’ignorance et sont soumis à leurs affects, produits par la relation qu’ils entretiennent avec le monde extérieur. Cette relation est d’abord passive, subie, non maîtrisée et non comprise. L’homme ignore d’abord qu’il est un mode fini de la nature infinie et confond la réalité avec l’effet de la réalité sur lui, effet dont il se fait une représentation par le moyen de l’imagination. L’homme a donc dès le départ une vision tronquée du monde et de lui-même dans le monde. C’est pourquoi, au lieu de partir du monde et de comprendre ce qu’il est dans ce monde, il se met au centre et interprète tout en fonction de lui-même et de son désir. Tosel nous dit qu’il y a ici une double fétichisation : celle du Moi et celle de l’objet, connu non pas en lui-même, mais uniquement relativement à l’utilité qu’il peut avoir pour nous. De là, la transposition est facile en superstition : le monde est fait pour nous, il a une finalité qui est de nous servir. Mais encore faut-il qu’une volonté ait décidé de ce monde dont nous ne sommes pas cause, et cette volonté est nécessairement supérieure. La boucle est bouclée : Le Moi vit dans un Monde créé à son usage par une volonté supérieure : Dieu : « telles sont les figures d’une même logique « imaginaire », de l’idéologie propre à une forme primaire de vie impuissante, incapable d’organiser rationnellement l’expression du “conatus”, le rapport de celui-ci aux circonstances. » (Tosel p.34)
Le préjugé finaliste, qui consiste à projeter sur la nature la manière dont nous agissons, entraîne l’acceptation de l’idée d’un Être supérieur qui a créé le monde et qui l’organise. Cette idée permet même d’expliquer les catastrophes, les souffrances, … Si elles surviennent, c’est parce que nous ne nous sommes pas bien comportés et ne lui avons pas suffisamment rendu culte. Non seulement l’homme est d’abord ignorant, mais il redouble cette ignorance en s’interdisant de connaître et d’agir, en se soumettant à une illusion produite par son imagination.
Toutefois, selon Tosel, Spinoza n’est pas un simple athée, ni un humaniste. Il ne croit pas en le pouvoir absolu de l’homme, lequel serait à son tour une autre forme de superstition.
Chapitre 2 : Superstition et lecture
La superstition représente un moyen éprouvé de gouverner les foules. Elle s’appuie sur la crainte, maintient dans l’ignorance, impose l’obéissance et empêche la pensée. Lorsqu’elle est édifiée en bloc théologico-politique, elle devient haine de la pensée, haine qui s’instaure comme régulateur de la vie humaine. Aussi, la foi comme préjugé suppose le mépris de la raison. C’est pourquoi le TTP ne s’adresse ni aux philosophes, qui aiment la pensée par définition, ni aux superstitieux, mais aux amis de la philosophie, c’est-à-dire à ceux qui sont en mesure d’emprunter le chemin de la pensée et qui sont désireux de penser par eux-mêmes. Cela explique que le TTP ne fasse pas usage d’un langage nouveau, mais utilise les concepts traditionnels. Il s’agit à la fois de contourner la censure et de se faire comprendre de ceux-là mêmes qui sont prêts à penser, mais qui sont encore imprégnés de la superstition. L’urgence pour Spinoza n’est pas de simplement livrer sa pensée, mais d’expliquer le préjugé superstitieux.
Spinoza va donc procéder à une Histoire critique de l’Écriture par l’Écriture et mettre en lumière que les livres saints ne peuvent être inspirés par Dieu, sinon ils ne donneraient pas lieu à tant de conflits. Par ailleurs, certains points de la Bible demeurent inintelligibles (par exemple : « Dieu est feu » ou encore « Dieu est jaloux »). Aussi, pour procéder à cette critique, il est nécessaire de connaître l’Hébreu, de rassembler les affirmations par thèmes et connaître les circonstances particulières contemporaines de la rédaction de chaque livre saint. Ainsi, il sera possible de comprendre la naissance et la structure, ainsi que la fonction concrète des Écritures. Le TTP est alors « un texte intelligible qui donne accès aux textes inintelligibles puisqu’il enseigne que l’inintelligibilité est toujours relative à une forme pratique de vie, qu’il est possible de comprendre, du point de vue d’une autre forme de vie, plus compréhensive, plus intelligente, plus forte. » (Tosel, p.65) En revanche, le TTP lui-même ne peut être inintelligible, ni relatif. Il représente le fondement de la théorie de l’Histoire, intervenant dans l’Histoire afin d’échapper à l’ignorance. Spinoza est en effet convaincu que son temps est celui de la vraie science.
Chapitre 3 : Ébauche d’une histoire critique du TTP
C’est pourquoi le TTP est écrit pour le temps de Spinoza. Dans les années 1660-1670, les Provinces-Unies offrent une conjoncture favorable : possibilité pour la multitude d’exprimer ses revendications contre l’exploitation économique et l’injustice sociale, réforme et consolidation des institutions politiques, liberté de pensée et d’opinion. Le temps de Spinoza est le temps de l’affirmation de la vie contre la superstition, de l’affirmation du conatus comme appropriation de la nature, de la coalition des conatus en puissance politique maximale : la démocratie. Il s’agit pour l’homme d’augmenter son pouvoir sur la nature et par conséquent sur son propre monde. L’histoire critique doit donc partir du conatus, de son actualisation. Il s’agit de la recherche de l’utile propre, compris non comme acte égoïste, comme intérêt bien compris, mais comme ce qui permet d’offrir au conatus, aux conatus pris tous ensemble, l’expansion la plus grande. L’utilitarisme rationnel de Spinoza n’est pas celui de Hobbes, n’est pas un simple calcul rationnel d’intérêt, mais il renvoie à la possibilité pour l’entendement de former les idées adéquates du corps et des corps. Or, seul celui qui connaît adéquatement agit par  et peut donc atteindre son utile propre, mais qui est en même temps l’utile de tous. Agir par , c’est aimer Dieu, c’est-à-dire, pour Spinoza, comprendre et connaître la nature et nous-mêmes au sein de cette nature : « Tout ce à quoi nous nous efforçons selon la Raison n’est rien d’autre que comprendre, et l’esprit en tant qu’il se sert de la raison, ne juge pas qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre » (Éthique, prop. 2, IVpartie). Cette connaissance nous permet de comprendre ce qui produit nos désirs et les circonstances et les conditions de notre maîtrise.
