mardi 2 décembre 2014

Vico et la critique du cartésianisme

Giambattista Vico a été présenté dans le livre de Zeev Sternhell, Les anti-lumières, comme l’archétype, avec Herder, des philosophes du XVIIIe siècle opposés aux Lumières. Il appartiendrait à un courant « irrationaliste » et fondamentalement réactionnaire. On ne peut commettre plus grave méprise sur le philosophe napolitain, auteur de la Scienza Nuova, trop inconnu en France. Au contraire de Sternhell, Jonathan Israël, dans Les Lumières radicales, le situe dans le courant critique des Lumières, dont Spinoza est la première figure emblématique. Si l’on peut être moins tranché de Jonathan Israël, il reste que l’œuvre de Vico, loin d’être anti-moderne, préfigure à bien des égards les penseurs du siècle suivant, comme Hegel et Marx (qui le cite chaleureusement). Il ouvre la voie à cette « science nouvelle », à la fois anthropologique, historique et sociale qui se déploiera bien tard. Il esquisse non pas un refus de la science mathématisée dont Galilée, Descartes et Newton ont jeté les bases, mais une critique au sens de la délimitation du champ de validité. En ce sens, il reste notre contemporain. Nous nous concentrons dans le présent article sur la critique de la méthode de Descartes, la critique de cette « nouvelle critique » qui n’est peut-être pas tant l’œuvre de Descartes lui-même que la vision dominante du cartésianisme tel qu’il a été reçu dans l’Europe des Lumières.

