En lisant attentivement Marx et notamment l’extraordinaire
Livre I du Capital, n tombe sur des passages qui montrent comment l’échange
marchand est un puissant dissolvant de toute communauté. L’échange marchand
présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de
choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe pas dans la
« communauté naturelle », quelles que soient ses formes. « L’échange
des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de
contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés
étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des
marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans
la vie intérieure des communautés. »[1]
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion : là
où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange
marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté
humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car
évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret.
L’individu-roi
Marx nous permet ainsi de comprendre quelques-uns des
phénomènes sociaux les plus importants de notre époque. Analysés par de
nombreux sociologues et essayistes, la transformation de nos sociétés en
sociétés d’individus – la société liquide de Zygmunt Bauman – est un fait
patent. Mais ce fait que la conséquence des profondes transformations sociales
et anthropologiques qu’a produites le mode de production capitaliste. Jusqu’au
XXe siècle le capital n’a pu se développer que sur la base léguée
par les sociétés anciennes avec lesquelles il a composé et dont il a utilisé
aussi les ressources sociales et idéologiques qui lui ont permis d’asseoir sa
domination : famille patriarcale, religion, respect des hiérarchies
naturelles, conformisme. Rien de tout cela n’était consubstantiel au mode de
production capitaliste mais tout cela lui a servi de béquilles. Ce que bien des
gens, qui ont toujours le regard dans le rétroviseur, ne veulent pas
comprendre, eux qui continuent de voir dans la lutte contre les résidus de la
société d’avant-hier l’archétype d’une lutte radicale contre le capital. À
notre époque, que le jeune philosopha italien Diego Fusaro appelle « le
capitalisme absolu », la société est de moins en moins une société dominée
par le mode de production capitaliste, mais bien une société capitaliste jusque
dans ses moindres ramifications et c’est précisément pourquoi toutes les
communautés humaines existantes sont pulvérisées par le triomphe de
l’individu-roi, qui n’est roi qu’en imagination alors qu’il est réellement
l’individu désolé, privé de sol et condamné à une solitude croissante.
Ceux qui font de la lutte contre la « famille
patriarcale » un enjeu de notre époque peuvent être satisfaits. Les
principaux dirigeants de l’Union européenne ne sont pas des « pater familias » puisqu’ils n’ont
pas d’enfants. C’est le cas d’Emmanuel Macron, de la chancelière allemande
Angela Merkel, du Premier ministre britannique Theresa May, du Premier ministre
italien Paolo Gentiloni, du Premier ministre néerlandais Mark Rutte, du Premier
ministre suédois Stefan Löfven, du Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel,
du Premier ministre écossais Stefan Löfven, ou encore du président de la
Commission européenne Jean-Claude Juncker. L’actuel premier ministre belge,
Charles Michel, a deux enfants, mais son prédécesseur, Élio di Rupo, était un
homosexuel sans enfant. Exit la famille. Et c’est d’ailleurs pourquoi les
politiques familiales sont dans le collimateur des réformateurs. La famille
coûte cher mais c’est aussi un boulet qui limite la mobilité des individus de
nos « sociétés liquides ». Et comme si ça ne suffisait pas, elle est
aussi « le dernier refuge » (voir le livre éponyme de Christopher
Lasch) où une certaine solidarité peur s’exercer, laquelle contrevient
évidemment aux lois bien comprises du marché parfait. C’est aussi à cette aune
que l’on peut apprécier l’engouement subit des classes dirigeantes pour toutes
les formes du « mariage pour tous ». C’est aussi la raison pour
laquelle on déploie toutes les ressources du droit et de la science pour faire
de la procréation sans père et bientôt sans mère (grâce à l’exo-genèse ou
« utérus artificiel ») la nouvelle norme.
Sur le terrain des relations sociales, c’est la même
poussée vers l’individualisation qui s’impose. Les conventions collectives sont
attaquées et bientôt réduites à des chiffons de papier par les « réformes
du marché du travail » impulsées dans tous les pays et dont la dernière en
date est celle des ordonnances prises par Emmanuel Macron. Les salariés ne
doivent constituer un collectif qui pourrait exercer collectivement son action.
Chaque salarié est « entrepreneur de lui-même » et il doit d’abord
comprendre que son ennemi est tout simplement son voisin de travail – qui sera
licencié en premier lors du prochain « dégraissage ». On connaît les effets particulièrement
délétères de ce nouveau management « individualisé » des
« ressources humaines » (un terme qu’on ose à peine écrire tant il
est obscène) sur les conditions de vie, sur la santé et sur l’éducation des
enfants.
