dimanche 21 août 2016

Travail productif et travail improductif


On croit comprendre immédiatement ce que signifient les expressions " travail productif " et " travail improductif ". Pourtant rien n'est moins évident. Productif renvoie à production, à produit. Le " travail productif " n'est-il pas un véritable pléonasme, car le travail est identifié avec l'acte de production que cette production soit celle de biens matériels palpables ou celle de biens immatériels, bref de produits, qu'elle soit faite pour les besoins de l'estomac ou ceux de la fantaisie. Celui qui travaille plus vite sera plus productif, mais tout travail est productif. Du coup l'idée d'un travail improductif apparaît comme un véritable paradoxe : un travail qui ne produit pas est une activité vaine, mais pas un travail. D'ailleurs qui voudrait admettre qu'il effectue un travail improductif ?

Si on considère l'étymologie du mot " productif ", on trouve le latin " produco " qui signifie conduire en avant, présenter, mais aussi prolonger, allonger. Selon Gaffiot, " productivus " désigne ce qui est propre à être allongé. Par dérivation, produire, c'est faire naître. Si le travail fait naître des choses, il a aussi pour effet de prolonger l'homme, de l'allonger, car l'homme " convertit les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle " .
Les notions de travail productif et de travail improductif jouent un rôle décisif non seulement dans l'analyse économique mais aussi dans la vie quotidienne : la productivité du travail n'est-elle pas le maître mot qui décide du sort de milliers et de milliers de travailleurs ? Quelle est la signification de l'opposition entre travail productif et travail improductif ? À quel niveau de l'analyse se situe-t-elle et quelle est sa portée ? Qu'exprime-t-elle dans notre rapport au travail en général ? Répondre à ces questions est rien moins qu'évident ; en effet, l'opposition travail productif - travail improductif recouvre une multiplicité de sens. Elle renvoie tout à la fois l'analyse économique, à la sociologie et à l'éthique. Le sens de l'expression " travail productif " n'est évidemment pas le même si on se place du point de vue de l'entrepreneur ou du financier, du point de vue du sociologue ou du point de vue du moraliste. Les premiers considéreront comme productif le travail qui leur permet de faire un profit, le second intégrera le travail comme un des éléments de l'organisation sociale et l'opposition entre le travail productif et le travail improductif ne présente pour lui pas beaucoup d'intérêt ; le dernier cherchera à confronter le travail et ses produits à une éthique ; l'opposition travail productif - travail improductif prendrait ici une valeur axiologique, les mots " productif " et " improductif " étant connotés positivement et négativement. Le partisan de la non-violence considérera que la production d'armes n'est pas un travail productif, mais un travail nuisible, alors évidemment que le marchand de canons trouvera tout à fait productif le travail fait dans ses usines pendant que le sociologue ou l'économiste se demanderont si la production d'armes, dans la mesure où elle est consommée improductivement, est une activité parasitaire ou un bon moyen de stimuler la demande et donc la production...
Les zones de flous et les ambiguïtés de la notion de travail productif en font-elles une notion vague, cantonnée au domaine de la " doxa " et irrémédiablement marquée du sceau du relativisme ? Nous devons nous demander si les multiples niveaux qui affectent la représentation du couple travail productif - travail improductif ne présentent pas un point commun, une problématique fondamentale à partir de laquelle peuvent aussi bien s'organiser l'analyse économique que l'analyse historique ou sociologique ou encore une visée normative. Or nous ne pouvons pas découvrir cette unité à partir d'une synthèse des divers points de vue qui ne sont que des points de vue " extérieurs ", mais bien plutôt en partant de cette position qu'exprime Marx quand, critiquant Smith qui ne conçoit la dépense de force de travail que comme abnégation ou sacrifice, il lui reproche de ne pas la voir " en même temps comme affirmation normale de la vie "·. Que le travail soit l'affirmation normale de la vie est sans doute une idée contradictoire tout à la fois avec la philosophie classique, qui ne conçoit la " vraie vie " que comme celle de l'homme qui n'est pas soumis à l'impératif du travail, et avec le sens commun de la " civilisation des loisirs ". Néanmoins, c'est à partir de cette position que nous pouvons mener notre recherche sans nous restreindre au point de vue étroit de l'analyse économique ni tomber dans les platitudes moralisatrices.
Le travail comme affirmation de la vie
Le travail est affirmation normale de la vie ; le professeur Zapp dans le livre de David Lodge "Un tout petit monde" le dit sur le mode plaisant en affirmant que la sexualité n'est que la sublimation de l'instinct de travail. Il faut bien en effet que les hommes aient un véritable instinct de travail pour vivre et, avant de songer à l'amour, il faut bien avoir mangé, bu et vaincu le froid. Car ce par quoi les hommes commencent à se distinguer eux-mêmes des autres animaux, c'est qu'ils produisent eux-mêmes les conditions de leur propre existence au lieu de les trouver toutes prêtes dans la nature. Et le sage antique ne peut contempler le Bien suprême en toute quiétude que pour autant que des esclaves et autres hommes du commun aient produit pour lui de quoi satisfaire ses besoins immédiats les plus sensibles. Il est d'ailleurs à noter que la philosophie, de Platon jusqu'à Kant, n'a pratiquement accordé aucune importance au travail et, le plus souvent, a considéré celui qui devait travailler pour vivre comme un être dépendant, privé des facultés humaines les plus hautes et incapable tant d'accéder à la sagesse que d'être un citoyen à part entière. Il faudra Rousseau, Hegel et Marx pour qu'enfin la pensée se mette à penser ses propres conditions vitales, Rousseau qui fait du travail un élément constitutif fondamental de son projet éducatif, c'est-à-dire de son projet politique, Hegel qui réintroduit le travail dans le mouvement de l'esprit, Marx, enfin, qui en fait de noyau de son ontologie.
Le travail apparaît d'abord comme le contenu de cette "téléologie vitale" dont parle Michel Henry dans son étude sur Marx . Tant qu'on réduit l'individu humain à l'universel "homme", tant que l'homme est défini comme raison ou comme volonté, ou comme tout autre abstraction, le travail n'a aucun sens philosophique ; le travail est du domaine des sciences appliquées, de l'économie ou de la sociologie, puisque ni la volonté, ni l'entendement, ni la raison ne mangent, ne boivent, ne poussent la charrue ou le rabot. Et donc la distinction travail productif - travail improductif est une question qui concerne les économistes ou qui relève des notions communes, mais en tout cas une question qui n'a aucune portée humaine générale. Mais dès qu'on veut bien concevoir que le sujet n'est pas l'homme réduit à une abstraction mais l'individu concret dont la subjectivité ne peut aucunement être réduite à la volonté, à la raison, etc., le travail devient une des questions philosophiques centrales puisqu'il est une des formes essentielles dans lesquelles s'affirment les individus, en déployant l'ensemble de leurs puissances corporelles et intellectuelles. En effet, la séparation de la raison et plus généralement de toute l'activité intellectuelle d'avec l'activité physique telle qu'elle s'exprime dans le travail manuel constitue un véritable éclatement et une séparation de ce qui en réalité est lié et forme une unité. Dans sa célèbre comparaison de l'abeille et de l'architecte, Marx souligne que le travail met en oeuvre non seulement l'effort des organes naturels sollicités mais aussi une tension de la volonté et une représentation idéelle de l'oeuvre à accomplir. Dans le travail, l'homme n'opère " pas seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action et auquel il doit soumettre sa volonté. " Le travail, c'est bien la " praxis " dont Marx veut se faire le philosophe. Et sur ce plan, Michel Henry a parfaitement raison de dire que cette "praxis" est l'activité vitale de l'individu produisant lui-même les conditions de sa propre vie et nullement la soi-disant "praxis révolutionnaire" qui se réduit à discours et à l'abstraction, à l'éloignement indéfini de la vie.
La métamorphose du travail productif
Au premier niveau, donc, le travail productif apparaît comme le travail qui concourt à la réalisation de cette téléologie vitale. Le travail utile, celui qui produit des biens pour la consommation individuelle, comme celui qui produit des moyens pour la production est un travail productif. Affirmer cela, c'est en même temps supposer qu'on peut étudier les caractéristiques du travail en quelque sorte indépendamment des conditions historiques, le travail " à l'état de nature ". Cédons à la "robinsonnade" si courante dans l'économie politique: Robinson dans son île n'exécute que des travaux productifs puisqu'il travaille pour produire ce qui lui est nécessaire. Mais l'aventure de Robinson ne résume pas la condition humaine puisque justement le travail humain est un travail social. Or ce caractère social du travail humain ne s'affirme pas directement et de manière transparente. Le caractère social du travail humain s'affirme dans la transformation des produits du travail en marchandises et du coup par le déguisement de ce rapport social entre individus sous la forme mystique d'un rapport entre choses. La marchandise, dit Marx, est un hiéroglyphe ; et il faut décrypter ce hiéroglyphe pour retrouver sous la personnification des choses la " chosification " des personnes. Or dans la mesure où le travail social n'apparaît qu'en se dissimulant sous la forme de marchandise, le travail humain en tant qu'il est un travail concret utile à la vie est réduit à un travail abstrait, à une pure dépense de force de travail. La dialectique de la nature hégélienne explicitait la transformation de la quantité en qualité. Ici c'est une dialectique inverse : la quantité est la perte de qualité, le résultat d'un procès d'abstraction, qui est l'abstraction des caractères propres du travail et la transformation du travail humain sous une forme inhumaine. L'homme sans qualité est le produit d'un monde où le travail est un travail sans qualité.
Mais la métamorphose du travail n'est pas terminée. Car l'échange des marchandises pour l'instant n'est qu'une médiation. Quand le producteur de toile échange sa toile contre des habits, il produit de la toile comme valeur d'échange qui lui servira à obtenir un habit qui sera pour lui une valeur d'usage. Sous une forme détournée et méconnaissable, c'est encore la téléologie vitale qui est à l'oeuvre dans l'échange marchand. Or cette téléologie vitale va bientôt s'inverser. À la formule de l'échange marchand simple (M-A-M) va se substituer la formule du capital (A-M-A'). Le but de la production n'est plus d'assurer la vie au moyen du travail du travail social dont le caractère social s'affirme dans l'échange marchand dont l'argent constitue le médiateur ; nous passons de la production à l'économie dont le but est la reproduction du capital sur une base élargie dont la production de marchandise n'est qu'un moyen. Nous retrouvons, comme le signale Marx , l'opposition d'Aristote entre l'économique et la chrématistique. L'économique se borne à procurer les biens nécessaires à la vie et utiles au foyer ou à l'État. À l'inverse la chrématistique est l'art d'acquérir en vue d'obtenir une richesse illimitée. " L'argent est le commencement et la fin de ce genre d'échange ", dit Aristote. Si l'économique est naturelle, la chrématistique est artificielle et si Aristote ne condamne pas absolument cette dernière, il note qu'elle est loin d'être exempte de reproches ; que la monnaie rapporte de la monnaie en dehors de toute activité utile lui paraît particulièrement " odieux " . Le cycle de la circulation qui part de l'argent pour retourner à l'argent sous une forme élargie lui apparaît contre-nature.
Dès lors le sens de l'expression " travail productif " va changer : dans l'échange marchand simple, est productif un travail qui produit des valeurs d'usage ; le travail productif, au sens de la production capitaliste, est le travail qui peut s'échanger contre du capital. Il faut noter cependant que, dans l'échange marchand, il ne suffit pas de produire une marchandise utile à quelqu'un pour réaliser un travail productif ; encore faut-il que cette marchandise soit produite dans un temps inférieur ou égal au temps de travail social nécessaire pour produire ce type de marchandise. Dans le cas contraire, le travail aura été gaspillé du point de vue de la circulation marchande. Ainsi le fait que caractère social du travail se manifeste sous la forme marchandise constitue en soi une limitation de sa capacité productive puisque chaque travail individuel ne peut exister que comme une partie du travail social et que la marchandise vient légitimer, en trouvant un acquéreur, le fait que ce travail est bien une des branches de la division sociale du travail .