L’affirmation du conatus autorise la constitution politique des conatus, objectivés en une « libre République ». Pour cela, il faut d’abord en passer par une lutte contre le pouvoir théologico-ecclésiastique, afin d’éviter la menace du retour de la superstition. C’est pourquoi l’État, ou le politique, doit revendiquer son absolue souveraineté. « Le TTP est l’unité de la fusion du processus de laïcisation politique et du processus de désagrégation confessionnelle de la Réforme » (Tosel p.86). Le TTP unit la raison politique de l’État et la raison  des libres croyants. Avec cette affirmation de la nécessaire autonomie de l’État, ce dernier s’approprie pleinement le « jus circa sacra » et revendique son entière laïcité. Cela devrait permettre la fin de la guerre religieuse.
Dans les Provinces-Unies se trouvent justement des « néo-christiani » (collégiants, mennonites et sociniens) qui souhaitent former des libres associations religieuses vraies et qui revendiquent un christianisme à visage humain, sans hiérarchie ecclésiastique, mais qui aspirent à une justice sociale contre l’individualisme possessif. C’est donc à eux que s’adresse en priorité le TTP. Spinoza prend  en effet comme base de départ la rationalité pratique de l’éthique évangélique. L’hostilité à la théocratie, la revendication démocratique, la critique des dogmes religieux sont des éléments qui apparaissent suffisants à Spinoza pour faire des chrétiens évangéliques des lecteurs philosophes, mais aussi des éclaireurs de l’État libéral-démocratique. En effet, le TTP repose sur le désir de philosopher, l’amour du savoir et « les politiques qui souhaitent une intelligence plus profonde des mécanismes de socialisation, qui veulent comprendre la fonction de l’ordre politique dans la nature même des choses ont donc intérêt à critiquer leur savoir politique, à le situer dans une conception plus complète de la nature» (Tosel p.95). Pour cela, ils doivent critiquer l’ordre théologico-politique à sa racine en s’appuyant sur la nouvelle science naturelle.
Le TTP s’adresse donc à ceux qui veulent réfléchir et développer leur conatus sans se soumettre à des autorités extérieures quelles qu’elles soient. « Prendre en charge la puissance affirmative, épocale, du « conatus », le composer en force politique, achever le processus de laïcisation du politique et d’éthicisation du théologique, séparer l’Église de l’État, promouvoir la raison (…), développer une conception unifiée de la nature, sans le Dieu de la superstition, de la nature humaine, éthique et politique, tel est l’ensemble d’opérations théoriques et pratiques que le TTP engage auprès de ses “lecteurs philosophes” » (Tosel p.99).
Chapitre 4 : De la critique biblique à la critique de la religion révélée.
Spinoza va donc procéder à une étude radicale de la religion révélée, qu’il entend comme superstition, non pas en s’y opposant frontalement et de l’extérieur, ce qui serait de peu d’efficace, mais de l’intérieur. Il va opérer une critique de l’Écriture sur la base de l’Écriture et aboutir à une critique de la religion. Pour cela, il s’appuie sur le fonds commun de toute religion, et auquel il adhère : l’exigence de justice et de charité, qu’il va articuler au désir de raison. Il va donc ruser avec les lecteurs, non pas pour les tromper ou les manipuler, mais pour leur permettre de comprendre de l’intérieur et d’échapper à la censure de leur propre désir superstitieux qui s’ignore (ce sont toujours les autres religions qui sont superstitieuses). Spinoza va donc faire apparaître les contradictions du langage religieux commun. Ainsi, dans un premier temps, il reconnaît le dogme de la révélation pour, dans un second temps, le réduire au rang de simple opinion. En procédant par méthode déductive, Spinoza ne brusque pas le lecteur, ne le pousse pas dans ses retranchements, mais fait appel à son intelligence. Celui-ci peut alors avoir une compréhension interne, une lecture performative, lesquelles sont bien plus efficaces que les contradictions assénées de l’extérieur. Ainsi, il fait apparaître de l’intérieur l’impossible conceptualisation rationnelle de l’ordre ontothéologique. Le TTP est à la fois la manifestation du vrai contre l’absurde, l’engendrement du vrai et la formation d’esprits réformés.  Comme l’Éthique, le TTP fait ce qu’il dit.
Ainsi, l’interprétation littérale de la Bible permet d’en éliminer toute prétention scientifique ou logique. L’interprétation de la Bible par la Bible conduit à une critique de l’autorité spéculative de la Bible et met en évidence son autorité exclusivement dans son enseignement moral universel.  Par cette critique, Spinoza montre qu’il n’y a pas de Dieu transcendant, que l’homme n’est pas une créature libre et pécheresse et il identifie l’homme comme puissance finie d’affirmation et « l’Etat comme intégrateur immanent des formes humaines associées » (Tosel p.108). « Spinoza joue la Bible populaire et simple, anti-spéculative et , contre la théologie élitiste, et ratiocinante, liée à une vie passionnelle dans un État de la servitude » (Tosel p.124).
Chapitre 5 : Critique de la révélation et de la prophétie
Il s’agit ici de mettre en évidence l’impossibilité d’une ontologie surnaturelle. Pour cela, il faut repartir de la genèse du conatus. Chaque être cherche à persévérer dans son être, désire persister dans l’existence. Or, le monde est source de crainte et nous espérons échapper à ses dangers. Pour cela, nous avons besoin de le connaître. Cependant, nous sommes ignorants de ses causes et nous projetons alors sur lui, par anthropomorphisme et par imagination, notre manière de fonctionner. Comme toutes nos actions ont une fin, nous imaginons un Être, Dieu, qui a créé le monde et qui nous a créés, et nous croyons qu’il répond à nos désirs. Nous lui rendons un culte pour continuer d’exister, pour obtenir sa bienveillance. La superstition, la croyance en une religion révélée est une pathologie, une perversion de notre imagination qui crée des représentations fantasmagoriques. Telle est l’explication de l’existence de la religion révélée. Mais celle-ci est impossible et absurde, car chaque entendement a en lui une idée de Dieu comme cause productrice de ce qu’il est, lui-même étant une partie de l’entendement divin, ou de la nature. Toutefois, si elle fonctionne, c’est parce qu’elle a réponse à tout et donne sens, y compris dans les relations entre les hommes, elle a donc une dimension politique en maintenant une relation d’obéissance de la masse envers quelques élus. Spinoza refuse encore plus d’accepter un demi-rationalisme et rejette toute tentative de conciliation entre la révélation et la science, la foi ne peut se fonder sur la raison. Il vise ici en particulier Maïmonide, selon lequel Moïse serait le prophète philosophe. Dans cette optique, le peuple hébreux est le peuple élu par Dieu qui par sa « distinction » s’affirme par exclusion. La logique de la superstition consiste à être le préféré de Dieu, et donc à vivre de et dans la haine des autres. Et cela non seulement est inacceptable, mais n’a pas de sens. Spinoza essaie au contraire de réconcilier science et politique, nature et nature humaine en s’appuyant uniquement sur le travail de la pensée, ce qui justifie le TTP et sa critique de l’Écriture, lesquels mettent en évidence la « nécessité » naturelle de la révélation, visant la réalisation erronée du conatus et éclairent l’idée vraie de nature et de nature humaine.
