jeudi 9 novembre 2017

Désobéissance



L’obéissance est généralement considérée comme une vertu. Sans l’obéissance des enfants aux parents, des élèves aux maîtres, des citoyens au gouvernement, aucune vie sociale n’est possible.  Même les révolutionnaires vantent les vertus de l’obéissance aux chefs du parti et la discipline fait la force des armées. Dans un passage célèbre de la République de Platon, Socrate voit dans la désobéissance générale « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Dans cette perspective, la désobéissance serait donc un repoussoir absolu. Toutefois, le XXe siècle a vigoureusement remis en cause cette idée, à la faveur notamment de ce que les criminels de guerre nazis ont invoqué pour leur défense le fait qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres. Lors de son procès, Eichmann a même invoqué l’impératif kantien pour justifier la mise en œuvre, sans états d’âme, de la « solution finale » voulue par le Führer. Si l’obéissance permet de justifier le crime impardonnable et imprescriptible, ne serait-il pas devenu judicieux de célébrer les vertus de la désobéissance ? C’est que la désobéissance n’est pas une, mais s’exprime sous des formes très diverses.

 

La rébellion et la révolte


La première forme de la désobéissance consiste en la rébellion. Le rebelle est celui qui ne se plie pas aux ordres, comme la mèche rebelle au mouvement du peigne. La rébellion n’est pas réfléchie : elle s’inscrit dans le caractère du rebelle. Ainsi, il y a des enfants « obéissants » et des enfants « rebelles ». Il arrive que l’homme « soumis » devienne un rebelle, mais c’est quand « la coupe est pleine », quand les réserves de la propension à la soumission ont été épuisées.
La rébellion va du simple refus d’obéir à la révolte violente. Au lieu de courber la tête, le rebelle relève le visage, fait face, regarde droit dans les yeux celui qui lui veut le dominer. Alors qu’il suffit de ne pas vouloir obéir pour être rebelle, la révolte suppose l’action. Le déserteur est un rebelle, le mutin est déjà un révolté. A. Camus définit ainsi l’homme révolté : « un homme [qui] dit non » (Camus, 1965). Mais il ajoute : « le mouvement de révolte s’appuie en même temps sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d’un bon droit (…). La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même, en quelque façon et quelque part, raison. »
Dans le passage de la rébellion à la révolte, l’on observe déjà deux modes profondément différents de la désobéissance : le premier est le simple refus d’obéir, alors que le second suppose non seulement la désobéissance aux ordres reçus mais aussi l’obéissance à un impératif que le sujet trouve en lui-même. Le rebelle désobéit parce qu’il ne sait pas obéir. La désobéissance du révolté s’appuie sur des raisons.
La désobéissance nue et sans raison tourne court et se transforme souvent en une nouvelle forme de soumission. Spinoza évoque « ces enfants ou ces adolescents » qui « ne peuvent supporter d’une âme égale les reproches de leurs parents se réfugient dans la vie militaire, choisissent les inconvénients de la guerre et le despotisme d’un tyran, plutôt que les avantages du foyer et les sermons paternels, et subissent avec docilité quelque fardeau que ce soit, pourvu qu'ils se vengent de leurs parents » (Spinoza, 2005).

 

