dimanche 21 août 2016

La théorie de l'évolution. État des connaissances, controverses et usages frauduleux


Le droit naturel


Communauté, société, communautarisme


Qu'est-ce que la justice sociale?


Pour une critique de l'utilitarisme


Utilité et intérêt

Les théories utilitaristes dont Bentham, Mill et Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance philosophique, les représentants les plus connus ne doivent pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou les théories du " rational choice ", bien qu'il y ait chez Hobbes une dimension utilitariste évidente – mais on pourrait aussi déceler cette dimension chez Spinoza et certaines formes d'utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la pensée d'Aristote. peut-être même faut-il accepter cette remarque de J.S. Mill :
Tous les partisans de la a priori, pour peu qu'ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours à des arguments utilitaristes.
D'emblée, chez Jeremy Bentham par exemple, l'utilitarisme prend un tour qui l'éloigne du calcul de l'intérêt hobbesien. Alors que chez Hobbes il s'agit de seulement de la survie – la première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre vie – l'utilitarisme pose au premier plan la question du bonheur. Il s'agit, en effet, de construire une " arithmétique des plaisirs " qui permette d'accorder " le bonheur au plus grand nombre ". Est utile ce qui augmente le bonheur de la , mais à condition de ne pas oublier que la est un " corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la . Au lieu d'opposer l'intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l'intérêt commun n'est pas autre chose que l'intérêt des individus et l'intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou " ce qui revient au même ", la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous disposons d'un critère permettant de reconnaître une action  : est moral qui ce qui permet d'augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une donnée. Ce n'est donc plus l'intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous – si possible. Alors qu'on pouvait se demander si la philosophie de Hobbes pouvait encore fonctionner comme , ici nous sommes bien dans une philosophie et même une éthique qui part de la définition de ce qu'est la vie bonne pour rapporter nos règles de vie et nos actions à cette définition.
Bonheur et plaisir

L'arithmétique des plaisirs de Bentham souffre de nombreuses lacunes sur le plan de la philosophie , quoique par sa simplification même elle puisse fournir une philosophie parfaitement adaptée à l'économie politique devenue science économique.
Tout d'abord la définition du bonheur comme plaisir est fort discutable sauf à donner au plaisir un sens si large qu'il recouvre entièrement la notion même de bonheur. Or ce n'est pas ce que fait Bentham. Pour lui parler de bonheur sans le lier immédiatement au plaisir, c'est tout simplement du bavardage métaphysique. Mais le plaisir lui-même doit être défini de manière suffisamment sage pour être compatible avec les bonnes mœurs. Bentham n'est pas un libertin français et encore moins le marquis de Sade ! Donc, le plaisir est transformé, conformément en cela avec les enseignements d'Épicure, en une simple absence de douleur – l'aponie épicurienne. Cette double réduction est malheureusement tellement contraire à nos intuitions courantes qu'on ne voit pas bien comment elle pourrait s'imposer d'elle-même. Parmi nos plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou de la douleur. Épicure lui-même sait qu'il faut apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition même du plaisir. Et le Montaigne de l'essai " Sur quelques vers de Virgile " est bien plus convaincant que l'hédonisme simplificateur – pour ne pas dire simpliste – de Bentham.
Conscient de ces faiblesses, Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur et du plaisir. À l'arithmétique, il cherche à substituer une définition qualitative des plaisirs. Le plaisir que l'homme doit rechercher est d'abord le plaisir moral lié à l'exercice de la pensée. Ainsi, J.S. Mill rappelle que le but de la philosophie est de trouver un " premier principe reconnu ", car l'absence d'un tel principe " a fait de la moins le guide que la consécration des opinions professées par les hommes. " Ce qui implique donc que les utilitaristes se proposent de réussir là où les autres spécialistes de ont échoué. Mais quel est donc ce " premier principe " ? Il s'agit tout simplement du " bonheur ", ce qui situe l'utilitarisme dans le champ bien connu de l'eudémonisme. Mais se situant apparemment dans la même tradition épicurienne que Bentham, Mill affirme
Par " bonheur " on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par " malheur " la douleur et la privation de plaisir.
Mais immédiatement après, Mill s'empresse de se séparer de tous ceux qui pourraient lui rappeler que tout plaisir vient du ventre. Il faut incorporer à l'épicurisme originel des utilitaristes " beaucoup d'éléments chrétiens aussi bien que stoïciens. " Et donc les plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur ne sont pas ceux de la sensation mais ceux " que nous devons à l'intelligence, à la sensibilité, à l'imagination et aux sentiments moraux. " Il faut donc distinguer les plaisirs selon leur qualité :
Peu de créatures humaines accepteraient d'être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s'ils avaient la conviction que l'imbécile, l'ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu'eux-mêmes avec le leur.
C'est pourquoi
Il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait.
De ceci se conclut que " l'idéal utilitariste, c'est le bonheur général et non le bonheur personnel. " On voit par là que l'extension de la notion de plaisir et l'introduction de la différence qualitative entre les plaisirs rapproche considérablement Mill des éthiques eudémonistes traditionnelles, d'inspiration aristotélicienne ou chrétienne et si un certaine insatisfaction veut mieux qu'une satisfaction vile, on ne voit plus bien où se trouve le principe premier qui soit en même temps un critère empirique que nous promettaient les utilitaristes. La est ce qui conduit au bonheur ; or le bonheur réside dans le plaisir et le plaisir réside dans la et alors le bonheur réside dans la et par conséquent Mill n'est pas un utilitariste mais un stoïcien qui cherche à parler avec les mots d'une pensée anglaise dominée par l'empirisme et l'économie politique. Ou encore le plaisir réside dans la connaissance et la contemplation du vrai et alors le bonheur réside dans la theoria des Grecs et par conséquent Mill est un aristotélicien. Ou encore, comme le disait déjà Descartes qui voulait mettre d'accord stoïciens et épicuriens, le plus grand contentement de soi réside dans le bon usage du libre arbitre et alors Mill est d'accord avec la cartésienne. Bref, l'extension proposée par Mill transforme presque toutes les morales en morales utilitaristes.
Pour les utilitaristes, la version proposée par Mill présente encore un autre défaut. L'utilitarisme de Bentham a l'avantage d'être la philosophie adéquate à l'économie politique en voie de se transformer en pure et simple apologie du mode de production capitaliste. Il n'en va pas de même avec Mill puisque la préférence pour la vie vertueuse peut s'opposer à la recherche individuelle du maximum de biens matériels qui constitue le principe de base du capitalisme concurrentiel. On peut, en effet, prétendre que l'idéal de la science économique est celui du porc satisfait auquel Mill préfère l'homme insatisfait. Tant que l'économique se contente d'être le moyen au service de la vie, selon la conception traditionnelle qui remonte à Aristote, il n'y a aucun problème particulier. Avec la science économique moderne, il en va autrement puisqu'elle prétend fournir un modèle indépassable pour le droit, la politique et la . Les deux premiers aspects sont vus plus loin. Pour le troisième, si un homme respecte sa parole ou sa signature dans les contrats et si la propriété privée est protégée, il n'y a pas d'autre précepte moral à produire puisque chacun cherchant à maximiser ses avantages sur le plan économique concourra au bonheur de tous. Celui qui est obsédé par la volonté d'avoir toujours plus d'argent, quels que soient les moyens – légaux – employés, celui est véritablement l'être moral. Ambition dévorante, cupidité, égoïsme, absence de toute compassion à l'égard de la souffrance, ce ne sont plus des vices mais des à-côté éventuellement désagréables, et la compassion, la charité, le respect des autres, le courage et la mesure ne sont plus que des vertus annexes qui ne sont pas requises et peuvent même être dangereuses – les économistes classiques n'ont pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui, par compassion, veulent aider les pauvres et œuvrent ainsi contre le progrès économique. Discours qui reste celui des grandes institutions économiques (OCDE, AMC, FMI, etc.) aujourd'hui plus que jamais. Un tel discours trouve dans l'utilitarisme de Bentham sont complément idéal. Mais l'utilitarisme de Mill ne peut remplir cette fonction, sauf au prix de contorsions et d'hypothèses supplémentaires. Si l'utilitarisme de Mill est la adéquate au , ce serait seulement entendu dans le sens américain du terme – les " libéraux " sont, outre-Atlantique, plutôt classés à gauche et se donnent comme les porteurs du souci de justice sociale. Si la liberté individuelle est un bien intangible, il est nécessaire cependant de la rendre compatible avec le bonheur général qui constitue, pour Mill, le critère suprême de l'action . Ce qui explique tout à la fois le féminisme, la défense du droit au non conformisme et les tendances socialisantes qui caractérisent cette pensée.
Mill critique de Kant

