jeudi 28 août 2014

Le docteur Lordon au chevet de la gauche agonisante. A propos d'un article publié dans le «Monde Diplomatique»


  • Dans la dernière livraison du Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, économiste favori de la gauche radicale, annonce la bonne nouvelle : la gauche ne peut pas mourir. Comme le Monde Diplomatique lui accorde une place imposante, le court essai de Lordon mérite d’être commenté puisque, on n’en doute pas, ses propos seront lus largement et relayés dans toutes les sphères de cette « gauche critique » hostile au PS, mais acharnée à maintenir l’illusion politique par excellente que fut « la gauche ». Selon Lordon, il convient de combattre les « poisons » que seraient « toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. » Comme nous soutenons avec une certaine constance cette « navrance » que Lordon rapproche immédiatement des thèses de « l’extrême droite » et du « dépassement de la droite et de la gauche (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre », nous nous sentons obligés de revenir sur ces questions. Nous verrons une fois de plus (voir notre recension Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza) que le radicalisme verbal de Lordon n’est qu’une ultime tentative pour sauver « à gauche » un système immanquablement conduit à la faillite. La lecture suivie que nous proposons de l’article de Lordon permettra d’éclairer ce dernier propos.
    Procédant par amalgame, Lordon met dans le même sac Valls et Régis Debray :
    Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir (1», trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. À plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur(3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.
    Désolé de contredire cet éminent professeur, mais il ne comprend visiblement rien. Lorsque Valls annonce que « la gauche peut mourir », c’est parce qu’il veut la sauver ! Il veut la sauver parce qu’elle est nécessaire au maintien du système politique et social. Gauche et droite doivent exister pour assurer l’illusion de la démocratie, complément politique et idéologique indispensable à l’État autoritaire de la Ve République entièrement soumis aux intérêts du capital financier. Ce qui inquiète Valls, c’est que l’on confonde encore « gauche » et « socialisme » et donc que les revendications sociales puissent encore s’exprimer, même de manière très déformée, dans la représentation parlementaire baptisée « majorité de gauche ». Quant à Régis Debray, on ne peut que partager sa caractérisation: « parodique » ou « pathétique », voilà ce qu’est la gauche aujourd’hui.
    Mais Lordon se défend : 1) la gauche n’est pas le PS – on se demande bien pourquoi – et 2) la gauche est une idée (immortelle par définition) :
    Il y a de quoi s’étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu’il n’a plus rien que de droite. Et s’il est vrai que ce dernier peut mourir — on pourrait même dire : s’il est souhaitable qu’il meure —, la gauche, elle, est d’une autre étoffe et, partant, d’une autre longévité. Car elle est une idée. Égalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n’a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.
    Pour combattre navrances et poisons, Lordon a donc une thèse forte : la gauche, c’est l’égalité et la démocratie vraie. Égalité et démocratie vraie voilà deux baudruches qui peuvent égayer les discours de fin de banquet radical-socialiste, mais rien de plus. L’égalité de quoi a-t-on envie de demander tout de suite à Lordon? La philosophie politique et morale contemporaine a pourtant cherché à travailler cette question : Rawls défend l’égalité des libertés (principe d’égale liberté pour tous), Dworkin l’égalité des ressources (voir La vertu souveraine) et Amartya Sen défend l’égalité des capabilités. Trois variantes d’une tentative authentiquement libérale, dans le meilleur sens du terme, de concilier liberté et égalité sans remettre en cause les fondements de nos sociétés où le mode de production capitaliste est dominant. Pour sa part, Marx (que Lordon massacre dans le livre cité plus haut) se moque de l’égalité comme d’une guigne. Le règne de l’égalité, c’est le règne de l’égalité des travaux abstraits et donc celui du droit bourgeois. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx s’exprime sans ambages sur cette question :
    Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme. Le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s'y prennent plus aux cheveux, tandis qu'aujourd'hui l'échange d'équivalents n'existe pour les marchandises qu'en moyenne et non dans le cas individuel. En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni; l'égalité consiste ici dans l'emploi comme unité de mesure commune. Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité de mesure; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé; par exemple, dans le cas présent, qu'on ne les considère que comme travailleurset rien de plus, et que l'on fait abstraction de tout le reste. D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l'état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
    L’égalité n’est qu’une survivance du « droit bourgeois » et dans une société communiste, il n’y aura plus à se poser la question de l’égalité, mais bien à réaliser la vieille revendication « à chacun selon ses besoins ».
