mardi 7 juillet 2015

Marx et la démocratie

Que peut bien avoir à dire de la démocratie l’inventeur de la formule « dictature du prolétariat » ? N’est-ce pas au nom de Marx et de sa critique de la « démocratie bourgeoise » qu’ont été construits quelques-uns des régimes les plus antidémocratiques que l’on ait connus ? En revenant aux écrits mêmes de Marx et à son action politique, on verra que la vision d’un Marx autoritaire et hostile à la démocratie est erronée.
Commencer par la démocratie
Le jeune Marx, philosophe auteur d’une thèse sur l’atomisme antique, se lance en politique comme journaliste. Il collabore à un journal fondé par des jeunes bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Mais, à la démocratie radicale, il faut un fondement théorique. Et si l’hégélianisme, dont Marx est d’abord un partisan, peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à la liberté et donc  du plus mauvais des États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En 1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit de Hegel », dont il avait annoncé les prémices dans une lettre à Ruge du 5 mars 1842. Le centre de cette « révision critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec l’hégélianisme, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica est intraduisible en allemand. » (Marx, Lettre à Ruge) Marx, dans la lignée de Rousseau, écrit : « La démocratie est l’énigme résolue de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en soi selon son essence, mais selon l’existence, la réalité constamment ramenée à son fondement réel, l’homme réel, le peuple réel, et elle est posée comme l’œuvre propre de celui-ci. » (Marx, Critique du droit politique hégélien)
Marx rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : or ce dont il s’agit, c’est de l’émancipation humaine, qui passe par  la suppression de l’État et de l’Argent, lesquels lui apparaissent anti-démocratiques.
Ainsi le communisme auquel Marx se rallie apparaît-il comme la continuation de la lutte pour la démocratie, non pas une démocratie tronquée, limitée au pouvoir des possédants, mais une démocratie radicale qui extirpe jusqu’à la racine toute aliénation politique. Au moment des événements de 1848, il fonde la Nouvelle Gazette Rhénane et prend part à l’action de l’association démocratique.
La « dictature du prolétariat »
C’est pourtant en 1847, quand il écrit, avec Engels, le Manifeste du parti communiste, que Marx avance la formule de la « dictature du prolétariat ». Il faut comprendre cette formule dans son contexte et en fonction des visées stratégiques qui sont celles de Marx à cette époque et non comme une opposition à ses conceptions démocratiques précédentes.
D’une part, il s’agit de penser la nécessité pour les classes opprimées de briser la résistance des classes dominantes. Et pour ce but, une phase intermédiaire de « dictature » est nécessaire. Mais la dictature dont parle Marx ne doit pas être entendue dans le sens que ce mot a pris aujourd’hui. Marx fait évidemment référence à la dictature du Comité de Salut Public qui, suspendant la constitution démocratique de l’an II, organisa la défense du pays et de la révolution face à l’invasion étrangère. Par transition, on peut aussi entendre le mot dans son vieux sens romain. Gouvernement d’exception en vue de sauver la patrie, la dictature faisait partie des institutions de la république romaine.
Le paradoxe est que cette expression de « dictature du prolétariat » n’apparaît dans l’œuvre qu’en de rares occurrences et dans une grande discontinuité. Si les marxistes ont eu coutume de faire de la « dictature prolétariat » la conséquence logique des analyses du Capital, on pourrait cependant très bien imaginer que le passage de la direction du processus de production entre les mains des « producteurs associés » se fasse par des voies purement économiques et soit accompagné d’une transformation graduelle de l’État. L’accord avec les analyses et les thèses défendues dans Le Capital, y compris les conclusions révolutionnaires, n’implique donc nullement un accord avec les perspectives politiques définies par Marx dans quelques textes cités plus souvent qu’à leur tour par les marxistes. 
La Commune de Paris
Leçon de l’histoire : la défaite de Napoléon III et l’invasion prussienne précipitent les événements. Face à la capitulation du gouvernement provisoire de M. Thiers, le peuple de Paris se soulève, d’abord pour défendre Paris contre l’ennemi. Est instauré un gouvernement révolutionnaire, celui de la Commune de Paris. La Commune est l’antithèse de l’Empire, dit Marx. Elle ne s’est pas contentée de revenir à la forme républicaine, elle a tenté de construire une république entièrement nouvelle, « une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. » Pour réaliser cet objectif, elle a dû commencer à briser la vieille machine d’État :
-          suppression de l’armée permanente, remplacée par le peuple en armes ;
-          délégués élus au suffrage universel, responsables et révocables à tout moment ;
-          fonctionnaires publics élus et révocables (particulièrement les fonctionnaires de justice) ;
-          séparation de l’Église et de l’État ;
Marx souligne encore que les Communards avaient pour tout le pays un projet cohérent : remplacer l’appareil étatique de gouvernement centralisé par l’administration autonome des communes. Faisant référence à la revendication qui fut celle des ouvriers parisiens en juin 1848, Marx écrit que la Commune est « la forme enfin trouvée de la République Sociale » (Marx, La guerre civile en France).
Cette réflexion sur la Commune n’est pas circonstancielle. Il s’agit d’une inflexion fondamentale dans la pensée de Marx et Engels. Elle dessine les grandes lignes d’une réflexion politique qui sera étouffée avec l’invention du « marxisme » après la mort de Marx. Avec la Commune, Marx conçoit une forme politique placée sous le contrôle direct du peuple et avec un appareil d’État réduit à son strict minimum.
La démocratie, forme de la dissolution de la domination capitaliste
Bien que la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat », comme phase transitoire entre capitalisme et socialisme soit reprise dans la Critique du Programme de Gotha (1875), la pensée de Marx s’oriente vers une direction nouvelle. Dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique.
Ainsi, Marx et Engels envisagent-ils de soutenir la campagne politique engagée par Clemenceau en 1882. Avec le soutien de Marx, Engels définit son orientation : Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à Bernstein, il affirme : « Guesde, lui, s’est mis une fois pour toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans passer par une République à la Clemenceau. » Qu’est-ce donc que la « république à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une révolution : « C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne, encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime bourgeois. » On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le « self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800, c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être envisagé, on voit immédiatement que la question de la dictature du prolétariat a perdu de son importance.
À retenir
On ne peut ramener Marx, pour le rendre plus sympathique, à ces analyses des dernières années de sa vie. La thèse du « dépérissement de l’État » au fur et mesure que disparaissent les antagonismes de classes est aussi maintes fois réaffirmée et ne manque pas d’être fort problématique, tout autant que cette formule de la dictature du prolétariat. Il reste qu’au-delà des fluctuations et des imprécisions théoriques – Marx n’a jamais écrit ce livre sur l’État qu’il promettait dans le plan du Capital – on peut trouver un fil directeur profondément démocratique, une démocratie qui ne consisterait pas à choisir tous les cinq ans quel parti et quels hommes imposeront la loi des puissants, mais une démocratie fondée sur l’action populaire et le contrôle vigilant d’un appareil d’État, qui, bien que nécessaire, demeure toujours un danger pour les citoyens.

lundi 6 juillet 2015

Des bêtes et des philosophes

Les bêtes semblent préoccuper de nombreux philosophes. Le « devenir bête de l’homme » est même chez certains la nouvelle perspective philosophique qui vient remplacer le progrès des Lumières ou le développement de l’esprit absolu. Comme les modes atteignent même l’institution scolaire, les élèves des séries littéraires ont été interrogés au baccalauréat sur l’épineuse question de savoir s’il existe un devoir moral de respecter tout être vivant. Et derechef, certains professeurs ont ressorti leurs manuels d’antispécisme et le programme de la « libération animale » de Peter Singer. Toute une myriade d’idées plus ou moins absurdes défendues comme « philosophiques » et qui rejoignent la secte d’illuminés des « Vegan », une secte dont on ne saurait trop dire s’il s’agit de doux foldingues ou d’une espèce d’allumés un peu plus dangereux. Essayons de voir plus clair et de réfléchir aux moyens propres à arrêter cette progression de la bêtise – au sens propre du terme – en philosophie.

Une très ancienne querelle


La question des animaux est une vieille affaire philosophique. On sait que Montaigne, puisant force anecdotes plus ou moins controuvées chez Plutarque, soutient qu’il y a souvent moins de différence d’homme à bête que d’homme à homme. Mais il serait absurde de lire Montaigne en prenant son propos à la lettre. Tout comme il est aussi absurde de prendre à la lettre la fameuse « théorie cartésienne » des « animaux-machines ». Dès que la discussion Descartes versus Montaigne est replacée dans son contexte historique et intellectuel, on voit assez clairement que tout cela est sans rapport avec les débats (ou pseudo débats) actuels sur la souffrance des bêtes ou la libération animale.
Pour Montaigne, si l’homme n’est pas au sommet, il est rabaissé au même rang que les autres créatures et plus bas : « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. »(3441) Sa supériorité supposée sur les animaux, l’homme ne la tient que de son ignorance des «branles internes et secrets des animaux ». C’est de notre ignorance que nous concluons à leur bêtise. Or « quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle. » (345) Si les animaux ne communiquent pas avec nous, n’est-ce pas aussi parce que nous ne savons communiquer avec eux tout comme nous sommes incapables de communiquer avec « les Basques et les Troglodytes ». En outre les animaux savent communiquer avec nous : « nous flattent, nous menacent et nous requièrent » (345). Le langage et la parole ne sont pas identiques. Alors que Descartes voit dans le langage le signe évident qu’il a en face de lui un être pensant et non une machine bien faite, Montaigne rejette catégoriquement ce type d’argument. D’ailleurs les muets peuvent communiquer par les mains et la gestuelle joue un rôle important dans toute communication : « Il n’est mouvement qui ne parle ». Et même se taire peut être un « taire parlier et bien intelligible ».
Montaigne prête aux animaux une âme et une intelligence qui pour être différentes des nôtres n’en sont pas moins aussi subtiles et couvrent aussi bien les mœurs, l’organisation sociale qu’une certaine «science». Reprenant des arguments de la théologie naturelle, il montre qu’en perfection, c’est-à-dire en adaptation à leurs conditions naturelles les bêtes nous surpassent le plus souvent et « leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités tout ce que peut notre divine intelligence». Montaigne essaie de montrer que l’homme est un être aussi naturel que les autres animaux et que la nature l’a pourvu de tout (y compris le langage) avant qu’intervienne la société. Chez Montaigne les animaux et les hommes sont frères car « il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareilles effets pareilles facultés et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. »
Les exemples innombrables que donnent Montaigne ne visent qu’à une seule conclusion « Tout ce qui est étrange nous le condamnons et que nous n’entendons pas». Montaigne ne se soucie pas nécessairement de la véracité des faits rapportés ni du crédit qu’on doit porter en ces matières à Plutarque ou à Pline le Jeune. Il s’agit seulement de définir un champ de possibles qui rabattent ce « cuider ».
C’est pourquoi les animaux sont capables de sentiments moraux ... et des mêmes furies. Les animaux ne surpassent pas seulement l’homme en aptitudes naturelles et en perfection dans l’art de vivre mais aussi dans le sens moral. L’amitié, ils l’ont « sans comparaison plus vive et plus constante que l’ont les hommes. » Mais si Montaigne montre que malice, ruse et quelques autres vices se trouvent chez les animaux, dans le domaine du mal c’est encore l’homme qui est le pire : « ce furieux monstre à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme faible, calamiteux et misérable. » (362) Reprenant une ancienne distinction entre les désirs naturels et nécessaires (boire, manger), naturels et non nécessaires (« l’accointance des femelles ») et ni naturels ni nécessaires, Montaigne affirme que tous ceux des hommes sont de la dernière sorte. Ce sont des « cupidités» «toutes superflues et artificielles. » Malgré tout, y compris dans les vices s’affirme la naturalité de l’homme puisqu’on a vu « certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe » et que la fidélité conjugale de certaines espèces est loin d’être une règle générale.
En fait, Montaigne cherche surtout à montrer l’unité d’un monde naturel dont l’homme fait partie, l’identité des mécanismes qui mettent en mouvement les hommes et les animaux, les puissants et les misérables (« les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule »). « Ils veulent tout aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant. »(363) C’est seule la confiance absurde dans sa raison qui pousse l’homme à exprimer plus complètement tous les vices qui résident dans sa nature.
On le voit : les animaux jouent chez Montaigne un rôle stratégique dans la défense du scepticisme (relativiste) de l’Apologie de Raymond Sebon, un scepticisme à visée politique dans un contexte historique où les contemporains de l’auteur des Essais s’étripent sans vergogne au nom de leur vérité. On n’en peut rien tirer de plus. Et surtout pas qu’il faudrait devenir végétarien ou plutôt végétalien. Montaigne ne propose pas une nouvelle « éthique animale » ni quoi que ce soit de ce genre. Mobiliser Montaigne au service de la « cause animale », c’est un évident abus du principe d’autorité.
Inversement, la thèse cartésienne des « animaux-machines » n’est pas une thèse sur les animaux, mais une thèse épistémologique : la connaissance des êtres vivants est, en droit, réductible à la connaissance des lois physiques d’une nature entièrement géométrisée. Du point de vue strictement scientifique, au demeurant, on a du mal à donner tort à Descartes. Tout le progrès de la biologie a suivi la voie réductionniste visant à expliquer les phénomènes propres aux êtres vivants par des mécanismes physico-chimiques. La synthèse en laboratoire de certaines bactéries confirme la justesse de cette orientation méthodologique. Il est vrai que les métaphores machiniques de Descartes peuvent sembler erronées. Il y a bien une différence entre un organisme vivant et une machine (comme un automate ou un robot). Cette distinction est posée par Spinoza (IIe partie de l’Éthique) et par Leibniz (notamment la monadologie). Un organisme vivant est un individu, c’est-à-dire un corps composé qui maintient entre ses parties des rapports constants. On pourrait reprendre ici la définition lapidaire d’Henri Laborit : un être vivant est un être qui maintient sa structure.


