En 1961, alors le pouvoir du général de Gaulle n'était sérieusement contesté que par les ultras de l'OAS en Algérie, c'est la grande manifestation du CNAL (Comité National d'Action Laïque) contre la loi Debré qui marque le réveil de l'opposition. En 1984, c'est battu sur ce terrain en un combat douteux que Mitterrand parachève le grand virage qui l'amène à renoncer à toute velléité de réforme du capitalisme. En 1994, c'est pour avoir voulu remettre en cause la laïcité que Bayrou voit se dresser contre lui, en quelques jours, une de ces gigantesques manifestations dont les Français ont le secret. Il doit capituler immédiatement et ses marges de manœuvres sont singulièrement rétrécies.
De l'OCDE à l'OMC : l'argent de l'éducation intéresse le capital.
Les négociations de Seattle fin 1999, qui se sont terminées dans la débandade que l'on sait ne portaient évidemment pas que sur la commercialisation du fromage de Roquefort cher à José Bové, ni sur le cours des céréales ou les rapports entre la démolition des MacDo et le nouveau droit international. Les services devaient figurer au menu, englobant dans cette appellation non seulement les services financiers, l'assurance ou le transport, secteurs où la déréglementation est très avancée, mais aussi la santé et l'éducation. Que l'éducation soit une affaire importante dans la nouvelle stratégie mondiale du capital financier, les experts de l'OCDE l'ont montré avec un grand luxe de détails. Le rapport 1998 a été analysé en détail par Nico Hirt. Les grands axes sont clairs :
  • À la place d'une instruction publique solide, il faut mettre la notion de " formation tout au long de la vie ". Le plus important est donc la " formation continue ". Personne n'a attendu les experts du Château de la Muette (siège de l'OCDE à Paris) pour savoir qu'on se forme toute sa vie durant. Il s'agit, pour l'OCDE d'affirmer la priorité absolue de la formation professionnelle, directement utile et adaptée à la flexibilité de l'emploi, contre cette coûteuse éducation des citoyens qui gaspille encore trop des deniers publics dont les capitalistes sauraient faire un meilleur usage. Du reste, nos experts se targuent de l'appui qu'ils ont reçu de la part des ministres du Travail qui "se sont ralliés à cette vision de l'apprentissage qu'ils ont jugée essentielle pour permettre à tous, jeunes et adultes, d'acquérir et de conserver les qualifications, aptitudes et qualités nécessaires pour s'adapter à l'évolution permanente des emplois et des parcours professionnels".
  • Le savoir doit céder la place à l'acquisition de compétences. " Il est plus important de viser (des) objectifs de formation de caractère général que d'apprendre des matières bien précises. Dans le monde du travail, il existe tout un éventail de compétences de base - qualités relationnelles, aptitudes linguistiques, créativité, capacité de travailler en équipe et de résoudre les problèmes, bonne connaissance des technologies nouvelles - qu'il devient aujourd'hui essentiel de posséder pour pouvoir obtenir un emploi et s'adapter rapidement à l'évolution des exigences de la vie professionnelle. " On croirait lire le jargon des spécialistes français des soi-disant sciences de l'éducation ou encore quelque discours de M. Allègre. Mais il n'en est rien ; cette prose est celle de l'OCDE et c'est là que se trouve la source toujours vive où vont s'abreuver les démolisseurs français de l'école. Plus de matières précises : c'est l'axe de la Charte pour le lycée de l'an 2000 mise en place par Allègre.