Dans sa défense de l'utilitarisme, Mill affirme que même Kant, le plus souvent, détermine si une maxime peut valoir comme loi universelle en envisageant ses conséquences et donc en se plaçant d'une certaine manière sur le terrain même de l'utilitarisme. Mill a certainement raison pour quelques uns des exemples utilisés par Kant, mais il a tort de généraliser. Dans la réponse à Benjamin Constant, D'un prétendu droit de mentir par humanité, l'argumentation de Kant est en effet très utilitariste, en dépit du refus de tout critère conséquentialiste dans la doctrine kantienne. Pourquoi le droit de mentir doit-il être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine ? Kant donne deux arguments :
1.      Tout mensonge, quelles qu'en soient les raisons, constitue une injustice envers l'humanité tout entière, car en s'autorisant à mentir, cette action a pour effet que des déclarations en général ne trouvent pas de créance, et que, par conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des contrats tombent également.
2.      Le deuxième argument est plus singulier, puisqu'il consiste à mettre en garde ce qui serait tenté d'accepter le mensonge " bien intentionné " contre les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter :
Si tu as, par exemple, empêché d'agir par un mensonge quelqu'un qui se trouvait avoir des intentions meurtrières, tu es responsable d'un point de vue juridique de toutes les conséquences qui pourraient en résulter. Mais si tu t'en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquences imprévues.
On est bien ici dans une argumentation de type utilitariste : il est bon pour l'humanité toute entière que le principe de la parole donnée puisse être tenu pour valide ; il est toujours préférable pour moi de ne pas mentir, c'est la stratégie qui m'épargnera les ennuis dans lesquels on tombe inévitablement dès qu'on se met à mentir. Du point de vue même qui est celui de Kant, tout ce texte est très problématique. Il démontre aussi que le principe d'universalisation qui est à la base de l'impératif kantien recèle de nombreuses difficultés : l'argument de Kant va tellement contre notre sens commun – je dois mentir aux assassins, contrairement à ce qu'affirme Kant – qu'il peut sembler ouvrir la voie à toutes les maximes morales les plus contradictoires entre elles. Mais je laisse de côté, pour l'instant les difficultés de la kantienne.
Mill semble donc fondé à écrire :
[Kant] reconnaît virtuellement que l'intérêt de l'humanité envisagée collectivement, ou tout au moins de l'humanité envisagée sans distinction de personnes, doit être présent à l'esprit de l'agent quand il juge en conscience de la moralité de l'acte.
On pourrait admettre, à la rigueur cette formulation, qui n'est pas très éloignée de cette autre formulation de l'impératif catégorique qui nous commande de considérer l'humanité comme une fin en soi. Cependant, cela ne fait pas de la kantienne une utilitariste. Mill propose d'interpréter ainsi le principe de Kant :
Nous devons diriger notre conduite d'après une règle que tous les êtres raisonnables puissent adopter avec avantage pour l'intérêt collectif.
Aussi proche de l'impératif catégorique que cette formulation puisse sembler, elle est cependant réductrice et conduit finalement à méconnaître ce qui constitue le nerf de la métaphysique des mœurs. L'intérêt collectif de l'humanité ne suffit pas à définir le devoir moral. Et Kant s'en explique clairement dans un des passages les plus remarquables de la 2ème section des Fondements de la métaphysique des mœurs :
Enfin un quatrième à qui tout sourit, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au ciel ou que lui-même peut l'être de son fait, je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; mais je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être et d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait fort bien subsister, et assurément dans de meilleurs conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais, en revanche, trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de la sympathie et de l'assistance des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Ce quatrième à qui tout sourit, c'est " l'homme aux écus " de la première section du Capital de Marx. C'est le bourgeois égoïste qui propose que chacun poursuive c'est propres fins et que c'est ce qu'on peut faire de moins mal pour l'humanité tout entière. Sur le plan factuel, Kant admet les prémisses de ce raisonnement. L'égoïsme rationnel est sans doute un bon calcul et pourrait même être profitable à l'humanité. Mais nous ne pouvons pas le vouloir sans nous contredire nous-mêmes. Il ne suffit donc pas qu'un principe soit applicable et avantageux pour l'humanité dans son ensemble, il faut encore que je puisse le vouloir en tant que je suis un être rationnel-raisonnable. D'où la conclusion :
… à coup sûr l'humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d'autrui, tout en s'abstenant d'y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce ne serait là cependant qu'un accord négatif, non positif avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres.
On reviendra sur la critique de cette " conception purement négative ", celle-là même qu'on trouvera dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. On se contentera pour l'instant de noter le plus important, ce qui sépare Kant des utilitaristes les plus préoccupés du respect de l'autre et du bonheur de l'humanité : les utilitaristes se placent sur le plan de nos tendances spontanées et de ce qui est faisable sans contradiction alors que Kant rompt radicalement avec cette conception en se plaçant du point de vue du vouloir humain. Je peux donc je veux, dit l'utilitariste. Je dois, donc je peux, répond Kant. Ainsi la critique que Mill adresse à Kant manque-t-elle son but. En même temps, tout cela démontre combien les utilitaristes sont loin d'avoir la profondeur et l'ampleur de vue qu'exige la philosophie .
Rawls critique de l'utilitarisme

John Rawls, depuis la publication de la Théorie de la justice, cherche à construire une théorie politique. pourtant cette théorie politique est appuyée sur une conception de la dont l'inspiration kantienne est explicite. La troisième partie de la Théorie de la justice est, d'ailleurs, consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie politique dans une philosophie .
Dans la mesure où il affirme la priorité du juste sur le bien, Rawls ne pouvait que s'opposer vigoureusement à l'utilitarisme classique, car pour ce dernier, la priorité est rigoureusement inverse. Montrant que les principes de justice conduisent souvent à des situations indécidables, Mill affirme ainsi que " c'est l'utilité sociale qui permet de décider entre l'un et l'autre ". La subordination de la justice ne pouvait pas être exprimée plus clairement. On retrouve la même idée formulée avec plus de précision un peu plus loin :
Tous les hommes étant également fondés à réclamer le bonheur sont également fondés par là même, et de l'avis du moraliste et du législateur, à réclamer tous les moyens de l'atteindre, mais seulement dans les limites qu'imposent à la maxime les exigences inévitables de la vie humaine et de l'intérêt général, dans lequel est compris celui de chaque individu ; ces limites doivent d'ailleurs être strictement tracées.
Ce qu'on peut encore résumer ainsi :
Toutes les personnes sont estimées avoir droit à l'égalité de traitement, à moins que quelque intérêt social reconnu n'exige le contraire.
La justice n'a sa place que pour autant qu'elle ne contredit pas la nécessaire recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice au bien – et même plus exactement au bonheur – trouve son expression concentrée dans la formulation qu'en donne Sidgwick et qui constitue le point de départ de la critique de Rawls : une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie.
Rawls fait d'abord remarquer que l'utilitarisme appliqué à la justice repose sur l'idée qu'il y a un passage naturel entre ce qui est bon pour l'individu à ce qui est bon pour le groupe, autrement dit " La justice sociale est l'application du principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat. " Dans la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en cause radicalement, car il s'oppose au principe d'égalité, sur lequel repose la théorie du contrat social :
Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d'augmenter la somme totale. En l'absence d'instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu'elle maximise la somme algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents qu'elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C'est pourquoi, semble-t-il, le principe d'utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l'idée de réciprocité implicite dans le concept d'une société bien ordonnée.
L'utilitarisme n'est pas une théorie erronée du comportement humain. Rawls doute visiblement que les hommes soient une espèce dotée naturellement d'un altruisme solide et durable. Par conséquent, il est certainement raisonnable de considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que conteste Rawls, ce n'est pas cela. C'est qu'on puisse étendre cette conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait être construite une société bien ordonnée. Le passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des conceptions morales des utilitaristes, car l'utilitarisme ne peut être une conception que si le bien individuel et le bien collectif peuvent être identifiés. Or, ce passage, affirme Rawls, est illégitime, non parce que les individus seraient différents de ceux que décrit l'utilitarisme, non parce que l'on devrait opposer à l'utilitarisme des morales moins profanes, fondées sur l'obéissance à la loi divine ou à la loi naturelle ou à tout ce que veut d'autre ; mais tout simplement parce que des individus " utilitaristes " placés dans les conditions initiales où l'on doit choisir les principes de base d'une société bien ordonnée ne choisiraient pas le principe d'utilité comme principe architectonique. L'argumentation de Rawls a suscité chez ses commentateurs et critiques un grande perplexité, en ce qu'on y voit se combiner des présuppositions utilitaristes et une référence appuyée aux morales déontologiques du type de celle de Kant. Cette combinaison semble fortement contradictoire et peut-être même explosive.
Le pari de Rawls est que cette combinaison paradoxale permet de construire une théorie robuste. La philosophie de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique, comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et l'existence d'un souverain bien qui réconcilierait l'obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la de Kant ne serait donc possible que si on est un bon protestant piétiste. Un athée reconnaîtrait les exigences morales issues de l'impératif catégorique – pour en arriver là il lui suffit simplement de suivre sa propre raison dans son usage pratique – mais Kant a l'air de croire que mettre en pratique ces exigences serait au dessus de ses forces, faute de ce réconfort moral que lui prodigue la foi – l'idée qu'en agissant bien je serai digne du bonheur … dans l'au-delà ! D'où les accusations si fréquentes qui font de la de Kant une "  de curé ", accusations injustes si on veut bien admettre qu'en réalité la catholique issue en partie de l'aristotélisme revu par saint Thomas d'Aquin est, pour l'essentiel, une eudémoniste voire utilitariste et non une déontologique. La structure de la raison pratique kantienne, du reste, ne rend pas bien convaincant ce recours aux postulats. Il reste que Kant pose une question bien embarrassante : comment l'homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices qu'impose le respect de la loi s'il est privé de cette référence à une transcendance divine. Habermas laïcise définitivement le kantisme en montrant que le principe d'universalisation (principe " U ") découle des présuppositions pragmatiques de l'argumentation. Rawls prend une autre voie pour aboutir à ce résultat, celle de la procédure propre aux théoriciens du contrat social. Des individus placés dans des conditions initiales adéquates et ne raisonnant que d'un point de vue utilitariste adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu'individu ayant besoin de la coopérer avec les autres individus tout en ayant des intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que je forme avec les autres soit un système coopération équitable.
Or le principe de maximisation du bien général peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d'une coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que certains membres de la . Les Grecs anciens ne concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans l'institution de l'esclavage ; c'est même un des arguments fondamentaux d'Aristote en faveur de l'esclavage : s'il n'y a plus d'esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions de la vie et il n'y aura plus d'hommes libres, c'est-à-dire d'hommes qui puissent se livrer aux activités les élevées et les plus dignes de l'essence humaine. Mais personne ne pourrait choisir une situation où il risque d'être esclave – à moins d'être fou, disait déjà Rousseau – et, par conséquent, une société fondée sur l'esclavage, même si elle maximise le bien général ne serait pas une société bien ordonnée.
On peut certes imaginer qu'il y a des frontières déterminées au delà desquelles le principe d'utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne – qui interdirait par exemple l'esclavagisme – mais en ce cas l'utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère permettant de définir les comportements humains auxquels doit s'attacher la qualification de " bon " : un comportement est bon non pas s'il est utile, mais s'il respecte la personne. Et on retombe alors dans une déontologique de type kantien, ce à quoi pourtant l'utilitarisme nous promettait d'échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d'un point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées. C'est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements individuels par ce qu'on croit être le bien commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne et le principe d'égale liberté.
Revue des critiques de l'utilitarisme

