Aristote
définit la vertu comme un juste milieu entre l’excès et le défaut. Il
semble bien qu’il en aille de même avec la science. Entre l’excès de
science qu’est le scientisme et son défaut qu’est le relativisme, la
juste valeur de la science n’est pas toujours facile à saisir.
I. Concept moderne de la science
Ce
que nous appelons science n’est pas très clair. L’épistémologie
contemporaine s’est même consacrée à la recherche de la démarcation
entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. On distingue un concept
ancien de la science, celui que nous ont légué Platon et Aristote, et
un concept moderne. L’épistémè grecque désigne toute forme de
savoir rationnel. Dans la hiérarchie aristotélicienne des sciences, on
distingue les sciences par leur place dans un système hiérarchique :
certaines sciences sont architectoniques, elles sont organisatrices par
rapport à d’autres sciences qui ne sont recherchées qu’en vue d’une fin
extérieure. Au sommet de cette pyramide des sciences figure la
philosophie, qui donne aux autres leurs principes. La science moderne,
au contraire, se constitue de manière autonome, à l’écart de la
hiérarchie traditionnelle des savoirs et en rupture avec « l’école »,
c'est-à-dire avec la tradition scolastique. Autonome, elle l’est de
plusieurs manières.
Elle est émancipée de
toute référence aux croyances religieuses. Dans la physique de Galilée,
il ne reste plus trace de la présence divine. Cela ne veut pas dire
qu’elle est athée. Mais la science est complètement séparée de la
théologie. On raconte que Napoléon aurait demandé à Laplace, qui venait
de lui dédicacer les premiers volumes de la Mécanique Céleste,
dans quel chapitre de cette grande œuvre il était question de Dieu. Ce à
quoi Laplace aurait répondu : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette
hypothèse ». Authentique ou non, l’anecdote est significative.
La
science moderne est également autonome à l’égard de la métaphysique.
Loin d’être la « science architectonique », la métaphysique est écartée
comme non pertinente dans le discours de la science. Le positivisme
disqualifie la métaphysique soit comme expression d’un âge dépassé de la
pensée humaine (voir Auguste Comte), soit comme purement et simplement
dénuée de sens (le cercle de Vienne).
Galilée dans ses Dialogues sur les deux grands systèmes
mène une polémique systématique contre la physique aristotélicienne.
Non seulement la rupture porte sur la conception du monde, mais aussi
sur la méthode et finalement sur la définition même de ce qu’on appelle
science. La conception galiléenne du mouvement, fondée sur le principe
d’inertie, n’a plus besoin d’un premier principe du mouvement, et la
recherche des fins de la nature est explicitement rejetée de l’enquête
philosophique : « nous rejetterons entièrement de notre philosophie la
recherche des causes finales » (Descartes, Principes de la philosophie. I, §38)
II. Succès de la conception moderne de la science
La
science nouvelle peut se targuer de succès suffisamment considérables
pour justifier le projet d’où elle est née. Il s’agit évidemment de ses
succès pratiques. Alors que jusqu’à l’aube des temps modernes, la
science et les techniques se développent sur des chemins presque
entièrement distincts, la science va permettre de concevoir des
applications techniques maîtrisées. Grâce à la mise en œuvre de la
nouvelle méthode dans les sciences, nous allons pouvoir « nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature ». (Descartes : Discours de la méthode, vie partie)
La
science moderne a mis en route un processus cumulatif de progrès. Entre
les atomistes et les aristotéliciens, il y a bien un débat
scientifique, en ce sens qu’ils cherchent des systèmes explicatifs
permettant de rendre raison des phénomènes. Mais il est impossible de
trancher définitivement entre l’une ou l’autre de ces thèses. On peut
accumuler les observations – comme on le fait en astronomie – il est
toujours possible de trouver de nouvelles explications permettant de
« sauver les phénomènes ». Avec l’introduction de la méthode
expérimentale, il est possible de développer la connaissance
scientifique de manière systématique. La révolution galiléenne rend
obsolète définitivement la physique des Anciens. Elle délimite un champ
du savoir et des méthodes qui ne sont pas remis en cause par les
développements ultérieurs.
III. Le scientisme
Les triomphes de la science moderne conduisent la naissance d’un scientisme qui va s’épanouir au xixe et au xxe
siècles. Si le terme « scientisme » caractérise toute prétention
exagérée de la science, on peut le définir plus précisément par les
traits suivants.