  • La vieille pédagogie, basée sur la relation maître-élève, doit faire place aux nouvelles technologies. L'enseignement assisté par ordinateur, l'enseignement à distance, l'internet font de l'éducation un champ privilégié pour le développement de la "nouvelle économie". Ces nouvelles technologies présentent au moins trois avantages que détaillent tant les rapports de l'OCDE que ceux des organisations patronales ou que ceux de certains groupes de pression comme le GATE (Global Alliance for Transnational Education) qui se propose d'évaluer et de comparer les diplômes délivrés par les divers pays. Il s'agit d'abord d'accélérer la transformation de l'enseignement en une marchandise comme les autres : un cours sur CD-ROM ou sur Internet, c'est bien facile à mettre dans le commerce que de construire une école privée offrant des services équivalents à ceux des écoles traditionnelles publiques. Ensuite, la pénétration des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) est un marché potentiellement juteux pour les constructeurs de matériels et les éditeurs de logiciels. M. William Gates, propriétaire de Microsoft, l'a parfaitement compris. Enfin, les élèves habitués au NTIC sont prêts à la "formation tout au long de la vie"; ils peuvent se mettre à niveau sur la plan de la formation professionnelle tout seuls et hors du temps de travail. D'ailleurs la loi Aubry en France a prévu que la réduction du temps de travail pouvait se faire par le biais de temps consacré à la formation.
Depuis 1994, tout le champ de l'éducation est potentiellement couvert par les accords généraux sur la commerce et les services (GATT, devenu GATS et aujourd'hui OMC). En effet, n'échappent à ces accords que les systèmes d'enseignement entièrement financés par l'État. Soit pratiquement aucun ! Le nouveau " round " que devait lancer la réunion de Seattle est censé mettre en œuvre ce que les précédents accords ont inscrit en perspective. En 1998, à la demande du Conseil pour le Commerce des Services, le Secrétariat de l'OMC a constitué un groupe de travail chargé d'étudier les perspectives d'une libéralisation accrue de l'Education. Dans son rapport, ce groupe insiste sur " le rôle crucial de l'éducation dans la stimulation de la croissance économique ". Ce même rapport félicite le Royaume-Uni qui a entrepris " un mouvement d'abandon du financement public au profit d'une plus grande réponse au marché couplée à une ouverture accrue sur des mécanismes de financement alternatifs ".
Il est clair qu'il y a un vaste marché de l'éducation dans lequel les États-Unis sont déjà engagés sérieusement. Compte tenu de la place des service dans la balance commerciale américaine, la pression dans le sens de la " libéralisation " du secteur de l'éducation ne peut que s'accentuer. Encore n'y aurait-il pas vraiment besoin de faire pression. Les gouvernements européens, de gauche autant que de droite, sont entièrement acquis à la cause de l'Oncle Sam. Le seul problème qu'ils aient à résoudre est de savoir comment faire passer la pilule dans la population. Si le nouveau " round " inauguré par Seattle a bien mal commencé, gageons que les travaux se poursuivent dans le plus grand secret et que les technocrates nous présenterons dans quelques mois des projets tout ficelés qu'il ne restera plus aux gouvernements qu'à avaliser.
À Bruxelles, en effet, Madame Cresson, ex-premier ministre socialiste (sic) et grande protectrice des dentistes, a spécialement travaillé sur les questions de l'éducation et de la formation en pilotant le projet Leonardo. Nico Hirtt rappelle : " En 1992, l'article 126 du traité de Maastricht accorde pour la première fois des compétences en matière d'enseignement à la Commission européenne. Dans un contexte économique marqué par l'exacerbation des concurrences à l'échelle planétaire, la Commission va reprendre à son compte le plaidoyer en faveur d'une "ouverture de l'éducation sur le monde du travail". Le Livre Blanc de 93 sur la compétitivité et l'emploi suggère de développer des incitants fiscaux et légaux afin d'encourager le secteur privé et le monde des affaires à s'investir directement dans l'enseignement. A la DGXXII, Mme Cresson met en place un "groupe de réflexion sur l'Education et la formation" sous la direction du professeur Jean-Louis Reiffers. Après avoir participé directement à l'élaboration du Livre blanc "Enseigner et apprendre : vers la société cognitive", ce groupe finalise ses propres recommandations en 1996 : "c'est en s'adaptant aux caractères de l'entreprise de l'an 2000 que les systèmes d'éducation et de formation pourront contribuer à la compétitivité européenne et au maintien de l'emploi". Rapprocher l'école des besoins de l'entreprise, afin de favoriser leur compétitivité, tel sera en effet le leitmotiv de la politique éducative européenne. "