    Faute de réfléchir sérieusement à cette question de l’égalité, Lordon se contente donc d’une phrase creuse, purement « bourgeoise ». À moins qu’il ne s’agisse tout simplement de « l’égalité des droits » garantie depuis 1789 et qui ne réalise l’égalité qu’entre individus égaux par ailleurs, comme le faisait déjà remarquer Hegel. L’existence même de l’État suppose une inégalité fondamentale, de quelque manière qu’on s’efforce de la camoufler.
    Il n’en va pas mieux avec la « démocratie vraie » qu’avec l’égalité. Strictement parlant, la seule « démocratie vraie » est la démocratie directe suivant la manière athénienne antique. Et l’on sait à quelles limites se heurtait cette démocratie, la plus vraie que l’on ait connue dans l’histoire. Toutes les républiques, même les plus démocratiques, sont au fond ce que les Anciens appelaient des régimes mixtes, combinant le pouvoir populaire (par l’intermédiaire de l’élection ou du référendum), le pouvoir aristocratique (une Assemblée d’élus est une assemblée des « meilleurs » à qui l’on a confié le pouvoir de faire la loi) et un principe « monarchique » incarné dans l’unicité de l’exécutif. C’est vrai évidemment de la Ve République singulièrement tordue du côté du pouvoir monarchique, mais c’est aussi vrai des républiques parlementaires comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou l’Italie, où l’on voit d’ailleurs le « chef » (le chancelier ou le premier ministre) prendre de plus en plus de poids.
    Si l’on écarte la démocratie directe – qui ne semble pas très praticable – on doit non pas de contenter de formules creuses sur la « démocratie vraie », mais travailler sur les institutions républicaines nécessaires, en entendant le républicanisme comme théorie de la liberté comme non-domination. Mais comme les mots mêmes de république ou de domination ne figurent pas dans le long texte de Lordon, il ne faut pas chercher de solution de ce côté-là.
    Lordon précise cependant ce qu’il entend :
    Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.
    « Rétablir la polarité droite-gauche contre le poison de la dénégation » : on ne comprend pas ce que veut Lordon. Soit cette polarité existe (puisque la gauche ne meurt pas ...) et alors il ne sert à rien de vouloir la rétablir. Soit elle n’existe plus et alors pourquoi faut-il la rétablir ? La division droite-gauche est un héritage de 1789 (à gauche se sont placés les adversaires du veto royal) et jusqu’au début du XXe siècle, la division droite-gauche était une division au sein des classes dominantes, la bourgeoisie de gauche étant aussi hostile aux ouvriers que la bourgeoisie de droite ainsi qu’elle l’a montré férocement dans la répression des manifestations ouvrières de juin 1848 et le ministre de l’intérieur de gauche, le radical Clemenceau a fait fusiller les ouvriers grévistes sans plus de remords que ses confrères de droite... La gauche au XXe siècle s’est constituée dans l’affaire Dreyfus : l’alliance (utile et nécessaire) des ouvriers et des bourgeois radicaux est devenue une formule politique permanente qu’on retrouvera avec le « cartel des gauches », le Front populaire, le gouvernement Mollet de 1956, etc. Vouloir rétablir la polarité droite-gauche, c’est vouloir faire revivre cette formule-là. Or précisément, si cette formule est sinon complètement morte du moins tout à fait agonisante, c’est précisément parce que les conditions politiques qui expliquaient son existence ont disparu. L’opposition d’une bourgeoisie de droite conservatrice, fondée sur le patrimoine capitaliste et l’alliance avec l’Armée et l’Église et une bourgeoisie de gauche éclairée, anticléricale et plus démocratique n’existe plus. Tout simplement parce que le capitalisme familial patrimonial joue une rôle secondaire dans le capitalisme d’aujourd’hui et parce que les revendications « libérales » de la gauche radicale sont en pleine harmonie avec les revendications « libérales » du capital qui veut se débarrasser des entraves que le vieux monde continue (assez marginalement il est vrai) à poser à l’extension indéfinie du domaine de la marchandise. Si l’ancienne division droite-gauche avait un certain sens, elle n’est plus aujourd’hui qu’un simulacre, un spectacle organisé par les marchands de sommeil du monde médiatique ... et les « spécialistes » politiques.