Au sens fondamental de l'expression " travail productif " qui définit le travail assurant la reproduction de la vie se substitue le travail productif comme travail reproduisant le capital. Ainsi Marx est amené à distinguer entre un travail productif au sens absolu, le travail qui remplace les valeurs qu'il a consommées, et un travail productif au sens capitaliste, le travail qui produit de la plus-value. Il affirme que le grand mérite d'Adam Smith est d'avoir conçu définitivement le travail productif du point de vue capitaliste comme un " travail qui s'échange immédiatement contre du capital. " Du coup la définition du travail improductif s'impose : il s'agit d'un travail qui ne s'échange pas contre du capital, mais contre un revenu. Cette distinction entre travail productif et travail improductif n'est pas une question secondaire, une affaire de détail dans le tableau général de l'économie. Les mots " productif " et " improductif ", qui semblent désigner une appréciation neutre, objective, de l'analyse économique, sont en fait lourdement chargés de valeur et définissent les orientations générales de l'économie et, à travers elle, de l'activité humaine. Ainsi quand les physiocrates définissent comme seul travail productif le travail effectué dans le secteur agricole, ils définissent du même coup ce qui doit être la base de l'organisation sociale et ce qui est le " travail noble ". Il en va de même dans le mode de production capitaliste quand le travail productif est défini comme travail producteur de plus-value ; comme le note encore Marx, citant Malthus, " toute l'économie bourgeoise reste fondée sur cette distinction critique entre travail productif et improductif " .
Cette distinction entre le travail productif et le travail improductif implique l'oubli de l'origine matérielle du travail, de la nature de son produit, de sa détermination comme travail concret ; elle n'est déterminée que par les rapports sociaux de production dans lesquels s'effectue ce travail. Ainsi l'artiste de cabaret qui travaille pour son patron et lui rapporte de l'argent effectue un travail productif, alors que l'artisan plombier qui répare la baignoire de ce patron de cabaret effectue un travail improductif. En versant un salaire à son artiste, le patron de cabaret dispose en retour d'une force de travail qui produira de la plus-value ; À l'inverse le travail du plombier est échangé contre du revenu, il apparaît uniquement comme un coût. L'argent versé au plombier ne fonctionne pas comme capital, mais uniquement comme équivalent général.
Travail productif et travail improductif : analyse et norme
La définition du travail productif est tout à la fois analytique et normative. De catégorie économique, elle se transforme illico en catégorie éthique et politique. Adam Smith utilise cette distinction pour s'en prendre à " certaines personnes occupées aux plus hautes fonctions ", incluant le souverain, son administration et son armée, ainsi que les ecclésiastiques, clercs et juristes comme étant une fraction improductive de la population reçoit sa subsistance du labeur des autres. Le physiocrate Quesnay dénonce le caractère improductif du luxe qui crée une circulation d'argent sans accroissement des richesses. Avec toute la prudence nécessaire, le libéral Smith attaque les classes parasitaires qui lui semblent autant de freins au développement libre de l'économie réglée par la " main invisible " du marché. La manière dont Marx utilise cette définition est toute différente. Il s'agit tout à la fois de mettre à jour la rationalité propre au mode de production capitaliste, le lien entre les rapports sociaux et les catégories économiques dans lesquelles ils s'expriment ; mais dans le même temps, Marx dénonce l'aliénation de la vie que constituent ces rapports sociaux. Il construit non une nouvelle économique politique mais bien comme le dit Michel Henry une " philosophie de l'économie ". Les exemples choisis par Marx pour illustrer la différence entre travail productif et travail improductif ne sont pas innocents ; il oppose des travaux qui, dans leur détermination matérielle, apparaissent au sens commun comme productifs et qui, du point de vue capitaliste, sont improductifs, à des travaux qui dans leur détermination matérielle concrète apparaissent comme improductifs et sont productifs du point de vue capitaliste. Plus : il reproche à Smith de ne pas s'en tenir à sa position de départ, de réintroduire dans la définition du caractère productif du travail la détermination matérielle du travail et ainsi de rester en fait prisonnier des physiocrates. En effet, l'abstraction des déterminations naturelles du travail, la détermination sociale du travail et le caractère historique de la définition du travail productif apparaissent ainsi d'autant plus nettement. Marx fait remarquer que le même travail peut être dit productif si je l'achète en tant que capitaliste ou producteur pour le mettre en valeur, et improductif si je l'achète en tant que consommateur qui dépense un revenu " . C'est bien le caractère relatif aux rapports sociaux du travail productif qui est souligné ici et dans le même temps la séparation qu'implique ces rapports sociaux entre le but immédiat, subjectif, du travail et la transformation, la véritable inversion que réalisent les rapports capitalistes avec la transformation de la force de travail en marchandise. Or le fait que le capital emploie du travail non pour créer des produits, des valeurs d'usage, mais pour absorber du surtravail est considéré par Marx comme une " aberration " : c'est donc bien un jugement de valeur que porte Marx et ce jugement de valeur négatif porte en lui un jugement de valeur normatif implicite : le but du travail, c'est assurer la production de choses utiles pour la vie, le travail productif dans l'absolu serait le travail assurant aux meilleures conditions la production de valeurs d'usage et donc le renversement des rapports capitalistes signifierait que le caractère productif du travail retrouverait sa signification vitale première . D'ailleurs Marx définit lui-même l'expropriation des expropriateurs comme le rétablissement de la propriété individuelle sur la base des acquêts de l'ère capitaliste , ce qui signifie le rétablissement de la production en vue de la fabrication des valeurs d'usage, bref le retour à l'économique contre la chrématistique.
La distinction nette entre travail productif et travail improductif est donc à la fois analytique et normative. Elle est analytique en ce qu'elle expose sous un angle particulier le caractère fondamental de la production à une époque historique donnée et s'affirme comme catégorie scientifique. Mais d'un autre côté, cette distinction a un aspect normatif ; elle est un jugement sur cette époque historique et elle propose implicitement un modèle social et une norme pour cette activité fondamentale de l'individu qu'est le travail. Le physiocrate Quesnay défend le secteur de l'agriculture et s'oppose à la consommation improductive de l'État ; Smith défend la production de l'industrie pour le marché et s'oppose aux classes oisives et improductives héritées du passé. L'opposition travail productif - travail improductif est envisagée ici du point de vue de la rationalité économique. La position de Marx est différente : d'un côté il cherche à balayer toutes les confusions quant à la définition du travail productif en le réduisant au travail producteur de plus-value indépendamment de son utilité sociale en général, à exacerber le point de vue de l'économie bourgeoise, mais cette définition lui permet d'opposer le caractère capitaliste de ce type de travail productif à ce qui devrait être considéré comme un travail productif dans le cadre de rapports sociaux non " réifiés ", c'est-à-dire non capitalistes.
En première approche et si on réduit la position de Marx à celle d'un " économiste ", Marx ne fait donc que prolonger et préciser le point de vue classique de Smith et Ricardo. Mais il se situe sur un terrain qui n'est pas celui de l'économie politique, mais celui d'une philosophie de la praxis, d'une philosophie qui condamne l'économie comme l'aliénation des rapports humains; or, quelle meilleure illustration pourrait trouver de ce renversement des rapports humains que ces rapports de production qui font considérer comme productif un travail même inutile, même parfaitement nuisible moralement pourvu qu'il rapporte de l'argent pendant que des travaux utiles, vitaux sont considérés comme improductifs parce qu'ils n'entrent pas dans le circuit de la production de la plus-value. Marx prend au sérieux le mode de production capitaliste et se présente volontiers comme le continuateur de l'économie politique classique mais c'est pour mieux renverser l'ensemble en déplaçant d'un seul coup le terrain sur lequel s'élève l'économie politique classique, en dressant par exemple la figure du Stagyrite, dans l'opposition entre l'économique (utile à toute société humaine) et la chrématistique (nuisible). Ainsi on peut comprendre les différentes définitions du travail productif proposées par Marx. D'une part, le travail productif est, indépendamment des formes sociales historiques, l'activité fondamentale de l'homme, le rapport naturel qu'il entretient avec la nature et qui aboutit à la production de choses utiles, de valeurs d'usage, destinées soit à la consommation soit à fonctionner comme moyens de production. D'autre part, dans le mode de production capitaliste, le travail productif est le travail qui s'échange contre du capital. Cette double définition correspond exactement au double procès que recouvre la notion de travail. Le travail est d'abord un travail concret - Marx emploie aussi l'expression de " travail productif spécifique - un travail déterminé utilisant certains outils, certaines techniques, requérant une habileté donnée et donc un travail produisant une valeur d'usage, un travail qui est une nécessité éternelle. Sans ce travail concret, pas de production de valeur et donc pas de plus-value possible. Mais en même temps, le travail dans le mode de production capitaliste est un travail producteur de valeur, c'est-à-dire un travail réduit à sa propriété générale abstraite de " dépense de force vitale humaine ".
Certains économistes d'inspiration marxiste, comme Paul Baran, développent précisément cette double définition du travail productif pour lui donner explicitement son caractère normatif en affirmant qu'un travail improductif est un travail qui ne serait pas nécessaire dans une " société rationnellement organisée ". Reste à savoir ce qu'est une société " rationnellement organisée " et dans quelle mesure une telle notion est une notion opératoire. Si la critique marxienne de l'économie politique présuppose une prise de position philosophique et morale, elle ne donne pourtant aucune norme pour une société future, Marx se refusant à faire bouillir les marmites de l'avenir.
Le travail improductif
Nous avons procédé jusqu'ici comme si la définition du travail productif nous donnait, en creux, la définition du travail improductif. Or ce n'est pas complètement vrai, ou plus exactement les zones d'ombres de la notion de travail productif apparaissent dès qu'on s'attaque à la classification de ce qui est travail improductif. Du point de vue de la production de valeurs d'usage, la notion de travail improductif semble dénuée de sens ; un travail qui ne produit aucune chose utile peut-il être appelé travail ? Dans les premières sociétés humaines, les fonctions de pouvoir, de surveillance, de maintien de l'organisation sociale, la guerre, etc., ne sont pas des travaux. Elles ressortissent au sacré ou bien sont de l'ordre du privilège ; mais à aucun moment elles ne se situent dans l'ordre du travail ; l'ordre du travail, c'est le troisième ordre, le Tiers État. C'est bien pourquoi les premiers économistes de la révolution industrielle considèrent les classes nobiliaires, le clergé, l'appareil monarchique comme des classes parasitaires pratiquant une consommation improductive. L'opposition de la classe des producteurs (ouvriers et industriels) face aux classes improductives est également à la base de la pensée de Saint-Simon ou de celle de son disciple Auguste Comte. Chez Hegel, la " classe substantielle " et la " classe industrielle " ne s'opposent pas, mais se différencient de la " classe universelle " qui " s'occupe des intérêts généraux de la vie sociale " et doit pour cela être " dégagée du travail direct en vue des besoins " .