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Dans l’ouvrage consacré à La méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum ratione), daté de 1708, Giambattista Vico prend la défense de la culture humaniste contre le vent nouveau, essentiellement cartésien, qui fait de la rigueur mathématique et de la vérité scientifique la règle absolue. En fait, cet apparent manifeste contre la modernité pose les jalons d’une critique très moderne de la modernité cartésienne.
Le texte commence par une sorte d’apologie de la science moderne, celle qui se fonde sur les développements des mathématiques et de leur application systématique à la physique et avec cela des aides apportées à la médecine par cette nouvelle physique. Mais Vico considère que ces progrès ne doivent pas faire perdre le sens de la mesure. La finitude de l’homme implique que son savoir ne peut être qu’un savoir humain, nécessairement imparfait. Et c’est, du reste, cette imperfection et cette limitation de l’homme qui exigent une méthode des études entendue comme méthode pour former les esprits et d’abord les esprits des enfants et des jeunes gens qu’on ne peut d’emblée traiter comme s’ils étaient des adultes. Ce que Vico nomme « la nouvelle critique » (nova critica), appellation sous laquelle il désigne le cartésianisme, et dont les effets scientifiques sont jugés indiscutablement positifs, présente néanmoins de graves inconvénients.
Vico commence par critiquer l’exigence d’une « vérité première » (le cogito cartésien). De la méthode cartésienne, il refuse la récusation de tout ce qui pourrait n’être pas tout à fait certain, car cela conduit à rejeter « les choses vraisemblables comme si elles étaient fausses » et à méconnaître radicalement les principes mêmes de l’éducation. Vico pourrait ici suivre une indication de Bacon, un des auteurs modernes qui l’ont le plus influencé : « Dans les spéculations, si l’on commence par la certitude, l’on finira par le doute ; si l’on commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps, l’on finira par la certitude. » On pourrait croire que Bacon ne dit pas autre chose que Descartes. Mais c’est en fait l’exact opposé. Chez Descartes, on ne commence pas par le doute pour aller à la certitude, mais, au contraire, on part de la certitude du « cogito » pour produire d’autres certitudes (celle de l’existence de Dieu, etc.). Si Vico semble, au début, mettre dans un même camp les modernes, Bacon autant que Descartes, en réalité, c’est parce qu’il est un lecteur de Bacon dont il comprend assez clairement la méthode, qu’il engage cette critique du cartésianisme. Non pas une critique des modernes en général, mais une critique de l’un des courants des modernes et une prise de parti pour l’autre, qui a tant eu de prolongements dans la philosophie anglaise empiriste.
Dans l’éducation, telle que Vico la défend, il s’agit de forger le « sens commun », faute de quoi elle produira des jeunes gens arrogants – ceux qui sont certains de détenir la vérité dès le début, au moment où il faudrait douter. Or, si l’erreur naît des choses fausses et la science des choses vraies et le sens commun du vraisemblable, les exigences du cartésianisme risquent fort d’étouffer le sens commun, c’est-à-dire celui du vraisemblable. Celui-ci est non seulement une règle de prudence mais aussi une règle de l’éloquence[1]. La prudence doit être entendue dans son sens traditionnel – notamment dans la philosophie antique – de règle pré-rationnelle, presque intuitive, qui permet à l’homme de distinguer ce qui lui est utile et ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Ce pourrait être « l’opinion droite » de Platon. Mais c’est aussi tout simplement le genre de connaissance qui rend la vie possible, précisément parce qu’il nous est impossible d’avoir en toutes choses une science absolument certaine. Et c’est à cette vraisemblance que la Science Nouvelle fera une très large place.
Que le sens commun fondé sur le vraisemblable soit utile à l’éloquence, c’est tout aussi évident : pour convaincre son auditoire de la vérité de son propos, l’orateur doit être capable d’en montrer la vraisemblance. Loin d’opposer le vrai et le vraisemblable, il faut les considérer comme complémentaires. Loin de rejeter l’aristotélisme, comme le fait Descartes, Vico s’appuie sur la distinction que fait le Stagirite entre les raisonnements parfaits, ceux de la science au sens strict et les argumentations dans les choses seulement probables qui forment l’objet des Topiques.
Enfin, pour Vico, l’éducation ne peut d’un bond emmener l’esprit aux sciences les plus abstraites ; elle doit s’appuyer sur l’imagination (phantasia) qui est la force innée de l’esprit humain et cultiver la mémoire. L’imagination, dira encore Vicoun peu plus tard dans De l’antique sagesse de l’Italie, « est la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant, nous façonnons les images des choses. »[2]
La méthode cartésienne est accusée d’affaiblir les esprits exercés dans les arts de la mémoire, en même temps que tous ceux qui mettent en œuvre l’imagination : éloquence, peinture, poésie.
Les anciens évitaient ces désavantages : pour presque tous, la géométrie était la logique des jeunes gens. En fait, imitant les médecins, qui suivent ce vers quoi la nature incline, ils enseignaient aux jeunes cette science qui ne peut être bien apprise sans une capacité aiguë de se former des images, afin qu’ils s’habituassent à la raison graduellement et lentement, selon l’inclination de leur âge, sans qu’aucune violence ne fût faite à leur nature.[3]
Le point précis sur lequel porte la critique vichienne est la prétention de Descartes de faire table rase de « tout ce que je tenais en ma créance » ou encore de tenir pour faux tout ce qui vient de l’imagination ou encore de se présenter comme s’il n’avait lu aucun livre (voir le dialogue sur La recherche de la vérité à la lumière de la raison naturelle). Certes, les détours méthodologiques de Descartes ne condamnent, dans l’absolu, ni la mémoire, ni l’imagination, ni même l’opinion commune, tenue pour guide dans les questions morales. Mais Vico ne fait pas une lecture, ligne à ligne, de Descartes, il prend uniquement pour cible sa conception de la vérité ou, du moins, la conception de la vérité issue du cartésianisme. Pour Vico, si la vérité peut être atteinte sans s’appuyer sur l’éducation mais seulement par l’exercice pur de la raison, toute l’histoire humaine est dépourvue de sens ! Il soutient, au contraire, que l’histoire humaine est l’histoire du progrès de la culture, d’une éducation progressive de l’humanité. Et cette éducation de l’humanité suit, au fond, les mêmes voies que celles qu’emprunte l’éducation de l’individu – un thème qu’on retrouvera chez Hegel. C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’insistance de Vico pour une éducation dans laquelle il faut se garder de toute violence faite à la nature des enfants et des jeunes gens. La bonne éducation consiste à connaître les avantages de la discussion des choses vraisemblables et la capacité d’user à bon escient de la méthode déductive (la « critique »). C’est précisément pour cette raison que Vico accorde la plus grande importance à la « topique », c’est-à-dire à l’art des discussions dans les choses seulement probables.
On peut ainsi résumer les étapes de l’éducation vichienne : enrichir son esprit par les arts de la conversation, affermir le sens commun par la prudence et l’éloquence, se renforcer dans la poésie et dans la mémoire pour les arts qui utilisent ces facultés de l’esprit, et, seulement après, apprendre la « critique ».
La critique de la méthode cartésienne débouche sur une thèse essentielle à la philosophie de Vico : la connaissance de la nature est incertaine et la seule et unique fin des arts est de nous rendre certains que nous agissons correctement. Vico insiste sur les inconvénients de l’introduction de la géométrie dans la connaissance de la physique. Le plus grand est, paradoxalement, que cette physique est inattaquable, parce qu’elle est déductive et qu’on ne peut mettre en cause l’une de ses déductions sans mettre en cause le principe lui-même. Elle interdit toute discussion tant qu’on n’est pas allé au bout des déductions, coupe, irrémédiablement, le lien entre la contemplation (non scientifique) de la nature et sa connaissance scientifique et, enfin, interdit de faire des liens d’analogies entre choses éloignées l’une de l’autre, ces liens d’analogies qui s’enracinent dans ce que la Science Nouvelle nommera « sagesse poétique ». Donc, la méthode géométrique en physique se trouve ainsi séparée de l’ensemble du mouvement de la culture et c’est là son inconvénient majeur. Il ne s’agit pas d’une critique de la géométrie, mais d’une critique de l’application de la géométrie à la physique au point de penser que nous serions presque dispensés du recours à l’expérience, dans une géométrisation complète de la réalité physique[4].
Après la méthode géométrique, Vico passe à l’analyse (c’est-à-dire l’application de solutions algébriques aux problèmes de géométrie) dont il conteste l’utilité pour la physique. La mise en équation de la physique lui semble un travail inutile fondé seulement sur des coïncidences fortuites. Aux cartésiens qui invoquent son utilité pratique, Vico rétorque qu’Archimède a construit des machines de guerre extraordinaires lors du siège de Syracuse tout en ignorant l’analyse. Et c’est sans l’analyse que Brunelleschi a construit cette merveille architecturale qu’est Santa Maria del Fiore à Florence. On ne peut guère être plus franchement à contre-courant de son époque et, évidemment, le développement de la physique va donner tort à Vico. Mais là encore, il faut comprendre ce que Vico défend, au-delà des prises de position brutales contre les Modernes. Il conteste vigoureusement cette science nouvelle dont la valeur de vérité se confond avec l’efficacité pratique technique. Les techniques algébriques sont sans doute nécessaires aux ingénieurs reconnaît d’ailleurs Vico, mais elles ne doivent venir qu’au second plan. Dans l’éducation des jeunes gens, c’est la mathématique des formes, la géométrie, qui doit être enseignée en premier. Autrement dit, ce n’est pas l’application technique de la science qui serait garante de sa vérité absolue.
De même Vico conteste l’utilité de la méthode cartésienne en médecine. La manière cartésienne de considérer le corps comme une machine conduit à accorder moins de place aux symptômes, aux règles pour conserver le corps en bonne santé, ou encore au lien étroit en médecine entre le corps et l’âme. Plutôt qu’aux lois de la physique et à leur certitude prétendue, il vaudrait mieux donner plus de place aux longues observations qui procurent des connaissances vraisemblables.
Plus grave, enfin, est le fait que la priorité donnée à la connaissance physique relègue au second plan la  et la jurisprudence (la science du droit) qui devraient avoir la première place.
Puisqu’aujourd’hui, l’unique but des études est la vérité, nous investiguons la nature des choses parce qu’elle nous paraît certaine, mais nous ne faisons pas de recherche dans la nature de l’homme parce qu’elle est rendue au plus haut point incertaine par le libre arbitre. Mais cette méthode des études produit chez les adolescents de tels inconvénients qu’ils ne réussissent pas ensuite à se comporter avec la prudence suffisante dans la vie civile, ni ne savent colorer le discours de caractère et l’enflammer autant qu’il suffit de passions.[5]
La méthode nouvelle, « cartésienne », éduque à la science mais non à la sagesse. Or dans les affaires humaines, c’est d’abord la sagesse qui est nécessaire et celle-ci n’a pas besoin de la rigidité des règles du physicien, mais au contraire de la « mesure flexible utilisée à Lesbos », cette règle de plomb malléable dont parle Aristote et qui s’adapte aux courbes des choses à mesurer.[6] La science sans prudence qui procède de la loi générale au particulier passe à travers les « tortuosités de la vie », alors que le sage les connaît et sait les suivre sans oublier de regarder vers le but éternel qui est le sien. Supériorité de la sagesse pratique donc sur la connaissance théorique selon la méthode mathématique.
L’opposition entre science et sagesse se double d’une discussion sur les deux types de discours, le discours scientifique qui ne manie que des termes abstraits, choisis pour leur précision et le discours éloquent qui sait user des images pour mieux toucher son interlocuteur. Opposition qui renvoie au génie des langues. Au fond, le cartésianisme est conforme au génie de la langue française mais ne convient pas à la langue italienne[7]. Vico ne soutient pas une conception relativiste de la vérité (vérité en-deçà des Alpes, erreur au-delà !) mais soutient qu’elle ne peut s’exprimer de la même manière dans toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. Dans ce domaine aussi l’universel doit être concret.
Si la « nouvelle critique » est désavantageuse pour la formation des jeunes gens, elle peut être utile à la poésie : la méthode déductive, permettant de tirer logiquement des conséquences de prémisses fausses peut produire des effets poétiques. Mais Vico ne s’en tient pas à cette formule qui pourrait sembler très ironique. La volonté de la vérité (« claire et distincte ») de la « nouvelle critique » rejoint finalement l’objectif du poète. Ce que le philosophe cherche avec sérieux, le poète l’enseigne en dilettante. On voit ici s’esquisser le thème de la « science poétique » qui prendra une grande place dans la Science Nouvelle. Mais alors que dans cette dernière œuvre, la science poétique est une étape d’un développement historique de la culture humaine, une étape qui, finalement, devra être dépassée, ici, ce qui distingue le poète du philosophe, ce sont les publics et les modes de conviction adaptés à des publics différents. Le philosophe s’adresse au public cultivé et il le peut faire avec des termes abstraits alors que le poète s’adresse au vulgaire et utilise pour ce faire des personnages et des actions.
À cette fin, les poètes s’écartent des formes quotidiennes du vrai pour en créer une d’une espèce encore plus excellente ; et ils négligent la nature incertaine pour suivre la nature constante et ils suivent le faux de sorte à être en quelque matière encore plus véridiques.[8]
Le faux dont Vico parle ce sont les fictions poétiques dont la fonction est précisément de dire le vrai. Ainsi la rigueur des actions humaines, la cohérence avec soi-même dont font preuve les héros d’Homère constituent les modèles de la philosophie  des stoïciens. Et Vico, qui affirme dans la Scienza Nuova que les mythes sont vrais, affirme que la poésie est une voie d’accès à la vérité.
