dimanche 5 mars 2017

Le moi est-il haïssable ? (le moi comme question morale)


Au moment même où Descartes fait de l’ego cogito le « sol natal de la vérité » (Hegel), les moralistes que Nietzsche appréciait tant, les Pascal et les La Rochefoucauld, démontaient méthodiquement les illusions du moi. Pas de Dieu trompeur ni de malin génie : le grand trompeur, c’est le moi.
Se défaire de ce que dicte l’amour-propre, telle est la première tâche pour qui veut se connaître. Saint Augustin mettait déjà en opposition la cité terrestre fondée sur l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu et la cité céleste fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’homme ne se connaît pas et ne peut se connaître qu’à travers Dieu et, en se connaissant lui-même, il retrouve Dieu dans la demeure de son âme. Ainsi le moi apparaît-il comme le premier obstacle à la connaissance de Dieu et à la connaissance de soi.

L’illusion volontaire

Il revient à Pascal, ce grand continuateur de saint Augustin, d’instruire le procès du moi. « Le moi est haïssable »1 écrit-il dans une phrase célèbre … et peut-être pas toujours bien comprise car, comme le dit Lucien Goldmann, Pascal ne répond jamais par oui ou non mais toujours par oui et non.2
La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.3
Ainsi le moi est identifié à l’amour-propre. Le moi n’est pas une chose, une partie de l’homme, il n’est pas l’âme, il est simplement l’amour-propre. Or cet amour-propre est proprement ce qui corrompt l’âme. D’une part l’amour-propre incline à tous les péchés – ainsi la comédie est « dangereuse pour la vie chrétienne » parce qu’elle flatte l’amour-propre et prépare ainsi l’âme à accueillir tous les plaisirs et toutes les douceurs et les plaisirs représentés dans la comédie.4 D’un autre côté cet amour-propre est ce qui nous pousse à nous faire Dieu et donc à ignorer le vrai Dieu. C’est pourquoi :
Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.5
Rien de ce qui en nous est « aimable », nos qualités, nos richesses, nos connaissances, etc., rien de cela nous le méritons, rien de cela ne doit être rattaché aux qualités propres du moi. Nous ne méritons pas plus qu’un autre. Pourquoi celui-ci est-il touché par la grâce et pas celui-là ? « Mérite, ce mot ambigu »6 : Pascal reprend ici la controverse augustinienne contre les pélagiens : La grâce ne nous est pas donnée en échange de nos mérites affirme saint Augustin7 et quand Dieu couronne nos mérites il couronne ses dons ! Réciproquement, être juste ne nous garantit de rien. Pascal rappelle saint Augustin qui a dit que la force serait ôtée au juste.
Rien donc ne vient justifier l’amour-propre. Au contraire la vérité, celle que la foi ouvre au croyant donne toutes les raisons d’aller jusqu’au mépris de soi :
Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors de l’homme, et une nature corrompue.8
L’amour-propre s’oppose donc à cette véritable connaissance de la nature humaine, et à la foi sur laquelle elle repose. Et par conséquent l’amour-propre ne peut reposer que sur une tromperie, qui masque cette nature corrompue et prend les défauts à mérite.
Il [l’amour-propre] ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris.9
« Misère de l’homme sans Dieu » : tel est le titre de cette partie selon la classification des liasses de Pascal par Brunschvicg. Misère non pas accidentelle mais consubstantielle. Misère que rien de ce qui appartient en propre à l’homme ne peut venir compenser :
Vanité des sciences. – La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la , au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.10
Et immédiatement après :
On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes, et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.11
Inversion de la réalité : nous nous faisons mérite de ce qui est le moins important car le plus important, nous ne le méritons, nous le l’avons pas appris mais le tenons de la grâce, du don de Dieu… Et parmi toutes ces sciences qui ne nous apportent aucun science des choses véritablement importante, la philosophie figure en bonne place, elle qui se termine dans le pyrrhonisme, le scepticisme et la suspension du jugement. « Nous voilà bien payés ! »12
L’embarras dans lequel se trouve l’amour-propre produit la « haine mortelle » contre cette vérité. L’amour-propre ne se peut regarder lui-même en face. Il lui faut un miroir trompeur, un miroir courtisan qui lui répète qu’il est le plus beau. Mais en même temps, il ne peut pas ne pas voir cette vérité :
Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.13
Mentir aux autres, se montrer sous un jour flatteur, jouer des apparences et se mentir à soi-même, c’est tout un. En mentant aux autres, je me mens à moi-même. Mais ce mensonge est fait de deux éléments contradictoires. Si je mens aux autres, j’espère que les autres ne connaîtront jamais la vérité, mais il m’est impossible de me mentir à moi-même en ne connaissant pas la vérité. Je mens aux autres et je me mens à moi-même parce que je connais la vérité.14 Comme toujours chez Pascal, on a l’un et l’autre, la contradiction sans dépassement, c’est-à-dire la condition tragique de l’homme. Par conséquent, le plus grand mal pour l’homme n’est pas d’avoir des défauts – il ne peut en être autrement car pour la créature Dieu est d’abord perdu et la nature est corrompue – mais de ne pas vouloir les reconnaître. Comment peut-on ne pas reconnaître ce qu’on a devant les yeux ? Comment peut-on ne pas vouloir voir ce qu’on voit ? Il faut, nouvel oxymore, succomber à « l’illusion volontaire » qui est l’injustice par excellence puisque nous voulons pour nous-mêmes quelque chose que nous ne saurions tolérer des autres :
Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.15
Ainsi, que les autres nous montrent nos vices, cela devrait nous rendre heureux puisqu’ils contribuent à ce que nous sortions de l’erreur et de l’injustice. Au fond, être méprisé quand on est méprisable, c’est encore le mieux que nous puissions souhaiter si nous anime encore le sens de la justice. Mais l’amour-propre ne le permet pas :
Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ?16
Il y a certes des degrés dans cette aversion pour la vérité. Mais elle est en chaque homme et inséparable de l’amour-propre. Le moi est le foyer de toutes les tromperies, de tous les mensonges. Parce que nous voulons tromper et nous voulons nous tromper sur nous-mêmes nous finissons par être trompés par les autres :
Si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.17
Et c’est pourquoi nos réussites, nos succès mondains nous éloignent toujours d’avantage de la vérité. D’où cette conclusion sans appel de Pascal :
Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il parle alors sincèrement et sans passion.
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.18
Ainsi, l’amour-propre, c’est-à-dire le regard que le moi porte spontanément sur lui-même, est la source de cette illusion volontaire qui contamine toute la vie sociale et ne lui laisse pour fondements que ces illusions qui prennent d’autant plus de force qu’elles peuvent compter sur la force de l’imagination cette « maîtresse d’erreur ». Le pire, peut-être est que cet amour propre n’a pas d’objet. Qu’est-ce que le moi ? Pour savoir, dit Pascal, il faut se donner ce qu’on aime en moi quand on m’aime. Si on aime quelqu’un à cause de sa beauté, on ne l’aime pas lui-même puis la maladie peut détruire cette beauté. Il en va de même pour les qualités morales qui peuvent se perdre.
Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne font point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ?19
Ce moi est à la fois impérissable et même temps inaccessible ; ses qualités (périssables) ne le définissent pas, elles n’explicitent pas une essence. Mais comme on peut l’aimer que ses qualités, il n’est donc pas aimable. Alors le moi est-il haïssable ? Sans aucun doute : il est se veut le centre de tout et veut asservir les autres. L’honnêteté, les bonnes mœurs n’y peuvent rien. Elles peuvent masquer aux autres l’incommodité de ce moi qui veut les asservir mais nullement en supprimer l’injustice. Reste ce que le Rédempteur met en moi, ces sentiments de sincérité et de fidélité aux hommes, la « tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a unit »20. Dans l’amour de Dieu et l’amour des autres hommes (la charité) réside la vraie connaissance du moi, dépouillé des illusions et de l’injustice.