L’anarchisme


Le refus de l’obéissance érigé en programme politique s’appelle anarchisme. « Ni Dieu, ni maître ! » : le titre du journal fondé par Blanqui en 1880 est éloquent : il s’agit de n’obéir ni à un pouvoir transcendant ni aux pouvoirs humains. La désobéissance est la règle. Dans l’esprit des théoriciens de l’anarchisme, elle ne signifie pas la revendication du chaos : « l’ordre moins le pouvoir », telle est la formule qui résume l’idéal anarchiste. Un ordre spontané qui naît de la liberté de chacun des individus composant la communauté. Comme dans l’abbaye de Thélème, cette utopie inventée par Rabelais, chacun fait ce qu’il veut et donc pas à obéir : « Toute leur vie était régie non par des lois mais par leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, dormaient quand le désir leur en venait. » (Rabelais, 1973) Les « gens libres, bien nés, bien éduqués » ne peuvent supporter le joug de la servitude et doivent chercher à s’en défaire.
Face à la servitude, la désobéissance est donc une vertu. La figure emblématique de l’anarchisme, c’est l’insoumis. Et passant du refus à l’action, l’insoumission devient insurrection. Désobéir à l’ordre militaire, refuser la guerre, c’est glorifier le déserteur, le mutin qui défile crosse en l’air, comme les « braves pioupious du 17e » qui refusèrent, en 1907, de tirer sur les vignerons languedociens révoltés, ou les marins du cuirassier Potemkine en 1905. Désobéir, c’est aussi refuser la discipline du travail et la grève générale est le mythe fondateur de l’anarcho-syndicalisme.
La désobéissance anarchiste peut – mais pas toujours – conduire à l’exaltation du caractère rédempteur de la violence. La violence individuelle des anarchistes poseurs de bombe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, mais aussi et surtout la violence collective. Georges Sorel montre l’opposition absolue entre le syndicalisme révolutionnaire et l’État et du même le fossé qui existe entre la violence prolétarienne et le jeu parlementaire des socialistes (Sorel, 1936).
Le refus d’obéir de l’anarchisme peut le conduire à s’opposer aux pouvoirs révolutionnaires. Après avoir aidé les bolcheviks à dissoudre l’Assemblée Constituante issue de la révolution, les anarchistes se heurtèrent au nouveau pouvoir. L’insurrection de Cronstadt est largement inspirée par l’anarchisme et la révolte de Makhno en Ukraine puise aux mêmes sources.

 

La désobéissance interdite


La désobéissance peut n’être ni la révolte ni l’action révolutionnaire anarchiste. Il peut y avoir une désobéissance raisonnable et compatible avec l’État de droit. C’est là quelque chose de paradoxal qui mérite explication.
Toute la tradition philosophique – ou presque – justifie l’obéissance et condamne la désobéissance aux lois, fussent-elles injustes. Dans sa prison, Socrate refuse de se dérober à la condamnation injuste dont il fait l’objet. Désobéir aux lois est une action privée de sens parce que celui qui désobéit se contredit lui-même, affirme Hobbes. En effet, puisque le pouvoir souverain est souverain par la volonté de ses sujets qui l’ont contractuellement érigé en arbitre suprême, aller contre la volonté du pouvoir souverain, c’est aller contre sa propre volonté. Pour Rousseau, l’obéissance à la volonté générale s’impose évidemment : être libre, c’est obéir à la loi que l’on s’est soi-même prescrite – autrement dit, obéir à la loi « expression de la volonté générale » à la formation de laquelle on a pris part c’est s’obéir à soi-même – et celui qui ne suit pas cette volonté générale manifeste qu’il n’est pas libre et c’est pourquoi il faut le contraindre à être libre. Mais peut-être est-ce Kant qui a consacré les plus amples développements à la justification de l’obéissance.
Le principe qui, selon Kant, ne souffre aucune discussion est celui de l’obéissance à la loi morale, laquelle trouve son expression dans l’impératif catégorique – lequel procède « dictatorialement » : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » Il n’existe aucun raison qui pourrait justifier la désobéissance à la loi morale. Ainsi Kant reprend la vieille maxime augustinienne : ne jamais mentir. Dans sa polémique contre Benjamin Constant à propos « d’un prétendu droit de mentir par humanité », il pousse cette affirmation jusqu’au paradoxe. La thèse de Benjamin Constant peut être résumée ainsi : l’on ne doit la vérité qu'à celui qui a droit à la vérité. Or nul n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. Kant lui oppose l’exigence de vérité inconditionnelle, quelque désavantage qu'il en résulte. Pour comprendre clairement ce qui est en cause, il convient de suivre l’argumentation de Kant. Elle ne s’applique qu'au cas où l’on est obligé de parler (se taire n'est pas mentir pour Kant). Premièrement, avoir droit à la vérité est une expression vide de sens et Kant oppose vérité objective et véracité subjective. Deuxièmement, si l’on ment pour la « bonne cause », l’on ruine en même temps la source de tout droit. Et, troisièmement, ce n'est pas parce que l'application d'une loi dictée par la raison pure paraît dangereuse qu'il faut rejeter cette loi. Cette configuration tient seulement au fait que manque le moyen de l'application. Ainsi Kant soutient que le droit de mentir doit être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine. Soit la situation suivante : Un personne X veut assassiner Y. X vous demande si Y est chez lui. Comme vous soupçonnez les mauvaises intentions de X, devez-vous répondre ce que vous pensez sincèrement être vrai (que X est chez lui) ou mentir pour détourner l’assassin ? Pour Kant, et contrairement à ce que suggérerait le bon sens commun, dans ce cas aussi s’applique l’exigence de véracité.
C’est de ce caractère inconditionnel de l’obéissance à la loi morale que Kant déduit le caractère inconditionnel de l’obéissance au pouvoir politique. Ainsi, « l’Idée d’une constitution politique en général qui soit en même temps pour tout le peuple un commandement absolu de la raison pratique jugeant d’après des concepts du droit, est sainte et irrésistible ; et même si l’organisation de l’État était par elle-même défectueuse, aucune puissance subalterne en son sein ne saurait pourtant opposer de résistance active à son souverain législateur » (Kant, 1986). Kant ajoute même que l’on n’a pas même le droit de soumettre ce principe à quelque condition que ce soit. Ainsi l’origine du pouvoir ne doit pas être une raison pour mettre en cause sa prétention à légiférer : « Le commandement “Obéissez à l’autorité qui a puissance sur vous” ne subtilise pas sur la question de savoir comment l’autorité est parvenue à cette puissance (au besoin pour la miner), car l’autorité déjà existante, sous laquelle vous vivez, est déjà en possession de la législation sur laquelle vous pouvez certes ratiociner publiquement mais contre laquelle vous ne pouvez pas vous élever en législateurs opposants. » (Kant, 1986)
Rien de tout cela n’a pas empêché Kant de soutenir la révolution française. Sans doute peut-on, d’un point de vue kantien, soutenir la « résistance à l’oppression » qui est l’un des « droits naturels et imprescriptibles » dont la « conservation » est « le but de toute association politique » selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Somme toute, le texte de Kant offre des arguments à tous ceux qui obéissent sans discuter à tous les ordres d’un pouvoir, quel qu’il soit, son organisation fût-elle « défectueuse ».