Un rapide point sur la situation présente


La biologie comme science n’étudie donc pas « la vie » mais une certaine catégorie d’êtres, les êtres vivants, caractérisés de manière assez précise par l’existence d’un milieu intérieur et d’une séparation entre intérieur et extérieur et des mécanismes internes assurant le maintien de la structure interne et le reproduction de ces êtres. Les êtres vivants que nous connaissons sont composés à base de radicaux carbonés et se dupliquent par le mécanisme ARN/ADN. On a toutes les raisons de penser que ces êtres vivants sont tous apparentés et dérivent les uns des autres par mutations et compositions et ce depuis au moins 3,5 milliards d’années, date d’apparition probable des premières protobactéries. La biologie moléculaire et la théorie de l’évolution établissent sans doute raisonnablement la profonde unité du vivant tel qu’il existe sur Terre.
Si on accepte cette vision scientifique du vivant, il est clair qu’il n’existe pas une rupture ontologique entre l’homme (« créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ») et les animaux. Il y a au contraire une profonde continuité et on a sans doute raison de qualifier l’homme comme « le troisième chimpanzé » (voir le livre éponyme de Jared Diamond).
Du même coup, on voit que parler des animaux en général ou du « règne animal », c’est une manière de parler à peu près dépourvue de sens : les bonobos et les paramécies sont également des animaux et il y a évidemment moins de différence entre l’homme et le gorille qu’entre le babouin et la poule !
Ces constats de bon sens qu’il faut commencer par faire ne règlent pourtant en rien la question de l’animalité. Même si on considère que la conscience émerge chez l’homme comme le résultat de processus purement naturels, il reste que la biologie, la théorie de l’évolution ni la génétique ne nous permettent jamais de saisir l’homme comme sujet. Inutile de penser une âme séparée du corps et qui nous serait donnée par Dieu ! En tant que sujet, j’ai l’expérience de l’irréductibilité de la subjectivité à toute objectivité. C’est au contraire l’objectivité (la capacité à former une connaissance objective du monde) qui est fondée sur la subjectivité. Et cette subjectivité, d’une part, me sépare du monde et d’autre part me fait saisir l’autre homme comme une autre conscience de soi – comme membre du genre humain – ce qui fait de l’homme dans sa relation aux autres hommes un être générique (Gattungswesen) pour parler comme Marx.
Donc objectivement parlant, l’homme est un animal comme les autres, mais il ne le sait que parce qu’il se pose lui-même comme n’étant pas un animal comme les autres, opération rendue possible en raison du triple processus qui fait la singularité humaine, processus d’hominisation qui donne à l’espèce ses caractères biologiques spécifiques (station verticale, usage de la main, développement de la boîte crânienne et du néocortex), processus d’anthropisation par le développement des techniques qui permettent à l’homme de s’approprier la nature, processus de symbolisation qui organise l’espace à partir de significations et qui est indissociable du langage.
Il est donc impossible de s’en tenir au strict plan de la science « positive » qu’est la biologie – aussi précieuses soient ses découvertes – et l’approche philosophique ne peut être éliminée, bien au contraire. L’homme est un être naturel mais il est aussi esprit – même si l’on soutient que l’esprit et le corps sont la même chose considérée sous deux attributs différents. Il convient ici d’être quelque peu dialecticien.


Quel rapport l’homme entretient-il avec les autres êtres naturels ?


Chaque être vivant est immergé dans un espace de vie qui lui est propre. Son oïkos, son habitation est aussi un objet d’étude. C’est précisément au sens strict l’objet de l’écologie : étudier les interactions entre un groupe d’êtres vivants et l’environnement naturel.
Si on se place de ce point de vue, il n’y a pas différence (sinon d’ampleur de l’espace occupé) entre l’écologie de l’espèce humaine et celle des grenouilles dans une mare. Toujours « objectivement », on remarquera que l’homme est un prédateur dont l’action destructrice sur l’environnement en fait « le pire des animaux » quand il n’est soumis à aucune loi, comme le disait Aristote. Mais, comme tous les êtres naturels, l’homme vit de son rapport de consommation avec les autres êtres naturels. Le petit oiseau mange des insectes, des petites graines ou des vermisseaux. Les gros poissons mangent les petits. Les carnivores comme les félins s’attaquent à d’autres mammifères et notamment à de paisibles herbivores. Tous transforment d’ailleurs leur environnement et peuvent le saccager en peu de temps : les taupes ravagent une prairie, les sauterelles détruisent la végétation, les microbes tuent massivement. Rien dans la nature de cette belle harmonie des êtres vivants ni de cette divine providence sur lesquelles s’extasient les niais.
La différence entre l’homme et les autres animaux tient en ce que, comme le disait Hegel, il ne reste pas enfermé dans le cercle de ses besoins limités et des moyens limités de les satisfaire. La nature extérieure n’est pas pour lui un donné avec lequel il doit faire mais elle devient l’objet d’une transformation – c’est précisément ce que fait le travail, métabolisme de l’homme et de la nature. La première et la plus décisive de ces transformations est l’invention de l’agriculture. La domestication des bêtes et des plantes introduit un changement fondamental, une rupture entre l’homme et les autres animaux et l’ensemble des êtres vivants sur le plan de cette « écologie » de base.
Tous les discours sur la souffrance des bêtes oublient tout simplement ce fait. Il ne s’agit pas pour l’homme de ce rapport « naturel » d’un animal à un autre animal – l’homme primitif chasse comme le lion – mais du rapport de l’homme à des animaux qu’il a lui-même « inventés » : vaches, moutons, poules, cochons sont des produits de la domestication, de la sélection et des soins prodigués par les hommes.
De ce point de vue les bavardages philosophiques ou anthropologiques sur les « techniques » animales, voire la « culture » animale n’ont rigoureusement aucun sens. D’une certaine manière, évidemment, les animaux semblent manifester de la technique. Mais comme le disait Marx : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, livre I, section III, ch. VII) Donc, qu’on le veuille ou non, l’homme se pose aussi comme la négation de la nature donnée et comme le sujet qui transforme cette nature pour l’humaniser, pour s’y reconnaître lui-même et lui ôter « son caractère farouchement étranger » (Hegel).

Le respect des êtres vivants ou de certains d’entre eux


Il est évident que la notion d’« être vivant » est si large que les catégories de la philosophie  lui sont inapplicables en tant que telles. Respecter tout être vivant est-il un devoir moral ? En posant cette question aux candidats bacheliers, on se place dans une situation où l’on voit mal quelle autre réponse serait possible sinon une réponse négative. Faut-il respecter les bactéries et champignons ? Il suffit de poser ces questions pour en voir immédiatement la pure absurdité. Limitons la question et demandons-nous si c’est un devoir moral que de respecter les animaux ? Là encore on tombe dans les mêmes absurdités. Celui qui écrase un moustique qui menace de le piquer a-t-il manqué de respect à l’égard du moustique ? Le fermier doit-il respecter la vache qu’il va traire ? Encore une question dépourvue de sens. Le fermier va essayer de bien traiter sa bête, de ne pas lui causer de « stress », dans un souci strictement utilitariste, mais aussi parfois parce qu’il aime bien ses bêtes et compatit à leur souffrance. Mais dans cette attitude raisonnable il n’y a rien qui rappellerait la notion de respect au sens moral.
On peut certes admettre qu’il existe certaines formes de respect qui ne s’adressent pas directement à des êtres raisonnables. Si on lit l’injonction « respectez les espaces verts » ou « respectez la propreté de ces lieux », il ne s’agit cependant que d’une formule qui renvoie indirectement au travail des hommes. Respecter les espaces verts, c’est respecter le travail des jardiniers et respecter les autres promeneurs qui ont le droit de jouir des beautés du jardin. Mais évidemment ce n’est ni l’espace vert, ni les lieux d’aisance qui seraient en eux-mêmes respectables !
En second lieu, quand bien même on aurait identifié un devoir moral de respecter une certaine catégorie d’êtres vivants, les êtres humains, on n’en aurait pas pour autant prouvé qu’il s’agit de respecter leur vie. On ne peut identifier respecter une personne (devoir kantien) et respecter sa vie. Kant justifie même la peine de mort par le respect dû à l’humanité en la personne de l’assassin. L’adage de base de la médecine est « Ne pas nuire ». Mais à quoi faut-il ne pas nuire : à l’existence biologique ou à l’existence en tant que personne? C’est le problème que l’on rencontre, par exemple, avec des individus plongés dans des états végétatifs incurables.
Ainsi, le respect de la vie personnelle ne coïncide pas toujours avec la conservation à tout prix de la vie biologique. Ici on pourrait montrer l’opposition entre la qualité de la vie et le caractère sacré de la vie ! Le problème est très épineux : qui décide de la qualité de la vie ?
Si le respect ne s’adresse ni aux êtres unicellulaires ni aux bactéries et pas même aux moustiques et aux vaches, mais seulement aux humains (en tant qu’êtres raisonnables, comme dirait Kant), nous ne savons même pas vraiment quand un être vivant devient un être humain. Où commence la vie de l’être vivant ? Où commence la vie humaine ? Le savoir biologique actuel récuse l’idée d’un instant « t » qui marquerait la rupture ontologique, le surgissement instantané de la personne. Qu’est-ce qui autorise à considérer l’œuf tout juste fécondé comme une personne humaine alors que les caractères spécifiquement humains lui font défaut ? Y a-t-il même un individu dès la fécondation ? L’immunologie ne se manifeste pas avant la deuxième semaine. Il est impossible de passer du fait biologique au pur décret juridico-moral qu’est l’énoncé du type : « la personne commence à la fécondation. » Dire qu’un œuf tout juste fécondé est un humain potentiel est très exagéré. L’œuf tout juste fécondé n’est pas une réalité au destin univoque. Les biologistes disent que c’est une cellule « totipotente ». Il peut évoluer pour former une « môle » ou une tumeur ! Ajoutons que la plupart des cellules issues de la division cellulaire produiront non pas l’embryon mais son placenta. Jusqu’à la troisième semaine l’embryon lui-même peut se diviser pour former des jumeaux. Et enfin de 50 à 80% des embryons avortent spontanément dans les premiers jours et sont évacués spontanément à l’insu des femmes qui les portaient. L’origine absolue est bien un mythe. Là comme ailleurs.
Au total, nous sommes bien démunis pour définir quelque chose qui serait un respect dû aux êtres vivants, en tant qu’ils sont des êtres vivants, même si on sélectionne parmi les êtres vivants certaines catégories tout particulièrement dignes de respect et si on laisse à leur triste sort les bactéries, les amibes et les huîtres...