Dérégulation de l'école, compétition et concurrence à l'intérieur du système éducatif, adaptation de l'enseignement aux besoins immédiats du patronat, pénétration accrue de la présence des patrons dans l'école même publique, marche à la privatisation : tels sont donc les axes principaux fixés à tous les échelons par les grandes organisations internationales technocratiques et capitalistes. Ces orientations ont des conséquences pédagogiques précises. À la place de la transmission de savoirs objectifs, l'éducation a maintenant pour mission exclusive l'acquisition de compétences utilisables rapidement et convertibles avec les évolutions du " marché du travail. "
L'école de la République au banc des accusés
La politique suivie par les ministres successifs de l'Education Nationale serait incompréhensible si on ne partait pas de ces considérations internationales. Le gouvernement de la " gauche plurielle ", tout comme celui de M. Blair en Grande-Bretagne s'inscrit ainsi dans la démarche de dérégulation des systèmes éducatifs. M. Allègre, un ami de quarante ans du Premier Ministre, n'est pas seulement une nouvelle incarnation du père Ubu ou un disciple attardé de Enver Hodja. Il est aussi un homme politique ayant des idées précises pour réformer le système éducatif français. Conseiller de Lionel Jospin quand celui-ci était ministre de l'Education Nationale de Michel Rocard (1988-1991), Claude Allègre est persuadé 1/ qu'il faut une refonte radicale du système d'enseignement en France dont quasi rien ne trouve grâce à ses yeux et 2/ que cette refonte ne peut pas se faire d'un coup, mais seulement par des attaques isolées et une stratégie de l'épidémie. Il expose tout cela dans un article paru dans la revue " La Recherche " en décembre 1995.
Philippe Meyrieu, pédagogue en chef, va fournir à Allègre les alibis pédagogiques dont il a besoin. Quelques équipes de sociologues, tel François Dubet, complètent le dispositif intellectuel de l'offensive Allègre. Prolongeant les " innovations " de son prédécesseur Bayrou, Allègre va mener une offensive sans relâche contre les principes fondamentaux. Pourtant rien de tout cela ne tombe du ciel. L'école républicaine est au banc des accusés depuis déjà plusieurs décennies et, curieusement, c'est des rangs de la gauche, voire de la gauche la plus radicale que l'accusation est partie. La dénonciation des cours magistraux, l'idée que la transmission du savoir constitue une violence imposée aux élèves et que la culture classique est une culture de classe, toutes ces thèses servent aujourd'hui d'alibi à la démolition de l'école au profit selon les injonctions des experts du capital financier. Mais elles sont nées dans les rangs de ceux qui prétendaient fournir une critique radicale du capitalisme, de ceux qui voulaient détruire l'école bourgeoise et transformer l'Université en " base rouge ". Le lien entre cette critique ultra-gauche de l'école et l'entreprise actuelle de destruction de l'école selon les plans de l'OCDE, de l'OMC ou du MEDEF est tellement évident qu'on y retrouve souvent les mêmes personnages ! En 1968, le mao-stalinien Geismar voulait détruire l'Université au nom de la révolution culturelle chinoise et se proposait d'installer la France dans la guerre civile (Vers la guerre civile est le titre d'un de ses ouvrages de l'époque). Les objectifs annoncés ont changé semble-t-il et c'est désormais aux côtés d'Allègre que l'ancien guérillero du Quartier Latin, reconvertit en Inspecteur Général de l'Éducation nationale, poursuit la même entreprise. Et les attaques incessantes de Allègre contre les professeurs rappellent immanquablement les vociférations des gardes rouges contre les " mandarins ".
La critique radicale de l'institution scolaire
Le point de départ permettant de comprendre L'égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu'il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L'égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d'entériner l'inégalité et de défendre les privilèges.