Inversement, à l'époque contemporaine, la distinction entre travail productif et travail improductif est complètement ignorée. Dans la manière même dont sont établis les grands indicateurs macro-économiques, cette distinction est abolie puisque le calcul du PNB ou de la PIB additionne la valeur ajoutée créée dans les secteurs de la production et la somme des salaires versés dans les secteurs improductifs. C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple de J.K. Galbraith, un homme qui épouse sa domestique fait baisser la PIB, puisque le salaire qu'il lui versait avant le mariage était inclus dans le calcul du revenu national alors que les dépenses communes du ménage n'en font pas partie. Ces méthodes de calcul qui aboutissent à créer des indicateurs macro-économiques de plus en plus indépendants de la vie réelle des gens révèlent l'attitude générale de la pensée économique à l'égard du travail. Les théories marginalistes de la valeur née à la fin du siècle dernier ont largement dominé toute l'économie politique au XXe siècle. Ces théories, dont Nicolas Boukharine a fait une critique virulente dans son " Économie politique du rentier " , sont construites d'abord sur le rejet de la théorie de la valeur-travail, théorie commune aux classiques (Smith, Ricardo) et à Marx. La théorie de la valeur-travail est rejetée comme " métaphysique " en ce qu'elle cherche une substance de la valeur. Et de fait, le  Capital n'est pas un livre d'économie au sens où on l'entend aujourd'hui ; les premières sections en particulier sont entièrement dominées par la grande figure d'Aristote - en qui Marx voit une " source toujours vive " - et toute l'analyse de la marchandise est menée explicitement dans les catégories de sa métaphysique. Mais ce recours à la métaphysique a une fonction très précise puisqu'il s'agit de montrer à partir de catégories philosophiques comme s'opère cette abstraction de la vie et cette substitution à la vie de son équivalent idéel qu'est l'économie. En tant qu'elle montre que le capital est n'est pas autre chose que l'aliénation de la force vitale du travail, la critique marxienne tire jusqu'à ses extrêmes conséquences ce qui est contenu dans la loi de la valeur et du même coup marque la fin de l'économie politique classique. Après Marx, l'économie politique se transforme en économie - sans adjectif - et renonce à toute recherche des fondements pour se développer dans un esprit plutôt positiviste. Ainsi, dans les théories marginalistes ou néoclassiques, la valeur n'a plus aucune portée, elle ne se différencie plus des prix qui se constatent dans la sphère de la circulation. La distinction entre salaire et profit n'a plus lieu d'être ; l'un et l'autre sont rangés sous la catégorie de revenu et dans l'organisation des grandes entreprises, le patron lui-même apparaît comme salarié, le profit étant reversé en partie sous cette forme.
Cette véritable mise à plat des catégories de l'économie politique , dont les fonctions apologétiques et le caractère idéologique sont masqués derrière un appareil mathématique aussi lourd qu'inefficace - et dont les prévisions prétendument scientifiques sont démenties par les faits avec une belle régularité - aboutit à un découplage plus évident que jamais entre l'économie et l'activité vitale des individus, des subjectivités que nous sommes et qui constituent la chair et le sang de ce théâtre d'ombres qui domine l'actualité, non seulement telle qu'elle est vue et représentée dans les " superstructures idéologiques ", mais aussi telle qu'elle est vécue et ressentie. C'est ainsi que tout salarié est considéré comme un travailleur productif au motif qu'il est salarié et que, du même coup, tout travailleur productif est assimilé à un échangeur de services ; or un mercenaire, tout salarié qu'il soit, peut difficilement passer pour un travailleur productif (bien que dans l'économétrie moderne sa solde entre dans le calcul de la richesse nationale) tandis qu'un travailleur salarié ne vend pas, et pas plus aujourd'hui qu'hier, ses services mais bien sa force de travail.
Si la critique de cette économie est assez évidente - et sur ce point les classiques, tout comme Marx, semblent avoir dit des choses définitives – il reste que la complication ou plutôt la complexification du procès de production rend parfois la séparation entre travail productif et travail improductif plus difficile, car " c'est non pas le travailleur individuel mais une force de travail socialement coordonnée qui devient l'agent réel du processus de travail dans son ensemble " . De ce fait on range sous la catégorie de travail productif toutes les forces de travail qui concourent à ce processus, du simple ouvrier manuel, à l'ingénieur, au technicien et au surveillant. Le problème d'ailleurs se complique avec le développement des trusts, des très grandes entreprises, des multinationales, etc. Ainsi Marx montrait que, précisément parce que le capitalisme ne commence historiquement qu'avec la réunion d'un grand nombre d'ouvriers sous le même capital, la fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital, c'est-à-dire la fonction du capital personnifié qu'est le capitaliste. Or cette fonction a une double face puisqu'elle est à la fois nécessaire " éternellement " en tant que moyen d'organiser un travail coopératif (Marx la compare à la fonction du chef d'orchestre) et, en même temps, comme moyen d'organiser l'extraction du maximum de plus-value ce qui lui donne sa forme despotique. Or cette fonction dans les entreprises modernes n'incombe pas à un personnage, ni à une petite poignée d'hommes mais à un énorme appareil administratif composé de salariés de toutes catégories et qui bien souvent remplissent des tâches uniquement consacrées à l'organisation du travail coopératif.
De proche en proche, toute forme de travail deviendrait ainsi travail productif et donc l'idée d'un travail improductif perdrait toute pertinence. Or si la considération du processus de travail dans son ensemble est un point de vue indispensable, l'extension de cette considération à l'ensemble de l'organisation sociale est une extension abusive. En effet, la société dans son ensemble ne fonctionne pas comme un procès de travail global. Ce qui est vrai à l'intérieur d'une entreprise (la socialisation croissante du procès de travail) n'est plus vrai à l'échelle de la société dans son ensemble justement parce que le caractère social global du procès de travail n'apparaît que sous l'enveloppe de l'échange marchand. Prenons l'exemple de la place des sciences dans le procès de production ; Habermas affirme que " les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante " . par cette affirmation, il rejoint Marcuse et les théoriciens du mouvement antiautoritaire des années 1968. Ernest Mandel dans son Traité d'économie marxiste défend également une telle position. Malheureusement, cette affirmation qui est au coeur de la pensée de Habermas est dénuée de fondement. Car les sciences en tant que telles ne sont en aucune façon une  force productive ; elles sont incorporées dans le procès de production, mais elles n'y produiront pas une once de plus-value. Ceux qui produiront de la plus-value, ce sont l'ingénieur et le chercheur du secteur " RD " qui interviennent en tant que fraction du collectif de travail. Leur savoir scientifique et technique fait partie de leur puissance de travail, et du reste, le patron le paye puisque, selon la théorie marxienne, la valeur de la force de travail inclut les frais de formation de cette force de travail, frais d'autant plus importants que le travail à accomplir est un travail complexe. Les sciences contemporaines sont d'autant plus faciles à incorporer dans le procès de production que, comme le fait encore remarquer Habermas, elles "se déploient dans un système de références méthodologiques qui reflète la perspective transcendantale d'une possibilité de disposer techniquement des choses. C'est pourquoi les sciences modernes engendrent un savoir qui, dans sa forme même est un savoir techniquement utilisable". Dans le même temps, une part importante de l'activité de recherche scientifique reste en dehors du circuit de la production capitaliste ; la science fondamentale pour la plus grande partie mais une part importante des recherches appliquées, reste financée par l'Etat et apparaît ainsi du point de vue capitaliste comme une dépense improductive, quoique nécessaire au même titre que le gouvernement, la police ou le denier du culte. L'intégration des "classes intellectuelles" au prolétariat productif au sens marxien ne va donc pas de soi...
Il apparaît donc que du point de vue de l'analyse du procès de production capitaliste la distinction entre travail productif et travail improductif reste une distinction pertinente. Dans le même temps la contradiction entre le caractère productif du travail du point de vue capitaliste et la " productivité spécifique " des travaux concrets, c'est-à-dire des travaux producteurs de valeurs d'usage, de richesses utiles, se développe et s'exacerbe. Si, selon Marx, le travail est d'abord un rapport entre l'homme et la terre, un rapport qui ne cesse pas même dans les formes de production les plus développées, l'accroissement sans frein de la productivité du travail conduit aujourd'hui à la destruction de cette terre où l'homme trouve les premiers moyens de production.
En conclusion
Nous avions cherché un point de départ à partir duquel il serait possible de définir sans ambiguïté les termes de travail productif et de travail improductif. Avant cette opposition, et la fondant, nous avons posé le principe que le travail n'est pas seulement une nécessité extérieure mais bien une affirmation normale de la vie. Mais en tant qu'affirmation de la vie le travail a donc un but : assurer la production et la reproduction de la vie des individus ; il est bien l'expression de cette " téléologie vitale " dont parle Michel Henry. L'opposition travail productif - travail improductif se définit donc d'abord par rapport à cette téléologie vitale. Mais avec l'échange marchand d'abord - c'est-à-dire l'opposition du travail concret et du travail abstrait - puis avec la production capitaliste - la recherche de l'argent pour l'argent, la chrématistique aristotélicienne - la téléologie vitale est inversée et du même coup l'opposition travail productif - travail improductif change de sens. C'est précisément ce changement de sens lié à l'inversion de l'orientation du travail qui explique tout à la fois la multiplicité des interprétations des termes " travail productif ", " travail improductif ". Deux attitudes sont également impuissantes : la première consiste à se placer d'un point de vue extérieur au mode de production et à juger exclusivement par rapport à l'utilité, à proposer des normes en dehors des développements historiques réels. Ainsi les dénonciations d'un travail orienté vers les faux besoins, les dénonciations de l'argent, etc., qui sont autant d'imprécations qui accompagnent dans le dévier d'un pouce le cours de l'accumulation du capital. La deuxième attitude consiste à faire siennes les valeurs implicites des rapports capitalistes. Est productif, tout ce qui concourt à la reproduction élargie du capital assimilé à la richesse sociale. Cette attitude dans une première phase de l'histoire de l'économie politique a contribué à mettre à jour les mécanismes fondamentaux, mais elle est devenue pure apologie dès le déclin de l'école classique.
Dans ces deux attitudes, les " réalistes " s'opposent toujours au " idéalistes ", les " gestionnaires " aux " rêveurs ". Mais cette opposition est purement formelle, parce que les deux points de vue sacralisent d'une certaine manière leur objet, l'économie. En effet, l'opposition travail productif - travail improductif ne se déploie qu'à partir du moment où le travail dans sa productivité spécifique, concrète, " naturelle " pourrait-on dire est opposé au travail abstrait, pure incorporation de la force naturelle dans la marchandise. Les difficultés apparentes, les paradoxes que soulèvent la notion de travail productif et, par contrecoup, la définition d'un travail improductif, paradoxes que Marx se plaît à développer, conduisent à mettre en cause l'économie comme réalité homogène, a fortiori comme réalité fondatrice. C'est précisément cette mise en cause qui constitue l'apport fondamental de Marx ; les paradoxes du travail productif, ceux qui font apparaître le travail du plombier ou du médecin comme improductif et celui de la chanteuse de cabaret comme productif, ces paradoxes donc révèlent bien que l'économie naît comme système de représentation et aliénation de la vie et qu'inversement la réalité, la réalité de la vie des gens n'a rien d'économique.

