jeudi 9 novembre 2017

Les prétendus communautarismes contre la communauté politique



En lisant attentivement Marx et notamment l’extraordinaire Livre I du Capital, n tombe sur des passages qui montrent comment l’échange marchand est un puissant dissolvant de toute communauté. L’échange marchand présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe pas dans la « communauté naturelle », quelles que soient ses formes. « L’échange des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans la vie intérieure des communautés. »[1]
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion : là où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret.

L’individu-roi

Marx nous permet ainsi de comprendre quelques-uns des phénomènes sociaux les plus importants de notre époque. Analysés par de nombreux sociologues et essayistes, la transformation de nos sociétés en sociétés d’individus – la société liquide de Zygmunt Bauman – est un fait patent. Mais ce fait que la conséquence des profondes transformations sociales et anthropologiques qu’a produites le mode de production capitaliste. Jusqu’au XXe siècle le capital n’a pu se développer que sur la base léguée par les sociétés anciennes avec lesquelles il a composé et dont il a utilisé aussi les ressources sociales et idéologiques qui lui ont permis d’asseoir sa domination : famille patriarcale, religion, respect des hiérarchies naturelles, conformisme. Rien de tout cela n’était consubstantiel au mode de production capitaliste mais tout cela lui a servi de béquilles. Ce que bien des gens, qui ont toujours le regard dans le rétroviseur, ne veulent pas comprendre, eux qui continuent de voir dans la lutte contre les résidus de la société d’avant-hier l’archétype d’une lutte radicale contre le capital. À notre époque, que le jeune philosopha italien Diego Fusaro appelle « le capitalisme absolu », la société est de moins en moins une société dominée par le mode de production capitaliste, mais bien une société capitaliste jusque dans ses moindres ramifications et c’est précisément pourquoi toutes les communautés humaines existantes sont pulvérisées par le triomphe de l’individu-roi, qui n’est roi qu’en imagination alors qu’il est réellement l’individu désolé, privé de sol et condamné à une solitude croissante.
Ceux qui font de la lutte contre la « famille patriarcale » un enjeu de notre époque peuvent être satisfaits. Les principaux dirigeants de l’Union européenne ne sont pas des « pater familias » puisqu’ils n’ont pas d’enfants. C’est le cas d’Emmanuel Macron, de la chancelière allemande Angela Merkel, du Premier ministre britannique Theresa May, du Premier ministre italien Paolo Gentiloni, du Premier ministre néerlandais Mark Rutte, du Premier ministre suédois Stefan Löfven, du Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel, du Premier ministre écossais Stefan Löfven, ou encore du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. L’actuel premier ministre belge, Charles Michel, a deux enfants, mais son prédécesseur, Élio di Rupo, était un homosexuel sans enfant. Exit la famille. Et c’est d’ailleurs pourquoi les politiques familiales sont dans le collimateur des réformateurs. La famille coûte cher mais c’est aussi un boulet qui limite la mobilité des individus de nos « sociétés liquides ». Et comme si ça ne suffisait pas, elle est aussi « le dernier refuge » (voir le livre éponyme de Christopher Lasch) où une certaine solidarité peur s’exercer, laquelle contrevient évidemment aux lois bien comprises du marché parfait. C’est aussi à cette aune que l’on peut apprécier l’engouement subit des classes dirigeantes pour toutes les formes du « mariage pour tous ». C’est aussi la raison pour laquelle on déploie toutes les ressources du droit et de la science pour faire de la procréation sans père et bientôt sans mère (grâce à l’exo-genèse ou « utérus artificiel ») la nouvelle norme.