Fondements possibles d’une justification directe du respect de la vie


N’y aurait-il pas des raisons de respecter la vie en général ? Si la vie s’identifie à ce que nous offre la nature, à l’environnement que nous trouvons tout prêt, ne peut-elle pas être tout à la fois l’objet d’un sentiment particulier et d’un devoir moral ?
On peut fonder le respect de la vie sur une vision religieuse particulière. La « deep ecology » conçoit la Terre-Mère (Gaïa) comme un être vivant dont nous dépendons. On trouve de nombreux courants semblables dans l’idéologie « new age ». Ces idéologies ont quelque chose de commun : un anti-humanisme radical – certains vont même jusqu’à à comparer l’homme à un parasite dont il faudrait débarrasser la planète – comparaison assez gênante quand on se souvient de ce qu’a été le nazisme. Le respect de la vie suppose alors la soumission de l’homme. C’est une thèse de ce genre que soutient Hans Jonas quand il affirme que seul un gouvernement autoritaire pourra imposer les mesures nécessaires qui empêcheront les hommes de détruire la nature.
Cette philosophie/religion de la nature est fondée sur des postulats scientifiques erronés ou plutôt sur des superstitions archaïques et sur une approche  régressive. Jonas propose ainsi de « considérer les hommes comme des enfants ». Il semble donc qu’il s’agit d’une voie que l’on devrait abandonner.
On peut fonder un principe moral sur l’idée de la valeur intrinsèque de la vie. Toute l’éthique peut être considérée comme la recherche de ce qui a une valeur intrinsèque (GE Moore). Le respect de la vie lié à l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie (de la nature). Mais l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie est mystérieuse. Pour Hume, une chose ou un événement n’a de valeur que s’il sert les intérêts de quelque chose ou de quelqu’un – ce qui semble exclure l’idée de valeur intrinsèque.
On peut définir trois idées de la valeur :
  1. Valeur instrumentale : la médecine a une valeur instrumentale.
  2. Valeur subjective : qui concerne ce que seulement certaines personnes aiment (le vin ou le football !)
  3. Valeur intrinsèque : elle est indépendante de ce que les gens aiment ou de ce dont ils ont besoin (par exemple œuvres d’art).
Nous pensons couramment que la vie présente ces trois valeurs à la fois ! La préservation d’une large diversité d’êtres vivants a bien une valeur instrumentale – la biodiversité présente de très nombreux avantages et, inversement, une diminution drastique de la biodiversité mettrait directement en cause la vie humaine elle-même. En second lieu, la vie sous toutes ses formes nous ravit ! Nous sommes toujours en admiration devant la prodigieuse diversité du vivant autant que devant des paysages naturels sublimes. Enfin, la vie humaine et la vie en général – celles de certains animaux, de certains végétaux au moins – semble bien présenter une valeur intrinsèque.
Cette notion de valeur intrinsèque renvoie à celle de sacré. Elle a bien une origine religieuse, avec des fortes nuances. Les religions archaïques pratiquaient les sacrifices humains : les mythes grecs y font de nombreuses références, bien que leur réalité n’ait jamais été prouvée, mais les Étrusques ou les Carthaginois les pratiquaient tout comme les Incas et Aztèques au moment de la conquête espagnole. Et les religions monothéistes, si elles condamnent les sacrifices humains, n’ont jamais reculé devant l’immolation des hérétiques et autres mécréants. Les sacrifices d’animaux sont très fréquents et apparaissent souvent comme des substituts des sacrifices humains : l’agneau pour représenter le sacrifice d’Abraham.
Dans la tradition biblique : chaque individu est une représentation et non simplement une production de Dieu (Dieu a créé l’homme à son image) l’homme en tant que tel est le sacré (voire : l’homme est Dieu !) Mais à cette sacralisation de l’homme, un matérialiste peut aussi souscrire (par exemple : nous admirons le processus de l’évolution darwinienne qui culmine dans l’être le plus complexe qu’est l’être humain).
Si des désaccords importants existent sur le caractère sacré de la vie en général, nous pensons tous ou presque qu’il y a une valeur intrinsèque de la vie humaine. C’est la source des désaccords sur l’avortement, l’euthanasie ou la peine de mort : personne ne défend ou ne condamne l’une de ces pratiques sinon en raison de l’argument du caractère sacré de la vie.
Nous considérons comme sacré ce dont la destruction volontaire nous déshonorerait. Une chose est sacrée soit par ce qu’elle représente (symbole) soit par son histoire. La vie naturelle présente ce caractère. Nous protégeons les espèces animales et végétales pas seulement pour des raisons utilitaires ou subjectives mais parce que nous estimons qu’un monde sans baleines et sans éléphants aurait moins de valeur. Si nous condamnons les mauvais traitements et les tortures infligées aux bêtes, c’est non parce que les bêtes sont les objets d’un respect absolu, mais parce qu’infliger des souffrances sans la moindre nécessité déshonore l’homme qui s’y adonne.


Respect de la vie humaine : trouver un « consensus par recoupement »


Par exemple, il est facile de concevoir qu’on protège les espèces – mais on trouvera tout aussi normal d’abattre un tigre échappé d’un zoo et qui menace la vie des personnes humaines (même s’il appartient à une variété de tigre en voie de disparition). On peut donc admettre comme un devoir sacré la protection des espèces naturelles soit parce qu’elles témoignent de la prolixité et de la beauté de la création divine, soit parce qu’elles constituent autant de formes admirables en soi de l’évolution naturelle. Mais on n’est pas obligé pour autant de se prosterner devant les vaches ! Tous les points qui peuvent faire l’objet d’un consensus peuvent être traduits en termes juridiques.
Peut-on aller plus loin ? Peut-on réconcilier des perspectives métaphysiques profondément divergentes concernant la vie en général et le respect qui lui est dû. Sur certaines questions épineuses, le consensus ne semble pas possible. Les anti-IVG considèrent que la vie est sacrée depuis l’instant de la conception. Les pro-IVG conçoivent aussi que la vie est sacrée mais ils ne fixent pas au même moment le commencement de la vie humaine. Mais on peut donc légaliser l’IVG au nom de la vie de la mère, sans attenter au droit des anti-IVG et sans remettre en cause le caractère sacré de la vie !
Le respect de la vie ne peut se fonder uniquement sur un sentiment intérieur. Il faut qu’il y ait une obligation qui s’impose à tous (quelles que soient les convictions métaphysiques ou religieuses.) Il est nécessaire de séparer  et droit. Une personne au sens moral n’est pas une personne au sens du droit. Ronald Dworkin insiste sur ces distinctions :
Défendre le caractère sacré de la vie et affirmer que l’embryon est une personne qui a des droits (des intérêts, etc.) ce n’est pas la même chose. La plupart des gens qui s’opposent à l’IVG ne considèrent pas réellement que l’embryon est, dès la conception, une personne au sens juridique (« constitutionnel ») mais seulement dans le sens où la vie humaine en général est sacrée moralement. Dans la condamnation de l’avortement, il y a deux types d’arguments :
  1. Des arguments dérivés : on condamne l’IVG en raison du fait que l’embryon est supposé être une personne « constitutionnelle » dirait Dworkin.
  2. Des arguments détachés qui condamnent l’IVG au nom de la défense du caractère sacré de la vie humaine.
On retrouve les deux types d’arguments dans la discussion sur l’euthanasie. L’argument (2) n’a pas besoin de supposer que l’embryon et l’individu à l’état végétatif sont des personnes de plein droit. En réalité, pratiquement aucun des opposants à l’IVG ne croit (1) – s’ils le disent, ils ne le croient pas réellement : les catholiques n’enterrent pas les résidus de fausse couche ! Donc si c’est un crime, c’est un crime « cosmique » mais non un crime au sens juridique. Donc l’État ne peut que promouvoir une législation libérale en ce domaine qui s’accorde aux convictions des uns et des autres.
Ici encore, on voit que l’extension abusive de la  au droit conduit tout droit à l’affrontement et à l’intolérance alors que leur séparation permet la coexistence d’éthiques (de conceptions compréhensives de la vie) différentes.
Mais on ne peut pas admettre que le respect de la vie puisse se tourner contre la vie, ce qui est le cas avec les témoins de Jéhovah qui refusent la transfusion sanguine, non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour leurs enfants.

Retour à la question animale

Certains philosophes en viennent à étendre les arguments en faveur de la vie humaine à des thèses concernant le rapport aux animaux. Est affirmé le principe de « l’égalité animale ». C’est ici la position défendue par Peter Singer. Pour Singer et ceux qui défendent ses thèses, l’homme ne peut pas utiliser la nature à son gré, ni disposer des animaux comme il l’entend. Remarquons au passage que cette position est contradictoire avec la tradition biblique/chrétienne]. Singer dénonce « le spécisme » (mépris des autres espèces que la nôtre !). Dans « Libération animale », Singer défend un principe d’égalité animale (tous les animaux y compris l’homme ont un « égal droit à la vie »), même si Singer admet que certaines vies ont plus de valeur de d’autres. Comment déterminer que certaines vies aient plus de valeur que d’autres sinon en violant ce principe d’égalité animale ? En réalité Singer tombe dans les contradictions de toutes les morales utilitaristes.
Le principe de l’utilitarisme est le suivant : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. » C’est au nom de ce principe que Jeremy Bentham inclut les animaux dans le champ de l’éthique : comme nous, les animaux sentent et peuvent souffrir ; mais, on le dit moins, c’est au nom du même principe que les droits de l’homme lui semblent une invention arbitraire et même dénuée de sens.
On peut reprendre ici la critique de Rawls contre l’utilitarisme à qui il fait grief de ne pas admettre que « chaque membre de la société possède une inviolabilité qui a priorité sur tout, même sur le bien-être de tous les autres » comme si les droits et les libertés de base des individus pouvaient être soumis à des marchandages politiques ou des calculs d’intérêts sociaux. »
Mais si les principes utilitaristes s’appliquent universellement à tous les êtres vivants, on va tomber dans un imbroglio complet. Les lions qui mangent les gazelles semblent assez ignorants de la souffrance qu’ils causent à ces pauvres animaux. Peut-être faut-il convertir les lions à l’alimentation végétarienne pour qu’ils se conforment aux règles des sectateurs du principe d’utilité ? Il faudrait transformer les animaux, au motif de l’égalité animale, en sujets de droit. Mais s’ils sont sujets de droits, ils doivent pouvoir répondre, à la barre du tribunal et, le cas échéant être condamnés. La solution de Singer consiste à dire que les animaux pourraient être représentés par des tuteurs, exactement comme les enfants en bas âge et les débiles profonds. Il oublie que les enfants en bas âge sont placés sous la responsabilité et la surveillance de leurs parents qui doivent justement les empêcher d’attenter aux biens et à la vie d’autrui. Si des parents n’exercent pas cette responsabilité parentale, ils sont d’ailleurs susceptibles de poursuites en justice. Qui va être chargé de la surveillance des lions, des loups qui s’attaquent aux troupeaux de moutons ou des serpents venimeux ?
Disons-le clairement : cette « égalité animale » est une histoire à dormir de debout. Il est assez inquiétant que tout cela soit maintenant pris au sérieux en philosophie. L’idée de « libération animale » ne vaut pas mieux. Les animaux ne sont pas des êtres libres. Il y a une petite histoire d’un scorpion qui demande à la grenouille de lui faire traverser la rivière sur son dos. La grenouille commence par refuser en faisant remarquer au scorpion qu’il la piquera dès qu’il sera sur son dos. Le scorpion cependant la convainc au moyen d’arguments utilitaristes : « je n’ai aucun intérêt à te piquer car alors je ne pourrai plus traverser la rivière ». Notre grenouille qui a lu Bentham embarque donc le scorpion, qui, à peine le milieu de la rivière atteint, la pique. Au moment où les deux vont couler, le scorpion est contraint d’avouer : « c’est ma nature ». Les animaux, sauvages ou domestiques, ne sont pas libres, car seul l’esprit est libre. C’est aussi simple que cela. Et donc la « libération animale » est une ineptie.

Conclusion provisoire

Les animaux n’étant ni nos égaux ni des êtres libres, ils ne peuvent être les objets d’un devoir moral. A fortiori, parler de devoir moral à l’égard des êtres vivants en général est une expression dépourvue de sens. Ce qui doit être respecté, c’est l’humanité comme fin en soi. Sur ce plan on ne peut pas dire autre chose que ce que Kant avait déjà dit.
Nous avons cependant des devoirs indirects envers la nature et envers les animaux : saccager la nature, milieu de vie de l’homme, ou exercer sa cruauté à l’égard des animaux, c’est mépriser l’humanité et la rendre méprisable. Il faut ensuite préciser l’attitude à tenir dans toute une série de cas particuliers. La disparition de nombreuses espèces est dommageable pour l’humanité, pas pour la nature qui s’en moque car elle n’a ni intérêt ni sentiment. Ainsi, nous savons que les abeilles nous sont précieuses, compte-tenu de leur rôle dans la pollinisation. Mais l’éradication du bacille de Koch serait plutôt une bonne chose ! Maintenir des populations d’animaux sauvages, dont l’humanité n’a pourtant aucune utilité, fait partie de nos devoirs envers l’humanité parce que nous considérons qu’une nature avec tous ces animaux sauvages est plus intéressante que ne le serait une nature d’où ils auraient disparu. Les animaux domestiques sont élevés pour que nous les mangions ou que leurs œufs ou leur lait servent à notre alimentation. En ce domaine, ce sont les pratiques de l’élevage industriel qui sont condamnables parce qu’elles traitent ces bêtes comme de la matière inerte, sans préoccupation de leur souffrance. Peut-être faut-il aussi envisager de traiter avec un soin tout particulier les animaux les plus proches de l’homme, comme le sont les hominidés (chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outangs) qui font presque partie de « la famille » : on devrait résolument en condamner la chasse et préserver les populations menacées.
Mais encore fois, dans tous ces cas, il ne s’agit de respect par devoir moral. Il s’agit d’un point de vue résolument anthropocentré, c’est-à-dire humaniste. Du reste, si on sort de ce point de vue anthropocentré, il n’est plus aucun devoir prescriptible, puisque la notion même de devoir implique la capacité à émettre des jugements de valeur, à se donner une loi  et à pouvoir en répondre librement, ce qui n’est possible que pour l’homme.
1Pagination de l’édition Arlea.

vendredi 3 juillet 2015

Vérité et politique. De Machiavel à Hannah Arendt

C’est un lieu commun de considérer que politique et vérité ne font pas bon ménage. L’homme politique est un menteur, un roué, quelqu’un qui ne tient jamais parole. C’est d’ailleurs un homme politique français très connu qui soutenait que « les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ». Machiavel, prétendument inventeur du « machiavélisme », représenterait tout ce que la politique peut avoir d’immoral et un bon politique serait toujours plus ou moins machiavélique – on dit aussi « Florentin », puisque Florence était la cité de Machiavel. Les caricaturistes et la presse satirique s’en donne à cœur joie : pourfendre les mensonges politiciens, voilà qui vous donne une incontestable assise médiatique. Il y a évidemment du vrai dans cette représentation commune de la politique : les exemples abondent ! Mais s’en tenir là à ces lieux communs, c’est à la fois manquer ce qui fait la particularité et aussi la noblesse de la politique et c’est aussi ne pas comprendre jusqu’au bout les liens complexes entre politique et vérité et donc entre politique et mensonge. C’est également manquer les transformations importantes de ces liens au travers de notre histoire.