La question scolaire : un enjeu crucial.


écrit pendant les mouvements du printemps 2000 ...

Traditionnellement, la question de l'école joue en France un rôle central dans la bataille politique. Des lois laïques de Jules Ferry (1882) à la séparation de l'Église et de l'État (1905), la querelle scolaire est l'enjeu principal de la lutte de la République contre les monarchistes et tous les partis réactionnaires. Les liens entre les enseignants et le mouvement ouvrier sont également très anciens et les instituteurs de feu le SNI jouèrent dans la création et le développement du syndicalisme et des partis socialiste et communiste un rôle aussi important que les prolos en bleu de chauffe de l'imagerie d'Épinal.
En 1961, alors le pouvoir du général de Gaulle n'était sérieusement contesté que par les ultras de l'OAS en Algérie, c'est la grande manifestation du CNAL (Comité National d'Action Laïque) contre la loi Debré qui marque le réveil de l'opposition. En 1984, c'est battu sur ce terrain en un combat douteux que Mitterrand parachève le grand virage qui l'amène à renoncer à toute velléité de réforme du capitalisme. En 1994, c'est pour avoir voulu remettre en cause la laïcité que Bayrou voit se dresser contre lui, en quelques jours, une de ces gigantesques manifestations dont les Français ont le secret. Il doit capituler immédiatement et ses marges de manœuvres sont singulièrement rétrécies.
De l'OCDE à l'OMC : l'argent de l'éducation intéresse le capital.
Les négociations de Seattle fin 1999, qui se sont terminées dans la débandade que l'on sait ne portaient évidemment pas que sur la commercialisation du fromage de Roquefort cher à José Bové, ni sur le cours des céréales ou les rapports entre la démolition des MacDo et le nouveau droit international. Les services devaient figurer au menu, englobant dans cette appellation non seulement les services financiers, l'assurance ou le transport, secteurs où la déréglementation est très avancée, mais aussi la santé et l'éducation. Que l'éducation soit une affaire importante dans la nouvelle stratégie mondiale du capital financier, les experts de l'OCDE l'ont montré avec un grand luxe de détails. Le rapport 1998 a été analysé en détail par Nico Hirt. Les grands axes sont clairs :
  • À la place d'une instruction publique solide, il faut mettre la notion de " formation tout au long de la vie ". Le plus important est donc la " formation continue ". Personne n'a attendu les experts du Château de la Muette (siège de l'OCDE à Paris) pour savoir qu'on se forme toute sa vie durant. Il s'agit, pour l'OCDE d'affirmer la priorité absolue de la formation professionnelle, directement utile et adaptée à la flexibilité de l'emploi, contre cette coûteuse éducation des citoyens qui gaspille encore trop des deniers publics dont les capitalistes sauraient faire un meilleur usage. Du reste, nos experts se targuent de l'appui qu'ils ont reçu de la part des ministres du Travail qui "se sont ralliés à cette vision de l'apprentissage qu'ils ont jugée essentielle pour permettre à tous, jeunes et adultes, d'acquérir et de conserver les qualifications, aptitudes et qualités nécessaires pour s'adapter à l'évolution permanente des emplois et des parcours professionnels".
  • Le savoir doit céder la place à l'acquisition de compétences. " Il est plus important de viser (des) objectifs de formation de caractère général que d'apprendre des matières bien précises. Dans le monde du travail, il existe tout un éventail de compétences de base - qualités relationnelles, aptitudes linguistiques, créativité, capacité de travailler en équipe et de résoudre les problèmes, bonne connaissance des technologies nouvelles - qu'il devient aujourd'hui essentiel de posséder pour pouvoir obtenir un emploi et s'adapter rapidement à l'évolution des exigences de la vie professionnelle. " On croirait lire le jargon des spécialistes français des soi-disant sciences de l'éducation ou encore quelque discours de M. Allègre. Mais il n'en est rien ; cette prose est celle de l'OCDE et c'est là que se trouve la source toujours vive où vont s'abreuver les démolisseurs français de l'école. Plus de matières précises : c'est l'axe de la Charte pour le lycée de l'an 2000 mise en place par Allègre.
  • La vieille pédagogie, basée sur la relation maître-élève, doit faire place aux nouvelles technologies. L'enseignement assisté par ordinateur, l'enseignement à distance, l'internet font de l'éducation un champ privilégié pour le développement de la "nouvelle économie". Ces nouvelles technologies présentent au moins trois avantages que détaillent tant les rapports de l'OCDE que ceux des organisations patronales ou que ceux de certains groupes de pression comme le GATE (Global Alliance for Transnational Education) qui se propose d'évaluer et de comparer les diplômes délivrés par les divers pays. Il s'agit d'abord d'accélérer la transformation de l'enseignement en une marchandise comme les autres : un cours sur CD-ROM ou sur Internet, c'est bien facile à mettre dans le commerce que de construire une école privée offrant des services équivalents à ceux des écoles traditionnelles publiques. Ensuite, la pénétration des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) est un marché potentiellement juteux pour les constructeurs de matériels et les éditeurs de logiciels. M. William Gates, propriétaire de Microsoft, l'a parfaitement compris. Enfin, les élèves habitués au NTIC sont prêts à la "formation tout au long de la vie"; ils peuvent se mettre à niveau sur la plan de la formation professionnelle tout seuls et hors du temps de travail. D'ailleurs la loi Aubry en France a prévu que la réduction du temps de travail pouvait se faire par le biais de temps consacré à la formation.
Depuis 1994, tout le champ de l'éducation est potentiellement couvert par les accords généraux sur la commerce et les services (GATT, devenu GATS et aujourd'hui OMC). En effet, n'échappent à ces accords que les systèmes d'enseignement entièrement financés par l'État. Soit pratiquement aucun ! Le nouveau " round " que devait lancer la réunion de Seattle est censé mettre en œuvre ce que les précédents accords ont inscrit en perspective. En 1998, à la demande du Conseil pour le Commerce des Services, le Secrétariat de l'OMC a constitué un groupe de travail chargé d'étudier les perspectives d'une libéralisation accrue de l'Education. Dans son rapport, ce groupe insiste sur " le rôle crucial de l'éducation dans la stimulation de la croissance économique ". Ce même rapport félicite le Royaume-Uni qui a entrepris " un mouvement d'abandon du financement public au profit d'une plus grande réponse au marché couplée à une ouverture accrue sur des mécanismes de financement alternatifs ".
Il est clair qu'il y a un vaste marché de l'éducation dans lequel les États-Unis sont déjà engagés sérieusement. Compte tenu de la place des service dans la balance commerciale américaine, la pression dans le sens de la " libéralisation " du secteur de l'éducation ne peut que s'accentuer. Encore n'y aurait-il pas vraiment besoin de faire pression. Les gouvernements européens, de gauche autant que de droite, sont entièrement acquis à la cause de l'Oncle Sam. Le seul problème qu'ils aient à résoudre est de savoir comment faire passer la pilule dans la population. Si le nouveau " round " inauguré par Seattle a bien mal commencé, gageons que les travaux se poursuivent dans le plus grand secret et que les technocrates nous présenterons dans quelques mois des projets tout ficelés qu'il ne restera plus aux gouvernements qu'à avaliser.
À Bruxelles, en effet, Madame Cresson, ex-premier ministre socialiste (sic) et grande protectrice des dentistes, a spécialement travaillé sur les questions de l'éducation et de la formation en pilotant le projet Leonardo. Nico Hirtt rappelle : " En 1992, l'article 126 du traité de Maastricht accorde pour la première fois des compétences en matière d'enseignement à la Commission européenne. Dans un contexte économique marqué par l'exacerbation des concurrences à l'échelle planétaire, la Commission va reprendre à son compte le plaidoyer en faveur d'une "ouverture de l'éducation sur le monde du travail". Le Livre Blanc de 93 sur la compétitivité et l'emploi suggère de développer des incitants fiscaux et légaux afin d'encourager le secteur privé et le monde des affaires à s'investir directement dans l'enseignement. A la DGXXII, Mme Cresson met en place un "groupe de réflexion sur l'Education et la formation" sous la direction du professeur Jean-Louis Reiffers. Après avoir participé directement à l'élaboration du Livre blanc "Enseigner et apprendre : vers la société cognitive", ce groupe finalise ses propres recommandations en 1996 : "c'est en s'adaptant aux caractères de l'entreprise de l'an 2000 que les systèmes d'éducation et de formation pourront contribuer à la compétitivité européenne et au maintien de l'emploi". Rapprocher l'école des besoins de l'entreprise, afin de favoriser leur compétitivité, tel sera en effet le leitmotiv de la politique éducative européenne. "
Dérégulation de l'école, compétition et concurrence à l'intérieur du système éducatif, adaptation de l'enseignement aux besoins immédiats du patronat, pénétration accrue de la présence des patrons dans l'école même publique, marche à la privatisation : tels sont donc les axes principaux fixés à tous les échelons par les grandes organisations internationales technocratiques et capitalistes. Ces orientations ont des conséquences pédagogiques précises. À la place de la transmission de savoirs objectifs, l'éducation a maintenant pour mission exclusive l'acquisition de compétences utilisables rapidement et convertibles avec les évolutions du " marché du travail. "
L'école de la République au banc des accusés
La politique suivie par les ministres successifs de l'Education Nationale serait incompréhensible si on ne partait pas de ces considérations internationales. Le gouvernement de la " gauche plurielle ", tout comme celui de M. Blair en Grande-Bretagne s'inscrit ainsi dans la démarche de dérégulation des systèmes éducatifs. M. Allègre, un ami de quarante ans du Premier Ministre, n'est pas seulement une nouvelle incarnation du père Ubu ou un disciple attardé de Enver Hodja. Il est aussi un homme politique ayant des idées précises pour réformer le système éducatif français. Conseiller de Lionel Jospin quand celui-ci était ministre de l'Education Nationale de Michel Rocard (1988-1991), Claude Allègre est persuadé 1/ qu'il faut une refonte radicale du système d'enseignement en France dont quasi rien ne trouve grâce à ses yeux et 2/ que cette refonte ne peut pas se faire d'un coup, mais seulement par des attaques isolées et une stratégie de l'épidémie. Il expose tout cela dans un article paru dans la revue " La Recherche " en décembre 1995.
Philippe Meyrieu, pédagogue en chef, va fournir à Allègre les alibis pédagogiques dont il a besoin. Quelques équipes de sociologues, tel François Dubet, complètent le dispositif intellectuel de l'offensive Allègre. Prolongeant les " innovations " de son prédécesseur Bayrou, Allègre va mener une offensive sans relâche contre les principes fondamentaux. Pourtant rien de tout cela ne tombe du ciel. L'école républicaine est au banc des accusés depuis déjà plusieurs décennies et, curieusement, c'est des rangs de la gauche, voire de la gauche la plus radicale que l'accusation est partie. La dénonciation des cours magistraux, l'idée que la transmission du savoir constitue une violence imposée aux élèves et que la culture classique est une culture de classe, toutes ces thèses servent aujourd'hui d'alibi à la démolition de l'école au profit selon les injonctions des experts du capital financier. Mais elles sont nées dans les rangs de ceux qui prétendaient fournir une critique radicale du capitalisme, de ceux qui voulaient détruire l'école bourgeoise et transformer l'Université en " base rouge ". Le lien entre cette critique ultra-gauche de l'école et l'entreprise actuelle de destruction de l'école selon les plans de l'OCDE, de l'OMC ou du MEDEF est tellement évident qu'on y retrouve souvent les mêmes personnages ! En 1968, le mao-stalinien Geismar voulait détruire l'Université au nom de la révolution culturelle chinoise et se proposait d'installer la France dans la guerre civile (Vers la guerre civile est le titre d'un de ses ouvrages de l'époque). Les objectifs annoncés ont changé semble-t-il et c'est désormais aux côtés d'Allègre que l'ancien guérillero du Quartier Latin, reconvertit en Inspecteur Général de l'Éducation nationale, poursuit la même entreprise. Et les attaques incessantes de Allègre contre les professeurs rappellent immanquablement les vociférations des gardes rouges contre les " mandarins ".
La critique radicale de l'institution scolaire
Le point de départ permettant de comprendre L'égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu'il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L'égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d'entériner l'inégalité et de défendre les privilèges.
Ainsi, l'idéologie scolaire actuelle s'est d'abord constituée comme une critique radicale de l'institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique " révolutionnaire ". Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d'une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l'éducation dans " La reproduction " (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, on peut résumer ainsi les thèses essentielles de ces auteurs :
  • Loin de réaliser l'idéal d'égalité des chances, l'école " égalitaire " en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l'enseignement dispensé à l'école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s'appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
  • L'école accomplit d'autant mieux cette fonction de reproduction qu'elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l'enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d'une injustice mais ne doit s'en prendre qu'à lui-même.
  • Par conséquent le rapport pédagogique entre l'enseignant et l'élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : " toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition par un pouvoir arbitraire d'un arbitraire culturel ".
  • Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d'autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
Ce qui se développe, c'est une conception " objectiviste " – c'est peut-être le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l'enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c'est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes. Des notions telles que " domination ", " violence symbolique ", " capital symbolique ", étendues à l'infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu'on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l'instrument de cette violence symbolique qu'est l'école.
La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d'Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l'intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l'esclave est seulement le moyen au service de maître.) Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d'esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d'État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique. La sociologie est ainsi devenue une arme contre la politique.