A. La science moderne a supplanté les formes de pensée « pré-scientifique »
Parmi
ces formes de la pensée pré-scientifique, la métaphysique figure en
bonne place. Dans le positivisme, il y a une forme de scientisme.
L’affirmation de Comte d’un âge positif, l’âge de la science succédant à
l’âge théologique et à l’âge métaphysique s’inscrit dans le mouvement
du xixe siècle
qui fait de la science la forme la plus élevée de la pensée. Le
positivisme se présente comme la nouvelle religion, que Comte espérait
prêcher un jour à Notre-Dame. Ernest Renan affirme : « Ma religion,
c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science. » (L’avenir de la science,
préface) La puissance de la science est considérée comme illimitée.
Marcellin Berthelot, un des grands chimistes français, s’écriait : « le
monde aujourd’hui est sans mystère ».
B. La science légitime les applications techniques qui en sont issues.
Ainsi
Marcellin Berthelot pouvait écrire : « Un jour viendra où chacun
emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de
matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit
flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela
fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ;
tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la
sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui
détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces
microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine.
Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution
radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni
champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de
bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera
de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. »
(Discours prononcé lors d’un banquet de la Chambre syndicale des
Produits Chimiques le 5 avril 1884)
C. Les sciences de la nature forment le modèle de toute science.
Le
scientisme affirme que seule mérite le nom de science un genre de
connaissance basé sur le modèle des sciences de la nature, plus
précisément de la physique newtonienne. Les sciences de l’homme doivent
emprunter leurs méthodes et leurs outils aux sciences naturelles. La
psychologie comportementaliste considère comme seul objet d’une
psychologie scientifique les comportements observables et qu’on peut
éventuellement soumettre à expérimentation. En faisant varier les
stimuli et en mesurant les réponses, on espère trouver des lois
analogues aux lois de la physique. La sociologie, selon Comte, est une
« physique sociale ». Durkheim s’exprime ainsi : « Successivement la
physique et la chimie, puis la biologie et enfin la psychologie se sont
constituées. On peut même dire que, de toutes les lois, la mieux établie
expérimentalement — car on n'y connaît pas une seule exception et elle a
été vérifiée une infinité de fois — est celle qui proclame que tous les
phénomènes naturels évoluent suivant des lois. Si donc les sociétés
sont dans la nature, elles doivent obéir, elles aussi à cette loi
générale qui résulte de la science et la domine à la fois. » Mais c’est
surtout en économie, d’économie politique devenue science économique,
que la dérive scientiste est la plus nette. L’utilisation de fort
contestables modèles mathématiques a donné l’illusion que l’économie
était une « science comme les autres » et, pour tout dire, la mère de
toutes les sciences sociales.
D. La science a réponse à toutes les questions importantes.
Toutes
les questions auxquelles l’humanité est confrontée doivent pouvoir
trouver leur solution scientifique. C’est vrai non seulement des
questions techniques au sens propre, c'est-à-dire celles qui concernent
les rapports de l’homme avec son environnement naturel ou technique ;
mais des questions qui concernent les rapports que les hommes
entretiennent entre eux. L’art de l’institution des enfants cède la
place aux « sciences de l’éducation ». Les rapports entre les hommes et
les femmes sont du ressort du « sexologue ». Partout s’affirme, contre
la décision proprement politique, le pouvoir des experts chargés au nom
de la science de définir ce qui est bon et ce qui doit être décidé.
IV.Le relativisme
Le
scientisme n’est nulle part théorisé comme tel. Mais il existe comme un
ensemble de représentations non questionnées, qui s’imposent avec
d’autant plus de force dans la vie sociale. La critique du scientisme
peut être conduite de divers points de vue :
- valorisation des connaissances non scientifiques contre la « froide rationalité scientifique » ;
- Affirmation
des limites de la science : la science pourrait se heurter à des
limites objectives indépassables – dans ce sens vont très souvent les
interprétations philosophiques du théorème de Gödel sur les limites de
l’axiomatisation des mathématiques ou du mal nommé « principe
d’incertitude de Heisenberg ».
- Critique
de la conception de la science comme moyen de maîtrise : il s’agit de
mettre en cause une « technoscience » qui réduit la raison à la raison
instrumentale.