    Quand Lordon écrit que « égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt », c’est tout à fait confus compte tenu de ce que nous venons de dire à propos de l’égalité et de la « démocratie vraie ». Ce qui intrigue, c’est l’expression « l’emprise sans limite du capital ». Le capital, comme dit d’ailleurs Lordon vise l’emprise totale, non par vice, mais parce que ce système ne peut exister que dans l’accumulation illimitée du capital. Ce n’est donc pas « l’emprise sans limite du capital » qu’il faut mettre en cause, mais le capital lui-même. L’expression de Lordon laisse au contraire entendre qu’il faudrait une emprise limitée du capital et donc une sorte d’économie mixte avec un encadrement étatique, ce qui est exactement la position néokeynésienne que défend Lordon depuis longtemps.
    Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique.
    Encore une fois, beaucoup de confusions. La première partie de cet extrait est quasi parfaite, à l’exception de l’adjectif « indéfinie » qu’il faudrait remplacer par « illimitée ». Mais comme on dit, une cuillerée de goudron suffit à gâcher un baril de miel. Si l’accumulation est par nature illimitée, sa limitation entraîne la mort du capital alors que si elle est indéfinie il en va autrement : il suffit de la définir de l’extérieur pour trouver un régime d’accumulation compatible avec la vie humaine. La suite montre pourquoi Lordon est si confus. Il manque précisément l’essentiel : la principale limite à l’accumulation du capital n’est pas l’épuisement des ressources naturelles. C’est le capital lui-même ! C’est l’essence de ce qu’est le capital, rapport social fondé sur l’accumulation de richesse abstraite, qui lui échappe.
    Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.
    L’effort de productivité est nécessaire parce que chaque fraction du capital doit lutter pour s’approprier la plus grande part de la survaleur produite par le système et du même coup, en réduisant le temps de travail nécessaire, cet effort de productivité contribue à dévaloriser la production. La croissance de la force productive du travail humain est antinomique à ce rapport qu’est le capital. Voilà l’enseignement de Marx qui reste un secret bien gardé pour Lordon.
    Pour Lordon le capital est une « puissance » (de quoi ? Mystère!) qui vise à la tyrannie (peut-être douce).
    Cela étant bien posé, ce qu’est la gauche s’en déduit aisément. La gauche, c’est une situation par rapport au capital. Être de gauche, c’est se situer d’une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d’une manière qui, ayant posé l’idée d’égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l’idée n’a aucune chance d’y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en le refus de la souveraineté du capital. Ne pas laisser le capital régner,voilà ce qu’est être de gauche.
    En définissant la gauche par rapport au capital, Lordon en produit une définition non pas positive, mais négative. À lui qui se pique de spinozisme, il faudrait rappeler que se définir contre, c’est précisément se définir de manière réactive, non rationnelle et non en vertu de l’utile propre. Mais passons. Admettons qu’être de gauche soit équivalent à refuser la souveraineté du capital. Que peut bien vouloir dire cette expression ? Le capital n’est pas une puissance souveraine tombée des cieux, mais un rapport social. S’il y a un sens à refuser la souveraineté du capital, c’est celui de renverser les rapports sociaux capitalistes et leur substituer comme le disait Marx « les producteurs associés ». Mais cela ne s’appelle pas la gauche, mais le communisme. Donc soit Lordon dit quelque chose de sensé et alors sa « gauche » s’appelle « communisme », soit il veut dire autre chose et cet autre chose, c’est l’utopie d’un capital actif, mais non totalement souverain. Lordon comme tous les illusionnistes de son genre propose de « chevaucher le tigre » – en espérant que le tigre ne s’en apercevra pas.