Peindre noir sur noir

À traquer les illusions du moi, La Rochefoucauld emploie son art avec une constance remarquable. Jacques Lacan introduit ainsi l’auteur des Maximes dans le Séminaire II21 :
La Rochefoucauld (…) s’est mis tout d’un coup en tête de nous apprendre quelque chose de singulier sur quoi on ne s’est pas assez arrêté et qu’il appelle amour-propre.22
Mais Lacan précise que l’apport de La Rochefoucauld ne se limite pas à la découverte de l’amour-propre ou du rôle de l’intérêt, thèmes largement explorés par la tradition.
Ce qui est scandaleux chez La Rochefoucauld, ce n’est pas que l’amour-propre soit pour lui au fondement de tous les comportements humains, c’est qu’il est trompeur, inauthentique. Il y a un hédonisme propre à l’ego et qui est précisément ce qui nous leurre, c’est-à-dire nous frustre à la fois de notre plaisir immédiat et des satisfactions que nous pourrions tirer de notre supériorité par rapport à ce plaisir.23
Le propos de La Rochefoucauld est d’abord explicitement moral. Contre le renouveau du stoïcisme, si caractéristique de l’âge classique, et contre ceux qui, tel La Mothe le Vayer, défendaient la des anciens païens24, il veut faire valoir la du christianisme authentique, celui que professent ses amis de Port-Royal. Les Réflexions ou sentences et maximes morales qui connaissent cinq éditions remaniées parfois assez profondément, entre 1665 et 1678, se veulent un « portrait du cœur de l’homme ».25 Mais un portait qui risque de déplaire et de subir la « censure » de certaines personnes, car ces maximes sont « remplies de ces sortes de vérités dont l’orgueil humain ne se peut accommoder. » Elles traitent en effet de l’amour-propre comme « corrupteur de la raison » mais en réalité La Rochefoucauld va bien au-delà de cette problématique qui pourrait paraître un peu conventionnelle.
Souvent traits d’esprit brillants, courtes pour la plupart, les maximes doivent être faciles à se remémorer – comme le devaient être les préceptes mis à l’honneur par Sénèque dans ses exercices spirituels. Elles sonnent d’une petite musique très particulière, où semble se mêler un peu de cynisme et un profond pessimisme à l’endroit de cet homme essentiellement corrompu. Souvent un humour sombre :
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.26
Mise en exergue de l’édition de 1678, une première maxime donne le ton :
Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés.
Un constat qui conviendrait bien aux personnages principaux de Lorenzaccio… Suit immédiatement une véritable déconstruction, une démolition de la théorie traditionnelle (aristotélicienne ou stoïcienne) des vertus.
Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes.
« N’est souvent », dit La Rochefoucauld : il se garde donc bien d’énoncer une vérité générale, intangible. Cependant, il entreprend une analyse des vertus qui s’opposent catégoriquement aux idées partagées par la plupart des philosophes anciens (ces païens vertueux, chez à La Mothe Le Vayer). Les vertus ne sont pas des dispositions caractéristiques du caractère de l’individu. Il n’y a pas d’essence des vertus, du moins pas « le plus souvent », car nous nommons vertus un assemblage d’éléments qui, en eux-mêmes, n’ont rigoureusement rien de vertueux. Nietzsche, lecteur critique de La Rochefoucauld, dira quelque chose d’assez proche à propos de la volonté : la volonté n’est pas une faculté de l’esprit, mais un résultat de mouvements vitaux variés qui se produisent dans l’individu et dont la volition particulière n’est qu’une résultante. La volonté n’est le plus souvent, dit Nietzsche, qu’un préjugé populaire.
« Vouloir » me semble être, avant tout, quelque chose de compliqué, quelque chose qui ne possède d'unité qu'en tant que mot, — et c'est précisément dans un mot unique que réside le préjugé populaire qui s'est rendu maître de la circonspection toujours très faible des philosophes.27
Suit une analyse subtile qui conduit Nietzsche à conclure « notre corps n'est qu'une collectivité d'âmes nombreuses »28 et que des actions combinées de ces collectivités se tirent un effet :
L'effet, c'est moi. Il se passe ici ce qui se passe dans toute bien établie et dont les destinées sont heureuses : la classe dominante s'identifie aux succès de la . Dans toute volonté il s'agit donc, en fin de compte, de commander et d'obéir, et cela sur les bases d'un état social composé d'« âmes » nombreuses. C'est pourquoi un philosophe devrait s'arroger le droit d'envisager la volonté sous l'aspect de la  : la , bien entendu, considérée comme doctrine des rapports de puissance sous lesquels se développe le phénomène « vie ».29
Moins détaillée et moins générale à la fois, l’analyse de La Rochefoucauld procède un peu selon les mêmes lignes. Il y a un assemblage d’actions, combinées par notre industrie et dont le résultat est ce que nous appelons , qui, « le plus souvent », n’est pas vertueuse puisque ses motivations sont tout sauf pures et vertueuses. C’est pourquoi « les vices entrent dans la composition des vertus. »30 Du reste cet arrangement semble découler de raisons naturelles :
La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées : elles ne sont, en effet, que la bonne ou la mauvaise disposition des organes.31
Au demeurant :
Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard.32
Il semble que La Rochefoucauld parle ici seulement de ce que « nous prenons pour des vertus » chez les autres : nous serions trompés en quelque sorte par l’apparence que les autres donnent d’eux-mêmes, par la « montre » comme dirait Balthasar Gracian33. La maxime II précise :
L’amour-propre est le plus grand des tous flatteurs.
Le flatteur cherche à tromper dont il espère abuser (« Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… ») ; mais si l’amour-propre est un flatteur, il ne peut que flatter le sujet le sujet lui-même et donc l’abuser. Ce n’est donc pas l’apparence des autres qui m’abuse au sujet de leur , mais bien l’apparence que je me donne à moi-même. Nous retrouvons ici ce que nous avons vu chez Pascal : le menteur et la victime du mensonge sont une seule et même personne. Ce sont les formes de cette tromperie de soi-même, de cette « fausse conscience » pourrait-on dire, que traque La Rochefoucauld.
Les vertus cachent les vices, l’envie, le ressentiment. Ainsi :
Le mépris des richesses était dans les Philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ;34
Ou encore :
L’aversion du mensonge est souvent une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d’attirer à nos paroles un respect de religion.35
Et ainsi de suite. Nos qualités prétendues ne sont souvent que les manifestations de l’amour-propre, tout comme Nietzsche découvrira derrière l’humilité et l’amour du prochain la volonté de puissance. L’amour-propre rend les « hommes idolâtres d’eux-mêmes ». La longue maxime qui figurait en tête de la première édition et que La Rochefoucauld a supprimée par la suite – détaille tous ces tours de l’amour propre. Il « cache l’homme à lui-même » et par conséquent les hommes sont souvent plus étrangers à eux-mêmes encore qu’ils ne le sont aux autres.

Conclusion

Nous avons donc ici, chez Pascal comme chez La Rochefoucauld, une théorie de la méconnaissance de soi, mais une théorie singulière. Si on invoque les passions (qui rendent aveugle) ou le rapport de l’âme et du corps qui ne produit que des idées confuses, ou d’autres thèses encore, le moi s’ignore lui-même pour des raisons qui lui sont quelque sorte exogène. Mais ici, c’est autre chose : la puissance même d’affirmation du moi est à la source du mécanisme de l’auto-illusion ou pour reprendre l’oxymore pascalien de « l’illusion volontaire ». Méconnaissance radicale, donc.
1 Pascal, Pensées, 455 de l’édition Brunschvicg, 597 de l’édition Lafuma. Nous donnons par la suite les références aux pensées en donnant dans l’ordre ces deux numérotations.
2 Lucien Goldmann, Le dieu caché, Gallimard, 1959, p.46
3 Pascal, Pensées, 100-978
4 Cf. Pensées, 11-764
5 Pensées, 492-617
6 Pensées, 513-930
7 Voir saint Augustin, Controverses pélagiennes : De la grâce et du libre arbitre, chap. V.
8 Pensées, 441-471
9 Pensées, 100-978
10 Pensées, 67-23
11 Pensées, 68-778
12 Pensées, 73-76
13 Pensées, 100-978
14 Il y a peut-être ici une idée de ce « mentir-vrai » par lequel Aragon désignera le nouveau style réaliste en littérature.
15 Pensées, 100-978
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Pensées, 323-688
20 Pensées, 550-931
21 Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978, réédition dans la collection « Points ».
22 Op. cit. p.19
23 Op. cit. p.20
24 La Mothe le Vayer, De la des païens,1641, in Les libertins, II, « La Pléiade », Gallimard, 2004. La Mothe le Vayer est protégé par Richelieu. La Rochefoucauld défend la reine, Anne d’Autriche. Cette querelle philosophique aurait pu être un épisode des Trois Mousquetaires !
25 Avant-propos de l’édition de 1665.
26 Maximes, XIX, édition 1678
27 Nietzsche, Par delà Bien et Mal, I, §19, édition de Henri Albert.
28 Comme le dirait Spinoza, le Corps humain est un individu composé d’un grand nombre d’individus eux-mêmes très composés…
29 Nietzsche, op.cit.
30 La Rochefoucauld, Maximes…, CLXXXII
31 La Rochefoucauld, Maximes…, XLIV
32 Op. cit., LVII
33 Balthasar Gracian (1601-1658), jésuite et écrivain espagnol, a consacré une partie de son œuvre à décrire les qualités de « l’homme universel », l’homme de cour prudent. Gracian affirme le primat de l’apparence.
34 Op. cit. maxime LIV
35 Op. cit. maxime LXIII
par Denis Collin dans la ru

La parole donnée. Ethique, don et filiation


Vendredi 3 Mars 2017, 19:19 
Donner sa parole, voilà qui engage au plus profond l’éthique. Si je donne ma parole, me voilà engagé à la tenir. Celui qui ne tient pas parole ne mérite pas qu’on lui fasse confiance et d’un certain point de vue il se place ainsi à l’écart de la politique dont il fait partie tant est-il que toute vie communautaire suppose précisément la confiance dans la parole, dans le pouvoir de la parole, la croyance dans les mots. Comprenons-nous bien : quand nous employons l’expression « parole donnée », il ne s’agit pas simplement des paroles solennelles, des promesses, des engagements, des serments ou des contrats. Il s’agit de tout l’usage de la parole : dès que je parle, je donne ma parole comme parole de vérité. Sinon, on ne peut pas dire que je parle ; je me contente de faire du bruit.
Je voudrais aborder ici cette question de la parole donnée comme question de l’éthique en montrant que la parole donnée renvoie bien à un don, au sens de Marcel Mauss (voir Essai sur le don). En deuxième lieu je montrerai la dévalorisation de la parole donnée dans la société moderne et quelle est la signification du triomphe du « procéduralisme » juridique et de l’écrit. Enfin, je m’interrogerai sur la signification de la tendance contemporaine à faire de la science l’instance normative suprême. Cette réflexion, je la mènerai en suivant le fil d’une question qui a pris une grande importance dans la période récente, la question de la filiation ou celle de la généalogie tant est-il que la question de la filiation n’est pas celle de la « parentalité » comme on dit de nos jours, mais bien celle de la généalogie, celle des ancêtres ou si l’on veut de « l’ancestralité » en tant que telle.