Aussi, le Dieu de Spinoza est-il désubjectivisé. Le connaître c’est connaître les lois de la nature. Toutes les choses sont des « élus » de Dieu au sens où elles sont produites par la nature, mais certaines ont plus de puissance que d’autres, soit par leur essence, soit par les conditions dans lesquelles elles se trouvent. Il n’y a donc pas d’ « élection », cette idée étant seulement passionnelle et absurde, car Dieu n’est rien d’autre que l’ensemble des réalités naturelles à l’intérieur duquel s’inscrit la réalité humaine.
Chapitre 6 : Un nouveau traité des lois, ou l’Ethique souterraine du TTP
La religion, selon Spinoza, comporte un élément pratique : une vie respectueuse des autres et qui suit la loi éthique de justice et de charité ; et un élément théorique : le désir de connaître. Aussi, aimer et connaître Dieu ne consiste pas à obéir à un ordre théologico-politique, mais en une conduite  et en la connaissance de la nature, et plus nous nous conduisons bien et connaissons, plus notre conatus augmente. Ainsi, pour connaître l’idée vraie de Dieu, il faut commencer par critiquer le Dieu de la superstition.
Chez Spinoza, la loi ne correspond pas à l’instauration de hiérarchies diverses, mais consiste en l’unité de l’ordre naturel immanent qui comprend l’ordre humain, lequel s’exprime plus et mieux par association (par démocratie) que par subordination. On a ainsi le schéma suivant : il y a d’abord la nécessité naturelle dans laquelle s’insère la nature humaine qui possède la propriété de législation consciente sur elle-même. Mais cette dernière peut s’exprimer soit dans l’ignorance des lois naturelles du désir et donner lieu à l’ordre théologico-politique ; soit s’exprimer en connaissant sa propre nature, son rapport à la nature, en restructurant l’ordre politique et en supprimant le Dieu transcendant et l’État séparé.
Reprenons plus en détail : l’amour intellectuel de Dieu consiste à connaître la nature, ce qui est la vraie connaissance. Les lois naturelles ne sont pas créées par Dieu, mais sont immanentes à l’ordre qu’elles forment et informent, c’est-à-dire à la nature. L’homme suit des lois de la nature et son désir (qu’on peut aussi appeler pensée et volonté) relève des lois de la nature. Ainsi, l’homme ne peut échapper au conatus, à la conscience de son utile, mais la manière dont il le satisfait dépend de son jugement, c’est pourquoi il peut se tromper. Ce qui me semble utile n’est pas nécessairement l’utile en tant que tel. Les choix humains ne sont pas libres, au sens où l’homme n’est pas un empire dans un empire, mais sont des réactions inévitables déterminées par les lois de la nature. La recherche de l’utile ne se limite pas cependant à la recherche de la sécurité, elle vise aussi la connaissance, qui est notre plus grand bien, dans la mesure où elle développe notre puissance : là est la béatitude. Or, la plupart des hommes n’ont pas cette connaissance et cherchent la satisfaction immédiate, et souvent erronée parce qu’ils ne le connaissent justement pas, de leur utile propre. Aussi, ne vivent-ils pas suivant leur propre décret, mais en obéissant à des indications extérieures. Le conatus, généalogiquement, est d’abord passionnel, mais il comporte en lui la potentialité de développer toutes les facultés humaines et donc la possibilité de comprendre l’émergence du Dieu de superstition.
A la base, il y a donc le conatus. Celui-ci est plus certain de se réaliser en société, à laquelle chacun cède une partie de sa puissance (son droit naturel d’exister). Mais cette cession est d’abord passionnelle, commandée par la crainte et la nécessité de survivre. L’ordre politique est donc une expression de la puissance naturelle. Pour Spinoza, et avant Hegel et Marx, quand on connaît la nature, on peut prendre des décisions en connaissance de cause. On sait que la nécessité nous produit d’abord sans nous, nous conditionne, nous permet de constituer une individualité et une société. C’est seulement ensuite qu’intervient l’effort conscient parce que nécessaire pour organiser les circonstances et les conditions de notre reproduction. Mais les sujets qui obéissent aux lois par crainte, sont dans la servitude car ils ne comprennent pas qu’elles sont nécessaires par leur propre manière passionnelle de rechercher leur utile dans la violence. Néanmoins Spinoza pense qu’un État rationnel, où l’utile commun est réalisé et voulu par tous, est possible. La compréhension autorise l’autonomie et remplace la croyance en un Dieu révélé. La connaissance de la réalité et la place de l’homme dans cette réalité représente ainsi le préalable nécessaire pour toute action humaine rationnelle. L’effort pour affirmer l’existence s’exprime le mieux dans l’effort pour connaître le vrai dans la nature de notre nature.
Or, le peuple hébreu a renoncé à décider par lui-même quand il a transféré son droit à une autorité censée venir de Dieu. Ce renoncement s’inscrit aussi dans l’explication naturelle, dans la manifestation du conatus. En effet, le peuple hébreu s’est libéré de l’oppresseur et s’est uni dans sa haine. Pour maintenir cette union, la croyance superstitieuse a constitué le ciment de l’État. La démocratie a vu le jour en même temps qu’elle a vu sa fin avec le libre consentement des Hébreux à l’obéissance à Dieu pour leur salut, dans une illusion superstitieuse. Ils ont ainsi adhérer librement à leur esclavage en croyant augmenter la puissance de leur conatus. La tâche de la philosophie s’inscrit bien dans la libération par le savoir : « l’ignorance de la nécessité passionnelle qui les a conduits à lier “conatus” et divinité anthropomorphe s’est intériorisée en conscience de liberté, de libre choix d’obéissance à un Dieu posé comme centre autonome de volonté, et non pas connu comme produit de mécanismes complexes de projection-inversion du désir. La force de la nécessité passionnelle se convertit en force d’une conviction vécue comme libre au moment même de sa plus grande dépendance. » (Tosel p.196)
Chapitre 7 : Fin du miracle, fin du surnaturel