La vérité machiavélienne

Machiavel, loin des caricatures et des polémiques intéressées, est sans doute l’un des plus importants philosophes politiques modernes. Il est même, à bien des égards, à l’origine de la philosophie politique moderne. Je laisse de côté l’essentiel de l’œuvre de Machiavel, non seulement les Discorsi (« Discours sur la première décade de Tite-Live ») et même une bonne partie du Prince pour m’attaquer directement au nœud des polémiques autour de Machiavel, aux chapitres les plus « sulfureux » du Prince, ceux où le prétendu immoralisme de Machiavel se donnerait libre cours, ceux dans lesquels la séparation entre  et politique est poussée à son point suprême.
Mais pour comprendre l’importance de ce qui suit, il est nécessaire de se placer sur le bon terrain. L’action politique et la  ne font pas bon ménage, on le sait assez et Machiavel n’innoverait guère. Mais sa force ou son caractère intolérable est précisément de ne pas camoufler le conflit, de ne pas tenter de le résoudre par des moyens purement verbaux. Évoquant les moyens radicaux que doit employer tout prince nouvellement établi, Machiavel, dans les Discours, conclut : « Ce sont là des moyens très cruels et contraires à toutes les règles de vie, non seulement chrétiennes mais humaines ; tout homme doit les fuir et préférer la condition de simple particulier à celle de roi, au prix de la destruction de tant d’hommes. Néanmoins quiconque a écarté la voie du bien, doit suivre celle du mal pour se maintenir. Mais la plupart des hommes choisissent certaines voies moyennes qui sont les pires de toutes, parce qu’ils ne savent pas être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants... » (238)
Parlant de la capitulation du seigneur de Pérouse, Giovanpagolo, face à Jules II, Machiavel fait remarquer que, faute de pouvoir être parfaitement bon, il faut savoir être honorablement méchant. Pas un historien sérieux, pas un homme politique honnête ne pourrait contredire Machiavel sur ce point. L’originalité de Machiavel ne se trouve certainement pas dans la distinction à faire entre  et politique ni dans le fait d’admettre que l’exercice du pouvoir nécessite l’emploi de moyens extraordinaires que la  de tous les jours réprouve. Que les princes ne soient pas soumis à la loi commune, c’est une banalité dans une société aussi hiérarchisée qu’est la société médiévale. Les lecteurs d’Augustin savent d’ailleurs que les mauvais princes ne sont que l’instrument de Dieu qui nous persuade ainsi que la vie terrestre est misérable et sans espoir. En se focalisant sur le moralisme ou l’immoralisme de Machiavel, on se trompe radicalement. Machiavel n’est pas un bigot – c’est le moins qu’on puisse dire … Pour autant, on ne trouve chez lui aucune charge systématique contre la  en général et contre la  chrétienne en particulier. Bien au contraire, les valeurs morales font partie des composantes nécessaires de ces vertus civiques qui permettent le vivere civile dont la disparition (dans la licence) signe la corruption du peuple et annonce la ruine de l’État. L’action politique elle-même n’est pas dépourvue de valeurs. La fin justifie les moyens, mais encore faut-il que la fin soit louable et la fin louable par excellence est l’ordre politique, qui permet de vivre en paix.
L’action politique, donc, doit être pensée objectivement. Il faut s’intéresser à la « vérité effective de la chose », la « vérità effettuale della cosa »
Comprendre la spécificité du Prince demande qu’on lise précisément le chapitre XV.
Le propos est clairement indiqué :
« Mon intention étant d’écrire des choses utiles à qui les écoute, il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée qu’on s’en fait. » (148)
Si on parle du pouvoir politique, il y a donc deux plans : la « vérité effective » et l’imagination. Donc, premier objectif de l’opuscule : démonter les procédés de l’imagination pour en venir à la verità effettuale della cosa. Rappelons la dédicace : elle annonce qu’il s’agit de regarder les princes du point de vue du peuple car « pour bien connaître la nature du peuple il faut être prince et pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple » (P. 110/6). La conjonction de cette dédicace et du chapitre XV semble donner raison au jugement de Rousseau cité plus haut : « En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » Mais Le Prince n’est pas une satire. S’en tenir là, ce serait interpréter Machiavel comme le premier grand démystificateur, une interprétation possible mais vraiment trop unilatérale. Car Machiavel veut réfléchir aux conditions dans lesquelles un gouvernement stable peut être établi et donc il s’agit de penser les montages du pouvoir. En effet :
« Nombreux sont ceux qui se sont imaginé des républiques et des principautés dont l’on n’a jamais vu ni su qu’elles aient vraiment existé. Car il y a si loin entre la manière dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on devrait faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver : car un homme qui veut en tous les domaines faire profession de bonté, il faut qu’il s’écroule au milieu de gens qui ne sont pas bons. » (148)
Le démystificateur dénonce : le pouvoir se veut moral et son moralisme n’est que le masque hypocrite de la cruauté et de la libido dominandi et donc il faut soit dénoncer tout pouvoir comme immoral, soit vouloir un pouvoir fondé sur la loi divine comme le voulait ce « prophète désarmé », le frère Savonarole. Mais ce n’est pas le propos de Machiavel. L’absence de gouvernement est impensable : les gouvernements sont certes des institutions humaines dont les hommes ont naturellement besoin pour se protéger. En outre, un prince bon au milieu d’hommes mauvais est condamné à s’écrouler. Il faut donc un pouvoir capable d’ordonner la cité, et capable selon les circonstances d’employer des moyens bons moralement ou mauvais moralement. Et pour cela il faut partir des « choses vraies » et non des choses imaginées.
Partir des choses vraies, c’est comprendre comment fonctionnent les rapports entre gouvernants et gouvernés, ou, si on préfère rester plus strictement dans le cadre de « l’opuscule », des rapports entre le prince et ses sujets. Or Machiavel met au premier rang de ces rapports le jugement que les sujets portent sur le prince :
« Les princes, parce qu’ils sont les plus placés, sont jugés en fonction des qualités qui leur apportent blâme ou louange. C’est-à-dire que l’un est jugé libéral, l’autre ladre (…), l’un est jugé généreux, l’autre rapace, l’un cruel, l’autre miséricordieux, l’un parjure, l’autre loyal ; l’un efféminé et pusillanime, l’autre hardi et courageux, l’un humain, l’autre orgueilleux ; l’un luxurieux, l’autre chaste ; l’un intègre, l’autre fourbe ; l’un dur, l’autre aimable ; l’un grave, l’autre léger ; l’un religieux, l’autre incrédule, et ainsi de suite. » (140)
La longue énumération des vices et des vertus débouche sur un triple constat :
  1. On aimerait bien qu’un prince ait de toutes ces qualités qu’on juge bonnes, mais c’est impossible qu’un homme les ait toutes ; et du reste s’il les avait toutes, il s’écroulerait, homme parfaitement bon au milieu d’hommes généralement mauvais ;
  2. De toute façon, un prince, pour gouverner, ne saurait toutes les observer ; il y a des vices nécessaires pour exercer le pouvoir ;
  3. Néanmoins, le prince doit se préoccuper de sa renommée qui est son principal atout pour gouverner.
Dévoilement du secret et de la « double pensée », c’est ce qui guide l’examen des vertus qui font la renommée du prince. Ainsi, « il est bon d’être tenu pour généreux » mais Machiavel ajoute immédiatement :
« Néanmoins, la libéralité pratiquée au point d’en avoir la réputation, vous nuit ; car si on la pratique vertueusement et comme on doit la pratiquer, elle n’est pas connue et vous ne perdez pas le mauvais renom de son contraire. » (149)
En effet, la  ostentatoire n’est pas la . La charité qui se montre n’est pas charitable, mais pure vanité (opération de communication, dirions-nous aujourd’hui !) et donc l’homme bon est celui qui pratique la libéralité sans le montrer alors que le prince doit au contraire le montrer et donc même s’il pratique réellement la libéralité, ce n’est déjà plus une  méritoire. Mais, il y a plus : la pratique de la libéralité peut aussi être nuisible parce qu’elle doit toujours rencontrer ses limites et donnant des bornes à sa libéralité le prince encourt le nom de ladre. Finalement, « un prince doit donc, s’il est sage, ne pas se soucier du nom de ladre » (150). Enfin, être ladre pour un prince, ce n’est pas la même chose que pour un particulier. Le prince doit faire peu de cas d’encourir le reproche de ladrerie car il n’est pas avare de son propre argent mais de l’argent public et, par conséquent, il est ainsi soucieux de n’avoir pas à voler ses sujets. Et si ce reproche de ladrerie est en lui-même un mal, il n’est qu’un moindre mal. En effet le prince trop libéral finit généralement par vider les caisses et se trouve contraint de trouver de l’argent par tous les moyens :
« Parmi toutes les choses dont un prince doit se garder, il y a le fait d’être méprisable et odieux : la libéralité vous conduit à l’une et à l’autre de ces choses. Aussi est-il plus sage de garder le nom de ladre, qui engendre un mauvais renom dépourvu de haine, que d’être contraint, pour vouloir être généreux, d’encourir le nom de rapace, qui engendre un mauvais renom accompagné de haine ». (150-151)
Inversion complète des valeurs : ce qui est  chez une personne privée (la générosité) devient un vice en devenant public et inversement le vice du ladre en tant que personne privée est une  publique. Il n’y a pas trace dans ce chapitre du prétendu « immoralisme » machiavélien. Les exigences du bien public déterminent d’autres comportements que ceux du salut des personnes privées. Mais si la moralité d’une action ou d’un comportement dépend de la valeur des fins qu’elle permet d’atteindre, on voit qu’il est tout aussi moral pour un privé d’être généreux que pour un prince de ne l’être pas ! Et dans ce premier cas, il n’y a rien de ce « renversement des valeurs morales » dont on accuse ou crédite si souvent le secrétaire florentin.
Le même raisonnement est repris quand il s’agit de savoir s’il vaut mieux pour un prince être aimé que craint. La bonne réputation demanderait au prince d’être miséricordieux :
« Néanmoins, il doit prendre garde de ne pas faire un mauvais usage de la pitié. César Borgia était jugé cruel ; néanmoins sa cruauté avait restauré la Romagne, l’avait unifiée, l’avait ramenée en paix et en confiance. Ce en quoi, si l’on considère bien, on verra qu’il a été beaucoup plus miséricordieux que le peuple florentin qui pour fuir le nom de cruel laissa détruire Pistoia ». (151)
Le politique n’est pas un moraliste en chambre qui préconise des règles abstraites, sans considération de leurs conséquences. Machiavel au contraire définit la  par le calcul des conséquences. Au total, affirme-t-il, la cruauté du Valentinois causa moins de malheurs et apporta plus d’heureuses réformes que la pitié des Florentins. Encore une fois pas d’immoralisme, mais bien un certain genre de raisonnement moral. Qui est le plus moral, celui qui refuse de porter les armes contre le tyran au nom du précepte biblique ou celui qui risque sa vie et sauve ainsi des innocents ? Celui qui refuse toute violence ou celui qui, au besoin par la violence, protège la paix et la sécurité ? Conséquence : le prince nouveau ne doit pas « fuir le nom de cruel ». Mais Machiavel ajoute : « Néanmoins, le prince doit être pondéré dans ses opinions et ses décisions et ne pas s’effrayer lui-même et procéder d’une manière tempérée par la sagesse et l’humanité, afin qu’une excessive confiance ne le rende pas imprudent et que trop de défiance ne le rende pas insupportable. »
Voilà presque une  du « juste milieu ». Il faut encore qu’elle s’accorde avec les nécessités du pouvoir. L’idéal serait de tenir la balance égale entre l’humanité et la capacité à prendre des décisions cruelles. Mais cet idéal est sans doute hors de portée car les hommes « sont généralement ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profits. » (152) Pour cette raison, on ne peut guère espérer obtenir l’obéissance par l’amour et donc il vaut mieux être craint en se gardant de transformer cette crainte en haine.
Chez Machiavel, la raison n’est que très rarement agissante et ses forces propres sont impuissantes à gouverner les hommes. Les hommes sont plutôt gouvernés par leurs passions et, par conséquent, les préceptes que doit suivre qui veut gouverner doivent être recherchés dans l’équilibre des « humeurs ». Les vertus prêtées au prince n’ont d’importance que par l’effet qu’elles produisent sur l’imagination des sujets. La cruauté provoque la crainte c’est-à-dire, pour parler comme Spinoza, une « tristesse » liée à l’imagination inconstante d’une chose douteuse. Cette ambivalence est au cœur de la réflexion machiavélienne. Le prince, les gouvernants en général, doivent inspirer la crainte aux masses mais doivent agir pour éviter d’avoir à craindre leur haine.
Nous allons le voir clairement en lisant le chapitre XVIII, « Comment les princes doivent tenir leur parole ». Comme toujours, Machiavel considère qu’il est bon qu’un prince tienne parole et vive avec droiture et non avec ruse. Mais à ces bons principes abstraits, il faut encore opposer l’expérience, celle qui seule nous ramène à la « vérité effective de la chose ». On voit que
«  … on fait de grandes choses les princes qui ont peu tenu compte de leur parole et qui ont su par la ruse tromper l’esprit des hommes » (153)
Dans la mythologie grecque, le centaure Chiron, mi-homme, mi-cheval est l’enseignant par essence. Il a pour discipline Asclépios, le dieu de la médecine mais aussi Achille à qui il a enseigné la musique, la médecine aussi bien que les arts de la guerre. C’est bien auprès de Chiron que le prince nouveau devra s’instruire puisque de la médecine il devra connaître, ainsi que nous venons de le voir, l’art de réguler les humeurs autant que l’art de la guerre. Machiavel fait du mythe de Chiron un usage très particulier : le prince doit être comme Chiron, moitié homme et moitié bête. En effet, il y a, dit Machiavel, deux manières de combattre :
« L’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la deuxième aux bêtes. » (153)
Or, pour gouverner les hommes, la première manière ne suffit pas et donc « un prince doit savoir user de l’homme et de la bête. » Mais la bête ici est encore un animal double : le prince doit user du lion et du renard, « car le lion ne se défend pas des pièges et le renard ne se défend pas des loups » (154). La raison (les lois) ne suffit pas à gouverner – cela a été assez dit – mais la force non plus. Il faut y ajouter la ruse pour se déjouer des pièges et c’est pourquoi en bon renard, le prince doit être apte à tromper :
« Par conséquent un souverain sage ne peut ni ne doit observer sa parole lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui la firent engager. » (154)
Affirmation à compter au nombre de celles qui ont tant fait pour construire la mauvaise réputation de l’auteur du Prince. Affirmation de simple bon sens et que l’expérience historique vient confirmer. On pourrait donner « une infinité d’exemples modernes ». Aucune grande puissance ne s’est construite sans faire du précepte machiavélien sa règle d’or. Et il n’est pas besoin de remonter à Alexandre Borgia pour cela… Il n’est aucun héros des historiographies nationales qui n’ait fait montre de ses qualités de renard et aucun aussi qui ait négligé le conseil suivant : « Mais il est nécessaire de savoir bien farder cette nature et d’être simulateur et dissimulateur : les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. »
Dans cette tâche de simulation et de dissimulation, les princes trouvent généralement l’aide plus ou moins bénévole des moralistes et autres propagandistes fort aptes à déguiser les renards en lions. On remarquera tout de même un glissement intéressant : le prince est tenu de ne pas se laisser empêtrer dans les filets des préceptes de la  ordinaire parce que les hommes sont simulateurs et dissimulateurs (voir 152). Mais maintenant, ce sont les princes qui sont simulateurs et dissimulateurs et trouvent en face d’eux des hommes assez simples pour vouloir être trompés ! La méchanceté générale n’est donc pas si grande qu’elle ne puisse être contenue par l’action habile d’un prince virtuoso.
Machiavel ne soutient pas cette conception qui fait de l’homme un loup pour l’homme. Le prince-lion doit savoir combattre les loups, mais les loups ne sont pas tous les hommes : beaucoup sont « simples » et surtout préoccupés des nécessités quotidiennes. Les loups dont le prince doit se garder sont plus certainement les « grands » qui sont prêts à prendre sa place, avec qui il doit passer des accords mais dont il ne doit jamais être prisonnier.
Au prince, Chiron ne doit pas seulement enseigner les arts de la guerre, la musique et la médecine. Les arts du théâtre ont une place sans doute encore plus grande. Se déguiser, donner le change, apparaître, tantôt sous la fourrure du lion, tantôt sous celle du renard, voilà les techniques proprement princières. Machiavel tient ainsi la politique d’abord pour une mise en scène qui a pour but de fasciner suffisamment la multitude pour lui faire admettre l’obéissance. Et c’est seulement parce qu’il connaît cet art de la mise en scène que le prince peut suivre le précepte machiavélien :
« Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les vertus susdites mais il est tout à fait nécessaire de paraître les avoir. J’oserai même dire ceci : si on les a et qu’on les observe toujours, elles sont néfastes ; si on paraît les avoir elles sont utiles. » (154)
Mesurons encore la méprise de ceux qui font de la discussion sur l’immoralisme de l’auteur du Prince la question centrale. Avec ce style coupant comme un rasoir. Il s’agit de démonter la machine du pouvoir – la machine comme une machinerie de théâtre – en vue d’en reconstruire une autre alors même que l’ancienne gît fracassée dans les désastres de la povera Italia.
La « vérité effective de la chose », voilà ce qui préoccupe Machiavel, précisément parce qu’il ne s’agit de rêver la politique idéale – comme dans les utopies dont la République de Platon constitue le prototype – mais de penser la politique réelle en vue de l’action efficace.
Retenons deux points importants :
  • Machiavel ne préconise ni l’immoralité en général ni le mensonge en particulier. Il se contente de dire comment les choses se passent. Il se comporte ici comme un moraliste au sens du XVIIe français, comme un Laroche Foucault, par exemple. Peut-être aussi comme un Pascal : pensons à sa définition de l’exercice du pouvoir politique comme art des apparences ! « La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y a rien de plus que cela que le peuple sera faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l’estime la sagesse. » (L26)
  • On peut difficilement contester ce que l’expérience enseigne à Machiavel. Pour gouverner, il faut être simulateur et dissimulateur ! Frédéric II de Prusse, auteur d’un célèbre « Anti-Machiavel » savait bien de quoi il parlait : sa jeunesse difficile (en conflit avec son père) lui a appris l’art de la dissimulation. Parvenu au pouvoir, il a su se doter d’armes propres (« avoir des armes à soi », dit Machiavel) qui lui ont permis de conquérir de nouveaux territoires. Grand allié de la France, il pactise secrètement avec sa principale ennemie, l’Angleterre et finalement se conduit exactement selon les « préceptes » machiavéliens en vue d’assurer la stabilité de ses états. Évidemment, la même chose pourrait être racontée de tous les grands hommes d’État, autant de ceux que l’on pare de toutes les vertus que des plus ignobles despotes.
Ainsi, nous pouvons facilement conclure que la grande préoccupation de Machiavel fut la vérité. Il ne lui sera jamais pardonné d’avoir regardé la politique telle qu’est et de l’avoir écrit. Mais les plus grands philosophes ne s’y sont point trompés. C’est Spinoza qui écrit un très « machiavélien » Traité politiquedans lequel le « très pénétrant Florentin » est cité directement et implicitement à de très nombreuses reprises. C’est aussi Jean-Jacques Rousseau, ennemi de toutes les fourberies dont une société corrompue est coutumière. Dans le Contrat Social Rousseau ne ménage pas les philosophes. Grotius et Hobbes en prennent pour leur grade. Le seul qui s’en sort avec les honneurs est justement l’auteur du Prince. Ainsi dans une note, il écrit : « … il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est la plus immédiatement utile. C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. » (Contrat social). C’est encore Hegel qui se plaint que « la voix de Machiavel est restée sans écho. » Hegel écrit : « À un homme qui s’exprime avec autant de gravité, on ne saurait attribuer aucune bassesse de cœur ni légèreté d’esprit. » (De la constitution en Allemagne) Après avoir critiqué la réprobation que l’opinion lie au nom de Machiavel, Hegel poursuit : « Le but que Machiavel se propose, à savoir élever l’Italie au rang d’État, se trouve déjà méconnu par tous les gens aveugles qui ne voient dans l’œuvre de cet auteur qu’une justification de la tyrannie et un miroir doré pour un despote ambitieux. Mais même lorsque ce but est reconnu, alors ce sont les moyens, dit-on, qui sont détestables, et là, la  a tout le loisir de débiter ses platitudes, par exemple que la fin ne justifie pas les moyens, etc. Or il ne saurait être question ici du choix des moyens : on ne guérit pas des membres gangrénés avec de l’eau de lavande ; un état où le poison et l’assassinat sont devenus des armes courantes n’admet que des remèdes énergiques ; après un temps de corruption, la vie ne peut être réorganisée que par la force et la contrainte. »