La parole comme don

Que la parole fonctionne sur le mode du don tel que l’a analysé Marcel Mauss, c’est assez facile à montrer. On peut résumer le don, comme « fait social » fondamental tel que Mauss l’a analysé de la manière suivante :
  1. donner : exister socialement, c’est être capable de donner. Il y a dans le don quelque chose qui s’impose de multiples façons : s’y mêlent les obligations sociales (« noblesse oblige ») et l’émulation (je donne pour montrer ma richesse et ma munificence). Le don m’achète l’attachement des autres.
  2. Recevoir : celui à qui on fait un don doit l’accepter. Refuser un don, c’est injurier le donateur. Accepter le don, c’est entrer dans une relation qui renforce le lien social.
  3. Rendre : Quand un don a été reçu, on doit le rendre. Il faut rendre au moins autant et de préférence plus en sorte de renverser le rapport institué par le donateur.
Le don rituel (comme le « potlatch », par exemple) est étudié par les anthropologues dans les sociétés archaïques, mais il existe aussi dans nos sociétés modernes complexes. Pensons aux invitations qu’il s’agit toujours de rendre, à la « tournée » au café qu’il faut payer à son tour, etc.. On peut donc bien penser le don comme un « fait social » à valeur universelle. Un fait social au sens de Durkheim, est un fait qui contraint les individus, qui est suffisamment général dans une société donnée et qui se manifeste indépendamment du psychisme individualisme. Il est facile de vérifier par les exemples que j’ai donnés que ces pratiques de don correspondent bien à la définition du fait social. Mais le don a aussi une portée autant que sociale et économique.
Voyons maintenant si on peut analyser la parole en termes de don et jusqu’à quel point.
Tout d’abord, la parole est un don ! Nous l’avons reçue, de la nature, mais aussi et surtout de nos parents, du pays dans lequel nous avons grandi… La parole ne nous appartient pas originellement comme nos bras, nos yeux, etc.. Il faut qu’il y ait eu quelque chose de spécial pour faire advenir l’enfant à la parole, quelque chose qui ne procède pas de la nature mais de la culture.
On dit que la mère donne naissance, donne la vie, etc. : pourquoi parle-t-on de don ? C’est après tout un processus biologique, celui de la reproduction et qui est commun aux humains et à tout le règne animal. Mais si la mère donne la vie, c’est qu’elle se sépare de quelque chose qui lui appartient, de quelque chose de précieux entre tout puisque cet enfant qui naît était non seulement en elle et mais il était aussi jusqu’à un certain point elle-même – d’ailleurs il n’a pas été rejeté comme un corps étranger par le système immunitaire. Ce don de la vie s’accompagne de paroles destinée à ce nouveau venu, « mis en chair » et « mis en parole » tout à la fois. C’est parce que la mère parle à l’enfant et lui apprend à parler (on dit « la langue maternelle » pour désigner cette langue que nous parlons en premier) que l’enfant existe comme sujet, détaché de sa mère, sorti du mode fusionnel. On le sait d’ailleurs, un certain nombre de troubles de la parole infantile découlent de ce rapport à la mère : quand la mère reste dans le fusionnel, quand elle ne veut pas donner existence indépendante à l’enfant qui du coup n’a aucun besoin de parler.
Ce qui symbolise et exprime plus que tout le fait que la naissance est le don de la parole, c’est le nom que l’on donne aux enfants : le nom par lequel on va les désigner, s’adresser à eux, et dans lequel il vont se reconnaître, ce nom premier qui n’est pas le nom généalogique, mais ce que nous appelons en français le prénom. Et c’est une affaire sérieuse : il faut longtemps débattre pour savoir quel nom sera donné à l’enfant. Et là encore, remarquons-le, on emploie le langage du don.
Si la parole est un don, on peut maintenant voir le problème sous un autre angle : quand nous parlons, nous donnons quelque chose. Mais quoi ? Les paroles ne sont elles pas que du vent ? Les théoriciens des actes de langage privilégient la parole comme engagement qui permet de faire des choses (Austin). Mais c’est une vision très étroite des choses. Dès que je parle, je donne ma parole et donc je m’engage (peut-être est-ce que je donne ma parole en gage). S’agit-il de dire qu’il fait froid dehors, ma parole est censée porter une vérité, une toute petite vérité certes, mais une vérité tout de même puisque la parole par essence engage la vérité – soit dit en passant, en disant cela je soutiens une thèse philosophique en opposition avec tout un courant moderne et contemporain (depuis Wittgenstein), ce qu’on a appelé la « philosophie analytique », un courant qui défend une conception purement opérationnalise de la parole. A l’encontre du fameux « dire, c’est faire », j’affirme que parler, c’est s’engager sur la vérité dont la parole est porteuse. L’interlocuteur, celui à qui je parle, est alors dans la situation de celui qui doit recevoir. Il n’a rien demandé, souvent, mais il doit recevoir. Recevoir la parole de l’autre, c’est d’abord y porter attention, la considérer avec tout le sérieux qu’elle mérite. Cela ne veut pas dire croire aveuglément, bien sûr ! Mais même réfuter une affirmation, c’est la prendre au sérieux et la considérer comme ce qu’elle prétend être, savoir une vérité. Répondre, c’est rendre. Parfois simplement se mettre d’accord : « par le chien, tu as raison Socrate » ! On retrouve bien le schéma ternaire du don, mais aussi le schéma du dialogue platonicien, et notamment ce rapprochement que Socrate fait entre la parole véritative et un accouchement. Donner la parole et donner la vie, ce sont deux actes similaires dans leur fond.
Donc si la parole est un don, à la fois parce qu’on m’a donné la faculté de parler au moins ma langue maternelle, et parce que je me suis nourri des paroles des autres, il faut maintenant approfondir le sens plus spécifique de l’expression « donner sa parole ».
Dans les sociétés traditionnelles, donner sa parole, c’est bien donner ce qu’il y a de plus précieux. c’est pourquoi manquer à sa parole est un véritable crime, bien plus grave que l’homicide, par exemple. « On lie les bœufs par les cornes les hommes par les paroles » disait le juriste du XVIe siècle Antoine Loysel. Ce lien est un lien sacré et celui qui le défait se met donc à l’écart de la société des humains. On sait bien que les hommes peuvent ne pas tenir leur parole, peuvent être perfides, mais cela ne change rien à la confiance que l’on doit mettre dans la parole. Un contrat oral suffit. Sur les marchés aux bestiaux, il y a à peine un demi-siècle, une poignée de main valait signature, même pour des transactions assez importantes.
Mais pour m’en tenir à mon fil conducteur, remarquons que c’est le lien de la filiation qui tient le plus directement à la parole. « Vénérez la maternité, le père n’est qu’un hasard », disait Nietzsche. C’est qu’effectivement la paternité est toujours problématique. Problématique tant que l’on ignore à peu près tout de la causalité exacte entre rapport sexuel et fécondation – ou que l’on feint de ne rien savoir de ce lien : dans de nombreuses sociétés archaïques, il faut devenir père par toute une série de rites dont le plus connu est celui de la « couvade ». Problématique encore ce lien dans les sociétés patriarcales méditerranéennes où le père en quelque sorte adopte l’enfant qui vient de naître … ou le met devant la porte (exposition).
Mais il n’est pas utile de remonter loin dans l’histoire ou d’aller chercher nos exemples dans les bizarreries de l’anthropologie. La parole se donne entre la femme et l’homme qui désirent avoir un enfant : promesse partagée de l’accueil de l’enfant. Pour concevoir un enfant, on a besoin de la parole donnée de l’Autre. On connaît tous les malentendus, toutes les ruptures qui naissent de l’impossibilité de s’accorder : impossibilité de désirer sa femme comme mère, impossibilité pour la femme de voir dans l’homme qui est son compagnon le père de ses enfants.
Mais l’essentiel est ailleurs : c’est la femme qui désigne le père. Et, du coup, se repose cette question de l’incertitude de la paternité. Le père ne devient père que par la parole de la mère, parole qu’il rend en reconnaissant l’enfant. Du même coup, si la mère représente le lien de l’enfant avec le fondement de son être, avec le réel, c’est en même temps la parole donnée par la mère qui fait du père le représentant de l’ordre symbolique – pour reprendre ici la terminologie de Lacan. Comme la dit la sociologue Louise Vanderlac :
Bref, la parole donnée de la mère est donc porteuse non seulement de la paternité des hommes ou de son déni, mais elle est également porteuse des alliances entre les sexes et de leur civilité. Or, les femmes sont, tout comme les hommes, des êtres de liberté. La parole donnée, implique donc la liberté ou non de tenir parole. Et bien qu’elle soit généralement vérité, elle peut également servir de subterfuge pour masquer l'inconnaissable, l'ambivalence ou la présence d’un amant1. La parole donnée est en effet toujours porteuse de son double et donc d'un redoutable doute.2
À tous égards donc, la parole engage et organise au plus profond toutes les relations sociales. Du don elle possède le caractère inconditionnel, l’obligation pour le destinataire de s’y soumettre – ou d’assumer le conflit – et la réciprocité. Elle crée comme le don une (Gemeinschaft).