L'utilitarisme est face à un dilemme redoutable. Soit il s'en tient à sa version " matérialiste " primitive, type Bentham et alors il tombe dans les difficultés les plus sérieuses – il est une doctrine à peu près inconsistante sur le plan logique. Soit, au contraire, il cherche à échapper à ces difficultés, dans sa version sophistiquée de type Mill – à l'utilitarisme pur et dur, Mill substitue en fait un théorie mixte – mais alors il se heurte à une double opposition :
1.      il est devenu incapable de remplir le programme qui est le sien, à savoir découvrir un principe premier qui puisse servir de critère de jugement moral sans recourir aux morales a priori ;
2.      il ne peut plus nous sortir des embarras dans lesquels la métaphysique nous avait laissé ; l'arithmétique des plaisirs promettait une procédure de calcul de la valeur d'un acte. L'introduction des plaisirs qualitatifs exclut cette procédure et rend parfaitement indéterminés les avantages supposés de telle ou telle action.
Les embarras de l'utilitarisme ont leurs racines dans des contradictions logiques dont on peut trouver l'analyse chez Moore. La première de ces confusions est celle qui découle du fait que l'utilitarisme est un hédonisme. Or, comme le montre Moore, " la conscience du plaisir n'est pas le bien unique, et de nombreuses situations dans lesquelles elle est incluse à titre de partie sont bien meilleures qu'elle. " La deuxième confusion résulte de l'idée que le bien propre et le plaisir personnel sont la même chose. Voici la conclusion de la réfutation qu'en donne Moore :
La seule raison que je puisse avoir de viser mon " bien propre ", c'est qu'il soit bon absolument que ce que j'appelle ainsi m'appartienne – bon absolument que j'aie quelque chose que d'autres ne peuvent avoir si, moi, je l'ai. Mais s'il est bon absolument que je l'aie, alors toute personne a autant de raison que j'ai moi-même de viser le fait le que je l'aie. Si, donc, il est vrai de l'intérêt ou du bonheur de tout homme pris isolément qu'il doive être sa seule fin ultime, cela ne peut vouloir dire qu'une chose : que l'intérêt ou le bonheur de cet homme est le bien unique, le bien universel et la seule chose que quiconque a le devoir de viser. Ce qu'affirme donc l'égoïsme, c'est que le bonheur de chaque homme est le bien unique – qu'un bon nombre de choses différentes sont chacune la seule bonne chose qui soit – ce qui est une contradiction absolue ! On ne pourrait rêver plus complète et plus totale réfutation d'une théorie.
De cela découle, pour Moore qu'il n'y aucun sens à parler d'un égoïsme rationnel et donc l'utilitarisme est une philosophie inconsistante logiquement.
L'échec de l'utilitarisme au regard des buts qu'il se propose lui-même n'est pas vraiment étonnant. L'utilitariste se propose de décrire les motivations psychologiques humaines et il découvre que les hommes cherchent leur utile propre, agissent en fonction de leurs intérêts et voudraient être heureux. Mais pour construire une , il ne suffit pas de décrire les mœurs humaines ; il faut être capable de dire ce que les hommes doivent faire. Or il n'y aucun sens à dire que les hommes doivent rechercher le bonheur ; cela n'aurait pas plus de sens que d'édicter des préceptes pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à faire l'amour. De ce point de vue, il faut rendre grâce à Kant d'avoir démontrer que le bonheur ne pouvait jamais être un principe moral – non qu'il faille être malheureux pour être moral, mais parce que le bonheur et la appartiennent à deux ordres de l'existence humaine qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre, même sous la forme du sophisme subtil du " bonheur moral " dont Kant a montré les antinomies.
Enfin, l'expérience pratique démontre que l'utilitarisme ne nous permet absolument pas de départager les comportements humains qui peuvent être tenus pour vertueux de ceux qui peuvent être tenus pour vicieux. La multiplicité des conceptions du bien propre interdit qu'un tel critère puisse raisonnablement être tenu pour valable. Le fait pour les individus de pouvoir poursuivre librement la recherche de leur satisfaction égoïste individuelle peut être considéré comme moralement acceptable du point de vue utilitariste, puisque si on adopte les théories de l'économie politique classique, le " laissez faire " est ce qui permet d'augmenter au maximum la richesse globale de la société et ainsi, en de cette forme particulière de la doctrine de l'harmonie préétablie qui a été popularisée par Adam Smith, l'égoïsme individuel le plus cruel se trouve être en même temps le comportement moral par excellence ! Mais en même temps, les philosophes utilitaristes démontrent tous que les comportements altruistes sont profitables à tous et donc profitables à l'individu qui les adopte. Par conséquent la même doctrine utilitariste vous recommandera de ne jamais pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la société humaine et de pouvoir bénéficier le cas échéant de la même aide que celle qu'on fournit à autrui quand on en a la possibilité (règle d'or). Théoriquement inconsistant, l'utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et peut servir de légitimation à tout et au contraire de tout.
Denis COLLIN

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Du scientisme au relativisme


Aristote définit la vertu comme un juste milieu entre l’excès et le défaut. Il semble bien qu’il en aille de même avec la science. Entre l’excès de science qu’est le scientisme et son défaut qu’est le relativisme, la juste valeur de la science n’est pas toujours facile à saisir.