Le chapitre VI du TTP représente un tournant : de la critique de l’Histoire et de l’Écriture, Spinoza passe à la philosophie. Il critique à la fois la théologie rationnelle, celle de Maïmonide, laquelle doit se transformer en théorie scientifique de la nature, et la théologie sceptique de Calvin. Cette dernière rejette la rationalité, au sens où croire n’est pas connaître, mais reconnaître, en l’occurrence reconnaître Dieu et avoir une vie de soumission à Dieu. Croire en Dieu transcende la raison, est « autre ». Pour les calvinistes, l’appel à la raison, l’identification de la puissance de Dieu à la nature, le recours aux lois naturelles, sont des manifestations de la « chair » corrompue et de l’orgueil humain. De là, la possibilité du miracle qui n’a rien à voir avec la rationalité et qui est rupture avec l’ordre naturel. La croyance au miracle est croyance au fait même de la révélation, car il atteste l’action de Dieu. Or pour Spinoza, cette croyance est liée au processus de formation du conatus par la force de l’imagination et guidé par la crainte. Ainsi, cette croyance est foncièrement « désir d’être le plus aimé de Dieu », d’être voulu « comme cause finale en vue de laquelle Dieu a créé et dirige continuellement toutes les choses » (Chap.VI TTP). Aussi celui qui croit à un Dieu maître de l’Histoire et maître de la Nature aliène sa force productive dans une fiction et ne peut vivre que sous le joug d’un Autre qui n’est que son propre produit mystifié. Le Dieu maître de la Nature et de l’Histoire représente la figure circulaire de la superstition. En effet, penser que Dieu puisse intervenir dans la nature et dans l’Histoire en violant les lois de la nature, c’est penser une absurdité : « tout ce qui est contraire à la Nature est contraire à la Raison, et tout ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit être rejeté en conséquence » (Chap.VI TTP). À propos des événements, « il faut entendre en réalité que cela est arrivé conformément aux lois et à l’ordre de la Nature, non du tout, comme le croit le vulgaire, que la Nature a pour un temps cessé d’agir et que son ordre a été interrompu » Ibid. C’est pourquoi la théologie rationnelle et la théologie sceptique doivent laisser la place à la science de la nature, laquelle enveloppe la recherche de notre utile propre, qui elle-même renforce la diffusion du savoir, qui à son tour permet l’augmentation de notre puissance d’exister.
Chapitre 8 : Le problème de la spécificité chrétienne
Le christianisme se distingue du judaïsme en ce sens qu’il a donné naissance à des apôtres non à des prophètes. Les premiers ne se réclament pas de Dieu, mais du Christ, et dispensent un enseignement moral universel, que sont justice et charité. Ils supposent en outre la libre reconnaissance de la parole de vérité , à l’inverse du judaïsme qui hait la pensée et qui est absolument dogmatique. Mais ce sont les apôtres, en particulier Paul, qui sont à l’origine de la confusion entre théologie et philosophie. En effet, si l’amour passionnel de Dieu a une grande portée pratique, il n’a aucune valeur théorique. Les apôtres croient à l’Incarnation et à la Résurrection, croyances qui sont contraires aux lois naturelles et qui relèvent de la superstition. Les chrétiens obéissent par passion, non par contrainte et terreur, mais comme les juifs ils ont un rapport superstitieux à la vérité. Pour Spinoza, le Christ n’est pas Dieu. Il comprend la résurrection comme une régénérescence spirituelle et comme passage d’une vie de passion et de soumission à une vie libre centrée sur la connaissance.
Aussi Spinoza est-il en accord avec le Christ, mais pas avec la doctrine chrétienne interprétée par les apôtres qui ont sacralisé le conatus, sans comprendre que la véritable actualisation de la justice et de la charité passe par la dimension politique. Les chrétiens ont soumis le pouvoir politique au pouvoir théologique. Or, pour Spinoza obéir à Dieu, c’est connaître la justice et la charité, lesquelles doivent être déterminées par l’État, après la libre expression du jugement de chacun sur l’utile propre. Justice et charité sont des principes à partir desquels l’obéissance à Dieu est obéissance aux lois positives ; aimer son prochain, c’est accomplir les lois qui déterminent l’utile public. Pour le philosophe rien n’est sacré pour l’homme que la puissance de vivre et de bien vivre ensemble. C’est pourquoi si les raisons du croyant ne sont pas des raisons adéquates, elles justifient néanmoins une attitude pratique raisonnable. Le problème est alors d’obtenir des chrétiens la laïcisation de leur foi et l’acceptation de la confrontation des idées. Il faut revenir à un christianisme évangélique, celui prêché par le Christ, mais qui n’a jamais existé. Spinoza dit que le Christ est le premier philosophe, ce qui permet aux croyants de fortifier leur désir de raison, tout en étant rassurés dans leur foi car il demeure fondateur religieux. Cependant, la théologie et la philosophie ne peuvent s’accorder, car elles sont contradictoires. Aussi, la christologie spinoziste n’est-elle qu’une construction ad hoc, dans l’économie du TTP, nécessaire pour fonder « la loi catholique universelle ».
Chapitre 9 : De la foi pratique à la refondation politique
Le TTP a pour visée dernière le politique, le bien vivre ensemble. Cela n’est possible que si les croyants acceptent de considérer leur croyance comme une opinion qui peut accepter la discussion critique. C’est là toute la démarche du TTP : l’ontologie qui s’édifie sous nos yeux doit à la fois se déterminer en politique de puissance démocratique, tout en amenant le croyant raisonnable soit à devenir philosophe et à former l’idée adéquate de Nature en prenant mesure de la superstition ; soit à demeurer croyant raisonnable mais en pouvant conclure que la spéculation théologique sur Dieu est nulle, sa foi se limitant à la certitude .
Il s’agit donc de passer d’une obéissance servile et aveugle à un Dieu d’amour, instance extérieure reconnue plutôt que connue, projection de notre puissance collective, à la véritable connaissance de Dieu, c’est-à-dire à la science de la nature. Le chapitre XVI du TTP achève ainsi la théorie de la puissance de la nature en une théorie de la nature humaine et de ses possibilités, qui pose les fondations  autonomes de notre puissance collective. Dieu, ou la nature, s’exprime à travers chaque réalité dont le droit est une part de la puissance qui lui est impartie par la puissance de la nature. Aussi, le sage et l’ignorant détiennent-ils le même droit souverain de nature et « le droit [naturel] de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (chap. XVI TTP). Cela explique que les individus les plus puissants peuvent se soumettre les moins puissants. Dans cette socialité primaire, les hommes sont dominés par le désir et la puissance dans leur affirmation immédiate. Cependant face à la nécessité de la reproduction humaine