La dégradation de la parole donnée

La parole donnée suppose la confiance. Mais je ne peux avoir confiance en quelqu’un que si j’ai de bonnes raisons de lui faire confiance, soit que je le connaisse directement, soit que l’éthique communautaire me garantisse, autant que faire se peut, que cette parole est véridique. Dès que la société se forme (et j’entends ici société par opposition à , au sens de Tönnies), c’est-à-dire dès que les intérêts communautaires doivent céder la place aux intérêts individuels et au système des échanges, le statut de la parole donnée change. Dans le don, il n’y a pas d’intérêt économique direct alors que dans l’échange (soit par le troc, soit par l’intermédiaire de la monnaie) ne sont en jeu que les intérêts économiques des partenaires de l’échange. A possède quelque chose dont B a besoin et B possède quelque chose dont A a besoin. Réduit à cette forme, l’échange est très restreint et ne fonctionne qu’aux marges de la vie des communautés. Dès que A a besoin de quelque chose que B possède mais ne peut échanger que quelque chose dont C a besoin, l’échange passe par une médiation, celle de l’argent. Dans le don rituel on trouve des formes du type A donne à B qui donne à C qui donne à A. Mais ces formes sont parfaitement codifiées, ritualisées. Dans l’échange économique apparaît une liberté des acteurs et une déliaison que symbolise la monnaie. La monnaie remplace la confiance. À la place de la parole, je dispose d’une marque.
La parole donnée fait place alors à l’écrit : les paroles s’envolent, les écrits restent. Les écrits, on ne peut s’en défaire sauf en les brûlant, ce qu’on fait les paysans pendant la révolution française : ils sont montés à l’assaut des châteaux non pour devenir châtelains à leur tour mais pour brûler tous ces textes où était gravée leur antique servitude. Les contrats deviennent presque tous des contrats écrits. La parole vivante est maintenant complètement objectivée exactement comme les rapports entre les travaux humains apparaissent objectivés dans la marchandise.
Exactement comme on pourrait voir toute l’histoire comme le passage du don à l’échange marchand de plus en plus généralisé, on peut voir corrélativement la marginalisation de la parole vivante au profit de l’écrit et des procédures formelles du droit. Notre propos n’est pas de décider si ce passage est un progrès ou non – la perte de la était certainement la condition nécessaire pour qu’émerge l’individu libre, porteur de droits « inaliénables ». Mais en même temps toutes les relations sociales sont progressivement noyées dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Remarquons, en tout cas, que l’écrit n’est pas la simple transcription de la parole, le signe de la parole, comme le disait Aristote, mais qu’il en est à certains égards l’exact opposé puisqu’il s’impose quand la parole perd sa valeur – elle est censée s’envoler alors que les écrits restent.
Concernant la question de la filiation, là aussi la parole donnée perd son importance. Le code civil dit clairement que que le mari est le père présumé. Voilà qui devait clore toute discussion concernant les enfants nés pendant le mariage. C’est donc la loi qui tranche. Et initialement, ce qui est prévu, c’est l’interdiction des recherches en paternité … mais très vite plusieurs lois permettront ces recherches en paternité, bien que les moyens scientifiques de les faire aboutir n’existent pas encore. On y reviendra. On remarque cependant que la loi ici vient seulement trancher quand la parole fait défaut. Et d’autre part, dans toutes les naissances hors mariage, c’est encore la parole qui fait foi, la parole de la mère et la parole de confirmation du père.
Il reste que, du point de vue très général, c’est à une perte de la place de la parole que nous assistons, perte qui s’inscrit dans la contractualisation générale de la vie sociale.

La science comme garant ultime

On n’en a cependant pas encore fini avec la dévaluation de la parole. L’écrit, au fond, reste tout de même de la parole. Il requiert une confiance dans l’écrit, comme la monnaie dite fiduciaire repose justement sur la confiance. Mais tout comme la parole peut dissimuler la vérité au lieu de la manifester, l’écrit peut être mensonger. Qu’est-ce qui empêche le texte d’être mensonger ? C’est la garantie ultime, le Tiers dont parle Legendre et dans nos sociétés, ce Tiers est l’État dont la fonction « généalogique » est une des fonctions essentielles. Qu’est-ce que c’est qu’un notaire ? C’est un « officier ministériel » qui est là pour attester de l’authenticité de certains actes. C’est lui qui représente la Tiers garant dans toute une série de procédures de droit civil. Tout comme l’officier d’état civil prononce les mariages et enregistre les naissances.
Or, c’est précisément ce que nous voyons se défaire sous nos yeux. La référence ultime n’est plus l’État, mais la science. La science (fût-ce la science économique) est la caution nécessaire de la loi. Dans la question de la filiation, la génétique a permis de faire de l’ADN la référence ultime. Le doute insupportable peut être levé … grâce à la science qui dit le dernier mot et condamne au silence la parole humaine.
La « fabrication de l’humain » qui s’annonce comme notre horizon le plus immédiat modifie le vocabulaire et organise comme le dit Louise Vanderlac une véritable « déroute des mères ». La maternité est morcelée : mère ovocytaire, utérine, contractuelle, etc. Il y a de l’autre côté une « biologisation » sans précédent de la paternité, (ICSI3, tests génétiques de paternité, etc.).
Dans cet univers, déjà habité par l'imaginaire clonique de production sérielle de vivant, où se multiplient les jeux de filiation en tous sens, une mère enfantant l’enfant de sa fille et l’inverse, et où les actes d’autoreproduction narcissique se multiplient, les alliances entre les sexes et les générations sont également radicalement perturbées. Mais ce n’est là que l’amorce de l’effritement des frontières constitutives de l'identité humaine qu’annoncent déjà le projet beaucoup plus grandiose de certains chantres de la génétique, cherchant rien de moins, arguent-ils naïvement ou cyniquement, que d’améliorer l’espèce humaine. (LV, op.cit.)
Si, comme on l’a vu plus haut, la venue au monde est une affaire de parole donnée, puisque c’est par la parole que l’enfant apparaît au monde, la biologisation générale vient bouleverser radicalement cet ordre ancien. Voici quelques informations.
En Allemagne, dès 2007, la cour constitutionnelle a reconnu le droit d’un homme a s’assurer de sa paternité et a interpellé le gouvernement à ce sujet. En 2016, on apprenait ceci : « L'Allemagne va introduire une loi pour contraindre les femmes à avouer à leur conjoint contestant leur paternité le nom du géniteur d'un enfant né d'une relation extraconjugale afin qu'il participe aux frais d'entretien de celui-ci. Un projet de loi dans ce sens doit être adopté après-demain en conseil des ministres, avant d'être soumis au Parlement, selon le ministre Heiko Mass. En de ce texte, un homme contestant sa paternité pourra contraindre sa partenaire à dévoiler le nom du ou des amants fréquentés au moment de la conception d'un enfant et ainsi établir qui est le père biologique. « Nous voulons assurer davantage de droits et de moyens de recours légaux aux faux pères », a expliqué le ministre, « la mère ne doit pouvoir garder le silence que s'il y a des raisons très sérieuses de ne pas identifier le père biologique ». Les époux trompés pourront, selon ce texte, exiger un remboursement des frais d'entretien de l'enfant auprès de son géniteur sur un période allant jusqu'à deux ans. »
En France, pour effectuer  un test de paternité, il est indispensable d’avoir l’autorisation d’un juge qui, après argumentation de la partie demanderesse, acceptera (ou non) la réalisation de ce test. Cela suppose également qu’il faille embaucher un avocat qui vous représentera devant le tribunal (Tribunal de Grande Instance). Une fois les résultats du test obtenus, il s’en suit la décision judiciaire. Trois mesures (cumulables ou non) sont possibles :
- l’exercice de l’autorité parentale ;
- la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ;
- l’attribution du nom.
Pour d’autres pays (USA, GB …) la loi est beaucoup plus « libérale ». Il y a un négoce tout à fait légal des tests ADN.
Une dernière information : en France, on a reconnu le droit des enfants à connaître leurs informations génétiques, donc à faire eux-mêmes des recherches en paternité (dans le cas des enfants nés par don de sperme) ou en maternité (dans le cas des enfants « nés sous X »).
Toutes ces informations portent la même trace.
  1. La génétique (c’est-à-dire la technoscience) tend à remplacer le code civil. Nous ne sommes plus « les enfants du texte » mais ceux de l’ADN.
  2. La parole et d’abord et avant tout la parole de la femme est mise tout simplement hors jeu. « Nous avons les moyens de vous faire parler ! » mais sans avoir recours à votre parole, puisque nous avons les moyens de faire parler votre ADN…
On pourrait résumer cette suppression de la parole par une expression : traçabilité de la viande humaine ! Legendre parle de la conception bouchère de l’humanité. Et c’est bien de cela dont s’agit. L’état civil est remplacé par un « herd-book ». La génétique marque le triomphe du « droit du sang » sur l’ordre de la parole. Bref, la victoire posthume du nazisme.