I.       Concept moderne de la science

Ce que nous appelons science n’est pas très clair. L’épistémologie contemporaine s’est même consacrée à la recherche de la démarcation entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. On distingue un concept ancien de la science, celui que nous ont légué Platon et Aristote, et un concept moderne. L’épistémè grecque désigne toute forme de savoir rationnel. Dans la hiérarchie aristotélicienne des sciences, on distingue les sciences par leur place dans un système hiérarchique : certaines sciences sont architectoniques, elles sont organisatrices par rapport à d’autres sciences qui ne sont recherchées qu’en vue d’une fin extérieure. Au sommet de cette pyramide des sciences figure la philosophie, qui donne aux autres leurs principes. La science moderne, au contraire, se constitue de manière autonome, à l’écart de la hiérarchie traditionnelle des savoirs et en rupture avec « l’école », c'est-à-dire avec la tradition scolastique. Autonome, elle l’est de plusieurs manières.
Elle est émancipée de toute référence aux croyances religieuses. Dans la physique de Galilée, il ne reste plus trace de la présence divine. Cela ne veut pas dire qu’elle est athée. Mais la science est complètement séparée de la théologie. On raconte que Napoléon aurait demandé à Laplace, qui venait de lui dédicacer les premiers volumes de la Mécanique Céleste, dans quel chapitre de cette grande œuvre il était question de Dieu. Ce à quoi Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Authentique ou non, l’anecdote est significative.
La science moderne est également autonome à l’égard de la métaphysique. Loin d’être la « science architectonique », la métaphysique est écartée comme non pertinente dans le discours de la science. Le positivisme disqualifie la métaphysique soit comme expression d’un âge dépassé de la pensée humaine (voir Auguste Comte), soit comme purement et simplement dénuée de sens (le cercle de Vienne).
Galilée dans ses Dialogues sur les deux grands systèmes mène une polémique systématique contre la physique aristotélicienne. Non seulement la rupture porte sur la conception du monde, mais aussi sur la méthode et finalement sur la définition même de ce qu’on appelle science. La conception galiléenne du mouvement, fondée sur le principe d’inertie, n’a plus besoin d’un premier principe du mouvement, et la recherche des fins de la nature est explicitement rejetée de l’enquête philosophique : « nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales » (Descartes, Principes de la philosophie. I, §38)

II.    Succès de la conception moderne de la science

La science nouvelle peut se targuer de succès suffisamment considérables pour justifier le projet d’où elle est née. Il s’agit évidemment de ses succès pratiques. Alors que jusqu’à l’aube des temps modernes, la science et les techniques se développent sur des chemins presque entièrement distincts, la science va permettre de concevoir des applications techniques maîtrisées. Grâce à la mise en œuvre de la nouvelle méthode dans les sciences, nous allons pouvoir « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». (Descartes : Discours de la méthode, vie partie)
La science moderne a mis en route un processus cumulatif de progrès. Entre les atomistes et les aristotéliciens, il y a bien un débat scientifique, en ce sens qu’ils cherchent des systèmes explicatifs permettant de rendre raison des phénomènes. Mais il est impossible de trancher définitivement entre l’une ou l’autre de ces thèses. On peut accumuler les observations – comme on le fait en astronomie – il est toujours possible de trouver de nouvelles explications permettant de « sauver les phénomènes ». Avec l’introduction de la méthode expérimentale, il est possible de développer la connaissance scientifique de manière systématique. La révolution galiléenne rend obsolète définitivement la physique des Anciens. Elle délimite un champ du savoir et des méthodes qui ne sont pas remis en cause par les développements ultérieurs.

III. Le scientisme

Les triomphes de la science moderne conduisent la naissance d’un scientisme qui va s’épanouir au xixe et au xxe siècles. Si le terme « scientisme » caractérise toute prétention exagérée de la science, on peut le définir plus précisément par les traits suivants.

A.     La science moderne a supplanté les formes de pensée « pré-scientifique »

Parmi ces formes de la pensée pré-scientifique, la métaphysique figure en bonne place. Dans le positivisme, il y a une forme de scientisme. L’affirmation de Comte d’un âge positif, l’âge de la science succédant à l’âge théologique et à l’âge métaphysique s’inscrit dans le mouvement du xixe siècle qui fait de la science la forme la plus élevée de la pensée. Le positivisme se présente comme la nouvelle religion, que Comte espérait prêcher un jour à Notre-Dame. Ernest Renan affirme : « Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science. » (L’avenir de la science, préface) La puissance de la science est considérée comme illimitée. Marcellin Berthelot, un des grands chimistes français, s’écriait : « le monde aujourd’hui est sans mystère ».
B.     La science légitime les applications techniques qui en sont issues.
Ainsi Marcellin Berthelot pouvait écrire : « Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. » (Discours prononcé lors d’un banquet de la Chambre syndicale des Produits Chimiques le 5 avril 1884)
C.     Les sciences de la nature forment le modèle de toute science.
Le scientisme affirme que seule mérite le nom de science un genre de connaissance basé sur le modèle des sciences de la nature, plus précisément de la physique newtonienne. Les sciences de l’homme doivent emprunter leurs méthodes et leurs outils aux sciences naturelles. La psychologie comportementaliste considère comme seul objet d’une psychologie scientifique les comportements observables et qu’on peut éventuellement soumettre à expérimentation. En faisant varier les stimuli et en mesurant les réponses, on espère trouver des lois analogues aux lois de la physique. La sociologie, selon Comte, est une « physique sociale ». Durkheim s’exprime ainsi : « Successivement la physique et la chimie, puis la biologie et enfin la psychologie se sont constituées. On peut même dire que, de toutes les lois, la mieux établie expérimentalement — car on n'y connaît pas une seule exception et elle a été vérifiée une infinité de fois — est celle qui proclame que tous les phénomènes naturels évoluent suivant des lois. Si donc les sociétés sont dans la nature, elles doivent obéir, elles aussi à cette loi générale qui résulte de la science et la domine à la fois. » Mais c’est surtout en économie, d’économie politique devenue science économique, que la dérive scientiste est la plus nette. L’utilisation de fort contestables modèles mathématiques a donné l’illusion que l’économie était une « science comme les autres » et, pour tout dire, la mère de toutes les sciences sociales.
D.     La science a réponse à toutes les questions importantes.
Toutes les questions auxquelles l’humanité est confrontée doivent pouvoir trouver leur solution scientifique. C’est vrai non seulement des questions techniques au sens propre, c'est-à-dire celles qui concernent les rapports de l’homme avec son environnement naturel ou technique ; mais des questions qui concernent les rapports que les hommes entretiennent entre eux. L’art de l’institution des enfants cède la place aux « sciences de l’éducation ». Les rapports entre les hommes et les femmes sont du ressort du « sexologue ». Partout s’affirme, contre la décision proprement politique, le pouvoir des experts chargés au nom de la science de définir ce qui est bon et ce qui doit être décidé.

IV.Le relativisme

Le scientisme n’est nulle part théorisé comme tel. Mais il existe comme un ensemble de représentations non questionnées, qui s’imposent avec d’autant plus de force dans la vie sociale. La critique du scientisme peut être conduite de divers points de vue :
-         valorisation des connaissances non scientifiques contre la « froide rationalité scientifique » ;
-         Affirmation des limites de la science : la science pourrait se heurter à des limites objectives indépassables – dans ce sens vont très souvent les interprétations philosophiques du théorème de Gödel sur les limites de l’axiomatisation des mathématiques ou du mal nommé « principe d’incertitude de Heisenberg ».
-         Critique de la conception de la science comme moyen de maîtrise : il s’agit de mettre en cause une « technoscience » qui réduit la raison à la raison instrumentale.
Ces critiques cependant, sont des critiques collatérales. Elles ne touchent pas le cœur du scientisme, à savoir la prétention à la validité absolue de la science. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Montaigne, repris par Pascal. Le relativisme contemporain reprend pour en faire un principe épistémologique le relativisme sceptique classique. Partant du constat que l’histoire des sciences n’est peut-être pas cette exposition progressive de la vérité absolue que promettent les scientistes, les relativistes proposent une nouvelle conception de l’activité scientifique.
En premier lieu, on doit constater que la science est un pseudo-universel. Il existe des sciences, différentes quant à leurs objets, leurs méthodes, leurs capacités prédictives et le type d’énoncés qu’elles produisent. Un théorème mathématique n’est pas la même chose qu’une loi physique. Ces sciences elles-mêmes n’existent que dans contextes généraux qui les définissent ou non comme telles. L’idée d’une démarcation absolue entre science et métaphysique ou entre science et croyance est un leurre scientiste.
En second lieu, on doit admettre que les théories scientifiques qui se succèdent ne sont pas des versions successives et chaque fois améliorées de la même vérité scientifique. Thomas Kuhn reconstruit l’histoire des sciences à partir des concepts de paradigme et de révolution scientifique. Une révolution scientifique est un changement de paradigme, c'est-à-dire un bouleversement et une restructuration du champ de la science tout entier. Cette conception discontinuiste conduit à l’idée que les théories scientifiques ne peuvent pas être comparées et que, par conséquent, elles ne peuvent pas être mises en série sur la ligne d’un progrès, parce que les concepts qu’elles utilisent se comprennent seulement en tant qu’éléments d’un système qui leur donne sens. Le caractère incommensurable des théories scientifiques est au point de départ des conceptions relativistes de la science.
On va progressivement passer au relativisme épistémologique proprement dit en imaginant qu’entre des théories incommensurables, l’une d’entre elles ne s’impose pas parce qu’elle est « vraie » mais parce qu’elle a vaincu les autres théories concurrentes, soit parce qu’elle est plus efficace, soit parce qu’elle est mieux en harmonie avec les conceptions dominantes. Au jugement théorique concernant le vrai s’est substitué le constat pragmatique de ce qui est. Comme le dirait Richard Rorty, le mot « vrai » est un mot grandiloquent dont nous décorons les propositions qui se sont révélées efficaces et avantageuses pour nous.
Parmi les différents relativismes, on distingue l’anarchisme épistémologique défendu par Paul Feyerabend et le relativisme fondé sur la sociologie des sciences, défendu en France par Bruno Latour. Pour Feyerabend, « l’idée que la science peut et doit être organisée selon des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. » Il oppose à cette visée pernicieuse son principe « anarchiste » qui dit que « tout est bon ». Feyerabend s’attache, de façon assez provocatrice à montrer que la science tient souvent du mythe et que la science telle qu’elle s’est construite dans la civilisation occidentale n’est qu’une science parmi d’autres sciences possibles. De son côté, Bruno Latour essaie d’insérer la science parmi les activités sociales en général. La science s’explique comme les autres activités par les intérêts individuels et collectifs, les alliances pour le pouvoir et les conflits sociaux.