et à la confrontation nécessaire à la nature, les hommes doivent coopérer, même s’ils cherchent à tourner à leur propre avantage les forces de la collaboration. Comment alors passer de cet ordre naturel à un ordre politique voulu et conscient ? Par un pacte de création et d’adhésion au droit et à l’État. Mais ce pacte n’est pas « contractuel », absolument conscient, mais est le produit d’une nécessité, d’un mécanisme lui-même naturel et passionnel. C’est une création de fait. Aussi, l’État n’est-il pas encore une affirmation pleinement rationnelle des conatus et ne représente pas encore l’exercice autonome de la vie rationnelle pour tous, but dernier de l’État. Cependant, Spinoza ne renonce pas à la vraie connaissance et à l’amour de Dieu, connaissance qui humanise complétement les hommes parvenus à la connaissance de la nature et d’eux-mêmes au sein de cette nature. Tosel affirme même que « une société de sages est la visée immanente de la nature » (p.284). Or la nature n’ayant aucune finalité, ne vise rien. Que les hommes tendent à une société d’hommes sages s’inscrit dans la nature, est nécessaire, mais sans que cela soit le produit d’une intention. Toutefois, au-delà de la sécurité, l’Etat (en tant que produit humain et donc voulu en quelque sorte) a pour finalité de permettre le développement de la connaissance, d’où la nécessite de la libre discussion, « et avec elle, celui d’une socialisation supérieure qui surgisse comme communion de droit et de pouvoir librement consentie, rationnellement développable en une société de savoir (savoir de la nature et de la nature humaine elle-même) » (Tosel p.285). La fondation de l’ordre politique est donc dans son essence démocratique. Les citoyens doivent pouvoir s’y reconnaître et satisfaire leur conatus : l’État doit faire droit au droit naturel de chacun, sinon ils lui retireront leur confiance. Le but de l’État n’est pas seulement la sécurité, mais d’abord la liberté. Et même si c’est la passion qui motive la démocratie, les hommes finissent par comprendre que « tous sont tenus d’obéir à eux-mêmes, et non à leurs semblables » (chap. V TTP). Aussi, Spinoza enjoint-il les Régents à prendre position pour la démocratie et à élargir la République aux conatus des masses pour renforcer le système des lois. En effet, pouvant s’exprimer sur leur utile propre sous la domination de la loi  de « justice et charité », l’État peut élaborer des lois et prendre des décisions, « établir des institutions faisant que, les hommes, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés » (chap. XVI TTP). La  se prolonge en politique, le mécanisme producteur de l’obéissance servile se transforme en obéissance voulue, la fin de la servitude est alors possible.
Conclusion : Théorie et transformation du champ théologico-politique
 Tosel termine son commentaire en énonçant 12 thèses qui récapitulent la démarche du TTP :
1.       Il n’existe pas de théorie religieuse de la religion.
2.       La religion a une fonction symbolique de constitution du monde à partir de la constitution collective des conatus humains, mais cette première sociabilité est faible, déchirée par l’intérêt privé et repose sur la superstition.
3.       Mais elle a une fonction pratique de consécration religieuse de la puissance politique, en ce sens elle a une fonction idéologique.
4.       Elle différencie donc le pouvoir politique en pouvoir religieux, ce qui affaiblit les conatus, le développement intellectuel et accentue le mépris pour la science et la philosophie = théocratie barbare et existence serve : « des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes » (Chap. XVII TTP).
5.       La Théocratie renie sa fondation démocratique en enchaînant la puissance collective des conatus à un groupe dominant.
6.       Cet ordre idéologico-symbolique contribue au maintien de l’ordre politique.
7.       Aussi, le pouvoir politique n’est alors fort que s’il reçoit l’aval et le soutien du pouvoir religieux.
8.       Ainsi, l’appropriation du monopole de l’interprétation du sens est en corrélation directe avec l’appropriation du pouvoir politique et des conditions d’existence.
9.       Dans ce contexte, il ne peut y avoir d’État sans Église et d’Église sans État : « A l’État qui confisque le conatus de la masse dans un appareil séparé correspond une Église qui se constitue en appareil d’interprétation légitime, qui se sacralise tout en sacralisant l’État qu’elle aide à constituer, tout en le contestant » (Tosel p.305).
10.   C’est la dialectique interne pour l’appropriation du monopole de l’interprétation légitime des besoins économico-idéologiques des conatus qui permet de comprendre l’extraordinaire efficacité de la religion.
11.   Enfin, il existe deux religions : une orthodoxe et une hérétique (au travers des sectes). Celle-ci revendique l’autogestion religieuse du monopole d’interprétation, et donc l’autogestion pratique et politique. L’Église orthodoxe s’allie donc à l’État pour garder le monopole religieux.
12.   Il faut alors neutraliser la dialectique orthodoxie/hérésie en mettant en place un Etat qui n’aura pas besoin de l’Église, et mettre ainsi fin à l’âge théologico-politique en libérant notre puissance collective, en pensant ses conditions d’institution, comme le fait le TTP.
Toutefois, reste un problème non négligeable : comment articuler le savoir séparé de la politique et l’ignorance de la multitude, laquelle doit cependant former des opinions justes et avoir des conduites raisonnables en matière politique ? Formé d’individus qui ne commencent pas par saisir et connaître leur utile vrai, mais qui ne peuvent pas ne pas le chercher, l’État naît de cette recherche et exige ce savoir. Le TTP transgresse l’ordre symbolique en intégrant les lois naturelles et les lois de la nature politique en un même corps : le conatus peut alors se développer à sa pleine puissance. Le temps des prophètes est révolu, commence le temps de la philosophie.
La pensée de Spinoza est révolutionnaire : révolutionnaire sur le plan théorique et sur le plan politique (sous forme d’État libéral, non absolutiste et anti féodal). En effet, savoir de la nature et savoir politique, libération du désir et constitution d’une  pacifiée dans un Etat non transcendant, font cercle.
Les derniers chapitres du TTP (XIX et XX) établissent la liberté de penser et le fait que l’État n’existe et n’est puissant que dans l’absolue libre reconnaissance par les sujets qui en sont aussi les citoyens actifs. Le radicalisme théorique de Spinoza s’appuie sur une stratégie progressive, soucieuse de reconstruire pas à pas le nouvel édifice de la société humaine, après avoir détruit les chaînes de la servitude.