La nouvelle méthode, la critique, ne peut évidemment épargner la jurisprudence et c’est à elle que Vico consacre le plus important chapitre de son traité consacré à la « méthode des études de notre temps ». Le droit romain constitue le modèle de tout droit, puisqu’il garde les traces de la sagesse des temps héroïques et que la définition que les Romains donnaient de la jurisprudence correspond exactement à celle que les Grecs donnaient de la sagesse : « connaissance des choses divines et humaines ». Mais, pour Vico, les Romains sont supérieurs aux Grecs en ce domaine et pour justifier cette thèse, il esquisse une forme particulière du verum/factum (cf. infra). Les Romains connaissaient mieux la sagesse jurisprudentielle que les Grecs, car au lieu d’apprendre en en discutant, ils l’apprenaient dans la pratique.[9] Il s’agit donc chez eux d’une philosophie « vraie et non simulée ». Avec l’Empire, la jurisprudence romaine s’affaiblit, séparant l’art de juger – l’art oratoire – de la connaissance du juste et de l’injuste, en même temps que le droit public était délaissé, la connaissance des choses humaines se limitant dorénavant au droit privé. Par rapport à ce droit ancien, fort corrompu, il semble que les nouvelles méthodes de la jurisprudence soient supérieures. La rationalisation du droit (dont Domat est le représentant le plus connu en France) tend à présenter les lois comme un système unique et rationnellement construit. Vico admet que cette méthode a des avantages, notamment au regard d’un droit qui s’est affaibli et a perdu sa cohérence ainsi que le sens de l’État et du bien commun. Cependant, c’est encore la prudence pratique et les exigences de l’art oratoire qui sont les mieux adaptées à l’exercice du droit, notamment parce qu’une infinité des cas ne peut être saisie par la loi et exige cette habitude de juger prudemment que donne la tradition juridique.
Le verum/factum, clé de voûte de la pensée vichienne
Les questions abordées dans la Méthode des études de notre temps sont reprises plus directement sur le plan métaphysique dans De la sagesse de l’antique Italie[10]. Le point de départ est différent. Vico suppose ici une théorie de langage selon laquelle celui-ci n’est rien d’autre que l’objectivation de la pensée, il en déduit que l’étymologie permet de retracer la genèse de la pensée. Partant d’un principe qu’il réfutera dans La Science Nouvelle, Vico suppose que l’on pourrait découvrir dans les origines de la langue latine une sagesse antique, antérieure même à la sagesse des Grecs. Le lien entre philologie et philosophie se noue ici. Constatant combien la langue latine est riche en expressions philosophiques, Vico conjecture que, puisque les anciens Romains ne se préoccupaient que d’agriculture et de guerre, cet enseignement philosophique incorporé dans la langue ne pouvait venir que des Ioniens et des Étrusques. Vico entreprend de fait de construire une culture latine qui ait sa propre spécificité, indépendante de celle des Grecs, une culture dotée d’une philosophie dont les racines soient proprement italiennes et qui ne puisse donc être réduite à une traduction latine de la philosophie grecque.
Trois questions résument le propos de ce livre I : celle de la vérité première, celle de la divinité suprême et celle de l’âme humaine. Le livre s’ouvre par l’affirmation la plus célèbre de Vico : « les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre. » De cette étymologie, Vico passe à la gnoséologie. L’extrait décisif est celui-ci :
(…) le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait ; par conséquent, l'idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un criterium du vrai, et elle n'est pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l'esprit ne se fait point, et puisqu'il ne se fait point, il ne sait pas le genre ou la manière dont il se connaît. Comme la science humaine a pour base l'abstraction, les sciences sont d'autant moins certaines qu'elles sont plus engagées dans la matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et l'arithmétique, parce qu'elle considère le mouvement, mais réalisé dans des machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le mouvement interne des corps. La  est moins certaine encore que la physique parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que la  scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les théories sont vérifiées dès lors qu’elles permettent de produire quelque chose de semblable aux faits observés. C'est pour cela que les théories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de l'esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à l’intérieur de toute éternité, et le fait à l'extérieur dans le temps. Quant au criterium du vrai, c'est pour Dieu de communiquer en créant la bonté aux objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c'est pour les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent.[11]
L’attaque contre la métaphysique cartésienne est cette fois directe. L’idée claire et distincte ne peut pas être le criterium du vrai parce qu’elle ne peut pas être le criterium de notre esprit. Descartes part de l’idée que l’esprit (mens) est plus aisé à connaître que le corps et cette connaissance claire et distincte de l’existence et de la nature du « je » (« je suis une chose qui pense ») constitue le « point d’Archimède » que recherchent les Méditations métaphysiques. Mais le « grand Méditateur », comme l’appelle Vico, s’abuse lui-même : si le principe du verum/factum est valide, je connais d’autant plus un objet que je l’ai fait. Ainsi les mathématiques qui sont les inventions de l’homme lui sont parfaitement connues, la mécanique qui traite des mouvements extérieurs est un peu moins connue et plus nous nous enfonçons dans l’épaisseur de l’être, moins la connaissance que nous en avons est certaine. Vico soutient que la méthode utilisée par Descartes dans les Méditations ne permet pas du tout de sortir du scepticisme et que « le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criterium du vrai le fait de l’avoir fait ».[12]
On pourrait penser que Vico institue là une sorte de « critère de la pratique ». C’est ainsi que parfois il a été interprété, notamment dans la tradition marxiste. Contre le kantisme et le caractère inconnaissable de la « chose en soi » kantienne, Engels invoque l’industrie preuve pratique de la vérité de nos connaissances en physique et chimie : si on peut synthétiser une substance (on peut la faire), c’est qu’on la connaît complètement et qu’il n’y rien d’autre à connaître. On pourrait y voir aussi une espèce d’anticipation du pragmatisme qui prolonge par bien des aspects l’expérimentalisme baconien. Mais Vico n’entend pas les choses ainsi.
La thèse du verum/factum n’est certainement pas une invention de Vico. Selon une certaine critique catholique à laquelle Vico répond, on pourrait la trouver sous des formes légèrement différentes dans d’autres sources, principalement dans la tradition thomiste. D’autres commentateurs citent Duns Scot, Nicolas de Cues ou encore l’occasionnalisme de Malebranche. Ainsi dans la Somme théologique, saint Thomas affirme-t-il: « le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. » (I, question XVI, art.3) Cette formulation est assez éloignée de celle de Vico. Dans sa réponse au « Giornale de’ litterati d’Italia », Vico semble cependant tirer sa position vers la formule thomiste.
Premièrement, j’établis un vrai qui se convertit avec le fait, et, ainsi, j’entends le « bon » des écoles, qu’elles convertissent avec l’être, et donc je ramène en Dieu ce qui est l’unique Vrai parce qu’en lui est contenu tout fait.[13]
Ainsi que le remarque Croce[14], une telle méthode herméneutique permet de ramener toutes les philosophies à une seule ! Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la revendication de filiation thomiste de Vico, qui n’est sans doute qu’une argutie où l’on invoque l’autorité de la théologie officielle catholique en vue d’échapper aux médisances et jalousies dont Vico se plaint fréquemment.
De quoi s’agit-il donc ? Pour comprendre la problématique de Vico, il est peut-être intéressant de suivre la suggestion de Croce et d’aller voir du côté de Galilée. Dans un passage connu du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée s’essaie à la comparaison entre les puissances intellectuelles de l’homme et celles de la nature. Il distingue deux sortes de compréhension : la compréhension intensive et la compréhension extensive. La deuxième se rapporte à la multitude des choses intelligibles alors que la première se rapporte à la perfection de la compréhension d’une proposition. Or si relativement au nombre des choses à comprendre, qui sont infinies, l’intellect humain est un zéro, il n’en est pas de même relativement à certaines propositions.
… je dis que l’intellect humain comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais, à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive à en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.[15]
Ce passage est évidemment fondamental. Il fait de l’homme un double de Dieu, le double fini d’un être infini mais apte à atteindre une vérité tout aussi assurée, tout aussi absolue. Cela fera partie des charges portées contre Galilée. Mais Galilée est dans la continuité d’une tradition de la philosophie qui comprend Pic de la Mirandole ou Campanella et Vico pourrait bien prolonger cette même lignée, platonicienne et étrangère au thomisme. Dieu connaît l’infinité du monde puisqu'il « a fait toutes les choses ». L’homme, au contraire, ne peut évidemment pas toutes les connaître, il ne peut même pas les comprendre à proprement parler puisque qu’il faudrait qu’elles soient en lui pour pouvoir les comprendre. Pour faire comprendre la différence entre le vrai connu par Dieu et le vrai humain, Vico emploie une image: le vrai humain est comme l’image plane d’une forme plastique. L’écart entre l’homme et Dieu procède de ce mécanisme projectif et permet d’expliquer cependant pourquoi l’homme peut atteindre la vérité dans son domaine propre :
Et de même que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l’acte même de sa connaissance, dispose et engendre, de même le vrai humain consiste en ce que l’homme, dans la connaissance, combine et produit pareillement. Ainsi la science est la connaissance du genre ou de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet …[16]
De cela il se tire que l’homme ne peut connaître que les choses qu’il a faites. Quelles sont ces choses ? Comme l’homme n’est pas véritablement créateur, il ne comprend pas en lui les choses de la nature. La méthode analytique aristotélicienne comme le pythagorisme sont des tentatives qui conduisent dans une impasse car « l’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre », mais
il sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter et une unité susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on ne le figure n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre, il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier en lui-même.[17]
C’est pourquoi la science la plus certaine, et même la seule qui soit absolument certaine, est la mathématique, car si le principe de la science humaine est l’abstraction, dit comme le dit Vico, seule la mathématique est complètement abstraite. On comprend alors pourquoi la mécanique est moins certaine que les mathématiques : elle s’occupe du mouvement – c’est la cinématique – mais du mouvement « réalisé dans les machines ». Mais à son tour la mécanique parce que plus abstraite est plus certaine que la physique. « La mécanique considère le mouvement externe des circonférences et la physique le mouvement interne des centres. » Cette expression s’éclaire à la lumière de la thèse de Vico exposée dans le début du texte : la mécanique ne s’occupe que des mouvements « extérieurs » de la matière, ceux qui peuvent être abstraitement représentés par des figures géométriques – comme les trajectoires elliptiques des planètes qui constituent la « mécanique céleste ». Elle est encore très proche de la géométrie pure. Au contraire, la physique, dans la mesure où elle s’intéresse à la matière elle-même ne peut plus procéder aux mêmes abstractions.
Par le même raisonnement on conçoit que la  est encore moins certaine que la physique. Il faut entendre ici la  au sens large d’étude de l’esprit humain, presque au sens de psychologie, et non au sens étroit, prescriptif. La régularité des phénomènes physiques donne encore la possibilité d’une abstraction qu’interdit l’infinie variation de l’esprit humain qui semble n’obéir qu’à la fantaisie.
La thèse du verum/factum présentée en 1710 n’est donc susceptible d’aucune interprétation « pragmatiste » et Vico n’anticipe pas la « philosophie de la praxis », le nom sous lequel Gentile, puis Gramsci, désignent la philosophie de Marx. Elle se présente plutôt comme une limitation drastique de la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité en dehors des mathématiques et c’est en cela qu’elle est franchement anti-cartésienne et pourrait plutôt incliner au scepticisme – comme souvent y porte le platonisme.
De cet ouvrage de 1710, Vico rejettera la thèse fondamentale, celle d’une sagesse philosophique ancienne et cachée dans l’étymologie et la Science Nouvelle au contraire répétera qu’il n’y a pas chez les peuples anciens de sagesse absconse. Pourtant la thèse sur la nature de la vérité sera conservée sous la forme particulière qu’elle trouve dans l’œuvre majeure de Vico : nous connaissons mieux le monde civil que le monde naturel car nous avons fait celui-là et non celui-ci – et c’est pratiquement sous cette forme que Marx la reprend pour soutenir la validité d’une science de l’histoire, à ceci près, et ce n’est pas rien, que, pour Marx faire l’histoire, ce n’est pas exactement ce que Vico entend quand il parle de « faire le monde civil ». Plus généralement, on peut considérer, avec Ciro Greco que « le terrain préparé par le De Antiquissima sera celui-là même sur lequel édifier la Science Nouvelle, les coordonnées métaphysiques qui se trouvent dans le premier, bien que se transformant, demeureront en partie au fond du second »[18].
***
La recherche de la vérité ne procède pas d’une méthode infaillible qu’il suffirait d’appliquer rigoureusement. Sans nier l’importance ni les résultats des sciences de la nature et notamment de la physique mathématisée, il s’agit d’en circonscrire le champ avec précision et de garder toute sa place à la culture héritée. Au-delà, les réflexions de Vico pourraient nous être utiles aujourd’hui, à l’heure où la « méthodologie », les procédures et la recherche du « rendement » dans la pensée envahissent l’école. Avec Vico, nous pourrions réaffirmer la valeur éminente des humanités classiques dans la formation des esprits. Plutôt une tête bien faite qu’une tête bien pleine, répète-t-on ; mais une tête vide ne peut être bien faite et la tradition humaniste, plus que tout, concourt à former les esprits avec suffisamment de largeur de vue pour qu’ils puissent être des esprits critiques.
 