1 En France, une enquête réalisée dans les années 80 révélait qu’environ 10% des enfants n’étaient pas ceux du père présumé.
2In L’éthique de la parole donnée,
3 L’ICSI (Intra-Cytoplasmic Sperm Injection) consiste, dans des cas de stérilité masculine, à sélectionner un seul spermatozoïde et à l’insérer au coeur du cytoplasme de l’ovule, ce qui implique un fécondation in vitro lourde de risques et d’effets secondaires pour la femme et les éventuels enfants, dans l’espoir d’assurer la paternité biologique du conjoint.

lundi 27 février 2017

La décence ordinaire. Esquisse d'un autre socialisme

Le titre de cette conférence est emprunté à George Orwell. Il s’agit ici d’explorer la signification et les conséquences de l’idée de « common decency ». La principale de ces conséquences est de proposer une nouvelle idée de la transformation sociale, radicalement différente des tendances traditionnelles du socialisme et du communisme révolutionnaires.
Confronté à la question des évolutions possibles de la société moderne, c’est-à-dire de la société dominée par le mode de production capitaliste [je n’ai pas dit « société capitaliste » car il n’existe aucune société purement capitaliste], il y a plusieurs attitudes possibles :
  1. L’attitude conservatrice : les rapports sociaux fondés sur la propriété privée sont intangibles (c’est un droit naturel) et le marché « libre » est indépassable. Mais la loi doit fermement garantir cet ordre intangible. C’est l’ordolibéralisme qui constitue la doctrine de l’UE et dont le père fondateur est Carl Schmitt, le célèbre juriste nazi...
  2. Le socialisme réformiste : par une succession d’avancées sociales au sein même de la société dominée par le mode de production capitaliste et grâce à la dynamique propre du progrès scientifique et technique, la société s’améliorera progressivement sans qu’on puisse fixer un terme à ce mouvement. « Le mouvement est tout, le but n’est rien » disait le premier grand théoricien de ce socialisme réformiste, Édouard Bernstein.
  3. Le socialisme révolutionnaire ou le communisme défend l’idée d’un changement fondamental de société. « Le monde va changer de base » et apparaîtra un « homme nouveau ». Ce socialisme révolutionnaire était défendu au début du XXe siècle par la social-démocratie qui a diffusé de très nombreuses brochures pour l’illustrer (voir Angenot, Marc, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale, PUF, 1993). Le modèle a été repris par le communisme historique du XXe siècle et sous des formes variées on le retrouve en URSS, en Chine ou à Cuba.
Le modèle (II) n’existe plus en fait. Ses partisans sont de fait des défenseurs du modèle (I). Le modèle III est mort depuis longtemps – enseveli, dit-on sous les décombres du mur de Berlin, mais la sentence avait été prononcée bien avant. La social-démocratie s’est convertie massivement au modèle (II) avant de devenir une simple nuance du modèle (I). Les communistes ont laissé la place à de nouvelles formes de sociétés à dominante capitaliste qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine. Bref, il ne resterait plus qu’à accepter le monde tel qu’il est et à renoncer à toute alternative sociale et politique. C’est sans doute là qu’est notre problème essentiel aujourd’hui : l’absence de futur. Comme l’explique Diego Fusaro, c’est pour cette raison qu’aujourd’hui prolifèrent les « passions tristes » et par-dessous tout cette colère individuelle contre la force extérieure qui nous domine et face à laquelle, dans notre solitude d’atomes conflictuels, nous sommes programmatiquement impuissants.1 Nous revoilà devant la question terrible : que faire ?
Je ne compte pas faire ici l’exégèse du socialisme orwellien, déjà très bien faite ailleurs. Je vais me contenter, partant d’Orwell, d’essayer de tracer quelques lignes pour un autre socialisme, un socialisme des hommes ordinaires et non de proposer le retour à l’utopie définitivement enterrée .

L’expérience d’Orwell

George Orwell n’est pas seulement l’auteur de livres aussi célèbres que La ferme des animaux et 1984. Il est un militant, on peut même dire un militant révolutionnaire, qui a forgé ses idées dans le combat et se révèle comme un penseur politique profond. Ses combats, c’est d’abord l’engagement aux côtés de la république espagnole dans les rangs du POUM, un parti d’obédience « trotskiste », si on veut simplifier les choses. Le POUM se refusait de dissocier la lutte pour le renversement du capitalisme et la lutte contre Franco. Ce qui lui valut l’hostilité du groupe stalinien espagnol directement contrôlé par les agents de Staline. Ainsi, le principal dirigeant du POUM, Andreu Nin fût-il enlevé et assassiné par les agents du Guépéou. Ainsi Orwell après être passé à deux doigts de la mort sous les balles franquistes dût-il se cacher pour échapper à la police stalinienne. Cette expérience, racontée dans son Hommage à la Catalogne, en fait un adversaire déterminé de tout système totalitaire et un défenseur farouche de la démocratie. Contre ceux qui ne voient entre la « démocratie bourgeoise » et le fascisme que deux formes de la domination de classe de la bourgeoisie (la ligne classique des marxistes), Orwell est amené à considérer qu’il y une rupture fondamentale entre la démocratie (bourgeoise) et les régimes fascistes et nazi. Il écrit ainsi :
La démocratie bourgeoise ne suffit pas, mais elle vaut bien mieux que le fascisme, et travailler contre elle revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Les gens ordinaires le savent, même si les intellectuels l’ignorent. Ils s’accrocheront fermement à « l’illusion » de la démocratie et à la conception occidentale de l’honnêteté et de la décence commune.2
C’est cette analyse qui le conduira à refuser le pacifisme de ses amis de l’Independant Labour Party (un parti britannique qui refusait aussi bien la social-démocratie que le communisme stalinien) et à soutenir un « patriotisme révolutionnaire ». Pour lui la guerre de l’Angleterre contre Hitler et la lutte pour le renversement du capitalisme étaient indissolublement liées. La défense des valeurs démocratiques est seule à même de rassembler la masse du peuple anglais et de produire ainsi, à terme, « une version du socialisme plus ou moins en accord avec le passé du peuple »3.
Pour autant, Orwell n’a jamais abandonné les convictions révolutionnaires qui l’animaient quand il combattait dans les brigades du POUM. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea dans la garde civique (Homme guard) et devint instructeur. Son objectif n’était pas seulement de former les citoyens à résister aux attaques nazies mais aussi de participer à la formation de citoyens aptes à conduire une révolution urbaine quand les circonstances s’y prêteraient. En 1941, il élabore une sorte de programme révolutionnaire destiné à l’Angleterre. Ce programme contient les éléments suivants :
  • un large soulèvement populaire venu d’en bas, qui bouscule aussi bien l’appareil travailliste que les petits groupes d’extrême gauche, et récuse aussi bien le rôle dirigeant de la classe ouvrière et du parti d’avant-garde (théorisé par les marxistes) que celui des intellectuels bourgeois réformistes (revendiqué par les fabiens*) ;
  • une alliance entre les ouvriers et les membres des couches moyennes modernes, réunis sous la figure de l’« homme ordinaire » et partageant les valeurs de la « décence commune » ;
    – l’invention d’un socialisme à l’anglaise, qui refuse de faire « du passé table rase » ou d’importer un modèle étranger mais s’appuie sur les aspirations libertaires et égalitaires inscrites dans l’histoire et les mœurs du peuple anglais ;
    – un mouvement politique démocratique à vocation majoritaire, se refusant à imposer de force des idées minoritaires mais n’excluant pas, en revanche, le recours à la violence si la minorité privilégiée s’accroche à son pouvoir ;
    – un programme politique radical : nationalisation de la terre et de la grande industrie, suppression des public schools (écoles très privées, en réalité, où la future élite dirigeante apprend la distinction sociale et le mépris du peuple), réduction drastique de l’écart maximal entre les revenus (pas plus de 1 à 10), fin de l’Empire colonial – indépendance immédiate de l’Inde.4