    Et de fait, les fières proclamations de notre porte-parole officiel de la nouvelle radicalité tombe tout de suite dans les recettes social-démocrates les plus plates. À propos du sauvetage des institutions financières après la crise de 2008, il écrit :
    Pour légitime qu’il ait été, le sentiment de scandale né du sauvetage des banques en 2009 était mal placé. Ce n’est pas qu’il ait fallu sauver les banques en soi qui était scandaleux ; c’est qu’on les ait sauvées sans la moindre contrepartie, en les munissant d’un blanc-seing implicite pour la reprise bonasse de leurs petits (grands) trafics. Il fallait sauver les banques, en effet, sauf à nous détruire nous-mêmes ; car les banques occupent une position telle dans la structure sociale du capitalisme que leur chute généralisée, abattant non seulement tout le système du crédit, mais surtout le système des paiements, et volatilisant toutes les encaisses monétaires du public, était vouée à entraîner dans l’abîme en moins de quelques jours la totalité de la production et des échanges — c’est-à-dire à nous ramener en l’équivalent économique de l’état de nature.
    Il faut sauver le capitalisme contre lui-même ! Voilà le fond de la pensée lordonienne. Si le capitalisme sombre, nous sombrons avec lui, et par conséquent Lordon ne propose pas une gauche « contre le capital », mais une gauche régulatrice du capital.
    La conclusion à tirer de cet état de fait n’était pourtant pas qu’il fallait se contenter de sauver les banques, merci, au revoir. Elle était qu’après les avoir tirées du gouffre, et nous avec,il n’était plus possible de les laisser prendre le risque de nous y entraîner de nouveau. En d’autres termes, si l’on fait vraiment l’analyse que les banques occupent dans la structure d’ensemble du capitalisme cette position névralgique depuis laquelle leurs excès exposent systématiquement la société à l’alternative de les rattraper à ses frais ou de mourir avec elles, il s’ensuit : premièrement, la qualification adéquate de cet état de fait comme prise d’otages structurelle ; deuxièmement, une réponse de gauche qui, voyant cet effet implacable des structures, conclut qu’il faut impérativement changer les structures.
    Ce qu’il propose n’est donc qu’un changement de structure à l’intérieur du capitalisme, un réformisme. Et de ce point de vue, il est rigoureusement sur le même terrain que ceux qu’il prétend combattre. Il s’agit de réformer au mieux le capitalisme – ce que Sarkozy lui-même avait reconnu et même essayé de tenter de commencer à le faire ! Ce qui distingue Lordon de ses confrères en « science économique » (cette version prétentieuse de l’alchimie et de l’astrologie), c’est qu’il défend l’intervention de l’État pour réguler le capitalisme alors que Moscovici et Sapin font confiance à des partenariats avec le secteur privé.
    Si, en effet, la capture — de la société tout entière — est ainsi rendue inévitable dans la configuration présente de la banque-finance, alors il ne peut plus être toléré d’abandonner le financement de l’économie au capital financier privé et à ses tendances incoercibles à l’abus. Au sauvetage de 2009, il ne pouvait donc y avoir de contrepartie moindre que la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord sous la forme de la nationalisation, puis de sa socialisation — pour tenir au loin les preneurs d’otages.
    Un capitalisme surveillé, un bon capitalisme opposé au capitalisme prébendier et au capitalisme des pirates. Mais toujours le capitalisme dont on ne peut pas sortir. Les polémiques contre Hollande-Moscovici-Sapin (drôlement rebaptisés les trois petits cochons) ne changent rien à ce qui constitue le fond de la pensée Lordon. Dénoncer ensuite le capital qui prend les travailleurs en otage, c’est bien sympathique, mais ce n’est pas vraiment une grande avancée théorique.