Conclusion

Il y a deux manières d’aborder le relativisme épistémologique. D’un certain côté, il est une réaction saine face à un dogmatisme scientiste arrogant. Il a contribué à dissiper les mythes de la science légendaire au profit d’une étude concrète des théories scientifiques. Mais au-delà, le relativisme est inconsistant – il se heurte au classique paradoxe du sceptique qui se contredit lui-même en affirmant qu’il n’y a pas de vérité – et peut mener à la confusion et aux pires absurdités : personne ne peut sérieusement soutenir que la médecine moderne n’a pas plus de valeur que la « science » des rebouteux.

Bibliographie

Paul Feyerabend : Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979, réédition collection « Points »
A.Sokal et J.Bricmont : Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997

Commentaires

Valeur - relativisme - scepticisme - épistémologie - vérité scientifique
par Olivier Montulet, le Vendredi 24 Décembre 2010, 21:49
Certes on ne peut dire que la valeur de la médecine occidentale n'est pas la même que celle des rebouteux. Cette valeur est en l'occurrence la pertinence.
Mais la science, par préceptes ontologiques, exclu de son champ les valeurs.
La philosophie analyse les valeurs mais ne les juge pas. En cela elle est scientifique. Elle observe et décrit les valeurs mais ne les qualifies sur une échelle  de valeurs morales.
La pertinence est l'adéquation entre l'ambition et le résultat. Mais le rebouteux a-t-il la même ambition que la médecine? Et ses résultats sont-ils en rapport avec son ambition?
On le voit nous sommes dans deux champs différents de deux disciplines sans rapports commun si ce n'est le mieux être du "patient". L'une de ces disciplines ne peut être jugée par l'autre. C'est là le fondement du relativisme qui consiste à  constater que chaque discipline, y compris scientifiques est tributaire de ses paradigmes et ne peut être extrapolée en dehors d'eux.
Les paradigmes scientifiques sont notamment que le monde est observable et descriptible par la raison. C'est une croyance, communément admise certes, mais une croyance quand même.
En cela la science fait partie d'un ensemble plus large des croyances.
La science est très matérialiste et elle est adaptée à notre conception matérialiste du monde.
Les conceptions non matérialistes ne sont pas pour autant irrationnelles. Et lorsqu'on pénètre ces "cultures" on constate que les connaissances qui en émergent ne sont pas moins rationnelles et cohérente que notre science.
Dans notre monde de pensée la médecine a plus de valeur que les rebouteux.

C'est important car nous avons besoins de valeurs pour construire notre individu mais aussi pour vivre collectivement.(c'est d'ailleurs ce qui fait la nécessité des religions ou des idéologies). Et la médecine est plus en adéquation avec notre société et ses représentations, que le monde des rebouteux (à ne pas confondre avec les charlatans).

L’universalité de la science et notamment de la médecine n’est valable que dans notre univers social occidental du XXIème siècle.
Mais en dehors il n’est plus universel. Il est relatif.
***
Le scepticisme est une disposition à n'être satisfait de ses observations et de ses descriptions que dans le moment où elles sont faites. Et donc de rester ouvert à une remise en question de celles-ci à l’aune de novelles connaissances ou de nouvelles observations.  Ce relativisme temporel est la plus grande vertu du scientifique. Toutefois les sciences axiologiques ne sont pas soumises à ce relativisme temporel puisqu’elles sont exclusivement constructions de la raison. Toutefois elles sont relatives à leurs axiomes qui limitent considérablement leur champ d’application. Ce champ peut s’avérer dans le temps insuffisant pour appréhender l’universalité. La géométrie d’Euclide est une géométrie axiologique parfaitement cohérente applicable à l’échelle humaine mais elle se révèle aujourd’hui inadaptée à la description de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit.
Il existe aussi une autre forme de scepticisme c’est celui qui s’interroge sur la pertinence d’extrapolations d’observation d’un concept à une réalité. Par exemple : un modèle climatique cohérent est-ils pour autant extrapolable à la réalité ? C’est la question que posent les dits climato-sceptiques. Naturellement ils ne posent pas cette questions en l‘air, par opposition ou en réaction. Ils la posent en l’argumentant,:les modèles n’incluent pas l’activité solaire ou pas suffisamment ; les calibrages temporels des périodes climatiques et des périodes d’abondance de CO2 dans l’atmosphère sont trop approximatifs pour être mis en concordance… Ou dans un autre registre, les théories climatiques ne sont-elles pas devenues des dogmes quand on en arrive à décréter qu’il y a consensus tout en disqualifiant de ce faites ceux qui contredisent ce consensus…
***
Le relativisme et le scepticisme comme l’absence de certitude (ce qui ne veut pas dire absence de conviction) sont les garants de l’épistémologie scientifique et de ce faite de la vérité scientifique.
Le grand penseur du XIe siècle, le sceptique arabophone Al-Ghazali connu en latin sous le nom d’Algazel n'en dirait pas autre chose.


De Rawls au républicanisme


Conférence devant l’association Philocéane – Le Havre/ Mars 2003

La disparition récente de John Rawls n’a pas beaucoup ému les médias français – si on la compare avec la place qu’a occupée la mort de Pierre Bourdieu. Je ne suis pas sûr que la presse américaine, toute à ses frénésies guerrières, y ait consacré beaucoup plus de place. Pourtant, John Rawls est à l’évidence l’un des plus importants philosophes politiques du dernier siècle. Et aussi l’un de ceux dont la philosophie se diffusera dans les autres disciplines (sociologie, économie, par exemple). Rawls tentera de penser une véritable théorie politique dont la portée puisse être pratique. Nous connaissons des philosophes qui ont eu un rôle politique important, ainsi Sartre. Mais la philosophie de Sartre n’est pas une théorie politique : c’est une philosophie morale et on peut même dire que les déboires de Sartre renvoient précisément à son incapacité à penser la politique autrement que sous la forme d’une morale de l’engagement. Mais laissons là Sartre. Puisque j’évoquais Bourdieu, quoi qu’on pense l’apport de son œuvre, on doit bien constater qu’il ne définit pas une conception politique qui aille au-delà de quelques principes généreux … et vagues. Rawls est un philosophe politique et un grand. On doit le situer exactement dans la lignée des classiques, de Locke à Kant en passant par Rousseau. Et puisque je me propose de procéder à une évaluation critique de l’œuvre de Rawls, je tenais, en commençant, à préciser en quelle estime je le tiens.
L’ouvrage majeur de Rawls, sa Théorie de la justice, est publié en 1971. Son objectif est de penser la possibilité d’une société tout à la fois relativement égalitaire et pluraliste. En donnant les justifications morales d’un État fortement redistributeur, tout en défendant l’économie de marché, Rawls s’inscrit de fait dans ce courant qui, depuis plusieurs décennies cherchait une " troisième voie" entre le socialisme bureaucratique et plus ou moins tyrannique des régimes issus du stalinisme et le capitalisme, appelé à tort libéral, dont les États-Unis apparaissaient comme les champions. Parmi les théoriciens de la 3e voie, on trouve surtout des économistes – comme l’Américain JK Galbraith ou le tchèque Ota Sik. Mais Rawls élève la réflexion au niveau du concept. Personne ne s’y est trompé. La publication de la TJ est le point de départ d’une vaste discussion en philosophie politique et bien au-delà : on dit que la bibliographie des livres et articles consacrés à la TJ et à Rawls formerait, à elle seul, un volume de 800 pages !
Cependant, avec Rawls, on aurait bien une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : " quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule".
En effet, la TJ paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des " Trente Glorieuses" va prendre fin et où les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressiste des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Si on ne veut pas adopter le point de vue très historiciste de Hegel, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde que la TJ a essayé de penser et qui ont conduit à sa subversion ne sont pas aussi les contradictions de la TJ. Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les contradictions que nous laisse la théorie de la justice.
Je voudrais donc pour commencer rappeler quels sont les grands principes de la TJ. Ce sera nécessairement sommaire et je ferais largement l’impasse sur les multiples variantes que Rawls a été amené à donner au fur et à mesure que se développait la discussion autour de son œuvre. Mais je crois que ces variantes et corrections ne font que confirmer les critiques que j’aurai à faire. Dans une deuxième partie, je montrerai pour quelles raisons la TJ ne tient pas ses promesses et à quelles contradictions elle se heurte. Enfin, je montrerai qu’il y a au moins une manière de poursuivre de manière conséquente l’inspiration rawlsienne, à condition de prendre la TJ pour ce qu’elle est en fait, c'est-à-dire une des variantes du républicanisme social. J’essaierai de montrer pourquoi, selon moi, le républicanisme tel que l’a reformulé Philip Pettit, constitue une alternative féconde à la TJ.
Un petit mot avant de passer au vif du sujet. Je vais préciser " d’où je parle", comme on disait dans les années 70. Si Rawls ou Pettit m’intéressent, c’est parce que je tiens pour nécessaire une profonde transformation des rapports sociaux. Sans cette transformation, la machine folle de l’économie capitaliste peut nous mener tout droit à la destruction de la civilisation. Jadis, le communisme prétendait être le porteur de cette nécessaire transformation sociale. À l’évidence, ce fut un tragique échec. Pas seulement parce que la théorie de Marx ou de tout grand ancêtre a été mal mise en œuvre, mais plus fondamentalement parce qu’il manquait à Marx et encore plus aux marxistes une véritable théorie politique. Ce que j’essaie de faire, c’est de repenser quelque chose qu’on pourrait appeler, si on y tient, socialisme, mais de le repenser à partir non d’une mythique rationalité économique, mais en faisant de la question politique de la liberté la question centrale.