 

La désobéissance civile


Il a toujours été plus ou moins admis que, dans certains cas, la rébellion contre le pouvoir politique peut devenir un devoir moral. Beaucoup de nations, dont les dirigeants ne jurent que par la loi et l’ordre, commémorent tous les ans les héros insurgés contre l’ancien ordre établi : les fondateurs de la nation américaine sont les héroïques insurgents ; les Suisses fêtent Guillaume Tell, etc. Quand le général De Gaulle désobéit au gouvernement « légal » de la France et appelle, depuis Londres, à la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, cet acte de rébellion s’appuie non seulement sur un fondement moral légitime, mais encore sur un principe juridique essentiel, celui de la souveraineté de la nation, bafouée par la volonté des dirigeants de Vichy de collaborer avec l’envahisseur. La révolte des Résistants n’est certainement pas, pour eux, le simple exercice d’un droit moral à la désobéissance, mais bien plutôt un devoir impérieux.
Si l’obéissance est une vertu, il existe néanmoins toute une tradition philosophique autant que religieuse qui justifie la désobéissance civile. Dans ce cas, il ne s’agit pas de justifier n’importe quelle forme de désobéissance à la loi – le voleur désobéit à la loi mais nul ne pense à soutenir qu’il s’agit là d’un acte de désobéissance civile. La désobéissance civile suppose chez le désobéissant des motifs moraux ou religieux suffisamment puissants pour l’obliger à une opposition ouverte avec l’ordre constitutionnel. Ainsi, les « objecteurs de conscience » refusent de porter les armes, d’accomplir leur service militaire ou de partir à la guerre ; la lutte pour l’indépendance de l’Inde commence par l’appel à la désobéissance et au boycott des produits étrangers puis des institutions coloniales lancé par Gandhi ; le mouvement des droits civiques aux états-Unis d’Amérique, qui permit dans les années 1960 d’en finir avec la ségrégation raciale officielle dans les États du Sud commença par des manifestations de désobéissance, dont le célèbre refus de Rosa Parks, en 1955, de céder sa place dans un bus à un Blanc – des manifestations dont l’aboutissement légal a autant été des décisions judiciaires dé-ségrégationnistes (Cour suprême, Brown et al. v. Board of Education of Topeka et al., 1954) que le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).
La question se pose de savoir si, rationnellement, la désobéissance civile peut substantialiser un droit comme le prétend la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Une loi qui disposerait qu’on peut désobéir à la loi est une absurdité, fait valoir Kant. Mais si la loi est injuste, comme l’homme juste pourrait-il obéir à la loi de l’État sans violer la loi morale ? La contradiction est au cœur de la pensée de Kant qui soutient d’un côté la validité de la maxime « Fiat justitia et pereat mundi » (« que la justice soit faite et que le monde périsse », Kant, 1986) mais qui, d’un autre côté, incite à supporter un pouvoir politique injuste en invoquant de fait la nécessité de maintenir la possibilité d’un ordre politique constitutionnel.
C’est sans doute à Henry David Thoreau que l’on doit l’expression de « désobéissance civile » qu’il justifie en affirmant la primauté de la conscience morale sur l’ordre politique : « Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire à toute heure ce que je crois être bien. » (Thoreau, 1992) Mais comme Thoreau n’est pas anarchiste et maintient tout de même la nécessité d’un État – d’un État qui gouverne le moins possible – il faut trouver des critères permettant de légitimer la désobéissance civile.
Dans sa Théorie de la justice, John Rawls, qui par ailleurs s’inspire fortement des positions kantiennes en morale, définit le champ de légitimité de la désobéissance civile, tout en précisant que l’on ne peut guère attendre d’une théorie de la désobéissance qu’elle nous permette de trancher dans les cas pratiques. Son utilité serait seulement d’éclairer notre jugement. Rawls commence par définir ainsi la désobéissance civile : « La désobéissance civile peut, tout d'abord, être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés. » Cela suppose que toutes les voies légales permettant de contester une décision gouvernementale aient été épuisées. On pourrait ajouter que cette définition restreinte de la désobéissance ne convient pas pour les États tyranniques qui ne peuvent laisser subsister des manifestations de désobéissance publique. Enfin, la désobéissance civile suppose une conception publique de la justice largement partagée même si les lois existantes n’en tiennent pas toujours compte. Le caractère public de la désobéissance civile est également essentiel : la résistance peut et souvent doit être largement clandestine ; la désobéissance civile fait appel à une conception publique et celui qui désobéit accepte d’en payer le prix – comme Bertrand Russell emprisonné pour son pacifisme lors de la première guerre mondiale.