Ainsi, l'idéologie scolaire actuelle s'est d'abord constituée comme une critique radicale de l'institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique " révolutionnaire ". Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d'une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l'éducation dans " La reproduction " (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, on peut résumer ainsi les thèses essentielles de ces auteurs :
  • Loin de réaliser l'idéal d'égalité des chances, l'école " égalitaire " en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l'enseignement dispensé à l'école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s'appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
  • L'école accomplit d'autant mieux cette fonction de reproduction qu'elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l'enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d'une injustice mais ne doit s'en prendre qu'à lui-même.
  • Par conséquent le rapport pédagogique entre l'enseignant et l'élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : " toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition par un pouvoir arbitraire d'un arbitraire culturel ".
  • Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d'autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
Ce qui se développe, c'est une conception " objectiviste " – c'est peut-être le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l'enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c'est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes. Des notions telles que " domination ", " violence symbolique ", " capital symbolique ", étendues à l'infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu'on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l'instrument de cette violence symbolique qu'est l'école.
La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d'Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l'intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l'esclave est seulement le moyen au service de maître.) Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d'esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d'État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique. La sociologie est ainsi devenue une arme contre la politique.
Une deuxième source des théories " modernes " de l'école peut être trouvée chez les disciples d'Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l'école faisait partie des " appareils idéologiques d'État " (AIE). Sommairement, il s'agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l'exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet (qui sont devenus des chantres des réformes Bayrou et Allègre) décrivent, dans L'école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l'appareil scolaire : il assure 1/ une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ; et 2/ une fonction politique et idéologique d'inculcation de l'idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi Baudelot & Establet polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s'en prennent à la culture générale comme " moyen de la collaboration de classes " ; ils se prononcent pour la destruction de l'école en tant qu'institution séparée de la production, etc. Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n'a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c'est l'ouvrier qui en acceptant d'être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.
Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d'Althusser, on voit clairement comment une critique dite " d'extrême gauche " pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l'école. Toutes les réformes entreprises contre l'école dans les années 70 ont d'ailleurs reçu de ces " gauchistes " de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu'il était hors de question de défendre " l'école bourgeoise ", que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l'université en " base rouge " – c'était la grande époque de la folie maoïste. Naturellement, l'âge venant, cette première phase de soutien indirect devait faire place au soutien direct. Les maos se sont reconvertis, Bourdieu est devenu un notable et les uns et les autres deviennent conseillers des princes.
Équité contre égalité
Utilisant les conclusions de la sociologie et de la vieille théorie des AIE, il s'agira de la mettre en musique avec un " look " aux couleurs du nouveau grand timonier, je veux parler de Mitterrand. À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s'intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l'exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une " vision humanitaire ". Dans le domaine scolaire, c'est la question de l'échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l'égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l'école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d'un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d'inégalité en l'aggravant. L'échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L'école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d'égalité. On ne peut remédier à cela qu'en rompant résolument avec l'égalitarisme scolaire et en fondant l'enseignement sur " l'hétérogénéité des publics "
À l'égalité républicaine, il faudra donc substituer l'équité, mauvaise traduction du " fair " américain, c'est-à-dire en fait une forme de " positive action " telle que les démocrates américains l'ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales. Il faudrait entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l'ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s'interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d'une politique de développement séparé qui s'y dessinent sous couvert d'intégration.
Il y a ici quelque chose d'essentiel à noter : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des " théories de gauche ". Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l'attachement profond de notre pays à l'école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l'école publique soit légitimée autrement et que c'est de l'intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis.
La fin de l'instruction
La théorie des handicaps socioculturels sert de machinerie idéologique pour légitimer une entreprise de destruction de l'instruction publique. Il conduit d'abord à la liquidation des savoirs, rendus responsables de l'échec scolaire. Selon cette théorie, il est en effet fondamentalement inéquitable d'essayer de transmettre à tous les mêmes savoirs élitistes. L'enseignement traditionnel fondé sur la transmission du savoir hérité est donc condamné. Suivons le raisonnement :
  1. L'acquisition du savoir est d'abord un problème d'héritage socioculturel ;
  2. Or l'école traditionnelle transmet justement ce savoir qui est dans l'héritage socioculturel des favorisés ;
  3. Par conséquent, l'enseignement traditionnel conçu comme transmission du savoir hérité favorise les favorisés et handicape les handicapés.