1 - Les principes de la TJ

Bien que Rawls revendique clairement et de manière conséquente se filiation morale kantienne, la TJ ne se veut pas une philosophie morale mais une théorie politique. Elle vise à penser les principes de base d’une société juste, non pas d’une société utopique mais d’une société qui pourrait être la nôtre et dont la nôtre – c'est-à-dire les sociétés à peu près démocratiques des pays industriels avancés – à certains égards, est assez proche. Je vais essayer de résumer l’architecture de la TJ autour de trois axes.

 a. Les objectifs de la TJ : penser une société bien ordonnée

Rawls affirme : " nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice." (I,1)
(1)   " chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de la justice"
(2)   les institutions de base de la société satisfont (en général) ces principes.
Il y a donc un point de vue commun à partir duquel les divergences et les revendications peuvent être tranchées. Rawls ajoute que " le fait de partager une conception de la justice établit " les liens de l’amitié civique".
À partir des acquis de la philosophie politique classique, il s’agit de fonder les principes d’une société bien ordonnée pluraliste, c'est-à-dire qui soit compatible avec les diverses doctrines compréhensives du bien qui peuvent s’y rencontrer. Ce que nous estimons être la vie bonne n’est pas du ressort de la politique puisque le principe de base de la liberté au sens moderne est la liberté de conscience. Le droit n’a qu’à assurer la coexistence extérieure des libertés individuelles, égales pour tous, il n’a pas à définir les objectifs que les individus devraient poursuivre. C’est ce que Rawls appelle priorité du juste sur le bien. Cette indépendance de la TJ à l’égard des diverses doctrines compréhensives (je dirais " éthiques"), Rawls la pousse assez loin. Il réfute d’abord l’utilitarisme. En privilégiant le bien-être envisagé globalement, l’utilitarisme est relativement indifférent aux droits des individus ainsi qu’aux inégalités de répartition. Donc, l’utilitarisme ne peut fournir les principes de base d’une société bien ordonnée. À l’opposé, Rawls refuse également l’humanisme civique comme doctrine compréhensive. Ce qu’on appelle " humanisme civique" est la conception de la politique qui prend naissance chez Aristote et qui fait résider le bien propre de l’homme dans la participation à la vie publique avec l’idéal communautaire qu’elle suppose. La défense ardente de la " vie publique" par Hannah Arendt s’inscrit à l’évidence dans cette filiation de l’humanisme civique. Une telle conception est pour Rawls une doctrine compréhensive qui ne pourrait pas être acceptée par ceux pour qui la vie privée est plus importante que la vie publique, par exemple. Seul est compatible avec la TJ le républicanisme traditionnel, qui fait de la participation à la vie publique non pas un idéal du bien mais le moyen de garantir la liberté des individus aussi que de la communauté, et exige pour cela un certain nombre de vertus civiques.

 b. Les principes de base

L’objet de la TJ est la détermination de la structure de base de la société, c'est-à-dire de ce qui la constitue comme un ensemble d’institutions sociales formant un système cohérent de coopération. Une institution est " un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités et ainsi de suite." Les principes de base sont formulés ainsi :
1.      " Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur." C’est le principe d’égale liberté pour tous.
2.      " les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous." C’est le principe de différence.
Ces deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, " l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous." Le premier de ces deux principes est très largement accepté puisqu’il ne fait de renouveler la libéralisme classique. Encore faut-il préciser que :
1)      certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.
2)      Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.
3)      Que Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester formelles mais au contraire être " effectives", c'est-à-dire accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.
Le deuxième principe est beaucoup plus problématique pour un libéral au sens continental du terme. Sans prôner un égalitarisme qui le ferait passer pour un dangereux " partageux", Rawls estime que la répartition des richesses et des positions sociales ne ressortit pas à la mécanique " naturelle" de l’économie de marché mais au contrat social. Ce qui suppose des institutions puissantes de redistribution.

 c. La justification procédurale : le voile d’ignorance

Rawls ne se contente pas de proposer des principes qu’on pourrait adoptant en spéculant sur leurs effets. Il tente, en bon kantien, d’en donner une justification a priori.
L’axe de la TJ est qu’une société n’est juste que si ses principes de justice " sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable." Les principes de justice, donc, ne sont justes qu’ils sont déduits d’une procédure elle-même juste. Mais cette procédure repose à son tour à des présuppositions idéales. La situation initiale conçoit les partenaires " comme des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés." Cette dernière considération place la Théorie de la Justice en opposition avec la tradition utilitariste car " le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée."
Il s’agit donc d’une théorie politique qui retravaille la tradition des philosophies du contrat.
À la place de la fiction de l’état de nature telle qu’on la trouve chez Hobbes ou chez Rousseau, Rawls propose une autre fiction, celle du voile d’ignorance : les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes de base de l’économie et de la philosophie politique, mais ignoreraient tout de leurs propres avantages. C’est une idée qui nous est assez familière : pour qu’une décision soit impartiale, nous imposons toujours un certain voile d’ignorance : le secret du vote, le bandeau sur les yeux de celui qui tirera les parts de la galette des rois, etc.
Cette expérience de pensée du " voile d’ignorance" n’exige aucune hypothèse anthropologique forte ; des individus égoïstes, pourvu qu’ils soient rationnels, adopteraient des principes justes s’ils étaient placés sous voile d’ignorance (ce qui fait évidemment écho à la célèbre phrase de Kant qui affirme que " le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement)". Reprenant certains hypothèses des théoriciens du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus égoïstes adopteraient les principes de la TJ parce qu’ils adopteraient la stratégie du " maximin" qui consiste à maximiser la situation la plus défavorable.
Ainsi, dès que l’égalité est possible et avantageuse pour tous, on choisira un partage égalitaire : si celui qui doit partager le gâteau se sert en dernier, il fera des parts égales. De là on peut déduire le principe d’égale liberté pour tous. En ce qui concerne les richesses et les positions sociales, Rawls admet conformément aux principes libéraux que la récompense de l’inégalité des talents et des mérites peut être avantageuse pour tous. Si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux dans une société égalitaire, en adoptant la stratégie du " maximin" on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales ; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence.