lundi 30 juin 2014

Hobbes lu par Benoit Spinosa

Benoît Spinosa : Hobbes, Les belles lettres, 2014, collection « Figures du savoir », 19€
Benoit Spinosa, professeur de philosophie en première supérieure à Aix-en-Provence consacre à Thomas Hobbes un ouvrage concis, mais au plus haut degré utile pour qui s’intéresse à cet auteur souvent cité et finalement méconnu. De ce puissant penseur né en 1588 et mort en 1679, contemporain des guerres qui ont ensanglanté l’Europe et de la première révolution anglaise, on ne retient souvent que les chapitres XIII à XVII du Léviathan : puisque l’homme naturellement est un loup pour l’homme, l’État est nécessaire pour assurer la paix et cet État exige des citoyens une obéissance absolue. Spinosa nous montre combien cette vision est réductrice et même fausse. Il y a chez Hobbes un projet philosophique global qui s’enracine dans la vision nouvelle du monde qui émerge au début du XVIIsiècle. Déclin de la culture humaniste au profit de la recherche scientifique d’une vérité qui trouve à se formuler mathématiquement, c’est ce qui se joue avec Galilée dont le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632 et traduit en latin en 1635 constitue l’expression marquante. Hobbes pense à partir des mathématiques à travers la construction des Éléments d’Euclide et à partir des concepts galiléens. Mais Spinosa ne se contente pas de généralités. Il analyse précisément la transformation que subit la perception visuelle et tout ce qui en découle.
Quel est l’objet de la philosophie de Hobbes ? Pour Spinosa, il n’y en a, en vérité, qu’un seul : le corps (47) et la pensée de Hobbes s’ordonne à partir de cette ontologie du corps. « Hobbes soutient que tout est corps, que le dualisme est une illusion, qu’“être incorporel” est une contradiction logique, une absurdité linguistique et une impossibilité ontologique » (52). Spinosa souligne l’intérêt et la pertinence des objections que Hobbes adresse aux Méditations métaphysiques de Descartes. Cette ontologie du corps est évidemment cruciale quand il s’agit de penser le rapport des corps naturels aux corps artificiels. Il y a bien sûr les corps machiniques que les hommes construisent à l’imitation des animaux et le corps politique.
Il y a aussi chez Hobbes une théorie du langage dont on ne saisit pas toujours l’importance et la subtilité. Cette théorise s’articule autour des concepts de signe et de marque. Là encore, il souligner la spécificité de la pensée hobbesienne : « Expression seconde de la pensée chez Descartes, le langage est chez Hobbes, l’acte inaugural de la raison par lequel la philosophie se présente comme science.
Il y a enfin une doctrine de la science. Spinosa souligne le paradigme galiléen de la philosophie hobbesienne de la science. C’est aussi le primat de la géométrie qui est ici explicité. Mais c’est seulement quand on saisit bien la conception d’ensemble de la pensée de Hobbes que l’on peut aborder sa pensée proprement politique. Faute de quoi, celle-ci reste obscure et l’on commet sans sourciller les pires contresens.
Je ne développe pas ici le propos de Spinosa sur l’état de nature, l’état civil et le problème de la souveraineté. Disons seulement que l’auteur fait justice des préjugés courants. Non, Hobbes n’est pas un défenseur de l’absolutisme et un ennemi de la liberté ! On retiendra la présentation que Spinosa fait de la loi de nature et des lois dérivées. Loin d’une apologie de la tyrannie voire du « totalitarisme », la philosophie politique de Hobbes essaie de penser rigoureusement la possibilité de la liberté dès lors que le pacte social est conclu et que l’on admet que l’existence d’un pouvoir souverain est le seul garant du respect des conventions et de la possibilité d’échapper à la crainte de la mort violente.
Il faudra encore signaler les utiles éclaircissements que l’ouvrage de Benoît Spinosa apporte sur la religion de Hobbes et l’articulation du pouvoir civil et religieux. Sans oublier l’utile glossaire qui clôt l’ouvrage. Au total donc, un travail fort utile aussi bien pour l’étudiant que pour l’honnête homme et une incitation à lire ou relire Hobbes pour sortir des oppositions figées que les manuels de philosophie pour classes terminales ou des traités de sciences politiques ont largement imposées.
Denis COLLIN. Le 30 juin 2014

samedi 7 juin 2014

La condition nucléaire

Un livre de Jean-Jacques Delfour

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Bibliothèque
Par Denis Collin, le Lundi 12 Mai 2014, 15:46 - aucun commentaire - Lu 4142 fois
Jean-Jacques Delfour La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité. Éditions L’échappée, ISBN 978-29158307-9-8 – Prix : 15€Avec son essai sur La condition nucléaire, Jean-Jacques Delfour fait œuvre véritablement utile. En disciple de Günther Anders, il conçoit la philosophie comme une art de combat. Il s’agit en effet de porter le fer là où la modernité a ouvert les plaies les plus profondes. « Ma contribution n’est ni historique, ni sociologique, ni diplomatique, ni technologique, encore moins industrielle. Dans le sillage de l’important travail du philosophe allemand Günther Anders, elle propose une hypothèse philosophique nouvelle : une articulation du nucléaire avec la jouissance technologique de la pulvérisation du réel, la jouissance politique de la domination et la jouissance capitaliste de la production-destruction. » (41) Le parti-pris, pleinement justifié, de Jean-Jacques Delfour est qu’il n’est nul besoin d’être un spécialiste pour traiter de la condition nucléaire, car il s’agit fondamentalement d’une question  : « le problème de la civilisation technique et industrielle revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques ? » (34).