  4. Donc il faut renoncer à cette mission traditionnelle de l'enseignement et adapter l'école aux habitus socioculturels des handicapés.
Les critiques contre l'enseignement magistral – censé interdire aux jeunes de parler et rendu responsable maintenant de leurs difficultés à l'oral sont un exemple parmi tant d'autres de ces thèses. On en déduit qu'il faut remplacer l'histoire et le français par des " débats " où les élèves doivent " s'exprimer " sur les questions d'actualité. Ainsi est l'ECJS, Enseignement Civique Juridique et Social, sans doute ainsi nommé parce qu'il ne s'agit pas d'un enseignement, que le droit en absent et que les problèmes sociaux y sont vus à travers les préoccupations des ministres socialistes. Qu'on en juge : lors de la mise en place de cet ECJS en classe de seconde (pour des élèves de 15-16 ans) on suggéra fortement aux professeurs de conduire débats et recherches sur les quatre thèmes suivants : la parité, le PACS, les 35 heures et la violence à l'école. Bref, au menu, propagande gouvernementale à toutes les sauces ! Du jamais vu depuis bien longtemps. Pendant ce temps, le ministre déclare que les mathématiques sont inutiles et que c'est seulement par humanité et charité envers les étudiants qu'il met encore des postes au CAPES de mathématiques. Les horaires de langues vivantes sont diminués drastiquement dans toutes les classes du second degré. L'enseignement des lettres est sous les coups de boutoir des réformateurs qui haïssent la littérature, la philosophie rognée de manière insidieuse…
Comme il faut combattre cette violence faite à l'enfant qu'est l'instruction, on propose et c'est le grand slogan de Allègre, que l'enseignement soit " centré sur l'élève ". " Elévocentre " répètent scientifiques (sic) de l'éducation et autres porte-voix, porte-plume et portefaix du ministre. Sur ce terrain, la conséquence première de ces théories est qu'elle conduit à l'interdiction faite aux élèves d'apprendre et de penser. Les ravages ici sont d'ores et déjà graves. On peut dire sans exagération qu'on assiste au saccage de toute une génération. Il n'y a pas de formation réelle de la pensée sans la référence à la tradition. C'est seulement dans l'insertion dans la tradition que peut se développer l'esprit critique. Arendt l'avait déjà bien vu. En coupant l'enseignement de la tradition on fabrique non pas des esprits libres mais du conformisme de masse puisque le seul horizon qui reste ouvert c'est celui du " ici et maintenant ", c'est-à-dire celui de la société capitaliste. C'est précisément ce que visent toutes les " réformes pédagogiques ".
L'anti-autoritarisme des réformateurs démolisseurs de l'école ne vaut pas mieux. La destruction de l'autorité du maître n'est pas celle de sa capacité disciplinaire, mais celle de la légitimité de sa parole. Les attaques de Allègre contre les enseignants ne sont pas simplement la volonté du sinistre de l'Education nationale de liquider les statuts, ni l'expression d'un ressentiment d'origine familiale : il s'agit d'abord de la destruction de la tradition héritée et de la légitimité de la parole de ceux qui en sont les porteurs. Selon les techniques de la révolution culturelle maoïste, du " plein feu sur le quartier général et sur les mandarins ", on dresse les jeunes contre leurs maîtres pour leur interdire de grandir, les enfermer dans l'état de " jeune " soumis aux impératifs du néolibéralisme. On rappellera seulement que cette utilisation des jeunes contre les parents est un des traits distinctifs des régimes autoritaires ou à visée totalitaire. On rappellera également qu'il s'agit d'un anti-autoritarisme qui ne vise qu'une autorité, celle qui procède de la parole et du savoir. Car ces mêmes anti-autoritaires n'hésitent, après avoir semé le désordre, à prôner l'installation presque à demeure des policiers dans les établissements scolaires.