On peut définir globalement les cas qui légitiment le recours à la désobéissance civile. Selon Rawls, « il est souhaitable de limiter la désobéissance civile aux infractions graves au premier principe de la justice, le principe de la liberté égale pour tous, et aux violations flagrantes de la seconde partie du second principe, le principe de la juste égalité des chances ». John Rawls ajoute une autre clause, soit l’idée que les appels à la bonne foi de la majorité aient été vains – c’est souvent la situation d’une minorité qui cherche à faire reconnaître ses droits. Il faut enfin que le recours à la désobéissance civile ne mette pas en cause les principes et règles juridico-politiques fondamentaux qui caractérisent le constitutionnalisme libéral moderne et contemporain.

 

La désobéissance obligatoire


L’expérience historique du XXe siècle oblige à aller un peu loin et à envisager non seulement un droit moral à la désobéissance mais aussi, dans certains cas, un véritable devoir. 
En effet, si l’obéissance s’impose comme un devoir, dans tous les cas, sans condition ni discussion, alors on ne peut pas reprocher aux officiers nazis et aux organisateurs de la « solution finale » d’avoir agi comme ils l’ont fait puisqu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres du pouvoir légal de leur pays. Eichmann, lors de son procès à Jérusalem en 1961, invoqua ainsi la doctrine kantienne pour justifier ses actes ; il affirma avoir vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant : la loi est la loi et son application ne peut souffrir aucune exception. Qu’il y ait là une utilisation frauduleuse de la philosophie de Kant, cela ne fait pas de doute. On peut considérer que le devoir d’obéissance est longtemps apparu comme un impératif indiscutable dans la mesure même où les hommes vivaient dans des sociétés menacées en permanence par la guerre civile. Les États autoritaires, monarchiques, voire tyranniques, des sociétés traditionnelles étaient en même temps des États faibles. À l’inverse, l’expérience du XXe siècle est celle des États forts, totalitaires, dans lesquels le mécanisme de l’obéissance s’impose presque sans résistance. Après Auschwitz, un certain nombre de débats classiques de la philosophie politique et morale ne peuvent plus être posés dans les mêmes termes qu’auparavant. Les criminels de guerre nazis furent jugés pour avoir exécuté des ordres manifestement contraires aux principes moraux les plus élémentaires. Certains de leurs crimes furent jugés tellement hors du commun qu’ils furent déclarés imprescriptibles. Ces criminels, a-t-on considéré, n’avaient pas seulement le droit de désobéir aux ordres encore avaient-ils le devoir de ne pas se transformer en bourreaux et de ne pas se rendre complices de crimes contre l’humanité. Un raisonnement comparable fut suivi à l’occasion des procès devant le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les juges ayant pu reprocher à certains prévenus d’avoir été les exécutants d’ordres qui conduisaient aux massacres des populations civiles. Pour ainsi dire, l’appropriation du droit, face notamment au crime contre l’humanité conduit à l’idée de la désobéissance aux ordres d’un pouvoir légal peut être un devoir au regard du droit international appliqué par une instance qui dépend de l’ONU.
On fait là un pas supplémentaire par rapport à la position morale concernant la désobéissance. Si les Résistants ont agi poussés par leur sens du devoir, ce devoir restait un devoir moral : personne n’a été poursuivi à la Libération pour n’avoir point été un résistant actif. Les décisions du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie transforment le devoir moral de désobéissance en obligation juridique, assortie de sanctions.