L’événement déclencheur, c’est la catastrophe de Fukushima. Mais ce ne fut qu’un révélateur, le troisième après Three Mile Island et Tchernobyl. Mais cette catastrophe semble n’avoir aucune conséquence sur la classe dirigeante des « nucléocrates » et des « nucléologues » : l’impunité historique,  et politique est pour le moment totale, et l’appartenance à une classe stratosphérique qui domine et traverse les États verrouille ce qui dès lors apparaît comme une invulnérabilité réelle. » Les nucléologues sont dans le déni massif de la réalité qui s’accompagne d’une stratégie de dissimulation. La valeur de l’individu est anéantie : « La valeur de la vie humaine du travailleur, sous régime capitaliste, est proche de celle du soldat sous régime de dictature. Le danger de mort est si grand, l’angoisse de mort si élevée, que la tolérance psychique à la présence de cette puissance de faire mourir exige de diminuer en proportion et de manière défensive la valeur de la vie humaine singulière ». (228) C’est pourquoi la condition des travailleurs du nucléaire est maintenue dans « l’invisibilité » (258).
Alors que le débat public (si on peut nommer ainsi l’absence de tout débat sérieux) est cantonné à la petite camarilla de ceux qui se disent « compétents », Delfour met les pieds dans le plat et montre l’incompétence foncière des ingénieurs du nucléaire : « ils ont conçu et fabriqué une machine nucléaire mais ils ignorent totalement quoi faire en cas d’accident grace, c’est-à-dire hors limites. » (65) Il ajoute : « Mutatis mutandis, ils sont plus incompétents que les ouvriers d’un garage. S’il faut changer le moteur d’une bagnole dont les cylindres sont endommagés, les garagistes savent comment faire. Si la cuve d’un réacteur nucléaire est percée et si le combustible déborde à l’extérieur, les nucléologues pratiques ne savent aucunement ce qu’il faut faire. » (66) Mais Delfour ne s’en tient pas à ce constat en lui-même déjà terrifiant. Il en cherche les racines dans « la demande civilisationnelle de surexcitation. » (75)
La condition nucléaire est en effet la condition de l’homme dans la civilisation capitaliste d’aujourd’hui, théâtre d’une « invasion massive par les êtres atomiques » (79). Le risque (dont on bassine les oreilles à tout propos, sauf précisément à propos du risque nucléaire) ne concerne pas seulement les victimes potentielles mais aussi les « agitateurs » d’êtres radioactifs eux-mêmes. Comprendre pourquoi les nucléocrates et leurs alliés prennent ce risque, dont ils affirment par avance qu’ils ne répondront jamais, cela demande d’aller aux principes mêmes de la vie sociale et économique dans le « capitalisme tardif ». Et ce principe est celui de la jouissance : « Créer un élément physique, extrêmement dangereux, mortel, explosif, recelant une énergie colossale et fascinante, qui dure des milliers d’années, n’est-ce pas là une jouissance extraordinaire ? » (81) Plus loin, Delfour note que « les technologies de surexcitation proposent une forte jouissance et donc une souveraineté dépendante qui demande toujours plus de puissance afin de compenser cette dépendance qui s’accroît à l’égard de l’objet technologique. » (131)
Cette analyse permet d’écarter toutes les distinctions subtiles entre nucléaire militaire et nucléaire civil. Delfour montre qu’il s’agit de la même jouissance. Du reste, personne ne peut affirmer que le danger d’une guerre nucléaire est écarté. On pourrait trouver dans la montée des tensions entre les grandes puissances (Russie, bloc américano-européen, Chine) et les moyennes puissances dotées de l’arme nucléaire de nombreuses raisons à l’appui de l’analyse de Delfour. Mais c’est la chaîne qui va du nucléaire militaire au consommateur de la bonne fée électricité qui intéresse Delfour. Ainsi « la nucléarité est un fait social global. Autrement dit, la condition nucléaire est la structure objective du monde, aucunement une notion fumeuse et absconse sortie du cerveau dérangé de quelque philosophe abstrus. » (93) Elle est un des aspects de ce que Günther Anders appelle « l’obsolescence de l’homme » : « Le message adressé aux êtres humains par les machines nucléaires est le suivant : « Votre existence est superflue, vous êtes éliminables. » Ce message croise celui qu’énoncent les technologies sophistiquées implantées dans le procès de travail : votre existence est inutile puisque votre activité peut être réalisée par des machines. » »(125)
La dimension politique de cette condition nucléaire en est l’expression la plus crue : « La centrale nucléaire est un objet tyrannique qui exige une dictature en amont (pour être imposée) comme en aval (en cas de danger majeur). » (105) Le lien est clair entre la destructibilité potentielle de l’humanité qui est au cœur du sytème totalitaire et l’âge atomique. L’âge atomique n’est que l’extension, avec les moyens techniques enfin disponibles, de tout ce qui s’est développé pendant le 20e siècle : « la puissance potentiellement génocidaire de l’agitateur d’êtres radioactifs oriente le pouvoir politique vers le despotisme et tend à accentuer la concurrence de la politique comme fomentation de la mort avec la politique comme favorisation de la vie. » (192) Et sur ce plan des pays démocratiques se conduisent comme des pays totalitaires (243). L’âge nucléaire porte en lui une des caractéristiques du système totalitaire : il est antipolitique. « Ainsi le nucléaire, non content d’être antidémocratique est en réalité antipolitique. Il devrait donc disparaître dans les régimes libéraux. C’est la raison pour laquelle un État nucléaire tend inévitablement à devenir une dictature, c’est-à-dire un régime qui tient le risque d’être tué pour parfaitement banal. » (196)
Si Jean-Jacques Delfour fait sienne la maxime d’Anders, « inquiète ton prochain comme toi-même », il refuse aussi bien le fatalisme nucléaire que la croyance selon laquelle tout est perdu. S’appuyant sur les travaux de Lewis Mumford, Delfour milite pour favoriser les techniques de la vie contre les agitateurs d’êtres radioactifs. Ce qui impliquerait une transformation radicale de la situation présente, une véritable révolution des rapports sociaux de production qui exigerait qu’on mette un terme à désinhibition par rapport aux contraintes environnementales qui a marqué le triomphe de l’âge industriel. Delfour ne fait qu’indiquer quelques pistes, mais le philosophe n’a pas vocation à être un « ingénieur social ». C’est seulement en s’appuyant sur les forces de la vie que de nouvelles techniques et de nouveaux rapports de production pourront être inventés.
Au total donc, un livre important qui nous rappelle ce que doit être la fonction authentique de la philosophie, penser la réalité et en mettre à nu les contradictions. Loin d’une philosophie « minimaliste », loin des polémiques universitaires sur l’interprétation des auteurs canoniques, ce livre trace implicitement le plan de travail d’une philosophie véritablement pratique.
12 mai 2014. Denis Collin


Philosophie politique par Éric Weil

Dans la grande tradition de la philosophie allemande de Kant et Hegel, Éric Weil a tenté de construire un pensée philosophique systématique. De la Logique de la philosophie (1950) à sa Philosophie politique ((Librairie Philosophique Jean Vrin – 1ère édition 1956 – 262 pages) et sa Philosophie  (1960), il fait vivre une pensée classique qu’on aurait pu penser enterrée, après que les héritiers de Hegel, de Marx à Kierkegaard, ont annoncé la fin de la philosophie systématique, voire la fin de la philosophie tout court.