Dans cette situation, il faut singulièrement mettre en question l'enseignement du français tel qu'il a été conçu par des technocrates ivres de puissance, un enseignement qui vise à vider la langue de toute signification pour se transformer en simple codage pour la communication ; le triomphe de la rhétorique – d'une fausse rhétorique – est ici la défaite du sens. L'incapacité à prendre la distance nécessaire entraîne la soumission à l'immédiat et au monde tel qu'il est. L'idéologie managériale pénètre profondément les esprits. Profit, gain, rentabilité : voilà les termes dans lesquels se mène toute réflexion. Règne l'utilitarisme le plus plat et le relativisme – chacun sa vérité, chacun sa morale – domine les esprits. Le langage lui-même est appauvri à un degré inimaginable chez des élèves qui passent le bac. On parle de " gérer " ses passions ! à 18 ans !
Une bataille centrale
Au moment où ces lignes sont écrites, la mobilisation se poursuit dans l'enseignement. Les syndicats directement liés au gouvernement de la gauche plurielle (tel la FSU, dirigée par des proches de Robert Hue) tentent de sauver la mise à Jospin. Alors que la mobilisation s'ordonne autour de la question du retrait des " chartes " et décrets, ils veulent faire du partage de la " cagnotte fiscale " et des moyens la question essentielle. Non que la question des moyens soit secondaire : de nombreuses académies, pour des raisons démographiques sont confrontées à une sérieuse pénurie d'enseignants. Mais la question des moyens, généralement, est une question subordonnée à celle des finalités de l'enseignement. Les mots d'ordre syndicaux du genre " des moyens pour la réforme " sont des mots d'ordre de soutien direct au démolissage de l'école. Au-delà des questions tactiques immédiates, la nouvelle querelle scolaire revêt une importance décisive.
C'est en effet un des points de clivage au sein de la " gauche " et un des axes autour desquels se recomposent toutes les forces politiques. Alors que les chefs de la gauche ne peuvent plus être distingués des chefs de droite auxquels ils ont succédé, alors l'intérieur de l'électorat et des organisations liées aux partis traditionnels, la bataille est d'ores et déjà engagée. La maturation des esprits en quelques mois est tout à fait considérable. Des dizaines de milliers d'enseignants, pour qui le vote à gauche est un réflexe, sont allés remettre leurs cartes d'électeurs aux députés socialistes. Le chantage traditionnel – en attaquant un gouvernement de gauche, vous faites le jeu de la droite – ne fait plus recette. Certes, ces enseignants peuvent plonger simplement dans l'abstentionnisme politique. Y aura-t-il à gauche ds gens pour se lever et proposer une alternative politique ? C'est là question essentielle. En continuant de couvrir le gouvernement Jospin, les courants membres de la " gauche plurielle " qui veulent rester véritablement de gauche courraient le risque de jeter ces dizaines de milliers de citoyens dans le désespoir politique. L'idée se répand que la gauche et la droite sont la même chose et que si on vote la seule à faire est de prendre l'un pour taper sur l'autre !
Ce qui se passe chez les enseignants n'est pas un phénomène isolé. Chez les parents d'élèves, on trouve les mêmes évolutions. Pendant que les dirigeants de la FCPE et de la PEEP (les fédérations de parents de l'élèves de " gauche " et de " droite ") se retrouvent d'accord pour chanter les louanges de la " réforme ", les bases se mobilisent aux côtés des enseignants. Les occupations d'écoles, de collège voire d'institutions officielles comme les inspections d'académies démontrent que la tentative d'opposer les enseignants aux parents a fait long feu et que les manœuvres ignobles du gouvernement se retournent contre lui. Les parents savent bien que le " lycée allégé " que les réformes mettent en place est d'abord dirigé contre les enfants des classes populaires, contre ceux qui ne pourront pas avoir de cours privé, contre ceux qui ne disposent pas de la culture à domicile. Ils commencent à percevoir que le " différentialisme " scolaire, en mettant l'élève au centre enferme l'élève dans le ghetto de son quartier, de son origine sociale et n'a pas d'autre but que d'assurer la protection des rejetons des classes supérieures contre la fréquentation de la plèbe. On finit par savoir que beaucoup de notables socialistes ne mettent pas leurs enfants dans les lycées de " zones sensibles " mais dans les bahuts chics du centre de Paris ou à l'École Alsacienne… Le lycée allégé, c'est le lycée pour les pauvres et le refus de cette politique de ségrégation monte.