    Ce passage encore dit bien ce que pense fondamentalement Lordon :
    Détenteur de fait des intérêts matériels de toute la société, dont il règle par ses initiatives les conditions de prospérité ou de paupérisation, comment le capital privé, puissance sans frein, n’en abuserait-il pas pour réclamer sans fin, sous peine de blocage de l’économie, et cela d’autant plus qu’il ne trouve en face de lui que des gouvernants prêts à tout lui accorder ?
    C’est le capital privé qui serait en cause. Mais le capital privé dont il parle n’est qu’une fiction. Le capital est aussi « socialisé » par les sociétés par actions, les fonds d’investissement, les fonds de pension, etc., sans parler des fonds souverains détenus pour certains par des États très « social-démocrates » comme l’État norvégien. Le capital de la SNCF appartient à l’État, comme celui de très nombreuses entreprises. Il y a du capital public chez PSA (celui de la France et celui de la Chine!). Mais s’il parle de « capital privé », c’est parce qu’il veut limiter sa critique aux appétits du capital privé et refuse de mettre en cause la logique du capital en général, qu’il soit privé ou public.
    Le reste de l’article n’est que la liste tronquée et vague des méfaits du capitalisme et là encore, l’avancée théorique est nulle. Tout cela pour finir la proposition d’un « bon » pacte de responsabilité.
    Contre cette hémiplégie intellectuelle intéressée, voilà alors quel pourrait être le sens véritable d’un « pacte de responsabilité » ; non pas la misérable reddition sans condition de la Droite complexée, mais la position d’une analyse et des conclusions logiques qui s’ensuivent : si le capital est bien par sa nature même « bouleversement continuel de la production », si le déclassement induit par la « transition permanente » est nécessairement l’effet de l’énergie désirante qu’investissent les capitalistes dans leur « jeu », alors le capital est intégralement comptable des destructions qu’entraînent ses « créations ». C’est donc une chose de voir l’Unedic comme une assurance contre les accidents des trajectoires individuelles d’emploi, neutralisation « mutualiste » bien faite pour en laisser inaperçus tous les enjeux fondamentaux ; c’en est une autre de la poser comme la contrepartie impérative dont la société assortit l’acceptation (temporaire) du jeu du capital. Peugeot, Alstom, Fralib, Continental, Goodyear, etc., ce sont les effets du jeu auquel les capitalistes, dont l’existence matérielle est hors de tout danger, s’adonnent avec passion : le jeu de la concurrence, le jeu du déplacement du capital, le jeu des fusions-acquisitions, en somme l’ivresse de la mondialisation considérée comme excitant Kriegspielet comme aventure existentielle.
    La gauche immortelle de Lordon, ce n’est donc que la vieille gauche qui réclame des contreparties au capitalisme, mais se garde bien de préparer méthodiquement son remplacement. On peut enrober tout cela dans des déclarations de guerre qui ne dépasseront pas les salles de rédaction du Monde Diplomatique ou les salons de ses lecteurs. Cela ne changera rien. Par contre à vouloir maintenir la fiction de la gauche, on est conduit à deux conséquences :
    1. Collaborer à un système vermoulu qui veut faire croire qu’en votant pour Tartempion de gauche on garantira mieux les intérêts des plus pauvres qu’en votant Dugommier de droite.
    2. Écarter tout mouvement réel contre l’état de choses existant. On l’a vu au moment de la révolte bretonne des « bonnets rouges » : à la notable exception du NPA (une fois n’est pas coutume) toute la gauche estampillée vraie gauche 100 % authentique a fait la fine bouche et renvoyé ces péquenots bretons à leurs vieilles chouanneries au motif qu’il y avait parmi eux des gens « de droite » et même pire. Les jacqueries sociales que craignent les rapports des préfets et qui ne manqueront pas de se produire balaieront elles aussi ce clivage droite-gauche que Lordon veut rétablir.
    Encore une fois, reconstruire une alternative réelle, un véritable programme de l’émancipation sociale et politique, cela exige qu’on en finisse avec les illusions mortelles de la gauche, sous toutes ses formes et qu’on substitue aux apparences du jeu politique la réalité des oppositions de classes.
    Denis COLLIN – le 28 août 2014

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