Simulation et dissimulation

Si les hommes étaient bons et guidés par la raison, la politique pourrait être parfaitement vertueuse au sens de la  commune. Mais c’est précisément parce qu’ils ne sont pas bons, que s’impose la nécessité d’un gouvernement et d’un ordre politique. Or dès qu’il y a gouvernement, et d’autant plus quand la sécurité de  est le souci principal de ce gouvernement, ce gouvernement est nécessairement simulateur et dissimulateur, ainsi que le dit Machiavel.
Dissimulateur, car toute la vérité ne peut pas être proclamée. Le « secret » s’impose dans l’ordre politique. Le « secret du roi », tel était le nom donné au service chargé de l’espionnage au profit du roi de France Louis XV. Le « secret » (ce dont est chargé le secrétaire !) est triple :
  1. Il s’agit d’abord de garder secrètes des informations dont les ennemis pourraient profiter, d’abord en matière militaire, mais aussi diplomatique. Dire la vérité sur les installations militaires et les mouvements de troupes de son pays, c’est tout simplement de la « haute trahison ». Il faut donc des services de contre-espionnage !
  2. Il s’agit aussi de pénétrer les secrets des autres, en vue de prévenir les dangers dont le pays pourrait être menacé. Il faut donc des services d’espionnage – non seulement pour espionner les ennemis déclarés mais aussi les alliés dont le comportement est par définition suspect – puisque les princes, comme le dit Machiavel, ne tiennent leur parole que tant qu’ils ne peuvent pas sans dommage s’en délier. L’actualité récente nous en fourni des exemples intéressants (par exemple l’espionnage par la NSA des conversations de la chancelière allemande pourtant l’une des plus fidèles alliées des USA).
  3. Il s’agit aussi de pouvoir mener des opérations secrètes – y compris les « assassinats ciblés » – qui sont des opérations de guerre non déclarées.
Simulateur, parce que le gouvernement d’un pays doit toujours faire paraître ce qui lui semble nécessaire à sa propre sécurité. Dans les opérations de guerre, il est de bon conseil de ne jamais apparaître comme l’agresseur mais plutôt comme celui qui fait jouer son bon droit, le droit de légitime défense. Il doit aussi paraître fort pour intimider ses agresseurs potentiels. Et surtout il ne doit pas hésiter à recourir au mensonge quand il s’agit de justifier sa politique face à des alliés ou à une opinion réticente (souvenons-nous des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein pour ne chercher que dans un passé trop proche).
On voit dans ce rapide coup d’œil combien le mensonge est difficilement séparable du secret. En théorie, le secret consiste à se taire et à ne pas dévoiler la vérité (ne pas dire ce qui est), alors que le mensonge est une action positive : dire ce qui n’est pas. Mais l’un se change facilement en l’autre.
On dira que ce qui vaut pour les rapports entre puissances étatiques à l’échelle internationale – là où n’existe aucun pouvoir souverain capable de contraindre les différents acteurs à tenir leur parole (cf. Léviathan de Hobbes) ne vaut pas pour les rapports intérieurs entre gouvernants et gouvernés dès lors qu’existe un pouvoir démocratique légitime, c’est-à-dire fondé sur le droit. Le gouvernement peut mentir aux ennemis mais ne peut pas mentir au peuple ! Les élus engagent leur parole envers leurs électeurs qui leur donnent mandat et les contrats doivent être respectés entre les citoyens (pacta servanda sunt).
Mais c’est là encore une position purement théorique et sans rapport avec la « vérité effective de la chose ». Le secret ne peut être préservé vis-à-vis des autres puissances que s’il est respecté vis-à-vis des citoyens. On ne peut pas dire à des millions de citoyens : « gardez le secret » ! Mais si le secret doit exister dans une démocratie, la simulation et de là le mensonge doit aussi en faire partie. Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, on peut retourner la proposition et soutenir que la politique procède des mêmes raisons que la guerre et qu’elle est à sa manière une sorte de guerre. Dans Le  et la nôtre, Léon Trotski prend la défense du prétendu « amoralisme bolchevik », attaqué par divers démocrates. Voici sa réponse.
Parlant de la rupture introduite par la Première Guerre Mondiale, il écrit :
On avait l'impression de vivre dans une société en train de devenir de plus en plus libre, juste et humaine. Le "bon sens" tenait pour infinie la courbe ascendante du progrès.
Elle ne l'était pas; la guerre éclata, suivie de bouleversements, de crises, de catastrophes, d'épidémies, de retours à la barbarie. La vie économique de l'humanité se trouva dans une impasse. Les antagonismes de classes s'aggravèrent et se démasquèrent. L'un après l'autre, on vit sauter les mécanismes de sûreté de la démocratie. Les règles élémentaires de la  se révélèrent plus fragiles encore que les institutions démocratiques et les illusions du réformisme. Le mensonge, la calomnie, la corruption, la violence, le meurtre prirent des proportions inouïes. Les esprits simples, confondus, crurent que c'étaient là les conséquences momentanées de la guerre. Ces désagréments étaient et demeurent en réalité les manifestations du déclin de l'impérialisme. La gangrène du capitalisme entraîne celle de la société moderne, droit et  compris.
Il est non moins sévère avec l’évolution du régime soviétique :
Les procès de Moscou ne résultent cependant pas du hasard. La servilité, l'hypocrisie, le culte officiel du mensonge, l'achat des consciences et toutes les autres formes de la corruption s'épanouissaient richement à Moscou depuis 1924-1925. Les futures impostures judiciaires se préparaient au grand jour.
Le mensonge a partie liée à la domination, quelles qu’en soient les formes.
La réaction sociale, quelle qu'elle soit, est tenue de masquer ses fins véritables. Plus la transition de la révolution à la réaction est brutale, plus la réaction dépend des traditions de la révolution, -- en d'autres termes plus elle craint les masses et plus elle est obligée de recourir au mensonge et à l'imposture dans sa lutte contre les tenants de la révolution. Les impostures staliniennes ne sont pas le fruit de l'amoralisme "bolchevik" ; comme tous les événements importants de l'histoire, ce sont les produits d'une lutte sociale concrète et de la plus perfide et cruelle qui soit: celle d'une nouvelle aristocratie contre les masses qui l'ont portée au pouvoir. Il faut, en vérité, une totale indigence intellectuelle et  pour identifier la réactionnaire et policière du stalinisme avec la  révolutionnaire des bolcheviks.
Mais à partir du moment où il s’agit de combattre l’oppression politique et sociale, la révolutionnaire doit aussi user des moyens dont use la domination bourgeoise ou stalinienne. Rappelant la guerre civile espagnole, il écrit :
La guerre est aussi inconcevable sans mensonge que la machine sans graissage. A seule fin de protéger les Cortès contre les bombes fascistes, le gouvernement de Barcelone trompa plusieurs fois sciemment les journalistes et la population. Pouvait-il faire autre chose? Qui veut la fin (la victoire sur Franco) doit vouloir les moyens (la guerre civile avec son cortège d'horreurs et de crimes).
D’où il s’en conclut ceci :
Et pourtant le mensonge et la violence ne sont-ils pas à condamner en "eux-mêmes" ? Assurément, à condamner en même temps que la société, divisée en classes, qui les engendre. La société sans antagonismes sociaux sera, cela va de soi, sans mensonge et sans violence. Mais on ne peut jeter vers elle un pont que par les méthodes de violence. La révolution est elle-même le produit de la société divisée en classes dont elle porte nécessairement les marques.
Le « machiavélisme » de Trotski est clair et non moins fondé que celui de Machiavel. Gramsci avait fait du Prince un œuvre dans laquelle il trouvait un modèle pour la stratégie à suivre par le PCI qu’il venait de fonder (voir Cahiers de prison, « Le prince moderne »). Et ce « machiavélisme » ne vaut pas seulement pour la politique marxiste révolutionnaire de Trotski que pour celle des résistants face au nazisme, ainsi que le montre très bien l’excellent film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres.
Aller plus loin nous conduirait à une réflexion plus générale sur la  qui n’est pas notre propos ici. Mais nous voyons bien que l’antagonisme entre vérité et politique n’est pas contingent, mais renvoie bien, dans une large mesure à l’essence même de la politique – et pas seulement de la « politique politicienne » qui fait les choix gras des satiristes mais à la politique en tant qu’elle est l’art du gouvernement des hommes.