Tout cela dessine les axes d'un rassemblement politique unitaire. Défendre l'école de la République, c'est d'abord un autre terrain de lutte contre la mondialisation et la dictature des institutions du capital financier comme l'OCDE, l'OMC et tutti quanti. Défendre l'école de la République, c'est reprendre appui sur la tradition égalitaire qui unit depuis les origines le mouvement ouvrier français à la " gueuse ". On sait bien que l'école en tant que telle ne peut pas changer la société. Demander à l'école de supprimer les différences de classes, c'est lui fixer une mission impossible. Le capitalisme reste le capitalisme et il est impossible que l'école transforme tous les jeunes en capitalistes ou en cadres dirigeants. Sans aucun doute l'école ne peut-elle produire que des pauvres instruits. Mais depuis toujours la tradition du mouvement ouvrier est de lutter contre l'ignorance, car l'instruction non seulement est un bien en soi, mais est aussi une arme dans le combat pour la transformation de la société. Défendre l'école républicaine, c'est donc défendre un point de vue de classe, le point de vue des travailleurs qui forment l'immense majorité du pays. Défendre l'école républicaine, c'est enfin affirmer qu'une société humaine ne peut vivre que s'il existe un bien commun, qui appartienne à tous et à personne et que la vie humaine ne peut subsister dans " les eaux glacées du calcul égoïste " et l'utilitarisme à courte vue.
Voilà quelques éléments qui permettent de commencer à définir ce que devrait faire un véritable parti des travailleurs, rompant résolument les magouilles d'une gauche plurielle " blairisée " et consacrée exclusivement à la défense du désordre capitaliste.
(c) Denis Collin – le 21 Mars 2000.

On comprend donc que le conflit, larvé pendant longtemps, ouvert aujourd'hui, entre le ministre Allègre et le monde enseignant concentre les questions politiques de l'heure. À bien des égards, c'est tout l'avenir de la coalition de la gauche plurielle qui se joue là, comme semblent d'ailleurs s'en rendre compte les alliés du PS, PCF et MDC, qui ne cachent plus leur mécontentement à l'égard du vieux copain de basket de Jospin. Même les socialistes s'inquiètent et commencent à le faire savoir. Il est vrai que de nombreuses délégations assaillent les permanences de députés, pour leur offrir les cartes électorales appelées à ne plus servir… Les députés aiment bien Allègre, mais leur siège leur est encore plus cher. Dans les médias, on s'intéresse surtout à l'anecdotique : les coups d'éclat et les injures du ministre à l'égard des enseignants, les opérations publicitaires tapageuses et les colloques coûteux. Quand les enseignants protestent, on tente de ramener cela à du simple corporatisme ou à des questions de rallonge budgétaire. Tout est fait pour les enjeux politiques fondamentaux soient escamotés. Ces enjeux sont situés à plusieurs niveaux :
1/ l'éducation est une des questions centrales aujourd'hui dans le processus de la mondialisation du capital ;
2/ l'école en France est des points où s'exprime la résistance à la destruction de la République et de la souveraineté populaire au profit du gouvernement technocratique européen ;
3/ la question de l'école peut être l'axe d'une recomposition politique et d'une reconstruction des forces du mouvement ouvrier. Ce sont ces trois enjeux que j'étudierai en premier lieu. Ensuite il s'agira d'étudier comme se disposent aujourd'hui les diverses forces politiques et syndicales. Enfin je tenterai de dessiner quelques axes des batailles à venir.