 

Bibliographie sélective :

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972 (traduction de Guy Durand) – Albert Camus, L’homme révolté, in Essais, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1965 –Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1986 (traduction de Joëlle Masson et Olivier Masson) – Emmanuel Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1986 (traduction de Luc Ferry) – François Rabelais, Gargantua, in Œuvres Complètes, coll. « L’intégrale », Seuil, 1973 – John Rawls, Théorie de la justice, éditions du Seuil, 1987 (traduction de Catherine Audard) – Georges Sorel, Réflexions sur la violence, éditions Marcel Rivière, 1936 – Spinoza, Éthique, éditions de l’Éclat, 2005 (traduction de Robert Misrahi) ; Henry David Thoreau, La désobéissance civile, éditions Climats, 1992 (traduction de Micheline Flak).

 

Mots-clés : Anarchisme – Nihilisme – Non-Violence – Loi morale – Rébellion – Révolte – Révolution


Denis Collin

Les prétendus communautarismes contre la communauté politique



En lisant attentivement Marx et notamment l’extraordinaire Livre I du Capital, n tombe sur des passages qui montrent comment l’échange marchand est un puissant dissolvant de toute communauté. L’échange marchand présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe pas dans la « communauté naturelle », quelles que soient ses formes. « L’échange des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans la vie intérieure des communautés. »[1]
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion : là où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret.