Propos d’étape

Ce qui rend difficile et peut-être scandaleuse cette conclusion, c’est que notre époque – et singulièrement les régimes totalitaires – a élevé le mensonge politique à des hauteurs insoupçonnées, non pas dans le but de protéger la  politique mais dans le but de l’asservir, de la remodeler conformément aux idées du groupe dirigeant et finalement dans le but de détruire l’institution politique en tant que telle, si l’on admet avec Hannah Arendt, que le totalitarisme est essentiellement un système antipolitique.
Si le mensonge est nécessaire en politique, compte-tenu des conditions concrètes dans lesquelles la politique, comme activité, doit s’exercer, ne pourrait-on pas cependant soupçonner un antagonisme plus fondamental entre vérité et politique ? Le mensonge imposé par les circonstances devrait pouvoir être circonscrit et contrôlé et ne devrait pas contaminer l’ensemble du corps social et politique. Après tout, en dehors des questions liées à la défense et la sécurité nationale, le débat devrait pouvoir rester libre et honnête et l’obligation pour les gouvernants de celer les secrets d’États et de tromper les ennemis ne les autorise pas à mentir sur tous les autres sujets (leur déclaration fiscale, leurs liens avec tel ou tel groupe de pression, etc.). Mais comme nous constatons que la prédominance du mensonge en politique, c’est donc l’antagonisme est plus profond entre vérité et politique.
Mais pour comprendre ce qui est en cause, nous devons distinguer deux types de rapports antagoniques plus généraux entre politique et vérité.
  1. D’une part, depuis au moins Platon (c’est-à-dire en fait Socrate), nous savons que la philosophie et le pouvoir politique ne s’entendent guère. La vérité n’est pas bonne à dire et Socrate l’a payé de sa vie. Entre la vérité de la raison et l’ordre politique, le conflit a été longtemps irréconciliable.
  2. D’autre part, l’époque contemporaine a vu non pas tant le refus des vérités de la raison (la science était trop utile aux gouvernants) que le mensonge de masse sur les faits.

Antagonisme entre vérité philosophique et politique1

Abordant cette question, Hannah Arendt (cf. Vérité et politique in La crise de la culture) part de l’adage latin, Fiat justitia, et pereat mundus (« que la justice soit faite, le monde dût-il en périr »). Kant, on le sait, assume cette formule d’une manière très particulière. Il la traduit à sa manière : « que règne la justice, dussent tous les fripons de la terre être anéantis à cause d’elle », et il ajoute que « c’est une proposition de droit très courageuse qui permet de couper court à tous les chemins tortueux que la perfidie ou la violence ont tracés » (120, viii-378). Remise dans le contexte, cette affirmation peut être comprise comme un soutien aux révolutionnaires français qui ont entrepris par la manière forte d’anéantir « les fripons de la terre ». (Voir le Projet de paix perpétuelle). Mais prise au pied de la lettre, l’adage latin paraît absurde. S’il n’y a plus de monde, la justice a péri ipso facto ! Remplaçons « justitia » par « veritas ». Peut-on admettre l’adage : « que la vérité soit faite, le monde dût-il en périr » ? Il semble aussi que cela soit encore plus absurde. Si on admet que la  de l’État est la sécurité (cf. Spinoza, Traité politique), la vérité doit alors céder le pas aux impératifs de la sécurité de la .

Hobbes et l’administration de la vérité

Voyons quelles conclusions Hobbes tire de cet impératif :
À l’introduction de la fausse philosophie, nous pouvons ajouter la répression de la vraie philosophie par des hommes qui ne sont, ni par une autorité légitime, ni par une étude suffisante, des juges compétents de la vérité. Nos voyages sur les mers rendent manifeste qu’il y a des antipodes, et tous les hommes versés dans les sciences humaines le reconnaissent désormais ; et chaque jour, il devient de plus en plus évident que les années et les jours sont déterminés par les mouvements de la terre. Cependant, les hommes qui, dans leurs écrits, n’ont fait que supposer une telle doctrine, comme une occasion de présenter les raisons pour et les raisons contre, ont été punis pour cela par l’autorité ecclésiastique. Mais pour quelle raison? Parce que de telles opinions sont contraires à la vraie religion? Ce ne peut être le cas, si elles sont vraies. Que la vérité de ces doctrines soit d’abord examinée par des juges compé­tents ou réfutée par ceux qui prétendent savoir le contraire. Est-ce parce qu’elles sont contraires à la religion établie? Qu’elles soient réduites au silence par les lois de ceux de qui ceux qui les enseignent sont sujets, c’est-à-dire les lois civiles ; car la désobéissance peut légitimement être punie chez ceux qui enseignent contrairement à la loi, même s’ils enseignent la vraie philosophie. Est-ce parce qu’elles tendent à mettre le désordre dans le gouvernement en encourageant la rébellion, la sédition? Qu’elles soient alors réduites au silence, et que ceux qui les enseignent soient punis, en  du pouvoir de celui à qui a été commis le soin de la tranquillité publique, et c’est l’autorité civile. En effet, tout pouvoir que les ecclésiastiques s’arrogent (en tout lieu où ils sont sujets de l’État) de leur propre droit, même s’ils l’appellent le droit de Dieu, n’est qu’usurpation. (Léviathan, chap. XLVI, « Des Ténèbres qui procèdent d’une vaine philosophie et de traditions fabuleuses »)
Non seulement les doctrines erronées sont condamnables parce qu’elles introduisent la discorde dans la république, mais les philosophies vraies peuvent être aussi facteur de désunion et donc « la désobéissance peut légitimement être punie chez ceux qui enseignent contrairement à la loi, même s’ils enseignent la vraie philosophie ». La seule précision qu’ajoute Hobbes est que c’est à l’autorité civile de faire appliquer la loi et non aux autorités théologiques qui ne peuvent agir de leur propre droit, même si elles l’appellent « droit de Dieu ».
Notons ici que les remarques que Hannah Arendt fait à propos de ce passage tordent un peu le sens du texte. Pour elle, à la lecture de ce texte doit être comprise ainsi :
Nous pouvons même parvenir à la conclusion qui n’est paradoxale qu’en apparence que le mensonge peut fort bien servir à établir ou à sauvegarder les conditions de la vérité – ainsi que Hobbes, dont la logique implacable ne manque jamais de porter les arguments à ces extrémités où leur absurdité devient évidente, l’a signalé il y a longtemps. (Arendt, V&P, p.291)
Hobbes soutient bien que la philosophie n’est possible que parce qu’il existe une république stable, donc un pouvoir souverain capable de tout faire pour empêcher que les hommes ne retombent dans le règne du « glaive privé ». Par conséquent, si les querelles de doctrines mettent en péril la stabilité de la cité, elles doivent être réprimées. Mais Hobbes entoure la question d’un très nombre de restrictions qui visent justement à assurer la possibilité pour la « vraie philosophie » d’être enseignée. Ce qui montre que le fond de la pensée de Hobbes est plus là que dans la volonté de promouvoir une sorte de « totalitarisme » avant la lettre, c’est son insistance à soutenir que la philosophie vraie est celle de Copernic et Galilée et à laisser entendre que ceux qui ont condamné Galilée n’en avait aucun droit légitime. Cette condamnation était non seulement illégitime, mais de plus parfaitement absurde puisque les « voyages sur les mers » montrent bien qu’il avait raison… Donc prudence ! Ne pas prêter à Hobbes plus qu’il n’en dit.
Il reste que pour Hobbes, la vérité doit bien, d’une certaine manière, être administrée par le pouvoir souverain. Cependant pour Hobbes, toutes les vérités ne sont pas de même nature. Il faut distinguer ce qui découle de la faculté de raisonner et ce qui découle des opinions :
… dans toutes les délibérations, dans tous les plaidoyers, la faculté de raisonner solide­ment est nécessaire, car, sans elle, les résolutions des hommes sont irréfléchies, et leurs sentences injustes ; et cependant, sans une puissante éloquence, qui procure l’attention et le consentement, l’effet de la raison sera minime. Mais ce sont là des facultés contraires, la première étant fondée sur les principes de la vérité, l’autre sur les opinions déjà reçues, vraies ou fausses, et sur les passions et les intérêts des hommes, qui sont divers et changeants. (op.cit. « Révision et conclusion)
Or, en politique, ce sont bien les passions et les intérêts qui commandent et non la droite raison. C’est pourquoi :
Ce qui fait que la doctrine du juste et de l'injuste est perpé­tuellement un objet de débat, tant par la plume que par l'épée, alors que la doctrine [qui traite] des lignes et des figures ne l'est pas, parce que les hommes ne se soucient pas, dans ce domaine, de la vérité comme de quelque chose qui [puisse] contrecarre[r] leurs ambitions, leur profit ou leurs désirs. Mais je ne doute pas que, s'il avait été contraire au droit de domination de quelqu'un, ou aux intérêts des hommes qui exercent cette domination que les trois angles d'un triangle fussent égaux aux deux angles d'un carré, cette doctrine aurait été, sinon débattue, du moins réprimée par un autodafé de tous les livres de géométrie, dans la limite du pouvoir de celui qui était concerné. (Léviathan, chap. XI)
C’est d’ailleurs pourquoi Hobbes manifeste jusqu’aux dernières lignes du Léviathan l’ambition de dire une vérité, même si elle n’est pas vue d’un bon œil par le pouvoir :
Et bien que dans la révolution des États, les vérités de cette nature ne puissent naître sous une très bonne constellation (à cause du mauvais œil de ceux qui ont dissous l’ancien gouvernement, et parce qu’elles ne voient que le dos de ceux qui en érigent un nouveau), je ne crois pas, pourtant, qu’il sera condamné à notre époque, que ce soit par le juge public des doctrines, ou par ceux qui désirent que demeure la paix publique. Et, avec cet espoir, je retourne à mes spéculations interrompues sur les corps naturels, dans lesquelles, si Dieu me donne la santé pour les mener à leur terme, j’espère que la nouveauté plaira autant qu’elle a coutume d’offenser dans la doctrine du corps artificiel ; car une telle vérité est bien acceptée par tous, ne s’opposant pas au profit ou au plaisir des hommes. (Op.cit. Révision et conclusion)

Socrate, Platon, le prix de la vérité

L’antagonisme entre la vérité et la politique est exprimé au plus haut point dans le procès de Socrate et les conclusions qu’en a tirées Platon.
Rappelons tout d’abord que Socrate, « le meilleur des Athéniens », n’a pas été condamné par un tyran mais par la démocratie qui renaît après le gouvernement des Trente Tyrans. C’est une assemblée démocratique, composée de citoyens tirés au sort qui prononce le verdict. Le deuxième point important est que Socrate réfute les accusations portées contre lui et donc proclame la légitimité de son enseignement. Le troisième point, décisif, est qu’il accepte le verdict et refuse toutes les tentatives qui lui permettraient de s’y soustraire. Ce que Socrate accomplit là, c’est sans doute la fondation même de la philosophie. Si Socrate s’était enfuit en graissant la patte au gardien tout son enseignement se serait écroulé et il n’en serait rien resté. La vérité philosophique suppose un acte, celui du philosophe et de ce point de vue les choses sont différentes avec la vérité scientifique : Galilée s’est rétracté et a confessé ses erreurs à ses juges, mais cela n’a eu aucun effet palpable : tous les physiciens sont devenus « galiléens » en quelques décennies.
Comment Platon interprète-t-il cela ? Dans l’allégorie de la caverne, il s’agit bien d’un conflit entre celui qui porte la vérité – de retour à l’intérieur de la caverne après un voyage dans le monde des idées et la majorité des hommes qui vivent dans le monde des illusions de la vie ordinaire, dont la vie politique n’est qu’une des manifestations. Or ce conflit n’a aucune des justifications classiques que l’on pouvait donner au refus que la vérité soit dire. Socrate n’est pas un ennemi de la cité, il en accepte les lois et ne cherche jamais à les subvertir. Il faudrait donc en conclure que c’est par nature que la vérité est insupportable au commun des mortels qui préfèrent vivre dans l’illusion.
Il faut peut-être ici signaler que la politique (démocratique) ne peut pas, par nature, reposer sur la vérité. La démocratie suppose la confrontation des opinions et aucune de ces opinions ne peut affirmer sa supériorité tant que le vote n’a pas eu lieu. Si la vérité est nécessairement une, l’opinion est multiple ; la vérité est éternelle alors que l’opinion est changeante.
Plus fondamentalement, dans la cité démocratique dominent les passions, c’est-à-dire les individus qui sont mus par leurs appétits et leurs sentiments et qui ne savent se soumettre à la direction de l’intellect.
Dans l’hostilité des citoyens à ceux qui disent la vérité n’entrent donc aucune des motivations rationnelles machiavéliennes qui permettraient de justifier le mensonge comme une nécessité ou comme un moindre mal. C’est la vérité, en tant qu’elle est la vérité de la raison qui est visée.