Pourquoi il faut renoncer aux utopies

Orwell remarque que les peintures du bonheur durable dans une société future sont immanquablement manquées. Elles suggèrent la perfection mais jamais le bonheur. Cela pose des questions bien connues sur ce qu’est le bonheur, d’ailleurs. En tout cas, comme Orwell, nous pouvons penser que le problème qui est devant nous est : comment éviter que l’utopie ne devienne réalité. Toutes les utopies classiques peignent un monde rationnel qui permet à chaque homme de jour paisiblement ; elles sont toutes hédonistes. Dans Le meilleur des mondes, Huxley peint une société hédoniste rationnelle, mais c’est un enfer. Cette société semble à portée de nos mains : la maîtrise des biotechnologies et l’invasion des systèmes de communication rendent tout à fait possible l’avènement d’un « homme nouveau », mais c’est précisément de cet homme nouveau dont nous ne voulons pas !
Les révolutionnaires d’antan voulaient changer le monde. Nous nous posons aujourd’hui une question bien différente : comment préserver le monde face au déchaînement des forces du « marché libre » ? Au moment où les « conservateurs » défendent le système de la révolution permanente – car le mode de production capitaliste est bien ce système de la révolution permanente – il convient aux révolutionnaires de vouloir être conservateurs. Conservateur ne veut pas dire réactionnaire. Le réactionnaire est celui qui se contente de réagir et souhaite un impossible et catastrophique retour en arrière. Le conservateur est celui qui veut conserver les acquis de l’histoire de l’humanité. Et c’est précisément parce qu’il est attaché à une certaine vision de l’histoire, parce qu’il est travaillé par la nostalgie que ce conservateur peut devenir un révolutionnaire sérieux.
Révolutionnaire sérieux, cela veut dire qu’on ne peut pas « du passé faire table rase ». Le passé nous constitue et si nous avons la liberté d’agir nous ne pouvons agir que dans les conditions léguées par les générations antérieures. Pour une part, ce que nous lègue le passé est un point d’appui indispensable pour toute politique qui vise à rendre la vie meilleure. La culture, le savoir, les progrès sociaux, le progrès de la liberté et de la moralité, la civilité sont des acquis précieux. Vouloir en faire « table rase », c’est tout simplement une position nihiliste, de ces positions qui alimentent toujours le fascisme. Pour une autre part, on doit apprendre à composer avec le passé. Les traditions nationales ne sont pas toutes bien reluisantes. Chaque nation traîne avec elle le lourd poids de l’histoire. Mais on ne peut les balayer d’un revers de main.
Nous pouvons espérer que le monde de demain sera meilleur, mais nous ne devons ni vouloir ni nous attendre à ce qu’il soit un monde radicalement nouveau. Pour que le nouveau puisse advenir, il doit être protégé et seule la vieille société peut le protéger.
L’utopie donc n’a pas sa place comme programme politique, bien que, comme genre littéraire, elle puisse être un moyen précieux de critique sociale, ou encore, en tant que rêve éveillé, elle peut permettre à des aspirations sublimes de trouver un mode d’expression.

Quel héritage devons-nous défendre ?

Si l’on veut dessiner une perceptive pour demain, compte-tenu de ce qui vient d’être dit, il faut donc définir de quel héritage nous nous revendiquons.

La communauté politique aristotélicienne

En premier lieu, à l’encontre d’une société composée d’individus indifférenciés en rivalité les uns avec les autres, il s’agit de restaurer l’idéal de la communauté politique tel qu’on peut le tirer des grands philosophes antiques et en premier lieu Aristote. L’homme est un animal naturellement politique affirme Aristote, ce qui a plusieurs conséquences :
  1. L’homme vit naturellement dans une communauté politique qui a une taille limitée. L’idée de « citoyen du monde », défendue par les stoïciens, aussi sublime qu’elle soit sur le plan moral et comme idéal de paix entre les nations, n’a aucune effectivité si l’on n’est pas d’abord citoyen d’une certaine communauté politique, citoyen membre d’un peuple ou encore d’une nation – une nation non définie en termes raciaux-biologiques mais comme « communauté de vie et de destin » pour reprendre la belle expression d’Otto Bauer. Autrement dit le premier et le plus fondamental des droits de l’homme, c’est le droit d’appartenir à une nation, de n’être pas « sans patrie, sans loi, sans foyer » comme celui qu’insulte Homère, selon les mots d’Aristote. Il s’agit de Nestor répondant à Diomède : « Il est sans famille, sans lois, sans foyers, celui qui se plaît aux guerres intestines, aux malheurs qu’elles entraînent ; », Iliade, chant IX). Celui qui est sans patrie est porté à la guerre alors que celui qui en a une ne fait la guerre que contraint et forcé pour se défendre. Voilà ce que nous lègue la sagesse grecque et que nous pouvons reprendre à notre compte.
  2. Si l’homme est naturellement politique, ce qui est le précieux pour lui, c’est ce qui fait la communauté, c’est-à-dire le bien commun (commonwealth), cette chose publique (res publica) qu’il doit défendre avant tout. Ce bien commun est un bien au sens matériel du terme : ce qui procède de l’activité de la puissance publique appartient à tous. C’est aussi un bien en un sens plus moral. Pour Aristote, les hommes disposent de la parole en vue de se signifier mutuellement l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste et d’autres valeurs de ce genre qui font une cité. Le bien commun, c’est donc une morale publique, un ethos communautaire qui nous permet de vivre dans la communauté. Les vertus qui nous importent ici sont des vertus politiques : honnêteté, générosité, courage, sens de la justice, tempérance – c’est-à-dire refus des excès – vertus qui sont exigées pour que la vie commune soit possible. Ces vertus sont largement partagées dans tout peuple sain. Mais elles ne sont pas innées. Elles sont des dispositions acquises par l’habitude et c’est seulement une bonne éducation et de bonnes lois qui peuvent donner des bonnes habitudes et produire cette amitié entre les citoyens que l’on appellera plus tard amitié civique ou fraternité.
La conception politico-éthique d’Aristote est en elle-même compatible avec des nombreuses formes d’organisation sociale. Mais elle est antagonique avec la dynamique de la société capitaliste aujourd’hui. Le mode de production capitaliste est un système mondial par nature, qui tend à détruire tous les obstacles à son propre développement et les frontières nationales à l’intérieur desquelles il s’est d’abord développé sont depuis longtemps sérieusement ébréchées par la dynamique du capital. Pour le capital, l’homme n’est pas un « animal naturellement politique » mais un vendeur de force de travail indifférencié ou un consommateur interchangeable. Le vendeur de force de travail doit être sans foyer et sans patrie car la mobilité totale est la seule vertu que le mode de production capitaliste valorise. En tant que consommateur, l’homme est tout sauf tempérant ! Au contraire, il doit consommer, s’empiffrer, gaspiller, pour que la machine puisse continuer à tourner. Et surtout les hommes ne sont pas liés par les liens de l’amitié civique mais irrémédiablement séparés par la rivalité qui a pour nom « concurrence libre ». Aux jeunes gens on dit : « Soyez compétitifs », « sachez-vous vendre », ou « devenez millionnaire » comme le proposait M. Macron, ce faux jeune, faux rebelle et vrai réactionnaire. C’est-à-dire qu’on les appelle à mener incessamment cette guerre de chacun contre chacun qui est le caractère principal de l’état de nature selon Hobbes, état qui s’oppose à l’état civil.
On mésestime souvent l’indignation morale que les « hommes ordinaires » manifestent à l’encontre des extravagances des puissants, de l’étalage indécent de la richesse. Il y a évidemment dans tout cela une part d’envie, cette envie des riches que cultive notre société, y compris maintenant dans le système éducatif qui progressivement cherche à faire naître chez les élèves le désir de devenir des businessmen en lieu et place du désir de savoir ou d’être vertueux, à l’exemple des héros de l’histoire. Mais il y a aussi, là-dedans, le bon sens commun, celui qui refuse l’excès (la pléonexie) de la richesse autant que le défaut (la grande pauvreté). La tempérance comme vertu politique exige donc que les inégalités – qui existent toujours pour toute une série de raisons – restent modérées. Si on veut rester aristotélicien, il conviendrait de n’accepter que les inégalités proportionnelles au mérite, un mérite dont la seule mesure ne peut être que la contribution au bien commun. De cela se tirerait aisément toute une vision nouvelle du principe de répartition des richesses et des positions sociales, donc une « théorie de la justice » qui se placerait dans la lignée de la pensée républicaniste.
Quelques mots pour terminer sur ce point : l’aristotélisme influence encore quelques philosophes importants. Je pense à Alasdair MacIntyre et Michael Sandel, dont le dernier ouvrage, Justice, devenu un best-seller mondial, devrait être lu et médité car c’est une des meilleures introductions que je connaisse à la question de la justice et à la philosophie morale en général. Si on veut discuter philosophiquement des questions dite « sociétales », une petite cure de Sandel nous remettrait les idées en place.