Une deuxième source des théories " modernes " de l'école peut être trouvée chez les disciples d'Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l'école faisait partie des " appareils idéologiques d'État " (AIE). Sommairement, il s'agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l'exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet (qui sont devenus des chantres des réformes Bayrou et Allègre) décrivent, dans L'école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l'appareil scolaire : il assure 1/ une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ; et 2/ une fonction politique et idéologique d'inculcation de l'idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi Baudelot & Establet polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s'en prennent à la culture générale comme " moyen de la collaboration de classes " ; ils se prononcent pour la destruction de l'école en tant qu'institution séparée de la production, etc. Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n'a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c'est l'ouvrier qui en acceptant d'être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.
Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d'Althusser, on voit clairement comment une critique dite " d'extrême gauche " pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l'école. Toutes les réformes entreprises contre l'école dans les années 70 ont d'ailleurs reçu de ces " gauchistes " de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu'il était hors de question de défendre " l'école bourgeoise ", que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l'université en " base rouge " – c'était la grande époque de la folie maoïste. Naturellement, l'âge venant, cette première phase de soutien indirect devait faire place au soutien direct. Les maos se sont reconvertis, Bourdieu est devenu un notable et les uns et les autres deviennent conseillers des princes.
Équité contre égalité
Utilisant les conclusions de la sociologie et de la vieille théorie des AIE, il s'agira de la mettre en musique avec un " look " aux couleurs du nouveau grand timonier, je veux parler de Mitterrand. À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s'intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l'exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une " vision humanitaire ". Dans le domaine scolaire, c'est la question de l'échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l'égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l'école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d'un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d'inégalité en l'aggravant. L'échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L'école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d'égalité. On ne peut remédier à cela qu'en rompant résolument avec l'égalitarisme scolaire et en fondant l'enseignement sur " l'hétérogénéité des publics "
À l'égalité républicaine, il faudra donc substituer l'équité, mauvaise traduction du " fair " américain, c'est-à-dire en fait une forme de " positive action " telle que les démocrates américains l'ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales. Il faudrait entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l'ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s'interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d'une politique de développement séparé qui s'y dessinent sous couvert d'intégration.
Il y a ici quelque chose d'essentiel à noter : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des " théories de gauche ". Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l'attachement profond de notre pays à l'école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l'école publique soit légitimée autrement et que c'est de l'intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis.
La fin de l'instruction
La théorie des handicaps socioculturels sert de machinerie idéologique pour légitimer une entreprise de destruction de l'instruction publique. Il conduit d'abord à la liquidation des savoirs, rendus responsables de l'échec scolaire. Selon cette théorie, il est en effet fondamentalement inéquitable d'essayer de transmettre à tous les mêmes savoirs élitistes. L'enseignement traditionnel fondé sur la transmission du savoir hérité est donc condamné. Suivons le raisonnement :
  1. L'acquisition du savoir est d'abord un problème d'héritage socioculturel ;
  2. Or l'école traditionnelle transmet justement ce savoir qui est dans l'héritage socioculturel des favorisés ;
  3. Par conséquent, l'enseignement traditionnel conçu comme transmission du savoir hérité favorise les favorisés et handicape les handicapés.
  4. Donc il faut renoncer à cette mission traditionnelle de l'enseignement et adapter l'école aux habitus socioculturels des handicapés.
Les critiques contre l'enseignement magistral – censé interdire aux jeunes de parler et rendu responsable maintenant de leurs difficultés à l'oral sont un exemple parmi tant d'autres de ces thèses. On en déduit qu'il faut remplacer l'histoire et le français par des " débats " où les élèves doivent " s'exprimer " sur les questions d'actualité. Ainsi est l'ECJS, Enseignement Civique Juridique et Social, sans doute ainsi nommé parce qu'il ne s'agit pas d'un enseignement, que le droit en absent et que les problèmes sociaux y sont vus à travers les préoccupations des ministres socialistes. Qu'on en juge : lors de la mise en place de cet ECJS en classe de seconde (pour des élèves de 15-16 ans) on suggéra fortement aux professeurs de conduire débats et recherches sur les quatre thèmes suivants : la parité, le PACS, les 35 heures et la violence à l'école. Bref, au menu, propagande gouvernementale à toutes les sauces ! Du jamais vu depuis bien longtemps. Pendant ce temps, le ministre déclare que les mathématiques sont inutiles et que c'est seulement par humanité et charité envers les étudiants qu'il met encore des postes au CAPES de mathématiques. Les horaires de langues vivantes sont diminués drastiquement dans toutes les classes du second degré. L'enseignement des lettres est sous les coups de boutoir des réformateurs qui haïssent la littérature, la philosophie rognée de manière insidieuse…
Comme il faut combattre cette violence faite à l'enfant qu'est l'instruction, on propose et c'est le grand slogan de Allègre, que l'enseignement soit " centré sur l'élève ". " Elévocentre " répètent scientifiques (sic) de l'éducation et autres porte-voix, porte-plume et portefaix du ministre. Sur ce terrain, la conséquence première de ces théories est qu'elle conduit à l'interdiction faite aux élèves d'apprendre et de penser. Les ravages ici sont d'ores et déjà graves. On peut dire sans exagération qu'on assiste au saccage de toute une génération. Il n'y a pas de formation réelle de la pensée sans la référence à la tradition. C'est seulement dans l'insertion dans la tradition que peut se développer l'esprit critique. Arendt l'avait déjà bien vu. En coupant l'enseignement de la tradition on fabrique non pas des esprits libres mais du conformisme de masse puisque le seul horizon qui reste ouvert c'est celui du " ici et maintenant ", c'est-à-dire celui de la société capitaliste. C'est précisément ce que visent toutes les " réformes pédagogiques ".
L'anti-autoritarisme des réformateurs démolisseurs de l'école ne vaut pas mieux. La destruction de l'autorité du maître n'est pas celle de sa capacité disciplinaire, mais celle de la légitimité de sa parole. Les attaques de Allègre contre les enseignants ne sont pas simplement la volonté du sinistre de l'Education nationale de liquider les statuts, ni l'expression d'un ressentiment d'origine familiale : il s'agit d'abord de la destruction de la tradition héritée et de la légitimité de la parole de ceux qui en sont les porteurs. Selon les techniques de la révolution culturelle maoïste, du " plein feu sur le quartier général et sur les mandarins ", on dresse les jeunes contre leurs maîtres pour leur interdire de grandir, les enfermer dans l'état de " jeune " soumis aux impératifs du néolibéralisme. On rappellera seulement que cette utilisation des jeunes contre les parents est un des traits distinctifs des régimes autoritaires ou à visée totalitaire. On rappellera également qu'il s'agit d'un anti-autoritarisme qui ne vise qu'une autorité, celle qui procède de la parole et du savoir. Car ces mêmes anti-autoritaires n'hésitent, après avoir semé le désordre, à prôner l'installation presque à demeure des policiers dans les établissements scolaires.
Dans cette situation, il faut singulièrement mettre en question l'enseignement du français tel qu'il a été conçu par des technocrates ivres de puissance, un enseignement qui vise à vider la langue de toute signification pour se transformer en simple codage pour la communication ; le triomphe de la rhétorique – d'une fausse rhétorique – est ici la défaite du sens. L'incapacité à prendre la distance nécessaire entraîne la soumission à l'immédiat et au monde tel qu'il est. L'idéologie managériale pénètre profondément les esprits. Profit, gain, rentabilité : voilà les termes dans lesquels se mène toute réflexion. Règne l'utilitarisme le plus plat et le relativisme – chacun sa vérité, chacun sa morale – domine les esprits. Le langage lui-même est appauvri à un degré inimaginable chez des élèves qui passent le bac. On parle de " gérer " ses passions ! à 18 ans !
Une bataille centrale
Au moment où ces lignes sont écrites, la mobilisation se poursuit dans l'enseignement. Les syndicats directement liés au gouvernement de la gauche plurielle (tel la FSU, dirigée par des proches de Robert Hue) tentent de sauver la mise à Jospin. Alors que la mobilisation s'ordonne autour de la question du retrait des " chartes " et décrets, ils veulent faire du partage de la " cagnotte fiscale " et des moyens la question essentielle. Non que la question des moyens soit secondaire : de nombreuses académies, pour des raisons démographiques sont confrontées à une sérieuse pénurie d'enseignants. Mais la question des moyens, généralement, est une question subordonnée à celle des finalités de l'enseignement. Les mots d'ordre syndicaux du genre " des moyens pour la réforme " sont des mots d'ordre de soutien direct au démolissage de l'école. Au-delà des questions tactiques immédiates, la nouvelle querelle scolaire revêt une importance décisive.
C'est en effet un des points de clivage au sein de la " gauche " et un des axes autour desquels se recomposent toutes les forces politiques. Alors que les chefs de la gauche ne peuvent plus être distingués des chefs de droite auxquels ils ont succédé, alors l'intérieur de l'électorat et des organisations liées aux partis traditionnels, la bataille est d'ores et déjà engagée. La maturation des esprits en quelques mois est tout à fait considérable. Des dizaines de milliers d'enseignants, pour qui le vote à gauche est un réflexe, sont allés remettre leurs cartes d'électeurs aux députés socialistes. Le chantage traditionnel – en attaquant un gouvernement de gauche, vous faites le jeu de la droite – ne fait plus recette. Certes, ces enseignants peuvent plonger simplement dans l'abstentionnisme politique. Y aura-t-il à gauche ds gens pour se lever et proposer une alternative politique ? C'est là question essentielle. En continuant de couvrir le gouvernement Jospin, les courants membres de la " gauche plurielle " qui veulent rester véritablement de gauche courraient le risque de jeter ces dizaines de milliers de citoyens dans le désespoir politique. L'idée se répand que la gauche et la droite sont la même chose et que si on vote la seule à faire est de prendre l'un pour taper sur l'autre !
Ce qui se passe chez les enseignants n'est pas un phénomène isolé. Chez les parents d'élèves, on trouve les mêmes évolutions. Pendant que les dirigeants de la FCPE et de la PEEP (les fédérations de parents de l'élèves de " gauche " et de " droite ") se retrouvent d'accord pour chanter les louanges de la " réforme ", les bases se mobilisent aux côtés des enseignants. Les occupations d'écoles, de collège voire d'institutions officielles comme les inspections d'académies démontrent que la tentative d'opposer les enseignants aux parents a fait long feu et que les manœuvres ignobles du gouvernement se retournent contre lui. Les parents savent bien que le " lycée allégé " que les réformes mettent en place est d'abord dirigé contre les enfants des classes populaires, contre ceux qui ne pourront pas avoir de cours privé, contre ceux qui ne disposent pas de la culture à domicile. Ils commencent à percevoir que le " différentialisme " scolaire, en mettant l'élève au centre enferme l'élève dans le ghetto de son quartier, de son origine sociale et n'a pas d'autre but que d'assurer la protection des rejetons des classes supérieures contre la fréquentation de la plèbe. On finit par savoir que beaucoup de notables socialistes ne mettent pas leurs enfants dans les lycées de " zones sensibles " mais dans les bahuts chics du centre de Paris ou à l'École Alsacienne… Le lycée allégé, c'est le lycée pour les pauvres et le refus de cette politique de ségrégation monte.
Tout cela dessine les axes d'un rassemblement politique unitaire. Défendre l'école de la République, c'est d'abord un autre terrain de lutte contre la mondialisation et la dictature des institutions du capital financier comme l'OCDE, l'OMC et tutti quanti. Défendre l'école de la République, c'est reprendre appui sur la tradition égalitaire qui unit depuis les origines le mouvement ouvrier français à la " gueuse ". On sait bien que l'école en tant que telle ne peut pas changer la société. Demander à l'école de supprimer les différences de classes, c'est lui fixer une mission impossible. Le capitalisme reste le capitalisme et il est impossible que l'école transforme tous les jeunes en capitalistes ou en cadres dirigeants. Sans aucun doute l'école ne peut-elle produire que des pauvres instruits. Mais depuis toujours la tradition du mouvement ouvrier est de lutter contre l'ignorance, car l'instruction non seulement est un bien en soi, mais est aussi une arme dans le combat pour la transformation de la société. Défendre l'école républicaine, c'est donc défendre un point de vue de classe, le point de vue des travailleurs qui forment l'immense majorité du pays. Défendre l'école républicaine, c'est enfin affirmer qu'une société humaine ne peut vivre que s'il existe un bien commun, qui appartienne à tous et à personne et que la vie humaine ne peut subsister dans " les eaux glacées du calcul égoïste " et l'utilitarisme à courte vue.
Voilà quelques éléments qui permettent de commencer à définir ce que devrait faire un véritable parti des travailleurs, rompant résolument les magouilles d'une gauche plurielle " blairisée " et consacrée exclusivement à la défense du désordre capitaliste.
(c) Denis Collin – le 21 Mars 2000.