2   Les contradictions de la TJ

Ainsi, exposés sommairement les principes de base de la TJ, s’ils fondent quelque chose qu’on pourrait appeler principe de liberté-égalité ou d’égalité-liberté appellent cependant de nombreuses objections. Je vais m’en tenir aux trois qui me semblent les plus graves, en commençant par la fin.

 a.          La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux

·        La justification procédurale n’est pas une fioriture ; elle vise à montrer qu’on peut émanciper la TJ de toute conception substantielle du bien. Or la procédure du voile d’ignorance est conçue pour être impartiale. Les principes de justice découlent d’une procédure impartiale, nous dit Rawls. Le problème, c’est que la justice et l’impartialité ne sont pas deux notions étrangères. L’impartialité est déjà une certaine idée de la justice, une idée très générale, réduite à sa plus simple expression, mais tout de même une idée de la justice ; elle signifie que tous les individus doivent être traités de la même manière. Elle présuppose donc l’égalité de droits. Autrement dit, il est impossible de concevoir une procédure déterminant les principes de base d’une société juste sans posséder déjà une certaine conception de la justice qui se résume à liberté et égalité. Il est donc assez naturel que la procédure du voile d’ignorance produise les principes d’égale liberté pour tous puisque ces principes sont à la base même de la construction intellectuelle rawlsienne.
·        Il y a un deuxième problème : Rawls critique sévèrement l’utilitarisme ; on peut tout de même se demander si le principe de différence n’a pas une forte connotation utilitariste. Les inégalités en effet sont limitées par le principe de justice, mais elles sont justifiées au nom de l’efficacité et donc de la croissance du bien-être. Mais pourquoi faut-il admettre qu’une société inégalitaire riche est plus juste qu’une société égalitaire pauvre ? Ce qu’on perd en revenu, ne le regagnerait-on pas en amitié ?

 b.         Le principe de différence est indéterminé

Premier problème : Le principe de différence est en réalité fondé sur ce que les économistes appellent l’optimum de Pareto. Une distribution est un optimum de Pareto quand toute tentative d’améliorer la situation d’un des participants se fait au détriment de quelqu’un d’autre. Bref, on ne peut modifier la répartition que tant que tout le monde y gagne. Le problème est que ce type de répartition est fondamentalement indéterminé. Si les inégalités sont justes dès lors que la situation des plus défavorisés est améliorée, les plus grandes inégalités peuvent dès lors être justifiées. Après tout, l’un des arguments en faveur de la liberté du marché est que l’augmentation des inégalités est compensée par une amélioration du niveau de vie des plus pauvres. On peut mettre admettre une redistribution en défaveur des plus pauvres au motif qu’elle serait moins mauvaise que le maintien du statu quo : baisser les salaires permet d’augmenter les profits et de créer des emplois pour demain (le théorème dit de Schmitt), voilà qui pourrait parfaitement être compatible avec une version modérée du principe de différence.
Deuxième problème : au fond, Rawls raisonne comme si la société était composée uniquement de salariés ou de producteurs indépendants échangeant sur un marché. Ce qui est mis hors circuit, ce sont les rapports de propriété. Il y aurait à creuser cet aspect : les présuppositions individualistes de Rawls – son héritage rousseauiste et kantien – interdisent de concevoir le social comme un ensemble structuré, c'est-à-dire un ensemble dans lequel les individus dépendent les uns des autres de diverses façons. Or les rapports de propriété des moyens de production constituent l’élément décisif de cette structure sociale, décisif à deux titres :
(1)  Les inégalités de propriété et engendrées par la propriété sont bien plus importantes que les inégalités de revenus du travail (salarié ou non) et dans la mesure où elles découlent autant et même plus de l’héritage – c'est-à-dire de privilèges de naissance – que des différences de talents ou de mérite, elles sont les moins justifiables.
(2)               Les rapports de propriété ne sont pas simplement des rapports des individus aux choses mais des rapports qui donnent à un individu pouvoir sur un autre individu, ce qui est typiquement le rapport salarial.
L’indifférence rawlsienne à la propriété finalement réduit la TJ à un la justification de l’État keynésien, du " welfare" … mais précisément à un moment où le " welfare" est entré en crise.

 c.          On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien

Rawls butte en permanence sur un problème sur lequel il revient encore dans son dernier grand livre, Libéralisme politique qui est celui de la distinction entre la TJ comme théorie politique et les diverses conceptions substantielles de la vie bonne. L’idée d’une neutralité de la TJ à l’égard de toutes les conceptions raisonnables du bien me semble à peu près intenable. J’ai essayé de montrer tout cela dans mon Morale et justice sociale. Je veux seulement pointer ici deux questions :
(1) Rawls ne peut pas clairement dire ce qu’il nomme conception raisonnable du bien. Celui dont la vie est guidée par la foi a-t-il une conception raisonnable du bien ? Si, oui, ce qu’il semble raisonnable d’admettre, on tombe sur un os. La TJ suppose un État laïque puisque la liberté de conscience est sa valeur cardinale et que toutes les consciences y doivent être traitées sur un pied d’égalité : des croyants placés sous voile d’ignorance et appliquant le " maximin" choisirait un État laïque (on sait que les catholiques hollandais sont des défenseurs de la laïcité, tout comme les protestants français !) Mais imaginons une religion dans laquelle la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel serait une idée absurde, voire impie. Le simple fait que les partisans de cette religion acceptent de vivre dans un régime de laïcité peut sembler contradictoire avec leurs croyances les plus profondes et constituerait donc un début de violation de leur liberté de conscience. En fait la laïcité est acceptable seulement par ceux qui considèrent le rapport à Dieu comme une affaire privée, comme un problème de conscience, donc ceux qui partagent les valeurs nées en Occident entre la Renaissance et l’âge classique.
(2)  Si on y réfléchit plus profondément, on verra que les conceptions raisonnables du bien qui peuvent faire l’objet d’un consensus par recoupement doivent être compatibles avec les valeurs démocratiques et républicaines. Je ne peux le montrer dans le cadre restreint de cette communication, mais je crois avoir prouvé – autant qu’on puisse prouver en philosophie – que la tentative de Rawls de distinguer la TJ du républicanisme et même de l’humanisme civique est une tentative vouée à l’échec. Lorsque Rawls dit que " le fait de partager une conception de la justice établit les liens de l’amitié civique", c’est directement une référence à la tradition de l’humanisme civique tel qu’Aristote nous le donne à penser.

3         De la TJ au républicanisme

Je ne vais pas ici entrer dans le détail de la littérature républicaniste récente, surtout caractérisée par auteurs anglo-saxons, comme Quentin Skinner, John Pocock et surtout Philip Pettit. C’est surtout ce dernier qui essaie de faire du républicanisme une théorie politique alternative à la TJ de Rawls et je dois reconnaître ma dette à son égard. Cependant, je ne vais pas exposer les thèses de Pettit, mais plutôt indiquer comment selon moi, un dépassement cohérent de la TJ de Rawls peut conduire à un républicanisme social radical qui renouerait avec ce qu’il y avait de meilleur dans la tradition du socialisme démocratique.

 a.          Liberté et domination

Le premier principe de la TJ, celui d’égale liberté pour tous, est évident un principe essentiel. Il me semble même que ce bon vieux principe libéral, si on ne le prend au sérieux est un principe subversif. Le problème avec Rawls, c’est qu’il ne spécifie pas clairement ce qu’il entend par liberté. Au fond les libertés de Rawls sont en gros ce que Berlin appelle liberté négative, les libertés de " ne pas être empêché de" ou liberté de non-ingérence. C’est pour cette raison que Rawls reprend l’opposition de Constant entre " liberté des Anciens" et " liberté des Modernes" en donnant la priorité à la liberté des Modernes. Rawls se contente d’ajouter les conditions effectives d’exercice de ces libertés. Mais 1° sont ainsi mises hors circuit toutes les formes de domination, y compris celles qui résultent de choix " librement" acceptés et 2° la liberté individuelle est seule reconnue, il n’y a aucune place pour la vie collective.
Les partisans de la liberté négative, en bons disciples de Hobbes considèrent qu’il y a opposition entre la loi et la liberté et par conséquent, la liberté est maximale quand le domaine d’intervention de la loi recule. Les républicanistes au contraire considèrent que la loi est la garantie de la liberté parce qu’elle protège l’individu contre la domination. Obéir à une loi, comme l’a déjà expliqué Spinoza, ce n’est pas être dominé, du moins pas nécessairement, si cette loi a pour finalement le bien propre des individus. Par exemple dans les relations asymétriques, il est clair que la liberté de contracter est oppressive alors que l’intervention de la loi, qui est une ingérence de l’autorité politique dans les affaires des individus privés, est une protection contre la domination. La loi interdisant le travail des enfants, limitant le travail de nuit des femmes, etc., ont été en leur temps dénoncées comme des atteintes aux libertés fondamentales, alors qu’il est évident qu’elles étaient au contraire de grands progrès de la liberté.
Cette conception de la liberté comme non-domination (issue de la conception ancienne qui oppose celui qui est libre à l’esclave) garde se distingue cependant de la conception de la liberté comme réalisation de soi-même en tant que citoyen exerçant le pouvoir politique, conception qui est aussi bien celle d’Aristote que celle du contrat social de Rousseau ou encore, très largement celle de Arendt. En accord avec la conception moderne de l’existence humaine, la conception républicaniste admet que les individus puissent considérer leurs buts privés comme la chose la plus importante de leur vie. Les vertus civiques et la participation à la vie publique sont conçus non pas nécessairement comme un idéal ayant une valeur intrinsèque, mais aussi et peut-être d’abord comme un moyen de sauvegarder les libertés individuelles – sur ce point un républicaniste tombera facilement d’accord avec un libéral classique.
Il ne s’agit donc pas d’opposer la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, mais bien de les concevoir dans une unité dialectique. En particulier, si l’idéal républicain vise à protéger les individus contre toute domination, il doit aussi les protéger contre la tyrannie de la majorité. Ce qui signifie que le peuple souverain comme législateur n’exerce pas directement et en permanence le pouvoir, mais seulement à travers des organes qui expriment la séparation des pouvoirs. Le sénat propose, le peuple décide et les consuls exécutent : c’était la formule de la république romaine antique et l’interprétation cicéronienne du régime mixte si cher à Aristote. On retrouvera quelque chose de ce genre chez Kant quand il oppose république et démocratie dans le Projet de paix perpétuelle.

b.         Nécessité d’un idéal communautaire

Le républicanisme est un idéal communautaire.