La tradition républicaniste

La seconde source d’inspiration que je propose est la tradition républicaniste, dont j’ai eu l’occasion de vanter les mérites dans des livres, des articles, mais aussi devant cette université populaire. Elle nous fournit un corpus théorique solide. Je me contente ici de résumer à traits grossiers en quoi consiste cette tradition qui va de Machiavel à des auteurs contemporains (dont votre serviteur).
Le républicanisme est une théorie de la liberté et du gouvernement, comme le définit clairement Philip Pettit. C’est une théorie de la liberté à condition de s’entendre sur ce qu’on entend par ce terme. Je laisse de côté la question métaphysique consistant à savoir si l’homme est libre par nature ou s’il est déterminé par les lois inflexibles d’un Dieu tout-puissant ou de la nature. Ce qui m’intéresse ici, c’est la liberté politique. On peut dire qu’il y a trois conceptions de la liberté politique :
  1. La liberté politique comme réalisation de soi dans la vie publique. C’est la conception des Anciens, d’Aristote et de Cicéron, qui n’accorde aucune véritable valeur à la « vie privée ». Celle-ci est une vie privée de l’essentiel, de ce qui fait un homme, c’est-à-dire sa participation à la communauté politique, à la « polis » ou à la « res publica ». L’homme ne se réalise que comme citoyen soumis aux lois mais aussi participant à la définition des lois. Cette conception trouve sa réalisation presque idéale dans l’Athènes classique ou sous une forme différente dans toutes les expériences de démocratie directe. C’est cette conception que l’on retrouve dans les « conseils ouvriers », les « soviets » russes ou les « Räte » allemands, théorisée par le courant communiste conseilliste (Görter, Pannekoek) ou par quelqu’un comme Castoriadis.
  2. La liberté comme non-ingérence de l’État dans les affaires privées. Cette conception « libérale » moderne soutient que l’homme n’est libre que là où il n’est pas soumis aux lois. Mais les lois sont nécessaires ; il faut donc en délimiter soigneusement le champ et laisser tout le reste aux contrats privés. Suivant où l’on place le curseur entre liberté et loi on peut avoir un régime libéral (sur le plan économique) très autoritaire, un régime libéral démocratique et même jusqu’à l’anarchisme libertarien qui n’est, de ce point de vue, qu’une forme extrême du libéralisme classique.
  3. Le républicanisme définit la liberté comme « non domination ». Un homme n’est libre que s’il n’est pas asservi à un autre homme. Qui a besoin d’un maître est un méchant disait Rousseau. De la liberté des Anciens, les républicanistes retiennent que la liberté est une liberté par la loi – et non une liberté en dehors des lois – parce que la fonction légitime de la loi est de protéger les individus contre toute domination. Mais de la liberté des modernes, ils gardent l’idée que la défense de la vie privée est légitime et que l’individu peut aussi ne pas faire de la politique sa vie entière. Il garde aussi une certaine méfiance à l’égard des assemblées où la démocratie peut aisément se transformer en ochlocratie (le pouvoir de la foule). Mais pour les républicanistes, toutes les libertés de base – celles de 1789, pour aller vite, qui leur sont communes avec les libéraux – n’ont d’existence réelle que si la loi en garantit l’exercice. J’ai la liberté d’opinion « même religieuse », mais quelle valeur a cette liberté si la loi n’en garantit pas l’exercice, si ma liberté de blasphémer par exemple n’est pas protégée contre les tueurs jihadistes ?
    Il y a deux dimensions importantes dans la conception républicaniste. En premier lieu, la domination n’est pas seulement la domination politique, mais aussi la domination économique (dans les rapports salariés/employeurs par exemple), la domination dans la famille (notamment les rapports hommes/femmes ou parents/enfants) et ici la république doit protéger les faibles contre les forts, les droits des individus contre les passions communautaires. En second lieu, les individus doivent être protégés contre la domination politique, contre l’abus de pouvoir autant que contre la tyrannie de la majorité. Ce qui implique toutes sortes de dispositions constitutionnelles adéquates (principe de la séparation des pouvoirs, droit de contestation garanti, etc.).
À la différence de la conception antique, le républicanisme protège l’individu contre la puissance des communautés, familiales, religieuses ou autres. Il le protège aussi contre tous ceux qui pourraient exploiter leurs avantages pour opprimer les autres – par exemple dans le domaine économique.
Ce qui nous importe ici, c’est que le républicanisme est porteur d’une certaine conception de la vie sociale. L’émancipation des individus à l’égard des dogmes et des traditions oppressantes est un progrès précieux. Il y a donc un bon individualisme ! Mais l’individu n’existe que dans une communauté d’humains ou à l’intersection de plusieurs communautés. « Nous sommes les autres » disait Laborit, reprenant certainement sans le savoir Marx pour qui l’individu est la somme de ses relations sociales. Mais à l’opposé des communautés fermées qui enferment l’individu – typiquement la famille patriarcale – la conception républicaniste favorise des communautés ouvertes, des communautés auxquelles on adhère librement et que l’on peut quitter librement, d’autant plus librement que la république, par l’instruction publique égale pour tous, par toutes les formes de protection sociale, permet de choisir effectivement la vie que l’on veut mener.
Pour le républicanisme, les droits ne peuvent être des droits formels, ils doivent être des droits effectifs dont les institutions politiques sont les garantes.
Le républicanisme est une conception communautaire, ai-je dit après Philip Pettit. Cela veut dire qu’il ne considère pas les individus comme des individus isolés, des sujets-consommateurs dont les relations avec les autres ne sont que des relations contractuelles, sur le modèle de l’échange marchand. Ce sont des individus vivant en communauté et donc admettant les règles communes tant qu’elles n’oppriment personne. Il y a donc bien, comme dans la vision aristotélicienne, un ethos communautaire. La « décence ordinaire » d’Orwell est une autre formulation de cet ethos.
Les républicanistes se méfient des idées morales abstraites et des formules procédurales qui permettraient de trancher toutes les questions – y compris sur ce plan une certaine application de la philosophie morale de Kant. Les valeurs morales sont enracinées dans un « monde » social particulier, bien que certaine soient par nature plus universelles que d’autres. Cela suppose en tout cas qu’entre les membres d’une société (ou plutôt d’une communauté politique) n’existent pas seulement des liens contractuels garantissant les intérêts de chacun, mais aussi des liens moraux, de respect mutuel et même d’amitié, cette amitié civique qui a pour nom fraternité dans notre république à nous. Cela signifie que nous ne sommes pas des individus les uns à côté des autres, chacun menant une existence séparée de celle des autres (comme le pensait le théoricien libertarien Robert Nozick). Au contraire, il y a quelque chose qui s’appelle le bien commun et que nous devons tous partager à égalité, ce bien commun incluant les valeurs morales. Comme le soutient Sandel, il n’est pas possible de construire une république sans que nous partagions des valeurs communes.
Je vais donner quelques exemples qui ont quelque actualité. Évidemment personne ne peut s’arroger le droit d’imposer ses croyances ou ses non-croyances aux autres. La liberté libérale aussi bien que la liberté républicaine s’y opposent. C’est le principe absolu de la liberté de conscience. Ce principe d’ailleurs est évident : déjà Spinoza a soutenu que l’on peut gouverner les langues mais pas les esprits. Mais si l’expression de cette conscience libre met en cause la liberté des autres, cette expression peut être limitée ou interdite. On peut penser qu’une partie de l’humanité est surnuméraire et devrait être supprimée, mais on ne peut appeler à faire disparaître telle ou telle partie de l’humanité. La pensée nazie n’est pas interdite mais elle ne dispose pas d’une libre expression ! Savoir comment il faut réprimer l’expression de telles positions, savoir quelles sont les limites que l’on peut donner à ce genre d’expressions, cela dépend de très nombreux facteurs, en particulier l’appréciation du danger imminent et patent qu’elles font ou non courir à la stabilité des institutions républicaines. J’ai pris l’exemple des conceptions racistes exterminatrices. Mais certaines idéologies religieuses tombent dans la même problématique. Celui qui prêche qu’une femme non-voilée n’a que ce qu’elle cherche quand elle est violée, peut-il prêcher librement ? Peut-il faire valoir sa liberté de culte ?
Ces exemples sont classiques et Rawls leur a donné, me semble-t-il, un début de réponse satisfaisante dans sa Théorie de la justice dans le chapitre consacré à « la tolérance des sectes intolérantes ». Mais c’est insuffisant. L’affaire du « voile islamique » ou du « burkini » pose des questions plus épineuses. Jusqu’à quel point la république peut-elle accepter des conduites « sécessionnistes » de la part d’un groupe particulier ? Chacun est libre de ses conduites (habillement, etc.) mais il y a des limites qui ne sont pas forcément légales mais renvoient à une conception commune de la décence. Même s’il ne s’agissait que d’une question de tenue vestimentaire, nous savons bien que nous ne sommes pas prêts à accepter toutes les tenues. Si quelqu’un imitant certains « sauvages des Amériques », comme on disait jadis, venait faire ses courses ou se présenter dans un café vêtu seulement d’un étui pénien, il est bien possible qu’on ne l’accepte pas… A fortiori quand la tenue est la manifestation sans ambiguïté d’une hostilité radicale à l’encontre des mœurs de notre société, il est évident que cette tenue sans être à proprement un « trouble à l’ordre public » au sens des préfets, est à tout le moins un trouble à l’ordre moral et social dans lequel nous nous reconnaissons.
Je termine ici avec la question de la liberté de conscience. La liberté de conscience n’est pas seulement la liberté de culte, mais aussi celle de n’avoir point de religion et la république n’a pas à se plier aux prescriptions religieuses dès lors qu’elles contreviennent à la loi. Que devons-nous faire quand un témoin de Jéhovah refuse une transfusion sanguine qui pourrait sauver la vie de son enfant ? Il me semble que la discussion ne se pose pas. Le médecin doit faire ce qu’il doit pour protéger la vie de l’enfant. C’est un cas manifeste où la liberté comme non domination entrave la liberté religieuse en vue de protéger le plus faible (l’enfant) contre les prétentions du parent. Plus généralement, la liberté religieuse des parents doit rester compatible avec la liberté des enfants éventuellement de refuser la religion ! Que les parents transmettent à leurs enfants leurs convictions religieuses, cela se comprend, mais à la condition qu’ils admettent que ceux-ci, prenant de la maturité s’en émancipent. Si aucune jeune fille n’est obligée de porter des minijupes, en revanche aucune fille ne devrait être contrainte de porter des habits islamiques sous peine de se faire traiter de « pute » voire de se faire battre par les thuriféraires d’une version particulière rétrograde de cette religion.
Ces quelques exemples ne donnent pas une solution « prête à l’emploi » pour résoudre tous les problèmes que rencontrent les sociétés pluralistes, mais ils indiquent quelle voie la réflexion à partir de l’idée de liberté comme non-domination permet d’emprunter. Il y a en tout cas un fil directeur : l’obéissance à la loi commune est impérative et une certaine discrétion s’impose à chacun dans la manifestation de ses opinions religieuses – sur ce point, il est clair que Jean-Pierre Chevènement avait parfaitement raison. Décence commune pourrait être un autre nom de cette modération nécessaire pour protéger la possibilité de l’existence communautaire.