On comprend donc que le conflit, larvé pendant longtemps, ouvert aujourd'hui, entre le ministre Allègre et le monde enseignant concentre les questions politiques de l'heure. À bien des égards, c'est tout l'avenir de la coalition de la gauche plurielle qui se joue là, comme semblent d'ailleurs s'en rendre compte les alliés du PS, PCF et MDC, qui ne cachent plus leur mécontentement à l'égard du vieux copain de basket de Jospin. Même les socialistes s'inquiètent et commencent à le faire savoir. Il est vrai que de nombreuses délégations assaillent les permanences de députés, pour leur offrir les cartes électorales appelées à ne plus servir… Les députés aiment bien Allègre, mais leur siège leur est encore plus cher. Dans les médias, on s'intéresse surtout à l'anecdotique : les coups d'éclat et les injures du ministre à l'égard des enseignants, les opérations publicitaires tapageuses et les colloques coûteux. Quand les enseignants protestent, on tente de ramener cela à du simple corporatisme ou à des questions de rallonge budgétaire. Tout est fait pour les enjeux politiques fondamentaux soient escamotés. Ces enjeux sont situés à plusieurs niveaux :
1/ l'éducation est une des questions centrales aujourd'hui dans le processus de la mondialisation du capital ;
2/ l'école en France est des points où s'exprime la résistance à la destruction de la République et de la souveraineté populaire au profit du gouvernement technocratique européen ;
3/ la question de l'école peut être l'axe d'une recomposition politique et d'une reconstruction des forces du mouvement ouvrier. Ce sont ces trois enjeux que j'étudierai en premier lieu. Ensuite il s'agira d'étudier comme se disposent aujourd'hui les diverses forces politiques et syndicales. Enfin je tenterai de dessiner quelques axes des batailles à venir.

La théorie de l'évolution. État des connaissances, controverses et usages frauduleux


Le droit naturel


Communauté, société, communautarisme


Qu'est-ce que la justice sociale?


Pour une critique de l'utilitarisme


Utilité et intérêt

Les théories utilitaristes dont Bentham, Mill et Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance philosophique, les représentants les plus connus ne doivent pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou les théories du " rational choice ", bien qu'il y ait chez Hobbes une dimension utilitariste évidente – mais on pourrait aussi déceler cette dimension chez Spinoza et certaines formes d'utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la pensée d'Aristote. peut-être même faut-il accepter cette remarque de J.S. Mill :
Tous les partisans de la a priori, pour peu qu'ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours à des arguments utilitaristes.
D'emblée, chez Jeremy Bentham par exemple, l'utilitarisme prend un tour qui l'éloigne du calcul de l'intérêt hobbesien. Alors que chez Hobbes il s'agit de seulement de la survie – la première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre vie – l'utilitarisme pose au premier plan la question du bonheur. Il s'agit, en effet, de construire une " arithmétique des plaisirs " qui permette d'accorder " le bonheur au plus grand nombre ". Est utile ce qui augmente le bonheur de la , mais à condition de ne pas oublier que la est un " corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la . Au lieu d'opposer l'intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l'intérêt commun n'est pas autre chose que l'intérêt des individus et l'intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou " ce qui revient au même ", la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous disposons d'un critère permettant de reconnaître une action  : est moral qui ce qui permet d'augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une donnée. Ce n'est donc plus l'intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous – si possible. Alors qu'on pouvait se demander si la philosophie de Hobbes pouvait encore fonctionner comme , ici nous sommes bien dans une philosophie et même une éthique qui part de la définition de ce qu'est la vie bonne pour rapporter nos règles de vie et nos actions à cette définition.
Bonheur et plaisir