Ces critiques cependant, sont
des critiques collatérales. Elles ne touchent pas le cœur du scientisme,
à savoir la prétention à la validité absolue de la science. « Vérité
en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Montaigne, repris par
Pascal. Le relativisme contemporain reprend pour en faire un principe
épistémologique le relativisme sceptique classique. Partant du constat
que l’histoire des sciences n’est peut-être pas cette exposition
progressive de la vérité absolue que promettent les scientistes, les
relativistes proposent une nouvelle conception de l’activité
scientifique.
En premier lieu, on doit
constater que la science est un pseudo-universel. Il existe des
sciences, différentes quant à leurs objets, leurs méthodes, leurs
capacités prédictives et le type d’énoncés qu’elles produisent. Un
théorème mathématique n’est pas la même chose qu’une loi physique. Ces
sciences elles-mêmes n’existent que dans contextes généraux qui les
définissent ou non comme telles. L’idée d’une démarcation absolue entre
science et métaphysique ou entre science et croyance est un leurre
scientiste.
En second lieu, on doit admettre
que les théories scientifiques qui se succèdent ne sont pas des versions
successives et chaque fois améliorées de la même vérité scientifique.
Thomas Kuhn reconstruit l’histoire des sciences à partir des concepts de
paradigme et de révolution scientifique. Une révolution scientifique
est un changement de paradigme, c'est-à-dire un bouleversement et une
restructuration du champ de la science tout entier. Cette conception
discontinuiste conduit à l’idée que les théories scientifiques ne
peuvent pas être comparées et que, par conséquent, elles ne peuvent pas
être mises en série sur la ligne d’un progrès, parce que les concepts
qu’elles utilisent se comprennent seulement en tant qu’éléments d’un
système qui leur donne sens. Le caractère incommensurable des théories
scientifiques est au point de départ des conceptions relativistes de la
science.
On va progressivement passer au
relativisme épistémologique proprement dit en imaginant qu’entre des
théories incommensurables, l’une d’entre elles ne s’impose pas parce
qu’elle est « vraie » mais parce qu’elle a vaincu les autres théories
concurrentes, soit parce qu’elle est plus efficace, soit parce qu’elle
est mieux en harmonie avec les conceptions dominantes. Au jugement
théorique concernant le vrai s’est substitué le constat pragmatique de
ce qui est. Comme le dirait Richard Rorty, le mot « vrai » est un mot
grandiloquent dont nous décorons les propositions qui se sont révélées
efficaces et avantageuses pour nous.
Parmi les
différents relativismes, on distingue l’anarchisme épistémologique
défendu par Paul Feyerabend et le relativisme fondé sur la sociologie
des sciences, défendu en France par Bruno Latour. Pour Feyerabend,
« l’idée que la science peut et doit être organisée selon des règles
fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. » Il oppose
à cette visée pernicieuse son principe « anarchiste » qui dit que
« tout est bon ». Feyerabend s’attache, de façon assez provocatrice à
montrer que la science tient souvent du mythe et que la science telle
qu’elle s’est construite dans la civilisation occidentale n’est qu’une
science parmi d’autres sciences possibles. De son côté, Bruno Latour
essaie d’insérer la science parmi les activités sociales en général. La
science s’explique comme les autres activités par les intérêts
individuels et collectifs, les alliances pour le pouvoir et les conflits
sociaux.
Conclusion
Il
y a deux manières d’aborder le relativisme épistémologique. D’un
certain côté, il est une réaction saine face à un dogmatisme scientiste
arrogant. Il a contribué à dissiper les mythes de la science légendaire
au profit d’une étude concrète des théories scientifiques. Mais au-delà,
le relativisme est inconsistant – il se heurte au classique paradoxe du
sceptique qui se contredit lui-même en affirmant qu’il n’y a pas de
vérité – et peut mener à la confusion et aux pires absurdités : personne
ne peut sérieusement soutenir que la médecine moderne n’a pas plus de
valeur que la « science » des rebouteux.
Bibliographie
Paul Feyerabend : Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979, réédition collection « Points »
A.Sokal et J.Bricmont : Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997
par Denis Collin
dans la rubrique Théorie de la connaissance, le Mardi 22 Mars 2005, 23:12 -
un commentaire
- Lu 5681 fois
Commentaires
par Olivier Montulet, le Vendredi 24 Décembre 2010, 21:49