Bibliographie :
Œuvres de Vico citées ici
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
* Commentaires
[1913] Croce, Benedetto, La philosophie de Jean-Baptiste Vico, Giard et Brière, 1913, traduit de l’italien par H.Buriot-Darsiles et Georges Bourgin.
 


[1]    Le texte sur la méthode est l’œuvre d’un professeur de rhétorique à l’université de Naples, fonction que Vico assume entre 1708 et 1710.
[2]    Vico, 1993, p.119. On retrouvera chez Leopardi cette défense de l’imagination face aux prétentions de la raison. Voir Zibaldone, 1841.
[3]    Vico, 2008, p.72
[4] Notons que cette volonté de déduire les lois du mouvement de principes a priori conduit Descartes à quelques erreurs notables dans la deuxième partie des Principes de la philosophie.
[5]    Vico, 2008, p. 94
[6]    Vico, 2008, p.96. Sur la règle de Lesbos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b : Aristote s’intéresse aux cas innombrables dans lesquels la loi ne peut pas déterminer le juste et où est nécessaire l’honnête, « correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité ». Et Aristote poursuit : « L’indéterminé, en effet, a pour règle un outil lui aussi indéterminé, tout comme la construction à Lesbos a pour règle le plomb. D’après la forme de la pierre, en effet, cette règle de plomb se modifie et ne reste pas identique. De même le décret s’adapte aux affaires traitées. » (Cité dans la traduction Bodéüs, GF-Flammarion, 2004)
[7]    Vico défend la supériorité de la langue italienne et se vante de n’avoir pas appris le français ...
[8]    Vico, 2008, p.108
[9]    Vico, 2008, p.118
[10]   De antiquissima italorum sapientia ex linguae latinae originibus eruenda. Le titre est le programme. Il annonce trois livres, I. Métaphysique, II. Physique, III. . Le livre I fut publié en 1710. Le livre de physique a été commencé mais jamais achevé et le texte en est perdu et il n’y a aucune trace du livre III consacré à la . Nous citons ce texte d’après la traduction Michelet (Vico, 1993).
[11]   Vico, 1993, pp 76-77
[12]   Vico, 1993, p.81
[13]   Vico, 2008, p.327. Les discussions de 1711-1712 auxquelles la publication de L’antique sagesse de l’Italie a donné lieu ne figurent pas dans l’édition française de 1993, tirée de Michelet.
[14]   Croce, 1913, p.317
[15]   Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux, Seuil, 1992, p. 211
[16]   Vico, 1993, p.72
[17]    Vico, 1993, p.75
[18]   C. Greco, « Dualismo e poeisis in Giambattista Vico », in Vico, 2008, p. 464

jeudi 28 août 2014

Le docteur Lordon au chevet de la gauche agonisante. A propos d'un article publié dans le «Monde Diplomatique»