Science et pouvoir

On pourrait penser que le drame socratique se joue à nouveau sous la forme de l’opposition du philosophe ou du savant à la pensée religieuse qui est celle de l’assemblée, au sens étymologique d’église (du grec ecclesia). Les hérétiques, parfois condamnés au bûcher, représentent ces esprits qui se sont libérés des chaînes où vivent la majorité des hommes. Dernières grandes figures de ces hérétiques dans notre histoire : Giordano Bruno et Galilée.
Bruno et Galilée énoncent des vérités qui s’opposent clairement aux dogmes de l’Église – on pourrait dire des églises – mais ce qui s’inaugure ici, c’est autre chose. Après Galilée, on cesse de persécuter les savants. La science (en tant qu’elle commence à se distinguer de la philosophie) n’est plus considérée comme une critique dissolvante de l’ordre politique. La séparation de l’Église et de l’État qui s’institue progressivement, à partir du moment où l’on reconnaît la liberté de culte et les États d’Europe Occidentale d’abord et beaucoup d’autres ensuite reconnaissent une liberté de parole et une diversité des pensées que n’ont jamais connues les époques antérieures. Rappelons seulement que, si libres qu’ils aient été, les philosophes grecs ne sont guère hasardé à mettre en cause les superstitions religieuses de leurs concitoyens. À Athènes on ne badinait avec les dieux : Protagoras, accusé d’ (il se revendiquait plutôt d’un certain agnosticisme), aurait été expulsé d’Athènes et ses livres brûlés en public. Socrate est condamné pour impiété. Aristote lui-même doit fuir Athènes parce que le parti anti-macédonien l’accuse également d’impiété.
En réalité, l’opposition de la science et de l’opinion qui caractérise la façon dont la philosophie se pose dans l’Antiquité, n’existe plus. La science, devenue opératoire, est entièrement utilisée instrumentalement par la société. Les savants prennent leur place dans la division sociale du travail. Les manifestations modernes et contemporaines d’opposition à la science sont soit marginales et gonflées pour maintenir la figure du savant héroïque, soit purement et simplement instrumentalisée par des sectes religieuses. Ainsi l’anti-darwinisme n’a aucun impact sur le monde savant ni sur l’opinion. Les fondamentalistes qui, aux États-Unis demandent l’enseignement du créationnisme sont incapables de l’imposer. On pourrait faire des constatations identiques à propos de la théorie freudienne.
Quant à la philosophie, elle n’intervient plus depuis longtemps comme une instance critique qui s’opposerait à l’opinion commune et aux intérêts de l’ordre politique. On pourrait dire que les philosophes ont obtenu cette liberté de philosopher que revendiquait Spinoza parce que la philosophie est devenue inoffensive !

Antagonisme entre vérité de fait et politique

Autrement l’antagonisme entre politique et vérité de raison semble avoir à peu près disparu. Par contre, ce qui en a pris la place, c’est un autre antagonisme, l’antagonisme entre vérité de faits et politique. Pour préciser de quoi il s’agit, commençons par revenir sur cette distinction entre vérité de fait et vérité de raison, exposée avec une grande clarté par Leibniz.

Vérité de fait / vérité de raison

33. II y a aussi deux sortes de vérités, celles de raisonnement et celles de fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives.
34. C'est ainsi que chez les mathématiciens les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l'analyse aux définitions, axiomes et demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition; il y a aussi des axiomes et demandes ou en un mot des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n'en ont point besoin aussi, et ce sont les énonciations identiques, dont l'opposé contient une contradiction expresse.
36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans la suite des choses répandues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l'infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et passées qui entrent dans la cause finale.
37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu'il pourrait être. (Monadologie)
Les vérités de fait sont des vérités contingentes en ce sens que nous ne pouvons les connaître a priori. Pour Dieu, cette distinction n’existe pas, évidemment, puisque tout ce qui advient découle de cette nécessité éternelle que Leibniz nomme « principe de raison suffisante ». Mais pour nous il en va tout autrement. Que la somme des trois angles d’un triangle soit égale à deux droits, c’est une vérité de raison que nous pouvons démontrer par l’analyse et la négation de cette proposition est tout simplement impossible. Qu’il fasse beau ici et maintenant, c’est une vérité de fait, contingente, car il n’est pas impossible de concevoir qu’il pleuve, ce jour, en ce lieu. Quand le « diseur de vérité » antique se heurte à la cité, ce sont les vérités de raison qui sont inacceptables pour l’opinion : si les hommes sont enchaînés dans la caverne et vivent dans un monde illusoire, c’est cette vérité métaphysique qui se heurte à la démocratie des opinions athénienne. C’est la même chose quand Bruno affirme que l’univers est infini, que la Terre se meut et que tout est pris dans « l’éternelle vicissitude des choses » : le dogme est mis en cause par la pensée rationnelle. Par contre si vous affirmez que César n’a pas été assassiné aux ides de mars 44 avant notre ère, il s’agit d’une question de fait dont les historiens peuvent discuter. Évidemment la distinction n’est pas toujours aussi simple. Celui qui soutient que personne du nom de Jésus n’a été crucifié sous le gouvernement de Ponce-Pilate, c’est le dogme chrétien lui-même qui se trouve mis en cause, tant est-il que le dogme se soutient aussi de faits. Inversement, ce sont les faits (expérimentaux qui valident les hypothèses physiques de Galilée). Mais pour la philosophie de Platon, il n’y a aucun fait qui puisse de manière décisive nous convaincre d’être platoniciens…

Mensonges et opinions

Or, comme le remarque Hannah Arendt, ce qui caractérise nos sociétés modernes, ce n’est pas que les vérités de raison n’y soient pas admises (bien au contraire). C’est la contestation massive et la négation des vérités de fait. Il ne s’agit pas du « secret d’État » qui a toujours existé, mais bien, comme le dit Arendt de faits connus du public. Et cette situation caractérise aussi bien les régimes totalitaires (qui reposent ouvertement sur le mensonge) que les régimes libéraux plus ou moins démocratiques. Dans les régimes totalitaires, les faits sont niés remplacés par de pures inventions ; dans les régimes démocratiques libéraux, les faits sont transformés en « opinions ». Pour souligner cette nouveauté, Hannah Arendt remarque :
Même dans l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et d’extermination, dont l’existence n’ était pas un secret, que d’avoir et d’exprimer les vues « hérétiques » sur l’antisémitisme, le racisme et le communisme.2
Le cas du mensonge dans le système totalitaire est assez connu et nous y revenons de suite. Notons que la deuxième stratégie, transformer les faits en opinions a été beaucoup moins étudiées. Le « relativisme » si courant à notre époque (« chacun sa vérité ») ne produit pas un mensonge construit et imposé à une population mais contribue à dissoudre l’idée qu’il puisse y avoir des vérités en général et des vérités de fait en particulier.

Mensonge et totalitarisme

Que les systèmes totalitaires reposent sur le mensonge, c’est assez connu. Ante Ciliga, un des fondateurs du Parti Communiste Yougoslave, en exil en URSS depuis 1926, arrêté en 1930 par la Guépéou et emprisonné, raconte sous expérience de l’URSS sous le titre très parlant de Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Il faut peut-être d’emblée faire une différence. Le nazisme a toujours dit assez franchement ce qu’était son objectif, alors que le système stalinien a dû construire un système de mensonge inouï. La raison en est que les nazis, au fond, faisaient ce qu’ils avaient dit alors que le système stalinien fondé sur l’usurpation de la révolution d’Octobre devait camoufler en quoi pratiquement il faisait exactement le contraire de ce dont il se revendiquait en théorie. Un régime qui proclame le triomphe de la « race des seigneurs » n’a pas besoin de camoufler la domination qui est son drapeau à l’inverse d’un régime qui proclame l’émancipation de l’humanité comme son objectif. Cette différence majeure montre combien est fallacieuse l’identification de l’URSS stalinienne et de l’Allemagne nazie et pose la question de la pertinence du concept de « totalitarisme » dont nous voyons bien ici les limites comme outil théorique.
Le mensonge totalitaire repose sur la négation de certains faits et l’invention d’autres faits. On pouvait croire que « les faits sont têtus ». Arendt rapporte ceci :
Durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la république de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens du futur penseront de ce problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. »3
Il n’est pas certain que Clemenceau ait vraiment raison. Même les « données élémentaires et brutales de ce genre » ont été mises en cause par le système stalinien. Les livres d’histoire ont effacé purement et simplement Trotski de l’histoire soviétique, comme s’il n’avait pas été l’organisateur et le chef de l’Armée Rouge et aussi le vainqueur assurant la victoire du système soviétique sur les armées « blanches ». Les photographies officielles ont été truquées pour faire disparaître non seulement Trotski mais aussi bientôt tous les compagnons de Lénine au fur et à mesure qu’ils tombaient en disgrâce. Le Winston Smith de1984 n’est pas une pure invention de George Orwell. Orwell (qui fut un temps proche des trotskistes, pendant la guerre d’Espagne) a trouvé son modèle tout prêt dans les trucages du système stalinien.
Le prototype du système stalinien du mensonge doit être cherché dans les procès de Moscou. Il n’agissait de montrer que les opposants – y compris les demi-opposants ou à peine opposants accusés dans ces procès – devaient être condamnés non pas en raison de leurs idées opposées à celles du chef suprême – à l’époque Staline soutenait que la constitution soviétique qui venait d’être adoptée était la plus démocratique du monde – mais parce qu’ils étaient des criminels, des saboteurs et des espions à la solde de l’étranger – en fonction des circonstances politiques extérieures, l’étranger ennemi variait, tout comme le roman d’Orwell : c’était la Gestapo et le Mikado quand Staline était allié aux Anglais et aux Français et l’impérialisme anglais après que Staline eût signé un pacte avec Hitler. Les procès de Moscou accumulèrent les accusations les plus invraisemblables : ainsi de nombreux accusés, qui avaient donné toute leur vie pour la révolution et avaient activement participé à sa victoire furent accusés d’avoir été des agents saboteurs dès avant la révolution. Ils furent accusés d’avoir eu des liens avec Trotski dans un hôtel d’Oslo pourtant démoli depuis 1917…
On peut se demander pourquoi le système stalinien ne s’est pas contenté de déporter sans procès les opposants et de les faire exécuter par les tueurs du Guépéou – ce qui a été le sort de millions d’individus qui n’avaient même jamais pensé à être des opposants au régime. Mais précisément le régime avait un double besoin :
  • Un besoin de justifier aux yeux de l’opinion internationale l’exécution de toute la vieille garde bolchévique. Les procès devaient conduire à des aveux qui permettaient aux « amis de l’URSS » de faire la propagande du régime en Europe et aux États-Unis. Il y avait un procès, des preuves et des aveux : cela devait suffire.
  • L’affirmation que la vérité n’est que la vérité décidée par « le petit père des peuples », le « génial camarade Staline ». Le refus des vérités de raison ne pouvait suffire à cette tâche. D’une part, parce que le régime devait garder un certain potentiel scientifique objectif – la physique soviétique adopta sans difficulté la théorie de la relativité d’Einstein. D’autre part, parce que la masse du peuple ne pouvait être convaincue par les débats idéologiques : affirmer que seul le matérialisme dialectique était vrai, ce n’était rien d’autre que la reprise sous une autre forme des vieux dogmes religieux. Mais se rendre maître des faits, c’est déjà beaucoup plus impressionnant.
On s’est beaucoup focalisé sur la dimension idéologique de la domination stalinienne. Par exemple, l’adoption pendant toute une période de la prétendue « science prolétarienne » de Lyssenko, contre la génétique et la théorie darwinienne de l’évolution était importante mais non pas en tant que problème idéologique, mais dans ses rapports avec la politique de collectivisation. Mais, en pratique, cela n’a pas eu beaucoup d’influence sur les paysans ! En fait, il était bien plus important pour le régime d’annoncer des chiffres fantaisistes de production de blé que de défendre les thèses de Lyssenko.
Bien que j’aie souligné l’importante différence entre stalinisme et nazisme quant à la fonction du mensonge, il faut remarquer que le nazisme a lui aussi dû organiser le mensonge sur les faits. Le plus importante décision du régime nazi, la décision de la « solution finale » a été prise secrètement et devait rester à jamais cachée. C’est d’autant plus paradoxal que le nazisme avait toujours proclamé sa volonté officielle de « purifier » l’Allemagne, l’Europe et même la terre entière de la présence de la « race juive ». Concernant les autres variétés d’« Untermenschen », ils étaient voués à l’esclavage à l’intérieur du « Lebensraum » allemand. Mais les Juifs étaient si impurs qu’ils n’étaient pas même bons à faire des esclaves. Mais la décision même de la solution finale est longtemps restée secrète et l’expression même de « solution finale » était employée en lieu et place de ce dont il s’agissait, à savoir un plan d’extermination.
Dans Le système totalitaire, Hannah Arendt souligne l’importance de la mobilisation idéologique l’imposition de l’idéologie officielle dans la définition du totalitarisme. Mais ce n’est sans doute pas le facteur décisif. Ce n’est qu’un facteur parmi d’autres. Le facteur décisif, elle le souligne bien ailleurs, c’est le « tout est possible » et précisément pour rendre tout possible, le mensonge de masse est indispensable.