La 

La philosophie politique prend son point de départ dans la , car “ la question du sens de la politique ne peut se poser que pour celui qui a déjà posé celle du sens de l’action humaine ”. Il faut comprendre politique, ici, dans son sens traditionnel, celui qui considère les structures essentielles de la vie en commun des hommes. La politique fait partie de la philosophie, en tant “ pensée de l’action raisonnable ”.
Bien que différentes et autonomes l’une par rapport à l’autre, politique et  forment une unité. D’une part, toute théorie sociale contient, au moins implicitement une définition du bien sur le plan politique. D’autre part, toute  doit nécessairement se réaliser dans des conditions sociales réelles, à chaque fois particulières. Opposer  et politique, c’est interdire toute effectivité à la . Si “ la  est première dans l’ordre de la connaissance pour l’individu ”, c’est parce que “ la politique l’est dans celui de la réalité. ” La  donne naissance à l’idée d’un droit naturel universel. Pourtant la  qui s’occupe des intentions ne peut être confondue avec le droit qui ne s’intéresse qu’aux actes.
Si la  est un travail de l’homme sur lui-même, elle se fixe pour tâche l’éducation de l’homme, c'est-à-dire le “ dressage de l’animal dans l’homme. ” L’éducation, qui inclut l’instruction, amène l’individu au “ point de départ d’une réflexion  personnelle sous la seule autorité de la raison. 
Lire chapitre I, §18-19 la question de l’éducation.

La société

A l’inverse de la  qui concerne l’individu, en lui-même et dans ses relations avec les autres individus, la société se présente comme un mécanisme dans lequel l’individu est pris. Ce mécanisme social est défini, d’une part, par la lutte avec la nature extérieure, d’autre part par la rationalité. La société est l’organisation du groupe humain dans la lutte avec la nature extérieure. C’est ainsi que “ l’individu est, en ce premier sens, le produit de la société, dans son individualité comme dans son existence. ” Le travail organisé rationnellement est le trait fondamental de la société.
La société a besoin de l’éducation qui doit tenir compte des désirs historiques des individus, mais aussi maintenir vivants ces désirs. La société qui est “ matérialiste ” par définition doit, à la fois, avoir des membres intéressés – “ un individu désintéressé serait inutile, voire dangereux ” – et contenir l’égoïsme des individus.
La société est ainsi travaillée par une contradiction. La maxime de l’action  pour un individu libre et responsable est celle de l’universalité de la loi , de l’égalité tous les individus. Or cette maxime entre en contradiction avec les règles de conduite de la société du travail : “ la société prescrit la compétition entre des individus inégaux et qui ont pour seul intérêt d’accuser leur inégalité : il faut éviter de faire pour autrui ce qu’on désire qu’autrui fasse pour nous et ne pas subir ce qu’on veut lui faire subir. ”
Lire Chapitre II, §30, sur la fonction de la philosophie et du philosophe.

L’État

“ L’État est l’ensemble organique des institutions d’une  historique. Il est organique par le fait que chaque institution présuppose et supporte tous les autres en vue de son propre fonctionnement, et que, pour leur fonctionnement, chaque institution est présupposée et supportée par toutes les autres. ”
L’État n’est pas une invention mais le résultat d’un processus historique d’organisation de la . Il est le moyen par lequel la  peut délibérer, prendre des décisions et agir. Ainsi, l’État ne peut pas être réduit à ses fonctions répressives et s’il a rapport avec la violence, la raison en est que “ c’est par la violence que la raison et la liberté se sont imposées aux groupes traditionnellement dominants et qu’elles ont “informé” des masses jusqu’alors politiquement amorphes et inexistantes, auxquelles les tyrans ont fait appel pour s’appuyer sur elles dans leur lutte contre les pouvoirs traditionnels. ” L’État permet la réconciliation de l’individu moral et de l’efficacité sociale.
L’État moderne repose sur l’universalité de la loi devant laquelle tous les individus sont égaux. Mais cette universalité et cette égalité ne signifient pas nécessairement justice. La loi “ crée l’inégalité en même temps qu’elle crée l’égalité : sont égaux ceux qui portent le même masque, jouent le même personnage du droit, se trouvent dans des situations que la loi définit comme identiques. ”
L’État moderne suppose une administration, appareil de l’action de l’État. L’administration est la “ conscience technique (rationnelle) de l’État ”. Mais pour cette raison, l’État ne saurait s’identifier à l’administration car il ne saurait se réduire à la seule “ pensée rationnelle et calculatrice ”. Ainsi “ l’administration constitue le point d’insertion du politique dans le social, du raisonnable dans le rationnel. ”
Les problèmes essentiels de l’État moderne sont liés à la réconciliation de la justice et de l’efficacité et à la nécessité de les concilier tous les deux avec la raison. Ici sont englobés les problèmes liés au sentiment national et aux fonctions du nationalisme ainsi que ceux de la justice sociale. Toutes ces questions ne peuvent, cependant, trouver de solution que si l’État est un État éducateur.
Sur la définition de l’État constitutionnel, lire chapitre III, §37. Tout le C. de ce chapitre mérite d’être lu, particulièrement sur les droits de l’homme et les ambiguïtés qu’ils recèlent.
Au total, Philosophie politique est un ouvrage dense, pénétré des hautes exigences morales et, en même temps d’un réalisme constant : la  n’a de sens que si elle peut devenir effective, c'est-à-dire si elle se réalise dans une  apte à délibérer et à agir. Les considérations finales qui renouvellent la question kantienne de l’ordre cosmopolitique et de l’État mondial montrent que cette pensée, à l’écart des modes, se révèle à la hauteur des problèmes contemporains.


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...