L'arithmétique des plaisirs de Bentham souffre de nombreuses lacunes sur le plan de la philosophie , quoique par sa simplification même elle puisse fournir une philosophie parfaitement adaptée à l'économie politique devenue science économique.
Tout d'abord la définition du bonheur comme plaisir est fort discutable sauf à donner au plaisir un sens si large qu'il recouvre entièrement la notion même de bonheur. Or ce n'est pas ce que fait Bentham. Pour lui parler de bonheur sans le lier immédiatement au plaisir, c'est tout simplement du bavardage métaphysique. Mais le plaisir lui-même doit être défini de manière suffisamment sage pour être compatible avec les bonnes mœurs. Bentham n'est pas un libertin français et encore moins le marquis de Sade ! Donc, le plaisir est transformé, conformément en cela avec les enseignements d'Épicure, en une simple absence de douleur – l'aponie épicurienne. Cette double réduction est malheureusement tellement contraire à nos intuitions courantes qu'on ne voit pas bien comment elle pourrait s'imposer d'elle-même. Parmi nos plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou de la douleur. Épicure lui-même sait qu'il faut apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition même du plaisir. Et le Montaigne de l'essai " Sur quelques vers de Virgile " est bien plus convaincant que l'hédonisme simplificateur – pour ne pas dire simpliste – de Bentham.
Conscient de ces faiblesses, Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur et du plaisir. À l'arithmétique, il cherche à substituer une définition qualitative des plaisirs. Le plaisir que l'homme doit rechercher est d'abord le plaisir moral lié à l'exercice de la pensée. Ainsi, J.S. Mill rappelle que le but de la philosophie est de trouver un " premier principe reconnu ", car l'absence d'un tel principe " a fait de la moins le guide que la consécration des opinions professées par les hommes. " Ce qui implique donc que les utilitaristes se proposent de réussir là où les autres spécialistes de ont échoué. Mais quel est donc ce " premier principe " ? Il s'agit tout simplement du " bonheur ", ce qui situe l'utilitarisme dans le champ bien connu de l'eudémonisme. Mais se situant apparemment dans la même tradition épicurienne que Bentham, Mill affirme
Par " bonheur " on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par " malheur " la douleur et la privation de plaisir.
Mais immédiatement après, Mill s'empresse de se séparer de tous ceux qui pourraient lui rappeler que tout plaisir vient du ventre. Il faut incorporer à l'épicurisme originel des utilitaristes " beaucoup d'éléments chrétiens aussi bien que stoïciens. " Et donc les plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur ne sont pas ceux de la sensation mais ceux " que nous devons à l'intelligence, à la sensibilité, à l'imagination et aux sentiments moraux. " Il faut donc distinguer les plaisirs selon leur qualité :
Peu de créatures humaines accepteraient d'être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s'ils avaient la conviction que l'imbécile, l'ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu'eux-mêmes avec le leur.
C'est pourquoi
Il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait.
De ceci se conclut que " l'idéal utilitariste, c'est le bonheur général et non le bonheur personnel. " On voit par là que l'extension de la notion de plaisir et l'introduction de la différence qualitative entre les plaisirs rapproche considérablement Mill des éthiques eudémonistes traditionnelles, d'inspiration aristotélicienne ou chrétienne et si un certaine insatisfaction veut mieux qu'une satisfaction vile, on ne voit plus bien où se trouve le principe premier qui soit en même temps un critère empirique que nous promettaient les utilitaristes. La est ce qui conduit au bonheur ; or le bonheur réside dans le plaisir et le plaisir réside dans la et alors le bonheur réside dans la et par conséquent Mill n'est pas un utilitariste mais un stoïcien qui cherche à parler avec les mots d'une pensée anglaise dominée par l'empirisme et l'économie politique. Ou encore le plaisir réside dans la connaissance et la contemplation du vrai et alors le bonheur réside dans la theoria des Grecs et par conséquent Mill est un aristotélicien. Ou encore, comme le disait déjà Descartes qui voulait mettre d'accord stoïciens et épicuriens, le plus grand contentement de soi réside dans le bon usage du libre arbitre et alors Mill est d'accord avec la cartésienne. Bref, l'extension proposée par Mill transforme presque toutes les morales en morales utilitaristes.
Pour les utilitaristes, la version proposée par Mill présente encore un autre défaut. L'utilitarisme de Bentham a l'avantage d'être la philosophie adéquate à l'économie politique en voie de se transformer en pure et simple apologie du mode de production capitaliste. Il n'en va pas de même avec Mill puisque la préférence pour la vie vertueuse peut s'opposer à la recherche individuelle du maximum de biens matériels qui constitue le principe de base du capitalisme concurrentiel. On peut, en effet, prétendre que l'idéal de la science économique est celui du porc satisfait auquel Mill préfère l'homme insatisfait. Tant que l'économique se contente d'être le moyen au service de la vie, selon la conception traditionnelle qui remonte à Aristote, il n'y a aucun problème particulier. Avec la science économique moderne, il en va autrement puisqu'elle prétend fournir un modèle indépassable pour le droit, la politique et la . Les deux premiers aspects sont vus plus loin. Pour le troisième, si un homme respecte sa parole ou sa signature dans les contrats et si la propriété privée est protégée, il n'y a pas d'autre précepte moral à produire puisque chacun cherchant à maximiser ses avantages sur le plan économique concourra au bonheur de tous. Celui qui est obsédé par la volonté d'avoir toujours plus d'argent, quels que soient les moyens – légaux – employés, celui est véritablement l'être moral. Ambition dévorante, cupidité, égoïsme, absence de toute compassion à l'égard de la souffrance, ce ne sont plus des vices mais des à-côté éventuellement désagréables, et la compassion, la charité, le respect des autres, le courage et la mesure ne sont plus que des vertus annexes qui ne sont pas requises et peuvent même être dangereuses – les économistes classiques n'ont pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui, par compassion, veulent aider les pauvres et œuvrent ainsi contre le progrès économique. Discours qui reste celui des grandes institutions économiques (OCDE, AMC, FMI, etc.) aujourd'hui plus que jamais. Un tel discours trouve dans l'utilitarisme de Bentham sont complément idéal. Mais l'utilitarisme de Mill ne peut remplir cette fonction, sauf au prix de contorsions et d'hypothèses supplémentaires. Si l'utilitarisme de Mill est la adéquate au , ce serait seulement entendu dans le sens américain du terme – les " libéraux " sont, outre-Atlantique, plutôt classés à gauche et se donnent comme les porteurs du souci de justice sociale. Si la liberté individuelle est un bien intangible, il est nécessaire cependant de la rendre compatible avec le bonheur général qui constitue, pour Mill, le critère suprême de l'action . Ce qui explique tout à la fois le féminisme, la défense du droit au non conformisme et les tendances socialisantes qui caractérisent cette pensée.
Mill critique de Kant

Dans sa défense de l'utilitarisme, Mill affirme que même Kant, le plus souvent, détermine si une maxime peut valoir comme loi universelle en envisageant ses conséquences et donc en se plaçant d'une certaine manière sur le terrain même de l'utilitarisme. Mill a certainement raison pour quelques uns des exemples utilisés par Kant, mais il a tort de généraliser. Dans la réponse à Benjamin Constant, D'un prétendu droit de mentir par humanité, l'argumentation de Kant est en effet très utilitariste, en dépit du refus de tout critère conséquentialiste dans la doctrine kantienne. Pourquoi le droit de mentir doit-il être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine ? Kant donne deux arguments :
1.      Tout mensonge, quelles qu'en soient les raisons, constitue une injustice envers l'humanité tout entière, car en s'autorisant à mentir, cette action a pour effet que des déclarations en général ne trouvent pas de créance, et que, par conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des contrats tombent également.
2.      Le deuxième argument est plus singulier, puisqu'il consiste à mettre en garde ce qui serait tenté d'accepter le mensonge " bien intentionné " contre les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter :
Si tu as, par exemple, empêché d'agir par un mensonge quelqu'un qui se trouvait avoir des intentions meurtrières, tu es responsable d'un point de vue juridique de toutes les conséquences qui pourraient en résulter. Mais si tu t'en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquences imprévues.
On est bien ici dans une argumentation de type utilitariste : il est bon pour l'humanité toute entière que le principe de la parole donnée puisse être tenu pour valide ; il est toujours préférable pour moi de ne pas mentir, c'est la stratégie qui m'épargnera les ennuis dans lesquels on tombe inévitablement dès qu'on se met à mentir. Du point de vue même qui est celui de Kant, tout ce texte est très problématique. Il démontre aussi que le principe d'universalisation qui est à la base de l'impératif kantien recèle de nombreuses difficultés : l'argument de Kant va tellement contre notre sens commun – je dois mentir aux assassins, contrairement à ce qu'affirme Kant – qu'il peut sembler ouvrir la voie à toutes les maximes morales les plus contradictoires entre elles. Mais je laisse de côté, pour l'instant les difficultés de la kantienne.
Mill semble donc fondé à écrire :
[Kant] reconnaît virtuellement que l'intérêt de l'humanité envisagée collectivement, ou tout au moins de l'humanité envisagée sans distinction de personnes, doit être présent à l'esprit de l'agent quand il juge en conscience de la moralité de l'acte.
On pourrait admettre, à la rigueur cette formulation, qui n'est pas très éloignée de cette autre formulation de l'impératif catégorique qui nous commande de considérer l'humanité comme une fin en soi. Cependant, cela ne fait pas de la kantienne une utilitariste. Mill propose d'interpréter ainsi le principe de Kant :
Nous devons diriger notre conduite d'après une règle que tous les êtres raisonnables puissent adopter avec avantage pour l'intérêt collectif.
Aussi proche de l'impératif catégorique que cette formulation puisse sembler, elle est cependant réductrice et conduit finalement à méconnaître ce qui constitue le nerf de la métaphysique des mœurs. L'intérêt collectif de l'humanité ne suffit pas à définir le devoir moral. Et Kant s'en explique clairement dans un des passages les plus remarquables de la 2ème section des Fondements de la métaphysique des mœurs :
Enfin un quatrième à qui tout sourit, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au ciel ou que lui-même peut l'être de son fait, je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; mais je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être et d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait fort bien subsister, et assurément dans de meilleurs conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais, en revanche, trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de la sympathie et de l'assistance des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Ce quatrième à qui tout sourit, c'est " l'homme aux écus " de la première section du Capital de Marx. C'est le bourgeois égoïste qui propose que chacun poursuive c'est propres fins et que c'est ce qu'on peut faire de moins mal pour l'humanité tout entière. Sur le plan factuel, Kant admet les prémisses de ce raisonnement. L'égoïsme rationnel est sans doute un bon calcul et pourrait même être profitable à l'humanité. Mais nous ne pouvons pas le vouloir sans nous contredire nous-mêmes. Il ne suffit donc pas qu'un principe soit applicable et avantageux pour l'humanité dans son ensemble, il faut encore que je puisse le vouloir en tant que je suis un être rationnel-raisonnable. D'où la conclusion :
… à coup sûr l'humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d'autrui, tout en s'abstenant d'y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce ne serait là cependant qu'un accord négatif, non positif avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres.
On reviendra sur la critique de cette " conception purement négative ", celle-là même qu'on trouvera dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. On se contentera pour l'instant de noter le plus important, ce qui sépare Kant des utilitaristes les plus préoccupés du respect de l'autre et du bonheur de l'humanité : les utilitaristes se placent sur le plan de nos tendances spontanées et de ce qui est faisable sans contradiction alors que Kant rompt radicalement avec cette conception en se plaçant du point de vue du vouloir humain. Je peux donc je veux, dit l'utilitariste. Je dois, donc je peux, répond Kant. Ainsi la critique que Mill adresse à Kant manque-t-elle son but. En même temps, tout cela démontre combien les utilitaristes sont loin d'avoir la profondeur et l'ampleur de vue qu'exige la philosophie .
Rawls critique de l'utilitarisme