  • Dans la dernière livraison du Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, économiste favori de la gauche radicale, annonce la bonne nouvelle : la gauche ne peut pas mourir. Comme le Monde Diplomatique lui accorde une place imposante, le court essai de Lordon mérite d’être commenté puisque, on n’en doute pas, ses propos seront lus largement et relayés dans toutes les sphères de cette « gauche critique » hostile au PS, mais acharnée à maintenir l’illusion politique par excellente que fut « la gauche ». Selon Lordon, il convient de combattre les « poisons » que seraient « toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. » Comme nous soutenons avec une certaine constance cette « navrance » que Lordon rapproche immédiatement des thèses de « l’extrême droite » et du « dépassement de la droite et de la gauche (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre », nous nous sentons obligés de revenir sur ces questions. Nous verrons une fois de plus (voir notre recension Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza) que le radicalisme verbal de Lordon n’est qu’une ultime tentative pour sauver « à gauche » un système immanquablement conduit à la faillite. La lecture suivie que nous proposons de l’article de Lordon permettra d’éclairer ce dernier propos.
    Procédant par amalgame, Lordon met dans le même sac Valls et Régis Debray :
    Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir (1», trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. À plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur(3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.
    Désolé de contredire cet éminent professeur, mais il ne comprend visiblement rien. Lorsque Valls annonce que « la gauche peut mourir », c’est parce qu’il veut la sauver ! Il veut la sauver parce qu’elle est nécessaire au maintien du système politique et social. Gauche et droite doivent exister pour assurer l’illusion de la démocratie, complément politique et idéologique indispensable à l’État autoritaire de la Ve République entièrement soumis aux intérêts du capital financier. Ce qui inquiète Valls, c’est que l’on confonde encore « gauche » et « socialisme » et donc que les revendications sociales puissent encore s’exprimer, même de manière très déformée, dans la représentation parlementaire baptisée « majorité de gauche ». Quant à Régis Debray, on ne peut que partager sa caractérisation: « parodique » ou « pathétique », voilà ce qu’est la gauche aujourd’hui.
    Mais Lordon se défend : 1) la gauche n’est pas le PS – on se demande bien pourquoi – et 2) la gauche est une idée (immortelle par définition) :
    Il y a de quoi s’étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu’il n’a plus rien que de droite. Et s’il est vrai que ce dernier peut mourir — on pourrait même dire : s’il est souhaitable qu’il meure —, la gauche, elle, est d’une autre étoffe et, partant, d’une autre longévité. Car elle est une idée. Égalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n’a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.
    Pour combattre navrances et poisons, Lordon a donc une thèse forte : la gauche, c’est l’égalité et la démocratie vraie. Égalité et démocratie vraie voilà deux baudruches qui peuvent égayer les discours de fin de banquet radical-socialiste, mais rien de plus. L’égalité de quoi a-t-on envie de demander tout de suite à Lordon? La philosophie politique et morale contemporaine a pourtant cherché à travailler cette question : Rawls défend l’égalité des libertés (principe d’égale liberté pour tous), Dworkin l’égalité des ressources (voir La vertu souveraine) et Amartya Sen défend l’égalité des capabilités. Trois variantes d’une tentative authentiquement libérale, dans le meilleur sens du terme, de concilier liberté et égalité sans remettre en cause les fondements de nos sociétés où le mode de production capitaliste est dominant. Pour sa part, Marx (que Lordon massacre dans le livre cité plus haut) se moque de l’égalité comme d’une guigne. Le règne de l’égalité, c’est le règne de l’égalité des travaux abstraits et donc celui du droit bourgeois. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx s’exprime sans ambages sur cette question :
    Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme. Le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s'y prennent plus aux cheveux, tandis qu'aujourd'hui l'échange d'équivalents n'existe pour les marchandises qu'en moyenne et non dans le cas individuel. En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni; l'égalité consiste ici dans l'emploi comme unité de mesure commune. Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité de mesure; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé; par exemple, dans le cas présent, qu'on ne les considère que comme travailleurset rien de plus, et que l'on fait abstraction de tout le reste. D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l'état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
    L’égalité n’est qu’une survivance du « droit bourgeois » et dans une société communiste, il n’y aura plus à se poser la question de l’égalité, mais bien à réaliser la vieille revendication « à chacun selon ses besoins ».
    Faute de réfléchir sérieusement à cette question de l’égalité, Lordon se contente donc d’une phrase creuse, purement « bourgeoise ». À moins qu’il ne s’agisse tout simplement de « l’égalité des droits » garantie depuis 1789 et qui ne réalise l’égalité qu’entre individus égaux par ailleurs, comme le faisait déjà remarquer Hegel. L’existence même de l’État suppose une inégalité fondamentale, de quelque manière qu’on s’efforce de la camoufler.
    Il n’en va pas mieux avec la « démocratie vraie » qu’avec l’égalité. Strictement parlant, la seule « démocratie vraie » est la démocratie directe suivant la manière athénienne antique. Et l’on sait à quelles limites se heurtait cette démocratie, la plus vraie que l’on ait connue dans l’histoire. Toutes les républiques, même les plus démocratiques, sont au fond ce que les Anciens appelaient des régimes mixtes, combinant le pouvoir populaire (par l’intermédiaire de l’élection ou du référendum), le pouvoir aristocratique (une Assemblée d’élus est une assemblée des « meilleurs » à qui l’on a confié le pouvoir de faire la loi) et un principe « monarchique » incarné dans l’unicité de l’exécutif. C’est vrai évidemment de la Ve République singulièrement tordue du côté du pouvoir monarchique, mais c’est aussi vrai des républiques parlementaires comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou l’Italie, où l’on voit d’ailleurs le « chef » (le chancelier ou le premier ministre) prendre de plus en plus de poids.
    Si l’on écarte la démocratie directe – qui ne semble pas très praticable – on doit non pas de contenter de formules creuses sur la « démocratie vraie », mais travailler sur les institutions républicaines nécessaires, en entendant le républicanisme comme théorie de la liberté comme non-domination. Mais comme les mots mêmes de république ou de domination ne figurent pas dans le long texte de Lordon, il ne faut pas chercher de solution de ce côté-là.
    Lordon précise cependant ce qu’il entend :
    Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.
    « Rétablir la polarité droite-gauche contre le poison de la dénégation » : on ne comprend pas ce que veut Lordon. Soit cette polarité existe (puisque la gauche ne meurt pas ...) et alors il ne sert à rien de vouloir la rétablir. Soit elle n’existe plus et alors pourquoi faut-il la rétablir ? La division droite-gauche est un héritage de 1789 (à gauche se sont placés les adversaires du veto royal) et jusqu’au début du XXe siècle, la division droite-gauche était une division au sein des classes dominantes, la bourgeoisie de gauche étant aussi hostile aux ouvriers que la bourgeoisie de droite ainsi qu’elle l’a montré férocement dans la répression des manifestations ouvrières de juin 1848 et le ministre de l’intérieur de gauche, le radical Clemenceau a fait fusiller les ouvriers grévistes sans plus de remords que ses confrères de droite... La gauche au XXe siècle s’est constituée dans l’affaire Dreyfus : l’alliance (utile et nécessaire) des ouvriers et des bourgeois radicaux est devenue une formule politique permanente qu’on retrouvera avec le « cartel des gauches », le Front populaire, le gouvernement Mollet de 1956, etc. Vouloir rétablir la polarité droite-gauche, c’est vouloir faire revivre cette formule-là. Or précisément, si cette formule est sinon complètement morte du moins tout à fait agonisante, c’est précisément parce que les conditions politiques qui expliquaient son existence ont disparu. L’opposition d’une bourgeoisie de droite conservatrice, fondée sur le patrimoine capitaliste et l’alliance avec l’Armée et l’Église et une bourgeoisie de gauche éclairée, anticléricale et plus démocratique n’existe plus. Tout simplement parce que le capitalisme familial patrimonial joue une rôle secondaire dans le capitalisme d’aujourd’hui et parce que les revendications « libérales » de la gauche radicale sont en pleine harmonie avec les revendications « libérales » du capital qui veut se débarrasser des entraves que le vieux monde continue (assez marginalement il est vrai) à poser à l’extension indéfinie du domaine de la marchandise. Si l’ancienne division droite-gauche avait un certain sens, elle n’est plus aujourd’hui qu’un simulacre, un spectacle organisé par les marchands de sommeil du monde médiatique ... et les « spécialistes » politiques.
    Quand Lordon écrit que « égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt », c’est tout à fait confus compte tenu de ce que nous venons de dire à propos de l’égalité et de la « démocratie vraie ». Ce qui intrigue, c’est l’expression « l’emprise sans limite du capital ». Le capital, comme dit d’ailleurs Lordon vise l’emprise totale, non par vice, mais parce que ce système ne peut exister que dans l’accumulation illimitée du capital. Ce n’est donc pas « l’emprise sans limite du capital » qu’il faut mettre en cause, mais le capital lui-même. L’expression de Lordon laisse au contraire entendre qu’il faudrait une emprise limitée du capital et donc une sorte d’économie mixte avec un encadrement étatique, ce qui est exactement la position néokeynésienne que défend Lordon depuis longtemps.
    Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique.
    Encore une fois, beaucoup de confusions. La première partie de cet extrait est quasi parfaite, à l’exception de l’adjectif « indéfinie » qu’il faudrait remplacer par « illimitée ». Mais comme on dit, une cuillerée de goudron suffit à gâcher un baril de miel. Si l’accumulation est par nature illimitée, sa limitation entraîne la mort du capital alors que si elle est indéfinie il en va autrement : il suffit de la définir de l’extérieur pour trouver un régime d’accumulation compatible avec la vie humaine. La suite montre pourquoi Lordon est si confus. Il manque précisément l’essentiel : la principale limite à l’accumulation du capital n’est pas l’épuisement des ressources naturelles. C’est le capital lui-même ! C’est l’essence de ce qu’est le capital, rapport social fondé sur l’accumulation de richesse abstraite, qui lui échappe.
    Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.
    L’effort de productivité est nécessaire parce que chaque fraction du capital doit lutter pour s’approprier la plus grande part de la survaleur produite par le système et du même coup, en réduisant le temps de travail nécessaire, cet effort de productivité contribue à dévaloriser la production. La croissance de la force productive du travail humain est antinomique à ce rapport qu’est le capital. Voilà l’enseignement de Marx qui reste un secret bien gardé pour Lordon.
    Pour Lordon le capital est une « puissance » (de quoi ? Mystère!) qui vise à la tyrannie (peut-être douce).
    Cela étant bien posé, ce qu’est la gauche s’en déduit aisément. La gauche, c’est une situation par rapport au capital. Être de gauche, c’est se situer d’une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d’une manière qui, ayant posé l’idée d’égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l’idée n’a aucune chance d’y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en le refus de la souveraineté du capital. Ne pas laisser le capital régner,voilà ce qu’est être de gauche.
    En définissant la gauche par rapport au capital, Lordon en produit une définition non pas positive, mais négative. À lui qui se pique de spinozisme, il faudrait rappeler que se définir contre, c’est précisément se définir de manière réactive, non rationnelle et non en vertu de l’utile propre. Mais passons. Admettons qu’être de gauche soit équivalent à refuser la souveraineté du capital. Que peut bien vouloir dire cette expression ? Le capital n’est pas une puissance souveraine tombée des cieux, mais un rapport social. S’il y a un sens à refuser la souveraineté du capital, c’est celui de renverser les rapports sociaux capitalistes et leur substituer comme le disait Marx « les producteurs associés ». Mais cela ne s’appelle pas la gauche, mais le communisme. Donc soit Lordon dit quelque chose de sensé et alors sa « gauche » s’appelle « communisme », soit il veut dire autre chose et cet autre chose, c’est l’utopie d’un capital actif, mais non totalement souverain. Lordon comme tous les illusionnistes de son genre propose de « chevaucher le tigre » – en espérant que le tigre ne s’en apercevra pas.
    Et de fait, les fières proclamations de notre porte-parole officiel de la nouvelle radicalité tombe tout de suite dans les recettes social-démocrates les plus plates. À propos du sauvetage des institutions financières après la crise de 2008, il écrit :
    Pour légitime qu’il ait été, le sentiment de scandale né du sauvetage des banques en 2009 était mal placé. Ce n’est pas qu’il ait fallu sauver les banques en soi qui était scandaleux ; c’est qu’on les ait sauvées sans la moindre contrepartie, en les munissant d’un blanc-seing implicite pour la reprise bonasse de leurs petits (grands) trafics. Il fallait sauver les banques, en effet, sauf à nous détruire nous-mêmes ; car les banques occupent une position telle dans la structure sociale du capitalisme que leur chute généralisée, abattant non seulement tout le système du crédit, mais surtout le système des paiements, et volatilisant toutes les encaisses monétaires du public, était vouée à entraîner dans l’abîme en moins de quelques jours la totalité de la production et des échanges — c’est-à-dire à nous ramener en l’équivalent économique de l’état de nature.
    Il faut sauver le capitalisme contre lui-même ! Voilà le fond de la pensée lordonienne. Si le capitalisme sombre, nous sombrons avec lui, et par conséquent Lordon ne propose pas une gauche « contre le capital », mais une gauche régulatrice du capital.
    La conclusion à tirer de cet état de fait n’était pourtant pas qu’il fallait se contenter de sauver les banques, merci, au revoir. Elle était qu’après les avoir tirées du gouffre, et nous avec,il n’était plus possible de les laisser prendre le risque de nous y entraîner de nouveau. En d’autres termes, si l’on fait vraiment l’analyse que les banques occupent dans la structure d’ensemble du capitalisme cette position névralgique depuis laquelle leurs excès exposent systématiquement la société à l’alternative de les rattraper à ses frais ou de mourir avec elles, il s’ensuit : premièrement, la qualification adéquate de cet état de fait comme prise d’otages structurelle ; deuxièmement, une réponse de gauche qui, voyant cet effet implacable des structures, conclut qu’il faut impérativement changer les structures.
    Ce qu’il propose n’est donc qu’un changement de structure à l’intérieur du capitalisme, un réformisme. Et de ce point de vue, il est rigoureusement sur le même terrain que ceux qu’il prétend combattre. Il s’agit de réformer au mieux le capitalisme – ce que Sarkozy lui-même avait reconnu et même essayé de tenter de commencer à le faire ! Ce qui distingue Lordon de ses confrères en « science économique » (cette version prétentieuse de l’alchimie et de l’astrologie), c’est qu’il défend l’intervention de l’État pour réguler le capitalisme alors que Moscovici et Sapin font confiance à des partenariats avec le secteur privé.
    Si, en effet, la capture — de la société tout entière — est ainsi rendue inévitable dans la configuration présente de la banque-finance, alors il ne peut plus être toléré d’abandonner le financement de l’économie au capital financier privé et à ses tendances incoercibles à l’abus. Au sauvetage de 2009, il ne pouvait donc y avoir de contrepartie moindre que la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord sous la forme de la nationalisation, puis de sa socialisation — pour tenir au loin les preneurs d’otages.
    Un capitalisme surveillé, un bon capitalisme opposé au capitalisme prébendier et au capitalisme des pirates. Mais toujours le capitalisme dont on ne peut pas sortir. Les polémiques contre Hollande-Moscovici-Sapin (drôlement rebaptisés les trois petits cochons) ne changent rien à ce qui constitue le fond de la pensée Lordon. Dénoncer ensuite le capital qui prend les travailleurs en otage, c’est bien sympathique, mais ce n’est pas vraiment une grande avancée théorique.
    Ce passage encore dit bien ce que pense fondamentalement Lordon :
    Détenteur de fait des intérêts matériels de toute la société, dont il règle par ses initiatives les conditions de prospérité ou de paupérisation, comment le capital privé, puissance sans frein, n’en abuserait-il pas pour réclamer sans fin, sous peine de blocage de l’économie, et cela d’autant plus qu’il ne trouve en face de lui que des gouvernants prêts à tout lui accorder ?
    C’est le capital privé qui serait en cause. Mais le capital privé dont il parle n’est qu’une fiction. Le capital est aussi « socialisé » par les sociétés par actions, les fonds d’investissement, les fonds de pension, etc., sans parler des fonds souverains détenus pour certains par des États très « social-démocrates » comme l’État norvégien. Le capital de la SNCF appartient à l’État, comme celui de très nombreuses entreprises. Il y a du capital public chez PSA (celui de la France et celui de la Chine!). Mais s’il parle de « capital privé », c’est parce qu’il veut limiter sa critique aux appétits du capital privé et refuse de mettre en cause la logique du capital en général, qu’il soit privé ou public.
    Le reste de l’article n’est que la liste tronquée et vague des méfaits du capitalisme et là encore, l’avancée théorique est nulle. Tout cela pour finir la proposition d’un « bon » pacte de responsabilité.
    Contre cette hémiplégie intellectuelle intéressée, voilà alors quel pourrait être le sens véritable d’un « pacte de responsabilité » ; non pas la misérable reddition sans condition de la Droite complexée, mais la position d’une analyse et des conclusions logiques qui s’ensuivent : si le capital est bien par sa nature même « bouleversement continuel de la production », si le déclassement induit par la « transition permanente » est nécessairement l’effet de l’énergie désirante qu’investissent les capitalistes dans leur « jeu », alors le capital est intégralement comptable des destructions qu’entraînent ses « créations ». C’est donc une chose de voir l’Unedic comme une assurance contre les accidents des trajectoires individuelles d’emploi, neutralisation « mutualiste » bien faite pour en laisser inaperçus tous les enjeux fondamentaux ; c’en est une autre de la poser comme la contrepartie impérative dont la société assortit l’acceptation (temporaire) du jeu du capital. Peugeot, Alstom, Fralib, Continental, Goodyear, etc., ce sont les effets du jeu auquel les capitalistes, dont l’existence matérielle est hors de tout danger, s’adonnent avec passion : le jeu de la concurrence, le jeu du déplacement du capital, le jeu des fusions-acquisitions, en somme l’ivresse de la mondialisation considérée comme excitant Kriegspielet comme aventure existentielle.
    La gauche immortelle de Lordon, ce n’est donc que la vieille gauche qui réclame des contreparties au capitalisme, mais se garde bien de préparer méthodiquement son remplacement. On peut enrober tout cela dans des déclarations de guerre qui ne dépasseront pas les salles de rédaction du Monde Diplomatique ou les salons de ses lecteurs. Cela ne changera rien. Par contre à vouloir maintenir la fiction de la gauche, on est conduit à deux conséquences :
    1. Collaborer à un système vermoulu qui veut faire croire qu’en votant pour Tartempion de gauche on garantira mieux les intérêts des plus pauvres qu’en votant Dugommier de droite.
    2. Écarter tout mouvement réel contre l’état de choses existant. On l’a vu au moment de la révolte bretonne des « bonnets rouges » : à la notable exception du NPA (une fois n’est pas coutume) toute la gauche estampillée vraie gauche 100 % authentique a fait la fine bouche et renvoyé ces péquenots bretons à leurs vieilles chouanneries au motif qu’il y avait parmi eux des gens « de droite » et même pire. Les jacqueries sociales que craignent les rapports des préfets et qui ne manqueront pas de se produire balaieront elles aussi ce clivage droite-gauche que Lordon veut rétablir.
    Encore une fois, reconstruire une alternative réelle, un véritable programme de l’émancipation sociale et politique, cela exige qu’on en finisse avec les illusions mortelles de la gauche, sous toutes ses formes et qu’on substitue aux apparences du jeu politique la réalité des oppositions de classes.
    Denis COLLIN – le 28 août 2014