Alors que chez Rawls, la communauté politique n’existe pas autrement que par le fait que les individus y trouvent les moyens de réaliser leurs objectifs particuliers, dans la conception républicaniste, on ne peut séparer la liberté individuelle et la liberté de la cité. Dans le libéralisme classique et même dans la TJ, l’État n’intervient que comme mécanisme correcteur en quelque sorte extérieur à la liberté des individus ; dans la conception républicaniste, il en est au contraire la condition structurelle d’existence.
Essayons d’expliquer cela. Dans la conception libérale classique, les autres sont vus d’abord comme une limitation potentielle de la liberté. Chez Hobbes, ce sont les autres dont les désirs se heurtent aux miens et qui constituent le seul véritable obstacle à ma propre puissance, un obstacle si  fort que je ne peux le contourner que par le pacte social, c'est-à-dire par une autolimitation drastique de ma propre liberté. Dans la conception républicaine, comme chez Spinoza du reste, ma liberté est directement proportionnelle aux liens qui m’unissent aux autres. Le libéralisme de la liberté négative (hobbesien, peut-on dire, pour aller vite) échoue à fonder le patriotisme : pour Hobbes les liens que nous avons avec telle ou telle communauté sont essentiellement temporaires et ne dépendent que de la loi de nature : aident-ils ou non à protéger notre vie ? Le républicanisme, au contraire, unit en un lien serré l’amour de la liberté et l’amour de la patrie. En ce sens, évidemment, il est non seulement fidèle à la tradition classique de Machiavel – le Machiavel des Discorsi mais aussi il se rapproche beaucoup de Rousseau.

La question de l’amitié civique

Je l’ai noté à l’instant, Rawls estime que la TJ peut être une conception publique partageable de la justice et que c’est pour cette raison qu’elle rend possible l’amitié civique. Évidemment, il s’agit de la philia aristotélicienne, vertu politique éminente. Néanmoins, certaines présuppositions de la TJ semblent contradictoires avec cette notion d’amitié civique. C’est un des reproches que Michael Sandel oppose à Rawls dans son livre, Le libéralisme et les limites de la justice, d’osciller entre une conception instrumentale et une conception purement sentimentale de la communauté. Cette contradiction, on la retrouve dans la procédure de justification du principe de différence par la stratégie du " maximin". Rawls veut montrer que " même un peuple de démons", pour parler comme Kant, finirait par adopter les principes de justice. Mais la stratégie du " maximin" suppose une vertu qui n’a rien à voir avec l’égoïsme du maximisateur rationnel en train de délibérer sous voile d’ignorance ; pour accorder la priorité aux plus défavorisés, il faut être capable de se mettre à la place des plus défavorisés, il faut donc faire preuve de cette sympathie ou de cette amitié naturelle avec les autres êtres humains que présuppose l’humanisme civique et dont Rawls cherche pourtant à s’émanciper.
Le républicanisme permet de sortir des difficultés dans lesquelles nous a précipités la TJ en définissant la constitution de la société non par le calcul d’intérêt mais par la sociabilité humaine, et tout ce qui va avec, l’existence de buts communs et de liens de liens de confiance entre les individus.

 c.          Un républicanisme social

Pour terminer, je voudrais explorer quelques-unes des conséquences de la conception que je viens d’esquisser. Comme le dit Philip Pettit, le républicanisme incite au radicalisme social, mais un certain genre de radicalisme social seulement.

Marx revu dans l’optique de la liberté comme non domination

J’avais pointé que l’indifférence à la structure des rapports sociaux constituait un talon d’Achille de la TJ, puisqu’elle ne s’occupe que de la distribution des revenus et non des rapports de production. Au contraire, la conception de la liberté comme non-domination permet une interprétation féconde des théories socialistes traditionnelles et singulièrement de celle de Marx. On sait que Marx définit le capital comme un rapport social, un rapport de soumission du travailleur au capitaliste. Si on lit bien Marx, on peut comprendre où se situe le nœud de sa critique de l’économie politique :
(1)               Marx ne s’attaque pas à l’inégalité des revenus entre ouvriers et bourgeois. Il croit même, à tort selon moi, que dans une société communiste, où régnera l’abondance, la question de l’inégalité aura tout simplement disparu et avec elle la question de l’égalité. Quand il aborde ces questions d’égalité et d’inégalité, c’est seulement dans la phase intermédiaire où subsisterait ce qu’il appelle le droit bourgeois.
(2)               Marx ne critique pas le fait l’ouvrier ne reçoit le produit intégral de son travail. Il y a aussi des textes très clairs sur cette question. Même dans une société socialiste ou communiste, l’ouvrier ne recevrait pas le produit intégral de son travail – il faut payer les frais sociaux généraux et alimenter un fonds d’accumulation.
(3)               Ce qui constitue le centre de la critique marxienne, c’est la transformation de la puissance personnelle du travailleur en puissance objective du capital, c'est-à-dire ce rapport qui fait de l’ouvrier non pas quelqu’un existant pour lui-même, mais la chose ou l’instrument du capital.
Bref, ce qui est fondamental chez Marx – et que les marxistes ont généralement tout fait pour ne pas voir – c’est la question de la domination. C’est ce qu’il aborde clairement quand il démonte l’illusion du contrat de travail comme expression de la liberté des deux contractants. De la même manière, Pettit critique la théorie du contrat " libre". L’État doit interdire la possibilité de contrats qui établissent la domination d’un individu sur un autre.
Fondamentalement, le républicanisme est donc favorable à un régime social dans lequel personne ne se vend et personne n’achète un autre homme, pour paraphraser une formule de Rousseau. C'est-à-dire un système de propriété qui repose sur la propriété individuelle du travailleur sur ses instruments de production. Mais comme on ne peut pas imaginer le retour à une mythique petite production marchande, il faut restaurer la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation qu’a effectuée le mode de production capitaliste. C’est exactement la formule de Marx à la fin du livre I du Capital, une formule qui ouvre la voie non pas à la nationalisation et à la centralisation bureaucratique mais à l’économie associative ou coopérative.

Une défense de la propriété privée

Si le républicanisme incite donc à la méfiance à l’égard des formes de propriété qui permettent à un homme d’avoir barre sur un autre, il n’est pas hostile à la propriété privée en général. Je crois même qu’il implique la défense de la propriété privée en tant qu’elle délimite les conditions de ce que Arendt appellerait " appartenance au monde". Quand les conditions minimales de votre vie (par exemple le logement, les outils de travail, etc.) appartiennent à quelqu’un d’autre, vous n’êtes pas libre ou plus exactement vous pouvez l’être mais cette liberté est toujours sous l’épée de Damoclès du dominant. Il est frappant que parmi les moyens cruels qu’on a inventés dans les temps récents figure la destruction de la maison : en détruisant ma maison, on ne me tue pas mais on détruit ma place dans le monde. Dans une société juste, le droit de propriété devrait être le droit effectif garanti à tous d’accéder à la propriété.
Au total, alors que la TJ ignorait la question de la propriété, le républicanisme permet de fonder et la possibilité d’un socialisme associatif comme moyen de supprimer l’exploitation et la défense de la propriété privée individuelle.

4         Conclusion

Il y a aurait bien d’autres questions à aborder, ce que j’ai fait dans divers articles parus ou à paraître. Mais il me semble que nous avons là une voie fructueuse, qui met en œuvre la notion d’équilibre réfléchi chère à Rawls. Le républicanisme ne s’oppose pas à la TJ, mais en fournit une autre version, mieux ajustée. Il est compatible avec la plupart des formes raisonnables du libéralisme, en admettant la légitimité de la poursuite des buts personnels prioritairement par rapports aux intérêts collectifs. Enfin, en louant les vertus civiques, l’association et la propriété privée et les idéaux communautaires, il est compatible avec ce qu’on appelle " populisme" que l’on confond souvent à tort avec les diverses formes de démagogie haineuse qui ont envahi le champ politique ces dernières années.
Denis COLLIN – 6 Mars 2003

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