L’individu-roi

Marx nous permet ainsi de comprendre quelques-uns des phénomènes sociaux les plus importants de notre époque. Analysés par de nombreux sociologues et essayistes, la transformation de nos sociétés en sociétés d’individus – la société liquide de Zygmunt Bauman – est un fait patent. Mais ce fait que la conséquence des profondes transformations sociales et anthropologiques qu’a produites le mode de production capitaliste. Jusqu’au XXe siècle le capital n’a pu se développer que sur la base léguée par les sociétés anciennes avec lesquelles il a composé et dont il a utilisé aussi les ressources sociales et idéologiques qui lui ont permis d’asseoir sa domination : famille patriarcale, religion, respect des hiérarchies naturelles, conformisme. Rien de tout cela n’était consubstantiel au mode de production capitaliste mais tout cela lui a servi de béquilles. Ce que bien des gens, qui ont toujours le regard dans le rétroviseur, ne veulent pas comprendre, eux qui continuent de voir dans la lutte contre les résidus de la société d’avant-hier l’archétype d’une lutte radicale contre le capital. À notre époque, que le jeune philosopha italien Diego Fusaro appelle « le capitalisme absolu », la société est de moins en moins une société dominée par le mode de production capitaliste, mais bien une société capitaliste jusque dans ses moindres ramifications et c’est précisément pourquoi toutes les communautés humaines existantes sont pulvérisées par le triomphe de l’individu-roi, qui n’est roi qu’en imagination alors qu’il est réellement l’individu désolé, privé de sol et condamné à une solitude croissante.
Ceux qui font de la lutte contre la « famille patriarcale » un enjeu de notre époque peuvent être satisfaits. Les principaux dirigeants de l’Union européenne ne sont pas des « pater familias » puisqu’ils n’ont pas d’enfants. C’est le cas d’Emmanuel Macron, de la chancelière allemande Angela Merkel, du Premier ministre britannique Theresa May, du Premier ministre italien Paolo Gentiloni, du Premier ministre néerlandais Mark Rutte, du Premier ministre suédois Stefan Löfven, du Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel, du Premier ministre écossais Stefan Löfven, ou encore du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. L’actuel premier ministre belge, Charles Michel, a deux enfants, mais son prédécesseur, Élio di Rupo, était un homosexuel sans enfant. Exit la famille. Et c’est d’ailleurs pourquoi les politiques familiales sont dans le collimateur des réformateurs. La famille coûte cher mais c’est aussi un boulet qui limite la mobilité des individus de nos « sociétés liquides ». Et comme si ça ne suffisait pas, elle est aussi « le dernier refuge » (voir le livre éponyme de Christopher Lasch) où une certaine solidarité peur s’exercer, laquelle contrevient évidemment aux lois bien comprises du marché parfait. C’est aussi à cette aune que l’on peut apprécier l’engouement subit des classes dirigeantes pour toutes les formes du « mariage pour tous ». C’est aussi la raison pour laquelle on déploie toutes les ressources du droit et de la science pour faire de la procréation sans père et bientôt sans mère (grâce à l’exo-genèse ou « utérus artificiel ») la nouvelle norme.
Sur le terrain des relations sociales, c’est la même poussée vers l’individualisation qui s’impose. Les conventions collectives sont attaquées et bientôt réduites à des chiffons de papier par les « réformes du marché du travail » impulsées dans tous les pays et dont la dernière en date est celle des ordonnances prises par Emmanuel Macron. Les salariés ne doivent constituer un collectif qui pourrait exercer collectivement son action. Chaque salarié est « entrepreneur de lui-même » et il doit d’abord comprendre que son ennemi est tout simplement son voisin de travail – qui sera licencié en premier lors du prochain « dégraissage ».  On connaît les effets particulièrement délétères de ce nouveau management « individualisé » des « ressources humaines » (un terme qu’on ose à peine écrire tant il est obscène) sur les conditions de vie, sur la santé et sur l’éducation des enfants.
Ce sont aussi les communautés nationales qui doivent être détruites. C’est l’objectif consciemment poursuivi par l’impérialisme américain qui n’admet dans le monde qu’un seul nationalisme, le sien. Encourager les sécessionnismes, les régionalismes, les revendications de chaque groupe particulier, voilà ce que les dirigeants des grandes puissances ont fait depuis des décennies. On rappellera le précédent yougoslave et ses fameux bombardements humanitaires. Mais il n’y a pas de la diplomatie et les armes pour mener à bien la tâche de détruire les nations. Le « softpower » joue son rôle. Il ne s’agit pas seulement de la domination culturelle – par exemple celle du cinéma hollywoodien – et idéologique.  Il s’agit aussi de la destruction des langues nationales au profit non pas de l’anglais mais du « globish », cet anglais des classes dominantes qu’il faut parler sous peine d’être relégué dans la caste des intouchables. Il s’agit de l’envahissement des langues nationales par des termes « anglais » créolisés. Il vaut mieux établir un planning plutôt qu’un calendrier, « updater » plutôt que mettre à jour, relever un challenge plutôt qu’un défi, etc. Il suffit d’écouter Macron et ses sbires pour enregistrer tous les échantillons de ce volapuk qui est devenu une marque de distinction sociale de cette classe des « crétins éduqués » (l’expression est d’Emmanuel Todd) qui tient les rênes du pouvoir. C’est aussi la mode américaine du « politiquement correct » qui tient lieu d’idéologie à la gauche et à l’extrême-gauche. Dernier exemple en date : l’invasion du français écrit par cette abominable « écriture inclusive » que des têtes creuses prennent pour un progrès de l’égalité des hommes et des femmes, alors qu’elle n’est plus l’écriture d’une langue mais un salmigondis illisible. On retrouve là tout ce que le gauchisme intellectuel « post-soixante-huitard » a produit de pire. Je pense à la leçon inaugurale de Roland Barthes au collège de France, en 1977 dans laquelle il qualifiait la langue comme essentiellement  « fasciste », ce qui, logiquement aurait dû le conduire, lui, au silence… Est venu un temps où la défense de la culture nationale, de « grande culture » et de la tradition humaniste est un devoir révolutionnaire.
Mais ce sont aussi toutes les pratiques les plus quotidiennes qui sont maintenant pénétrées de cet individualisme moutonnier. Tous se précipiter pour acheter le dernier gadget de telle ou telle marque, voilà ce qui fait preuve de liberté individuelle ! Mais accepter une règle commune, permettant de vivre avec les autres, ça, c’est insupportable. On le voit avec les revendications extravagantes des parents et des élèves concernant les cantines scolaires : après le casher et le hallal, voilà qu’on exige des repas végétariens et « végans ».