    lundi 25 août 2014

    Vérité, reflet, idéologie


    Réflexions sur la question de la vérité chez Marx

    Je publie ci-dessous quelques extraits de ma thèse de doctorat consacrée à "la théorie de la connaissance chez Marx" (soutenue en 1995 sous la direction de Tony Andréani à l'Université de Paris X Nanterre). Je n'écrirai sans doute plus les choses ainsi aujourd'hui. Mais il me semble que ces extraits apportent quelques éclaircissements utiles.
    ****
    Marx écrit :
    Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable.[1]
    Ici est exposée avec netteté ce qu’on appellera la « théorie du reflet ». Deux choses méritent d’être notées. Premièrement, le reflet n’est pas le reflet de la réalité mais le reflet de la conscience immédiate que les individus ont de cette réalité ; la théorie du reflet ici est donc une théorie du dédoublement de la conscience, d’une conscience qui s’oublie elle-même dans son objet. De plus ce reflet est lui-même une élaboration puisque le travail abstrait humain est représenté par le culte de l’homme abstrait propre au christianisme. La conscience religieuse ne serait donc pas un reflet simple du monde réel mais le reflet d’un reflet, ce qui pose un problème particulier sur lequel nous allons revenir. Deuxièmement les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent quelque chose de la réalité sociale. La théorie hégélienne de la religion n’est peut-être pas si loin.
    Mais revenons sur le problème du reflet. Ce mot n’a pas chez Marx une connotation spécialement négative, il ne signifie ni que nous avons à faire à de simples illusions, ni que le monde se donne de lui-même de façon transparente. Ainsi
    Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent les rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.[2]
    Autrement dit, dans le reflet se donne une «vérité objective» relative à une époque historique. Si Marx – l’individu Karl Marx – peut mettre à jour le mysticisme qui obscurcit les produits du travail, c’est parce qu’est arrivée une époque où on peut envisager non pas seulement idéalement mais pratiquement, d’autres formes de production[3]. Dans une époque donnée, on ne peut accéder qu’à une certaine vérité objective, mais les conditions sociales de cette époque ne peuvent être complètement élucidées que lorsque l’époque est terminée, lorsque de nouvelles formes plus développées sont apparues ou sont sur le point d’apparaître : l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ! Ce n’est pourtant pas Hegel qui doit être invoqué ici. Pour Marx «l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe»[4] car
    Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue.[5]
    La théorie de la connaissance de Marx n’est pas une théorie relativiste de la connaissance mais une théorie des conditions de toute connaissance possible. Chez Kant, la condition de toute connaissance possible réside dans la structure du sujet transcen­dantal. Cependant ce sujet transcendantal n’est pas l’individu empirique, mais un sujet théo­rique qui cependant représente en dernière analyse l’intersubjectivité de tous les sujets empiriques : «l’unité objective de toute conscience (empirique) en une seule conscience (celle de l’aperception originaire) est donc la condition néces­saire même de toute perception possible», dit Kant[6]. Pour Marx au contraire la condition transcendantale de toute connaissance réside dans l’acti­vité des individus dans des conditions déterminées. Le monde de chaque individu n’est pas constitué à partir des catégories a priori de la sensibilité mais à partir de l’activité pratique destinée à produire et à reproduire la vie. Le langage dans lequel se constitue le monde naît de l’échange entre individus et cet échange est d’abord l’échange pour la production et la reproduction. Ce que Kant pose abstraitement, Marx le pose concrètement comme résultat des interactions entre les individus.
    L’analyse du fétichisme nous a donc conduits au cœur de la théorie marxienne de la connaissance, une théorie qui se présente comme une théorie critique bien que dans un sens différent de celui de Kant. L’importance de l’analyse du fétichisme a été soulignée par Althusser :
    Là où le jeune Marx des Manuscrits de 44 lisait à livre ouvert, immédiatement, l’essence humaine dans la transparence de son aliénation, Le Capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalage intérieur au réel, inscrits dans sa structure et tels qu’ils rendent leurs effets eux-mêmes illisibles et font de l’illusion de leur lecture immédiate le dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme.[7]
    La base, le réquisit fondamental du travail de la «science» marxienne consiste donc dans cette analyse du fétichisme, et des conséquences qui en découlent. Le caractère fétiche de la marchandise est tout à la fois l’explication des rapports sociaux et des rapports économiques – dans la mesure où la marchandise est la «cellule» de la société bourgeoise et en même temps l’explication des formes idéelles que prennent ces rapports dans le cerveau des acteurs, non seulement des acteurs directs, capitalistes et prolétaires, mais aussi des penseurs, idéologues et/ou savants. Parvenu à ce point, Marx estime qu’il a réalisé dans son domaine un travail analogue à celui de Galilée : il a montré en même temps et que la terre tournait autour du soleil, et pourquoi les hommes croyaient le contraire, en quoi l’apparence est contraire à la réalité et pourquoi elle n’est pas une simple hallucination mais une représentation tout à fait raisonnable. Mais dans ses méthodes, dans son objet, dans ses contenus, Marx reste parfaitement conscient que sa science n’est pas une science de la nature, qu’elle n’a ni le même objet – elle traite des choses «qui tombent et ne tombent pas sous le sens» – ni les mêmes méthodes ni les mêmes effets.