Mensonge et opinion

On a souvent remarqué que les méthodes de la propagande totalitaire ont d’abord été mises au point et restées par les fabricants de ce que l’on appelait jadis la « réclame » avant que cela ne devienne la publicité. On les distingue assez facilement par leur finalité. La réclame vise à conditionner le consommateur à acheter un produit alors que la propagande vise à faire adhérer le citoyen à un régime politique. Mais cette distinction s’avère de plus en plus secondaire quand la politique consiste à « vendre » un programme électoral ou un candidat. On sait depuis longtemps que la réclame est souvent mensongère, qu’elle attribue au produit à vendre des qualités qu’ils n’ont pas. La communication moderne des entreprises prend une autre dimension : on ne vend plus un produit mais une marque – un signe. Elle a donc une dimension plus directement idéologique et s’appuie moins directement sur des prétendus « faits ». Que telle entreprise particulièrement connue pour ses effets dévastateurs sur l’environnement se présente comme accueillante, soucieuse de l’avenir de la planète et du « développement durable », ce n’est pas à proprement parler un mensonge du même genre que celui des réclames pour lotions censées faire repousser les cheveux. On voit bien ici pourquoi la frontière est devenue extrêmement mince entre publicité et communication d’entreprise d’un côté, communication politique et propagande de l’autre.
Bien qu’elles soient très différentes, dans les moyens comme dans les finalités, les méthodes du mensonge totalitaire et celle de la « communication politique » présentent de nombreux points communs. Selon Goebbels, « l'idéal, c'est que la presse soit organisée avec une telle finesse qu'elle soit en quelque sorte un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement ». Un piano ne peut avoir une seule note, il faut des graves et des aigus ! Il n’est pas si loin de Walter Lippman, homme politique et essayiste américain. Lippmann étudie la manipulation de l'opinion publique. Selon lui, pour « mener à bien une propagande, il doit y avoir une barrière entre le public et les évènements ». Il décrit alors l'avenir qu'il entrevoit. Il conclut que la démocratie a vu la naissance d'une nouvelle forme de propagande, basée sur les recherches en psychologie associées aux moyens de communications modernes. Cette propagande implique une nouvelle pratique de la démocratie. Il utilise alors l'expression « manufacture of consent ». Un des autres grands inventeurs et théoriciens de la propagande moderne et de la publicité est Edward Bernays, un neveu de Freud. Citons ici D-R. Dufour :
Après la prolétarisation des ouvriers, le capitalisme a procédé à la « prolétarisation des consommateurs ». Pour absorber la surproduction, les industriels ont développé des techniques de marketing visant à capter le désir des individus afin de les inciter à acheter toujours davantag. Les théories de Sigmund Freud ont alors été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie qu’a réalisée... son neveu américain Edward Bernays. Ce dernier a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ».
Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti qu’il pouvait tirer des idées de Freud. En effet, dès 1923, dans Crystallizing Public Opinion, il explique que les gouvernements et les annonceurs peuvent « enrégimenter l’esprit comme les militaires le font du corps ». Cette discipline peut être imposée en raison « de la flexibilité inhérente à la nature humaine individuelle ». Bernays indique que « la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire [gregarious animal], et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions ».4
Bernays s’appuie sur les travaux de son oncle Sigmund Freud et sur les thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules. Bernays et Lippmann avaient d’ailleurs eu l’occasion de faire une expérimentation grandeur nature de leurs méthodes pendant la première guerre mondiale puisque le gouvernement américain les avait chargés d’organiser la campagne en vue de préparer l’entrée en guerre des États-Unis, réussissant à opérer en quelques mois un retournement spectaculaire dans une opinion publique traditionnellement isolationniste et hostile à l’intervention.
Si nous reprenons l’expression de Lippmann, « mettre une barrière entre le public et les évènements », il se pourrait bien que le totalitarisme et la démocratie libérale ne soient pas aussi éloignés que l’on pourrait le croire en ce qui concerne le rapport entre politique et vérité. Quant à l’art d’user de la presse comme d’un piano, selon l’expression de Goebbels, on sait à quel degré de raffinement il a été porté, sans qu’il soit nécessaire d’user des méthodes brutales du ministre de la propagande d’Hitler.
Mais s’il est possible d’établir « une barrière entre le public et les évènements », cela signifie ouvre deux options, pas forcément exclusives :
  1. Nier purement et simplement les faits et inventer des prétendus « faits », comme l’a fait fort grossièrement le général Colin Powell lors de la guerre d’Irak de 2003 avec les prétendues « armes de destruction massive » (ADM) de Saddam Hussein.
  2. Faire des faits non l’objet d’une vérité indiscutable, mais une simple affaire d’opinion. Vous croyez que Saddam Hussein possède des ADM, mais moi je n’y crois pas. Ce n’est qu’une affaire de croyance, comme la croyance dans le dogme de l’Immaculée Conception.
Bien qu’elle continue d’être souvent utilisée, la première option a le gros désavantage, dans un contexte libéral, d’avoir toutes les chances de finir par être dévoilée et de discréditer ceux qui s’en sont servi. La transformation des faits en simples opinions ou simples croyances, bien que plus compliquée à manipuler, peut s’avérer sur le long terme plus efficace. Pour citer encore Dany-Robert Dufour :
Mais, une fois dans le « troupeau », l’« animal grégaire » souhaite toujours exprimer son avis. Par conséquent, les communicateurs doivent « faire appel à son individualisme [qui] va étroitement de pair avec d’autres instincts, comme son égotisme ». C’est pourquoi Bernays recommande de toujours lui parler de « son » désir. Cette mise en troupeau a pour objet d’homogénéiser les comportements de façon à conquérir des marchés et par là même de maximiser la rentabilité, en s’appuyant notamment sur les médias audiovisuels de masse, dont la radio et le cinéma, puis la télévision inventée peu après, utilisés pour fonctionnaliser la dimension esthétique de l’individu.5
Chacun prétend avoir « sa » propre opinion (« moi, personnellement ») et finit par rejoindre le troupeau d’autant plus sûrement qu’il le fait « librement » et en n’ayant aucune conscience de rejoindre le troupeau. Dans un tel contexte, le mensonge généralisé finit toujours pas être un mensonge à soi-même comme le remarque encore Hannah Arendt.
Le mensonge prend ici une nouvelle dimension. Il ne semble plus venir d’en haut, mais d’en bas. Alors qu’il est finalement assez simple de démasquer le mensonge d’État, se défaire d’une atmosphère diffuse de dénégation de toute vérité est beaucoup plus compliqué.

Vérité, mensonge et action

Si l’antagonisme entre politique et vérité semble si fort, et presque indifférent au type de régime politique, il faut en chercher la raison fondamentale. Et cette raison renvoie à l’antagonisme étrange et même paradoxal entre vérité et action.
Paradoxal, parce que l’on voit mal comment on pourrait agir sérieusement et avec quelques chances de succès en restant dans l’opinion vague, voire dans l’erreur. Et en même temps presque nécessaire. Le mensonge est toujours lié à l’action. Il n’y a pas de mensonge contemplatif ! Je peux commettre des erreurs dans la recherche de la vérité, mal observer, faire des paralogismes, etc., mais je ne peux pas mentir ! Par contre l’action politique implique presque toujours, même si c’est de manière limitée et « pour la bonne cause », le mensonge. Hannah Arendt remarque justement que le propre de l’action politique est de ne pas s’en tenir aux faits mais de poser comme des faits, des objets d’une vérité indubitable, de pures fictions.
Nous nous trouvons en finalement en présence d’hommes d’État hautement respectés qui, comme De Gaulle et Adenauer, ont été capables d’édifier leurs politiques sur la base de non-faits aussi évidents que ceux-ci : la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances et « la barbarie du national-socialisme avait affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays ».6
Mais le mensonge n’est pas innocent. Le mensonge détruit ce qu’il a décidé de nier. Même si, selon Arendt, « seuls les gouvernements totalitaires [ont] consciemment adopté le mensonge comme premier pas vers le meurtre ».
Quand Trotski a appris qu’il n’avait joué un rôle dans la révolution russe, il a dû savoir que son arrêt de mort avait été signé. Il est clair qu’il est plus aisé d’éliminer des archives de l’histoire une figure publique si elle peut, en même temps, être éliminée du monde des vivants. Entre d’autres termes la différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire.7
Faut-il adopter une position résolument pessimiste face au problème du rapport de la vérité et de la politique ?
En partie, oui. Le « diseur de vérité » pour reprendre l’expression d’Arendt se déplace hors de la politique. Les échecs des tentatives de Platon de convertir en philosophe le tyran de Syracuse ne sont pas anecdotiques. Elles expriment cet antagonisme entre philosophie et politique que les philosophes des Lumières essaieront d’oublier avec leurs illusions sur le « despote éclairé » (Voltaire et Frédéric II, Diderot et Catherine de Russie), illusions que seul, ou presque, Rousseau ne partagera pas. Kant en prend conscience à sa manière dans le Traité de Paix perpétuelle qui se prononce résolument contre les « philosophes-rois » autant que contre les « rois-philosophes ». L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ?rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.
Il y a selon Hannah Arendt une « nature non-politique et virtuellement antipolitique de la vérité »8. Cela tient largement à l’essence de la politique d’un côté – qui est de transformer ce qui est et non de se contenter de dire ce qui est – et à la force contraignante de la vérité. C’est vrai des vérités de la raison : il est impossible de penser que « 2+2=5 ». Un gouvernement totalitaire peut espérer obliger les citoyens à le dire mais il ne peut pas les obliger à le penser. C’est le sens du 1984 d’Orwell. Mais les faits sont tout aussi inflexibles. Le gouvernement peut mentir, il ne lui est pas loisible de faire que ce qui est ne soit pas. La décomposition historique de tous les régimes fondés sur le mensonge systématique indique clairement cette impossibilité durable de ne régner que par le mensonge.
On doit aussi remarquer que la politique dans les régimes républicains met en place des garde-fous qui valorisent la vérité et le sens de la parole : c’est au premier l’institution judiciaire dont l’indépendance à l’égard du pouvoir politique proprement dit est la pierre de touche de la république.
C’est enfin le rôle de la philosophie, qui doit nous réconcilier avec la réalité – comme le dit Hegel – mais cette réconciliation suppose que c’est la vérité, la vérité de la politique en particulier, qui a toujours le dernier mot. Mais cela a des présuppositions fortes :
Il est hors de doute que toutes ces fonctions politiques importantes sont accomplies de l’extérieur du domaine politique. Elles requièrent le non-engagement et l’impartialité, l’affranchissement de l’intérêt personnel dans la pensée et dans le jugement.9
Il y a une grandeur de la politique, cependant. Ce qui s’y accomplit, c’est tout simplement l’action, laquelle est la constitution d’un domaine dans laquelle les hommes se rencontrent dans leur pluralité irréductible. Et elle est donc essentielle à la réalité d’une vie humaine digne de ce nombre. La politique est le domaine de la liberté et de la possibilité de transformer le monde. Et le mensonge ne saurait la résumer toute entière.
Terminons avec Hannah Arendt :
Cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée. Elle n’enveloppe pas le tout de l’existence de l’homme et du monde. Elle est limitée par ces choses que les hommes ne peuvent pas changer à volonté. Et c’est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine où nous sommes libres d’agir et de transformer peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses. Conceptuellement, nous pouvons appeler vérité ce qu’on ne peut pas changer ; métaphoriquement elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous.10





1  Je suis partiellement ici la démarche Hannah Arendt, dans ce qui suis, mais je la suis avec un point de vue critique, car Arendt tend souvent à tordre les auteurs qu’elle cite pour que cela « colle » avec sa thèse. .
2  Op.cit. p.301
3  Op.cit. p.304
4  Dany- Robert Dufour, Vivre en troupeau en se pensant libres, Le Monde Diplomatique, janvier 2008
5  Ibid.
6  H. Arendt, op.cit. p. 321
7  Op.cit. p.322
8  Op.cit. p.331
9  Op.cit. p.334
10  Op.cit. p.336

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