Communautarismes réactionnaires 

Dans cette société pulvérisée, où chacun doit soigneusement s’occuper de n’avoir rien en commun avec son voisin, le communautarisme, sous toutes ses formes, pourrait apparaître comme une réaction, finalement plutôt sympathique, puisqu’il s’agirait d’essayer de reconstruire des communautés. En réalité, il n’en est rien. Le communautarisme n’est que la revendication politique des droits absolus de l’individu-roi contre la communauté politique, contre ce que les Grecs appelaient la polis. Emblématiques, les communautés des prétendus « minorités sexuelles » (gays, lesbiennes, « bi » et « trans ») : il s’agit de mettre en avant un trait qui vous caractérise pour revendiquer un traitement spécial. Car rien ne peut évidemment arrêter la mécanique de ce genre communautarisme qui se fractionne aussi souvent qu’on le souhaite. Les gays végans gauchers peuvent bien faire une communauté qui aura du mal à cohabiter avec les gays non végans… Chacun veut bien faire communauté mais uniquement avec ceux qui lui ressemblent. Il ne s’agit donc plus de communauté mais d’identitarisme et de domination de la « mêmeté ».  Toutes les revendications « d’ouverture à l’autre », si typiques du « bonnisme » (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’esprit des bons sentiments un peu niais), sont finalement les revendications des individus qui précisément ne veulent pas s’ouvrir à qui n’est pas comme eux.
C’est dans ce cadre général qu’on peut apprécier les communautarismes des « racisés », portés par un certain nombre de groupes comme le CRAN (un prétendu conseil représentatif des associations noires), le PIR (parti des indigènes de république) et d’autres moins connus. Ils se sont fait remarquer par l’organisation de « journées d’études décoloniales », souvent patronées par des universitaires et même universités, et « interdites aux blancs ». À l’initiative de ces mouvements, on trouve souvent des militants issus des mouvances de l’extrême gauche (NPA et quelques débris du trotskisme) voire du PCF, spécialement dans le département de la Seine-Saint-Denis. Bien qu’ils se présentent comme l’expression politique des « damnés de la terre », ces groupes sont, en réalité, typiques de la nouvelle petite bourgeoisie, souvent issue de l’immigration, et qui a entamé son ascension sociale et réclame sa part du gâteau. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils rencontrent une telle bienveillance dans les classes supérieures intellectuelles. Les dirigeants du PIR peuvent proférer les plus abominables slogans racistes, revendiquer leur antisémitisme, les pétitionnaires attitrés n’y ont jamais trouvé à redire et pas un tribunal n’a eu à les juger. La remise au goût du jour des critères « raciaux » et le développement d’une « haine des blancs » qui serait nécessaire pour en finir avec l’oppression coloniale, tout cela ne gêne nullement le gratin du gauchisme universitaire, ceux qui ont table ouverte à France-Culture et ont organisé l’ignoble procès contre le prétendu « réactionnaire » Marcel Gauchet.
Une fois de plus, on voit comment le gauchisme post-soixante-huitard (qui n’a rien avec cette maladie infantile du communisme dont parlait Lénine) tout à la fois exprime et nourrit la phase du capitalisme absolu dans laquelle nous sommes entrés. Ce qui s’est vendu sous le nom étrange d’« intersectionnalité des luttes » et a fait les délices des bavards déchaînés de « Nuit debout », c’est cette étrange alliance des LGBT, des « racialisés » et de toutes les groupes porteurs des lubies du moment, totalement indifférents à la situation de la grande masse du peuple, satisfaits de la marginalisation et de la division du mouvement ouvrier et tout fiers de leur auto-promotion au rôle de nouvelle avant-garde de l’histoire.  Ils rejouent les délires des lendemains de l’échec de mai 68, mais la deuxième fois c’est une farce. Une farce qui accompagne le macronisme dont elle est l’autre visage.



[1] Capital, livre I, traduction Lefebvre, PUF « Quadrige. p.100

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...