    [...]
    La théorie du reflet et l’idéologie
    Si la théorie marxienne de la connaissance se présente comme une théorie critique, le «matérialisme historique» n’a donc pas pour objet de disqualifier les prétendues «superstructures» en les ramenant à des supercheries destinées à masquer les rapports d’oppression. La question de l’idéologie occupe chez Marx une place centrale parce que la connaissance vraie des rapports sociaux ne peut émerger que d’un patient travail d’extraction des reflets des rapports réels dans le cerveau des individus. Tradi­tionnellement l’idéologie est définie dans une double opposition : l’opposition de l’infra­structure et de la superstructure qui se dédouble comme opposition de la base et de l’idéologie, d’une part, et, d’autre part, l’opposition de l’idéologie et de la science. Or ce schéma classique ne permet pas de rendre compte de la problématique marxienne.
    L’idéologie comme justification de la domination
    L’idéologie chez Marx est une notion qui renvoie à plusieurs définitions. Dans le «Manifeste», l’idéologie n’est que l’ensemble des idées dominantes qui sont les idées de la classe dominante. En un premier sens, l’idéologie est l’ensemble des idées justifiant, «scienti­fiquement» le cas échéant, l’exploitation et la domination d’une classe sur autre. C’est ainsi que des premiers textes jusqu’au Capital sont souvent apostrophés les «idéologues de la bourgeoisie». Le terme d’idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l’adversaire, qu’une notion opératoire.
    Dans la «Critique de l’Économie Politique» (publiée en 1859) la définition est plus extensive. Marx cite «les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques»[8]. La présentation ici encore n’est pas d’une grande clarté. On a cependant l’ébauche d’une théorie des superstructures[9] idéologiques comme formes des rapports sociaux. On n’a pas bien pris attention au terme employé par Marx. Une forme n’est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote à Hegel, est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l’être en acte. Or la plupart des auteurs marxistes en sont restés à une vue mécaniste et superficielle de ce qui dit Marx. Ils ont décrit les superstructures idéologiques dans une représentation spatiale, les superstructures étant ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux. Il suffirait d’enlever la couverture pour voir la «base matérielle», les rapports sociaux à l’état brut. Il n’en est rien : les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. Le rapport base matérielle – superstructure peut tout aussi bien être vu sur le mode du rapport entre matière et forme dans la métaphysique d’Aristote. Et du coup les discussions, sempiternelles chez marxistes, sur l’articulation entre l’infrastructure et la superstructure, sur l’articulation entre les superstructures idéologiques et les autres, perdent toute espèce de pertinence.
    On comprend mieux ce dont il s’agit en effet si on prend la mesure de ce qu’est la découverte centrale du Capital. Dans le Capital l’analyse de l’idéo­logie se réduit au mécanisme de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note ceci :
    La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup avec des données déjà tout établies avec les résultats du développement. Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises, et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables mais de leur sens intime.[10]
    Ce qui signifie clairement que la science se développe sur le terrain même de l’idéologie, celui qui donne aux formes de la vie sociale une «fixité» naturelle et les fait paraître immuables. A plusieurs reprises, dans le Capital, comme dans les écrits prépa­ratoires, est défini comme idéologique ce qui oublie le caractère historique des lois et des formes sociales, ce qui donne aux produits de l’activité humaine le caractère d’objets naturels.
    L’idéologie et l’abstraction
    En un deuxième sens, l’idéologie est l’abstraction. C’est un point que nous avons longuement développé dans la première partie, mais sur lequel nous devons revenir. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l’individu, les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que
    les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres.[11]
    En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L’abstraction renverse donc la réalité, comme dans une chambre obscure. Le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. Depuis la critique de la philo­sophie du droit de Hegel, c’est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l’œuvre de Marx. L’abstraction conduit à une véritable mystification. Ainsi Marx parle de la «mystification propre au capitalisme» :
    la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même.[12]
    L’inversion du réel qui découle du fait que la réflexion, quand le mouvement est achevé, se transforme donc spontanément en «mystification». Chez Marx, l’emploi fréquent des termes «mystique» et «mystification»[13] est à la fois polémique et en même temps correspond à quelque chose de fondamental. Le «mysticisme» est produit par les conditions mêmes dans lesquels les individus engagent des relations avec d’autres individus et en ce sens la conscience religieuse est une conscience «normale».
    L’idéologie comme forme imaginaire des rapports sociaux
    L’idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux.
    En ces divers sens l’idéologie recouvre non une réalité superficielle, mais bien quelque chose qui est consubstantiel à toutes les formes de la conscience mais aussi de la connaissance. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans des idées déterminées. La célèbre citation sur l’abeille et l’architecte l’affirme avec force. La toile n’est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l’homme comme la cire est produite spontanément par l’abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c’est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation «religieuse».Cette consubstantialité de la production matérielle et de l’idéologie est d’autant plus forte que, comme le dit Marx, s’il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l’apparition de tel ou tel discours religieux.
    Rationalité et idéologie : une théorie des relations sociales
    Résumons. La théorie de Marx se présente donc d’abord comme une critique des représentations sociales de la science économique. La critique de l’idéologie, de l’analyse du fétichisme au chapitre du livre III sur la concurrence et les illusions, est bien le fil rouge du Capital. Marx n’invente rien, n’apporte pas de nouveaux faits, ne propose aucun schéma miraculeux pour «l’extinction du paupérisme». Il se contente, modestement, de «redresser» ce qu’ont dit les économistes classiques, ce qu’ont dit les hommes politiques au sujet de la réalité sociale, de compléter les lacunes, de dissiper les confusions. En première approche, il paraît même se situer dans la continuité de l’économie politique classique dont il exprimerait la vérité. C’est la thèse implicite défendue par Ernest Mandel dont les ouvrages, « La formation de la pensée économique de Marx » ou le « Traité d’économie marxiste », font de la théorie marxienne une nouvelle économie politique. La thèse d’Althusser de la « coupure épistémologique » évite cet écueil et prend en compte le travail réel de la critique de l’économie politique. Néanmoins, la « coupure épistémologique » se situe alors sur le terrain de la conception traditionnelle de la science. A l’objet de l’économie politique classique, Marx substituerait un nouvel objet, le mode de production, qui fonderait une science nouvelle de l’histoire.
    Quelle que soit la position adoptée, elle suppose donc qu’il y a possibilité, à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un discours rationnel opposé au discours de l’idéologie. Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation ? On retombe dans l’opposition de la science à l’idéologie, le « marxisme » devenant, et lui seul, science. Le marxisme est pris dans les apories du relativisme ou du scepticisme. Si tout discours est relatif à une position de classe à une époque historique donnée, le relativisme est lui-même relatif. Le « socialisme scientifique » n’est donc pas plus scientifique que l’économie politique bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir dans la mesure où il n’est que le discours d’une classe sociale particulière, la classe ouvrière qui reste une classe de la société bourgeoise, agissant pour ses propres intérêts matériels égoïstes.
    On connaît la solution développée par Lukacs pour sortir de ces difficultés. La théorie marxienne est vraie parce qu’elle est la théorie du prolétariat et le prolétariat possède le point de vue de la totalité car son intérêt historique correspond avec la recherche du vrai. Le point de vue du prolétariat, dans la plus pure tradition du messianisme, est donc un point de vue privilégié. Il échappe au relativisme parce qu’il n’est pas un point de vue sectoriel. Or pour Marx, dans la critique de l’économie politique, il ne s’agit pas d’une question de « point de vue », car il ne s’agit pas du tout d’une question de « vue ». La connaissance comme vue est déjà une connaissance idéologique puisqu’elle pose l’objet en soi, en dehors de l’activité humaine ; la dialectique objet-sujet développée par Lukacs n’est que la reprise sous une forme sophistiquée de la relation spéculaire du sujet et de l’objet, de l’esprit et du monde qui hante la vieille métaphysique. Le «point de vue privilégié» n’est pas autre chose que l’opposition de l’idéologie prolétarienne à l’idéologie bourgeoise et en même temps la résurrection du «vieux fatras» spéculatif.
    Marx renverse les termes mêmes dans lesquels est posée la question de la relation du sujet connaissant à l’objet connu dans le travail de la science. La connaissance, pour Marx n’est pas différente de l’activité vitale humaine. Ce que nous connaissons, c’est ce que nous faisons. Le travail vivant est donc l’activité cogni­tive par excellence. Les comparaisons marxiennes avec les sciences de la nature peuvent induire en erreur si on les prend au premier degré, sans réflexion. Quand Marx évoque les sciences de la nature, il évoque immédiatement la chimie, parce que, précisément, la chimie n’est pas une science d’observation d’une nature qui nous est extérieure, mais bien la science qui naît de l’activité indus­trielle, une science indissociable de la production matérielle pour les besoins humains. Le chimiste n’observe pas un objet scientifique déjà existant, déjà constitué et donné d’emblée au sujet passif. Le chimiste produit l’objet de science dans un processus matériel analogue à n’importe quel processus de produc­tion. Le corps pur, le fer ou l’oxygène est un produit de l’industrie humaine tout comme la toile ou l’habit. La science n’est pas donc pas quelque chose qui existe en soi et qu’il suffirait de trouver ou de savoir voir. La science est activité de la science, donc activité des individus. Ainsi la fondation de la science ne réside pas, ou du moins pas seulement, dans un ensemble de règles épistémologiques abstraites. Elle demande que soit explicité le processus par lequel le sujet actif produit de l’objectivité, comment ce qui est immanent devient transcendant. Il y a donc place ici pour une lecture phénoménologique de Marx. Cependant, alors que la phénoménologie part du sujet transcendantal comme forme théorique de tout être pensant possible, Marx part des individus vivant en société et produisant dans ces relations sociales la propre vie.
    Nous avons indiqué la fameuse phrase où Marx reprend la distinction de Vico, opposant l’histoire de la nature à l’histoire humaine en ce que nous avons fait celle-ci et non celle-là. Or le problème que se pose Marx réside dans le fait que nous sommes dans une situation où la relation est pratiquement inversée : par l’industrie les hommes sont devenus capables de produire la nature donc d’en faire l’histoire alors qu’ils trouvent toutes prêtes les conditions dans lesquelles ils agissent et que celles-ci leur apparaissent comme des forces naturelles qu’ils ne peuvent pas maîtriser et dont ils n’ont qu’une représentation idéologique. La rationalité de la théorie marxienne n’est donc pas la recherche de lois de l’histoire et de la société qui soient des lois objectives expliquant l’action des individus, mais bien au contraire l’explication des lois «objectives» apparentes par l’activité subjective des individus et donc le retour vers les sujets empiriques de ces conditions objectives qui sont l’objectivation de leur activité vitale.
    Le rationalisme de Marx peut, de ce point de vue, être comparé à celui de Freud. Freud a toujours postulé dans l’explication des névroses, et plus généralement de l’esprit, une explication matérielle, biochimique. Mais toute la pratique de la thérapie psychanalytique vise non à décrire ces déterminismes objectifs mais à remettre au sujet tous les événements de sa vie inconsciente ou semi-consciente comme étant des événements de sa propre vie, à l’amener donc à assumer sa propre production fantasmatique, ses désirs, comme étant ses désirs en tant que sujet et non comme quelque chose qui se passe en nous à notre insu et c’est pour cette raison que le centre de la thérapie freudienne est dans l’activité langagière, dans cette activité qui pose le moi comme étant véritablement le sujet de tous ses actes[14]. Marx suppose aussi que les conditions naturelles sont premières : l’espèce humaine sort de l’histoire naturelle et donc c’est bien au départ un véritable déterminisme biologique qui pousse l’individu humain à produire les éléments de sa propre vie à travers le travail[15]. Mais la «thérapie marxienne» tourne le dos à ce déterminisme biologique – c’est un des sens du tournant opéré après les manuscrits de 1844 – et pose l’histoire humaine comme produit de l’activité subjective des individus ; le matérialisme historique n’est pas autre chose que la remise à l’individu du processus historique qui était attribué avant Marx à Dieu, à l’Idée, à l’Esprit, au Moi, voire aux classes sociales : les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.
    C’est pourquoi la véritable rationalité est celle de l’activité des individus. Il ne faut cependant pas comprendre cette connaissance conçue comme activité avec la «philosophie de la praxis» qui conçoit la praxis uniquement comme activité révolutionnaire de la classe ouvrière. L’activité est pour Marx l’activité immédiate, au sens étymologique de praxis, l’agir qui est en lui-même sa propre fin. La production, que Marx distingue du travail, est la poiésis. L’opposition que certains auteurs font entre une praxis aliénée, répétitive, mimétique et une praxis supérieure basée sur la conscience révolutionnaire ne trouve aucune base dans le texte marxien. Cette opposition ne fait que rétablir le privilège de la conscience comme représentation distincte de la vie. Or, pour Marx, si la conscience peut apparaître comme une chose en soi, comme autre chose que la conscience de la vie pratique, c’est seulement quand s’est instauré la première véritable division du travail, la division entre travail manuel et travail intellectuel. C’est cette division qui est à l’origine de la séparation de la théorie et de la pratique. La science de la natation n’est pas savoir nager ; on ne sait nager qu’en «oubliant» les repré­sentations de la «science» de la natation qui est nécessairement approximative, entachée des illusions propres à la description et à la vision.
    Le matérialisme marxien n’est pas la soumission de l’individu à des lois extérieures mais au contraire l’explication des lois sociales par cette activité subjective ou matérielle des individus qui interagissent les uns avec les autres. Et c’est pourquoi l’objectif philosophique de Marx n’est pas la «cité communiste» – au sens «platonicien» ou utopiste – mais l’épanouissement de l’individu dans toutes ses potentialités ; les rapports sociaux capitalistes ont à la fois étendu ces potentialités et en même temps les ont réduites à néant. C’est là le sens de la contradiction entre le développement de forces productives et les rapports de production capitalistes. Il y a une contradiction non pas logique, non pas hégélienne, mais une contradiction réelle, c’est-à-dire une opposition et un antagonisme, entre ce que l’individu s’est ouvert comme possibilité et les contraintes des rapports de production capitalistes, c’est-à-dire du maillage de rapports de domination entre individus et groupes d’individus qui est défini par le terme «rapports sociaux capitalistes». Les produits de l’activité des individus, une fois la production terminée, se figent non seulement en choses, en machines ou en moyens de production, mais aussi et surtout en «structures sociales» qui apparaissent comme des forces objectives. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une réalité spéculative mais de situations réelles, vécues par les individus ; quand Marx affirme que le mode de production capitaliste tend à expulser le travailleur de la production, quand il explique la formation de «l’armée industrielle de réserve», c’est bien cette suppression brutale des potentialités de l’individu qui est désignée[16]. Or cette insupportable déshumanisation n’est pas un «effet de structure» mais le résultat du «désir d’accumuler», de rapports de forces, de rapports de domination, de la violence à l’état pur.
    L’épanouissement de toutes les potentialités n’est pas le résultat d’une démarche théorique, il n’est pas le produit d’une rationalité abstraite des fins, mais il est au contraire en acte dans le travail, tel qu’il est dans le procès capitaliste de production et c’est précisément en cela que se révèle le caractère «progressiste» des rapports sociaux capitalistes : dans le rapport salarié, le travailleur «apprend à être son propre maître, contrairement à l’esclave qui a besoin d’un maître»[17] et c’est bien pourquoi la crise économique, «memento mori du mode de production capitaliste», en chassant le travailleur du procès de travail, démontre la nécessité de dépasser le mode de production capitaliste, de mettre en place une nouvelle organisation des rapports sociaux dans laquelle la liberté de chacun sera la condition de la liberté de tous.
    Quel genre de science est donc la science de Marx ? Nous avons vu que ce n’est pas une science particulière, une nouvelle discipline ayant constitué son propre objet. En dépit des phrases et des développements qui peuvent faire croire à une orientation scientiste, ou à un réductionnisme naturaliste, Marx n’oublie jamais la différence entre les sciences des choses qui tombent sous les sens et celles des choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou encore la différence entre la science des choses que nous avons faites et celle des choses que nous n’avons pas faites. Dans le Capital, c’est évidemment de ces choses « qui tombent et ne tombent pas » sous les sens qu’il s’agit. Quand Marx souligne le caractère « historique » ou « historiquement déterminé » de telle catégorie économique, il n’oublie jamais que cette histoire n’est pas autre chose que ce que nous faisons. Si on reprend les distinctions introduites par Habermas, il y a bien un aspect « nomologique » dans la critique de l’économie politique. Marx formule des lois mais ces lois ne sont pas des lois utilisables par la rationalité technique, ce sont des principes explicatifs qui fondent une rationalité guidée par les fins.
    La critique de l’économie politique, qui constitue le noyau de la théorie marxiennne, apparaît ainsi sous un double aspect :
    (1)                D’une part, elle est une auto-réflexion de la science sociale. Elle soumet les représentations sociales à la critique, c’est-à-dire qu’elle en cerne les limites de validité et qu’elle en exhibe les fondements.
    (2)                Elle comporte d’autre part une dimension axiologique qu’on ne peut retrancher sous peine de ne plus rien comprendre à ce que Marx écrit. Si au départ, on trouve l’individu vivant comme principe explicatif fondamental – transcendantal – à la fin on retrouve l’individu dont la libération et l’épanouissement constituent les objectifs de toute action politique et sociale rationnelle.
    Elle est donc bien une philosophie au sens le plus classique du terme, unissant réflexions sur les savoirs et réflexions sur les fins et nullement une science au sens que ce mot a pris avec la création des sciences modernes. De ce qu’elle n’est pas « science », la philosophie de Marx perd les avantages illusoires que prétendait procurer le « socialisme scientifique », les avantages de la rationalité technique, à savoir capacité de prévoir et capacité opérationnelle immédiate. Mais en abandonnant ces avantages illusoires, la philosophie marxienne obtient des avantages réels : elle prend une valeur épistémologique et peut servir de point de départ à une véritable réflexion éthique et politique que la « socialisme scientifique » annihile dès le départ, puisqu’il réduit l’action à une question de technique déterminée scientifiquement.