Un autre socialisme

En troisième lieu, nous pouvons revendiquer le long héritage de ce que l’on appelle parfois « l’autre socialisme », à l’opposé du socialisme étatiste, volontiers bureaucratique et autoritaire.
Le terme de « socialisme » est un terme ambigu dès l’origine. Il a d’abord désigné une « science de la société » avant de désigner les courants qui s’opposaient au libéralisme économique. Mais s’opposer au libéralisme économique, on peut le faire au nom de l’égalité et de la liberté des individus ou au nom d’une hiérarchie naturelle plaçant les experts au sommet. Le socialisme d’inspiration saint-simonienne repose sur l’organisation de la production et « l’alliance des producteurs », l’alliance des ouvriers et des patrons contre tous les « parasites », mais ça donne aussi « l’association capital-travail ». Ce n’est pas un hasard si le saint-simonisme a nourri aussi bien la critique sociale (y compris Marx) et les formes d’État autoritaire reposant précisément sur l’association capital-travail. Les saint-simoniens français furent très influents sous le Second Empire.
Il y a donc deux socialismes : un socialisme d’ « ingénieurs sociaux », un socialisme technocratique et bureaucratique et un socialisme anti-autoritaire reposant sur l’action par en bas, l’activité politique propre des travailleurs. On a opposé, surtout en France, Marx – qui aurait inspiré la première option – et Proudhon, l’un des pères de l’anarchisme. Mais, même si l’on trouve d’ambiguës formules saint-simoniennes chez Marx, la césure réelle au sein du mouvement ouvrier, au sein de la social-démocratie allemande du XIXe siècle, oppose Ferdinand Lassalle et ses amis partisans de « l’État populaire libre » et de l’éducation des citoyens par l’État à Marx, dont on pourrait dire qu’il fut plutôt libertaire et même de trop libertaire, d’où un certain aveuglement concernant l’État et son possible dépérissement.
Si, à l’opposé de la social-démocratie et du communisme historique du XXe siècle, on part des prémisses du socialisme anti-autoritaire, égalitaire, on peut dessiner les grands traits d’une société différente, profondément différente de celle dans laquelle nous vivons, mais tout aussi éloignée des utopies mortelles de ceux qui voulaient créer un « homme nouveau » et réaliser une vie sociale entièrement planifiée.
En fait en pourrait définir ce socialisme non pas comme une société qui fait table rase du passé, mais comme l’accomplissement des promesses des Lumières et de la démocratie libérale – ce serait un « socialisme libéral », au sens qu’a cette expression sous la plume du militant antifasciste Carlo Rosselli. Qu’est-ce que c’est qu’un socialisme libéral ? C’est d’abord une démocratie accomplie protectrice des libertés individuelles et protégeant les citoyens contre toute domination – c’est donc un républicanisme. Il suppose l’existence de larges formes d’organisation locale dans lesquelles se développe l’auto-gouvernement – sur le modèle de ce que sont ou devraient être les communes en France. Ensuite, c’est un socialisme fondé sur l’action des travailleurs à travers leurs organisations, organisations de défense de leurs intérêts communs comme les syndicats, organisations autonomes de production comme les coopératives. C’est enfin un système étendu de biens publics, garantis à leur juste valeur, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé ou des services publics, ou encore de protection contre les maux publics – pensons à la pollution et à la destruction de la nature. En bref, c’est tout ce qui permet aux individus, quels que soient leurs choix de vie, de décider de leur destin, bref tout ce qui favorise l’autonomie. Donc c’est une démocratie de bas en haut.
Un tel « socialisme » garantit la propriété privée des biens d’usage acquis par le travail ; il garantit à chacun un espace à lui dans lequel il puisse vivre à l’abri de la vie active, de la vie publique. Il ne propose pas d’abolir d’un seul coup le capitalisme, mais de lui mettre des freins qui seront d’autant plus efficaces que le pouvoir politique et le pouvoir de l’argent seront clairement séparés.

Rouvrir le futur

Nous avons été durement vaccinés contre les utopies. Le « communisme historique » a été la grande tragédie du siècle passé, et nous avons plusieurs fois eu l’occasion d’y réfléchir dans le cadre de cette Université populaire. C’est ce qui explique que le mot d’ordre « punk » « no future » semble résumer toute notre époque. Mais précisément si on veut ne pas tomber dans la résignation ou l’indifférence (et ce sont les résignés et les indifférents qui permettent au pire d’arriver, ainsi que le remarquait Hannah Arendt dans son travail sur les origines du totalitarisme), il est nécessaire de réaffirmer que le futur est à nous.
Mais le futur peut être plus heureux ou nous plonger dans la barbarie. Il n’y a pas de logique économique ni de logique historique implacable qui nous emmènerait dans une direction ou dans une autre. Il n’y a que l’action qui suppose de solides convictions morales que nous n’avons pas à réinventer mais qu’il s’agit de faire vivre en puisant dans le vieux fond dont nous héritons. Honnêteté, courage, sens de la justice, respect des autres … rien de neuf ! Mais des valeurs qui pourtant quand elles sont réaffirmées fermement deviennent de nos jours pratiquement subversives.
J’insisterai plus particulièrement sur cette vertu grecque qu’est le sens de la mesure. Sur le temple de Delphes étaient inscrites deux maximes qui résument toute la pensée grecque : « connais-toi toi-même » (ce qui veut dire connais ta juste mesure) et « rien de trop ». Le capitalisme dont la logique est celle de l’accumulation illimitée de la richesse et de la puissance s’oppose frontalement à cet idéal grec. Mais nous le savons, le développement illimité est une impossibilité physique qui conduit à la catastrophe. De plus en plus nombreux sont les chercheurs (y compris dans les institutions officielles du gouvernement des États-Unis) qui pensent que le mode de développement actuel ne pourra pas tenir plus de trois ou quatre décennies. Il nous faudra donc, de gré ou de force, dans des conditions humaines ou dans des conditions inhumaines apprendre à ne plus consommer à tort et à travers, à ne plus espérer que tous nos problèmes sociaux et existentiels pourront être résolus par la « croissance ». Remplacer la consommation par l’usage, faire des économies au lieu de subir les prétendues « lois de l’économie », ne pas chercher frénétiquement à apaiser nos angoisses dans la consommation des choses et cette religion universelle du capital qu’est le fétichisme de la marchandise : voilà autant d’habitudes vertueuses qu’il nous faudra acquérir si nous voulons tout simplement le monde existe encore demain. Et c’est encore une question de morale.
Alors, décence commune ? Autant qu’il est possible, on doit permettre aux individus de réaliser toutes les potentialités qui sont en eux. Mais ces potentialités peuvent s’exprimer de toutes sortes de façons et produire aussi souvent le pire que le meilleur. L’aspiration à une vie confortable et à jouir des biens que nous procurent la Terre et le travail est naturelle. Mais l’excès de richesse, les extravagances des nababs capitalistes sont proprement indécentes, tout comme est indécente la misère où sont précipités tant d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce qui est plus qu’indécent, mais franchement obscène – un mot qui en latin désignait ce qui est sinistre, de mauvais augure, dégoûtant, immonde – c’est la soumission des humains, leur soumission aux « lois du capital » aussi que leur soumission à des idéologies ou des religions meurtrières. Ce qui est décent, c’est la liberté tempérée par le souci des autres et la reconnaissance de l’égalité de tous.
1D. Fusaro, Il futuro è nostro, Bompiani, 2014, p.42
2G. Orwell, Fascisme & démocratie, The Left News, février 1941 in Écrits politiques (1928-1949), Agone, 2009, p.174
3Ibid.
4Voir préface aux Écrits politiques, oc/ p. XVII

Marx sans le marxisme