Ce sont aussi les communautés nationales qui doivent être
détruites. C’est l’objectif consciemment poursuivi par l’impérialisme américain
qui n’admet dans le monde qu’un seul nationalisme, le sien. Encourager les
sécessionnismes, les régionalismes, les revendications de chaque groupe
particulier, voilà ce que les dirigeants des grandes puissances ont fait depuis
des décennies. On rappellera le précédent yougoslave et ses fameux
bombardements humanitaires. Mais il n’y a pas de la diplomatie et les armes
pour mener à bien la tâche de détruire les nations. Le « softpower »
joue son rôle. Il ne s’agit pas seulement de la domination culturelle – par
exemple celle du cinéma hollywoodien – et idéologique. Il s’agit aussi de la destruction des langues
nationales au profit non pas de l’anglais mais du « globish », cet
anglais des classes dominantes qu’il faut parler sous peine d’être relégué dans
la caste des intouchables. Il s’agit de l’envahissement des langues nationales
par des termes « anglais » créolisés. Il vaut mieux établir un
planning plutôt qu’un calendrier, « updater » plutôt que mettre à
jour, relever un challenge plutôt qu’un défi, etc. Il suffit d’écouter Macron
et ses sbires pour enregistrer tous les échantillons de ce volapuk qui est
devenu une marque de distinction sociale de cette classe des « crétins
éduqués » (l’expression est d’Emmanuel Todd) qui tient les rênes du
pouvoir. C’est aussi la mode américaine du « politiquement correct »
qui tient lieu d’idéologie à la gauche et à l’extrême-gauche. Dernier exemple
en date : l’invasion du français écrit par cette abominable « écriture
inclusive » que des têtes creuses prennent pour un progrès de l’égalité
des hommes et des femmes, alors qu’elle n’est plus l’écriture d’une langue mais
un salmigondis illisible. On retrouve là tout ce que le gauchisme intellectuel
« post-soixante-huitard » a produit de pire. Je pense à la leçon
inaugurale de Roland Barthes au collège de France, en 1977 dans laquelle il
qualifiait la langue comme essentiellement
« fasciste », ce qui, logiquement aurait dû le conduire, lui,
au silence… Est venu un temps où la défense de la culture nationale, de
« grande culture » et de la tradition humaniste est un devoir
révolutionnaire.
Mais ce sont aussi toutes les pratiques les plus
quotidiennes qui sont maintenant pénétrées de cet individualisme moutonnier.
Tous se précipiter pour acheter le dernier gadget de telle ou telle marque,
voilà ce qui fait preuve de liberté individuelle ! Mais accepter une règle
commune, permettant de vivre avec les autres, ça, c’est insupportable. On le
voit avec les revendications extravagantes des parents et des élèves concernant
les cantines scolaires : après le casher et le hallal, voilà qu’on exige
des repas végétariens et « végans ».
Communautarismes réactionnaires
Dans cette société pulvérisée, où chacun doit
soigneusement s’occuper de n’avoir rien en commun avec son voisin, le
communautarisme, sous toutes ses formes, pourrait apparaître comme une
réaction, finalement plutôt sympathique, puisqu’il s’agirait d’essayer de
reconstruire des communautés. En réalité, il n’en est rien. Le communautarisme
n’est que la revendication politique des droits absolus de l’individu-roi
contre la communauté politique, contre ce que les Grecs appelaient la polis. Emblématiques, les communautés
des prétendus « minorités sexuelles » (gays, lesbiennes, « bi »
et « trans ») : il s’agit de mettre en avant un trait qui vous
caractérise pour revendiquer un traitement spécial. Car rien ne peut évidemment
arrêter la mécanique de ce genre communautarisme qui se fractionne aussi
souvent qu’on le souhaite. Les gays végans gauchers peuvent bien faire une
communauté qui aura du mal à cohabiter avec les gays non végans… Chacun veut
bien faire communauté mais uniquement avec ceux qui lui ressemblent. Il ne
s’agit donc plus de communauté mais d’identitarisme et de domination de la
« mêmeté ». Toutes les
revendications « d’ouverture à l’autre », si typiques du
« bonnisme » (les Italiens parlent du « buonismo » pour
désigner l’esprit des bons sentiments un peu niais), sont finalement les
revendications des individus qui précisément ne veulent pas s’ouvrir à qui
n’est pas comme eux.
C’est dans ce cadre général qu’on peut apprécier les
communautarismes des « racisés », portés par un certain nombre de
groupes comme le CRAN (un prétendu conseil représentatif des associations noires),
le PIR (parti des indigènes de république) et d’autres moins connus. Ils se
sont fait remarquer par l’organisation de « journées d’études
décoloniales », souvent patronées par des universitaires et même
universités, et « interdites aux blancs ». À l’initiative de ces
mouvements, on trouve souvent des militants issus des mouvances de l’extrême
gauche (NPA et quelques débris du trotskisme) voire du PCF, spécialement dans
le département de la Seine-Saint-Denis. Bien qu’ils se présentent comme
l’expression politique des « damnés de la terre », ces groupes sont,
en réalité, typiques de la nouvelle petite bourgeoisie, souvent issue de
l’immigration, et qui a entamé son ascension sociale et réclame sa part du
gâteau. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils rencontrent une telle
bienveillance dans les classes supérieures intellectuelles. Les dirigeants du
PIR peuvent proférer les plus abominables slogans racistes, revendiquer leur
antisémitisme, les pétitionnaires attitrés n’y ont jamais trouvé à redire et pas
un tribunal n’a eu à les juger. La remise au goût du jour des critères « raciaux »
et le développement d’une « haine des blancs » qui serait nécessaire
pour en finir avec l’oppression coloniale, tout cela ne gêne nullement le
gratin du gauchisme universitaire, ceux qui ont table ouverte à France-Culture
et ont organisé l’ignoble procès contre le prétendu « réactionnaire »
Marcel Gauchet.
Une fois de plus, on voit comment le gauchisme
post-soixante-huitard (qui n’a rien avec cette maladie infantile du communisme
dont parlait Lénine) tout à la fois exprime et nourrit la phase du capitalisme
absolu dans laquelle nous sommes entrés. Ce qui s’est vendu sous le nom étrange
d’« intersectionnalité des luttes » et a fait les délices des bavards
déchaînés de « Nuit debout », c’est cette étrange alliance des LGBT,
des « racialisés » et de toutes les groupes porteurs des lubies du moment,
totalement indifférents à la situation de la grande masse du peuple, satisfaits
de la marginalisation et de la division du mouvement ouvrier et tout fiers de
leur auto-promotion au rôle de nouvelle avant-garde de l’histoire. Ils rejouent les délires des lendemains de
l’échec de mai 68, mais la deuxième fois c’est une farce. Une farce qui accompagne
le macronisme dont elle est l’autre visage.
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