     
     


    [1] Capital Livre I,I,4 PL1 page 613-614 (Marx est cité dans l’édition de la Pléiade, PL1 = tome 1 dans l’édition de la Pléiade, dirigée par Maximilien Rubel).
    [2] Capital, I,I,4 PL1 page 610
    [3] «L'histoire ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre» dit une citation célèbre qu'il ne faut pas prendre comme un manifeste de relativisme historique.
    [4] Introduction générale PL1 page 260
    [5] Introduction générale PL1 page 260
    [6] Kant : Critique de la Raison Pure (1ère édition - [A123] in édition de la Pléiade tome 1 page 1423)
    [7] Louis Althusser : Du «Capital» à la philosophie de Marx in Lire le Capital I (Maspero 1970 page 14)
    [8] Critique de l'Economie Politique - PL1 page 273
    [9] Le terme même de superstructure n'est pas souvent employé par Marx, du moins pas souvent dans le sens restreint qu'il aura par la suite.
    [10] Capital I,I,4 pages 609-610
    [11] Principes d'une critique de l'économie politique (Manuscrits de 1957-1858) PL2 page 217
    [12] Matériaux pour l'économie (Manuscrits de 1861-1865) PL2 page 366
    [13] Il arrive que la traduction française atténue les expressions allemandes. La traduction Roy du Capital parle du « coté mystique » de la dialectique hégélienne. Marx avait cependant écrit : « Die mystifierende Seite dr Hegelschen Dialecktik habe ich vor beinah 30 Jahren, zu seiner Zeit kritisiert. » (MEW Tome 23 page 27) La dialectique de Hegel n'est pas mystique mais mystifiante !
    [14] Sur ce plan l'analyse de Habermas dans « Connaissance et intérêt » nous semble tout à fait éclairante.
    [15] Le travail est d’ailleurs explicitement conçu comme le processus qui assure le métabolisme de l’homme et de la nature, et ce depuis les « Manuscrits de 1844 » jusqu’aux derniers textes du « Capital ».
    [16] Il fut de bon ton de désigner Marx comme un penseur du XIXème qui aurait décrit une réalité aujourd'hui disparue. L'exemple cité ici montrerait plutôt que, même si on s'en tient aux description empiriques, Marx est bien, hélas ! notre contemporain.
    [17] Matériaux pour l'économie PL2 page 377

    Communisme et communautarisme.

    Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...