John Rawls, depuis la publication de la Théorie de la justice, cherche à construire une théorie politique. pourtant cette théorie politique est appuyée sur une conception de la dont l'inspiration kantienne est explicite. La troisième partie de la Théorie de la justice est, d'ailleurs, consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie politique dans une philosophie .
Dans la mesure où il affirme la priorité du juste sur le bien, Rawls ne pouvait que s'opposer vigoureusement à l'utilitarisme classique, car pour ce dernier, la priorité est rigoureusement inverse. Montrant que les principes de justice conduisent souvent à des situations indécidables, Mill affirme ainsi que " c'est l'utilité sociale qui permet de décider entre l'un et l'autre ". La subordination de la justice ne pouvait pas être exprimée plus clairement. On retrouve la même idée formulée avec plus de précision un peu plus loin :
Tous les hommes étant également fondés à réclamer le bonheur sont également fondés par là même, et de l'avis du moraliste et du législateur, à réclamer tous les moyens de l'atteindre, mais seulement dans les limites qu'imposent à la maxime les exigences inévitables de la vie humaine et de l'intérêt général, dans lequel est compris celui de chaque individu ; ces limites doivent d'ailleurs être strictement tracées.
Ce qu'on peut encore résumer ainsi :
Toutes les personnes sont estimées avoir droit à l'égalité de traitement, à moins que quelque intérêt social reconnu n'exige le contraire.
La justice n'a sa place que pour autant qu'elle ne contredit pas la nécessaire recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice au bien – et même plus exactement au bonheur – trouve son expression concentrée dans la formulation qu'en donne Sidgwick et qui constitue le point de départ de la critique de Rawls : une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie.
Rawls fait d'abord remarquer que l'utilitarisme appliqué à la justice repose sur l'idée qu'il y a un passage naturel entre ce qui est bon pour l'individu à ce qui est bon pour le groupe, autrement dit " La justice sociale est l'application du principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat. " Dans la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en cause radicalement, car il s'oppose au principe d'égalité, sur lequel repose la théorie du contrat social :
Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d'augmenter la somme totale. En l'absence d'instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu'elle maximise la somme algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents qu'elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C'est pourquoi, semble-t-il, le principe d'utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l'idée de réciprocité implicite dans le concept d'une société bien ordonnée.
L'utilitarisme n'est pas une théorie erronée du comportement humain. Rawls doute visiblement que les hommes soient une espèce dotée naturellement d'un altruisme solide et durable. Par conséquent, il est certainement raisonnable de considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que conteste Rawls, ce n'est pas cela. C'est qu'on puisse étendre cette conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait être construite une société bien ordonnée. Le passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des conceptions morales des utilitaristes, car l'utilitarisme ne peut être une conception que si le bien individuel et le bien collectif peuvent être identifiés. Or, ce passage, affirme Rawls, est illégitime, non parce que les individus seraient différents de ceux que décrit l'utilitarisme, non parce que l'on devrait opposer à l'utilitarisme des morales moins profanes, fondées sur l'obéissance à la loi divine ou à la loi naturelle ou à tout ce que veut d'autre ; mais tout simplement parce que des individus " utilitaristes " placés dans les conditions initiales où l'on doit choisir les principes de base d'une société bien ordonnée ne choisiraient pas le principe d'utilité comme principe architectonique. L'argumentation de Rawls a suscité chez ses commentateurs et critiques un grande perplexité, en ce qu'on y voit se combiner des présuppositions utilitaristes et une référence appuyée aux morales déontologiques du type de celle de Kant. Cette combinaison semble fortement contradictoire et peut-être même explosive.
Le pari de Rawls est que cette combinaison paradoxale permet de construire une théorie robuste. La philosophie de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique, comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et l'existence d'un souverain bien qui réconcilierait l'obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la de Kant ne serait donc possible que si on est un bon protestant piétiste. Un athée reconnaîtrait les exigences morales issues de l'impératif catégorique – pour en arriver là il lui suffit simplement de suivre sa propre raison dans son usage pratique – mais Kant a l'air de croire que mettre en pratique ces exigences serait au dessus de ses forces, faute de ce réconfort moral que lui prodigue la foi – l'idée qu'en agissant bien je serai digne du bonheur … dans l'au-delà ! D'où les accusations si fréquentes qui font de la de Kant une "  de curé ", accusations injustes si on veut bien admettre qu'en réalité la catholique issue en partie de l'aristotélisme revu par saint Thomas d'Aquin est, pour l'essentiel, une eudémoniste voire utilitariste et non une déontologique. La structure de la raison pratique kantienne, du reste, ne rend pas bien convaincant ce recours aux postulats. Il reste que Kant pose une question bien embarrassante : comment l'homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices qu'impose le respect de la loi s'il est privé de cette référence à une transcendance divine. Habermas laïcise définitivement le kantisme en montrant que le principe d'universalisation (principe " U ") découle des présuppositions pragmatiques de l'argumentation. Rawls prend une autre voie pour aboutir à ce résultat, celle de la procédure propre aux théoriciens du contrat social. Des individus placés dans des conditions initiales adéquates et ne raisonnant que d'un point de vue utilitariste adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu'individu ayant besoin de la coopérer avec les autres individus tout en ayant des intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que je forme avec les autres soit un système coopération équitable.
Or le principe de maximisation du bien général peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d'une coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que certains membres de la . Les Grecs anciens ne concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans l'institution de l'esclavage ; c'est même un des arguments fondamentaux d'Aristote en faveur de l'esclavage : s'il n'y a plus d'esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions de la vie et il n'y aura plus d'hommes libres, c'est-à-dire d'hommes qui puissent se livrer aux activités les élevées et les plus dignes de l'essence humaine. Mais personne ne pourrait choisir une situation où il risque d'être esclave – à moins d'être fou, disait déjà Rousseau – et, par conséquent, une société fondée sur l'esclavage, même si elle maximise le bien général ne serait pas une société bien ordonnée.
On peut certes imaginer qu'il y a des frontières déterminées au delà desquelles le principe d'utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne – qui interdirait par exemple l'esclavagisme – mais en ce cas l'utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère permettant de définir les comportements humains auxquels doit s'attacher la qualification de " bon " : un comportement est bon non pas s'il est utile, mais s'il respecte la personne. Et on retombe alors dans une déontologique de type kantien, ce à quoi pourtant l'utilitarisme nous promettait d'échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d'un point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées. C'est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements individuels par ce qu'on croit être le bien commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne et le principe d'égale liberté.
Revue des critiques de l'utilitarisme

L'utilitarisme est face à un dilemme redoutable. Soit il s'en tient à sa version " matérialiste " primitive, type Bentham et alors il tombe dans les difficultés les plus sérieuses – il est une doctrine à peu près inconsistante sur le plan logique. Soit, au contraire, il cherche à échapper à ces difficultés, dans sa version sophistiquée de type Mill – à l'utilitarisme pur et dur, Mill substitue en fait un théorie mixte – mais alors il se heurte à une double opposition :
1.      il est devenu incapable de remplir le programme qui est le sien, à savoir découvrir un principe premier qui puisse servir de critère de jugement moral sans recourir aux morales a priori ;
2.      il ne peut plus nous sortir des embarras dans lesquels la métaphysique nous avait laissé ; l'arithmétique des plaisirs promettait une procédure de calcul de la valeur d'un acte. L'introduction des plaisirs qualitatifs exclut cette procédure et rend parfaitement indéterminés les avantages supposés de telle ou telle action.
Les embarras de l'utilitarisme ont leurs racines dans des contradictions logiques dont on peut trouver l'analyse chez Moore. La première de ces confusions est celle qui découle du fait que l'utilitarisme est un hédonisme. Or, comme le montre Moore, " la conscience du plaisir n'est pas le bien unique, et de nombreuses situations dans lesquelles elle est incluse à titre de partie sont bien meilleures qu'elle. " La deuxième confusion résulte de l'idée que le bien propre et le plaisir personnel sont la même chose. Voici la conclusion de la réfutation qu'en donne Moore :
La seule raison que je puisse avoir de viser mon " bien propre ", c'est qu'il soit bon absolument que ce que j'appelle ainsi m'appartienne – bon absolument que j'aie quelque chose que d'autres ne peuvent avoir si, moi, je l'ai. Mais s'il est bon absolument que je l'aie, alors toute personne a autant de raison que j'ai moi-même de viser le fait le que je l'aie. Si, donc, il est vrai de l'intérêt ou du bonheur de tout homme pris isolément qu'il doive être sa seule fin ultime, cela ne peut vouloir dire qu'une chose : que l'intérêt ou le bonheur de cet homme est le bien unique, le bien universel et la seule chose que quiconque a le devoir de viser. Ce qu'affirme donc l'égoïsme, c'est que le bonheur de chaque homme est le bien unique – qu'un bon nombre de choses différentes sont chacune la seule bonne chose qui soit – ce qui est une contradiction absolue ! On ne pourrait rêver plus complète et plus totale réfutation d'une théorie.
De cela découle, pour Moore qu'il n'y aucun sens à parler d'un égoïsme rationnel et donc l'utilitarisme est une philosophie inconsistante logiquement.
L'échec de l'utilitarisme au regard des buts qu'il se propose lui-même n'est pas vraiment étonnant. L'utilitariste se propose de décrire les motivations psychologiques humaines et il découvre que les hommes cherchent leur utile propre, agissent en fonction de leurs intérêts et voudraient être heureux. Mais pour construire une , il ne suffit pas de décrire les mœurs humaines ; il faut être capable de dire ce que les hommes doivent faire. Or il n'y aucun sens à dire que les hommes doivent rechercher le bonheur ; cela n'aurait pas plus de sens que d'édicter des préceptes pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à faire l'amour. De ce point de vue, il faut rendre grâce à Kant d'avoir démontrer que le bonheur ne pouvait jamais être un principe moral – non qu'il faille être malheureux pour être moral, mais parce que le bonheur et la appartiennent à deux ordres de l'existence humaine qui n'ont aucun rapport l'un avec l'autre, même sous la forme du sophisme subtil du " bonheur moral " dont Kant a montré les antinomies.
Enfin, l'expérience pratique démontre que l'utilitarisme ne nous permet absolument pas de départager les comportements humains qui peuvent être tenus pour vertueux de ceux qui peuvent être tenus pour vicieux. La multiplicité des conceptions du bien propre interdit qu'un tel critère puisse raisonnablement être tenu pour valable. Le fait pour les individus de pouvoir poursuivre librement la recherche de leur satisfaction égoïste individuelle peut être considéré comme moralement acceptable du point de vue utilitariste, puisque si on adopte les théories de l'économie politique classique, le " laissez faire " est ce qui permet d'augmenter au maximum la richesse globale de la société et ainsi, en de cette forme particulière de la doctrine de l'harmonie préétablie qui a été popularisée par Adam Smith, l'égoïsme individuel le plus cruel se trouve être en même temps le comportement moral par excellence ! Mais en même temps, les philosophes utilitaristes démontrent tous que les comportements altruistes sont profitables à tous et donc profitables à l'individu qui les adopte. Par conséquent la même doctrine utilitariste vous recommandera de ne jamais pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la société humaine et de pouvoir bénéficier le cas échéant de la même aide que celle qu'on fournit à autrui quand on en a la possibilité (règle d'or). Théoriquement inconsistant, l'utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et peut servir de légitimation à tout et au contraire de tout.
Denis COLLIN

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