Sur le terrain des relations sociales, c’est la même poussée vers l’individualisation qui s’impose. Les conventions collectives sont attaquées et bientôt réduites à des chiffons de papier par les « réformes du marché du travail » impulsées dans tous les pays et dont la dernière en date est celle des ordonnances prises par Emmanuel Macron. Les salariés ne doivent constituer un collectif qui pourrait exercer collectivement son action. Chaque salarié est « entrepreneur de lui-même » et il doit d’abord comprendre que son ennemi est tout simplement son voisin de travail – qui sera licencié en premier lors du prochain « dégraissage ».  On connaît les effets particulièrement délétères de ce nouveau management « individualisé » des « ressources humaines » (un terme qu’on ose à peine écrire tant il est obscène) sur les conditions de vie, sur la santé et sur l’éducation des enfants.
Ce sont aussi les communautés nationales qui doivent être détruites. C’est l’objectif consciemment poursuivi par l’impérialisme américain qui n’admet dans le monde qu’un seul nationalisme, le sien. Encourager les sécessionnismes, les régionalismes, les revendications de chaque groupe particulier, voilà ce que les dirigeants des grandes puissances ont fait depuis des décennies. On rappellera le précédent yougoslave et ses fameux bombardements humanitaires. Mais il n’y a pas de la diplomatie et les armes pour mener à bien la tâche de détruire les nations. Le « softpower » joue son rôle. Il ne s’agit pas seulement de la domination culturelle – par exemple celle du cinéma hollywoodien – et idéologique.  Il s’agit aussi de la destruction des langues nationales au profit non pas de l’anglais mais du « globish », cet anglais des classes dominantes qu’il faut parler sous peine d’être relégué dans la caste des intouchables. Il s’agit de l’envahissement des langues nationales par des termes « anglais » créolisés. Il vaut mieux établir un planning plutôt qu’un calendrier, « updater » plutôt que mettre à jour, relever un challenge plutôt qu’un défi, etc. Il suffit d’écouter Macron et ses sbires pour enregistrer tous les échantillons de ce volapuk qui est devenu une marque de distinction sociale de cette classe des « crétins éduqués » (l’expression est d’Emmanuel Todd) qui tient les rênes du pouvoir. C’est aussi la mode américaine du « politiquement correct » qui tient lieu d’idéologie à la gauche et à l’extrême-gauche. Dernier exemple en date : l’invasion du français écrit par cette abominable « écriture inclusive » que des têtes creuses prennent pour un progrès de l’égalité des hommes et des femmes, alors qu’elle n’est plus l’écriture d’une langue mais un salmigondis illisible. On retrouve là tout ce que le gauchisme intellectuel « post-soixante-huitard » a produit de pire. Je pense à la leçon inaugurale de Roland Barthes au collège de France, en 1977 dans laquelle il qualifiait la langue comme essentiellement  « fasciste », ce qui, logiquement aurait dû le conduire, lui, au silence… Est venu un temps où la défense de la culture nationale, de « grande culture » et de la tradition humaniste est un devoir révolutionnaire.
Mais ce sont aussi toutes les pratiques les plus quotidiennes qui sont maintenant pénétrées de cet individualisme moutonnier. Tous se précipiter pour acheter le dernier gadget de telle ou telle marque, voilà ce qui fait preuve de liberté individuelle ! Mais accepter une règle commune, permettant de vivre avec les autres, ça, c’est insupportable. On le voit avec les revendications extravagantes des parents et des élèves concernant les cantines scolaires : après le casher et le hallal, voilà qu’on exige des repas végétariens et « végans ».

Communautarismes réactionnaires 

Dans cette société pulvérisée, où chacun doit soigneusement s’occuper de n’avoir rien en commun avec son voisin, le communautarisme, sous toutes ses formes, pourrait apparaître comme une réaction, finalement plutôt sympathique, puisqu’il s’agirait d’essayer de reconstruire des communautés. En réalité, il n’en est rien. Le communautarisme n’est que la revendication politique des droits absolus de l’individu-roi contre la communauté politique, contre ce que les Grecs appelaient la polis. Emblématiques, les communautés des prétendus « minorités sexuelles » (gays, lesbiennes, « bi » et « trans ») : il s’agit de mettre en avant un trait qui vous caractérise pour revendiquer un traitement spécial. Car rien ne peut évidemment arrêter la mécanique de ce genre communautarisme qui se fractionne aussi souvent qu’on le souhaite. Les gays végans gauchers peuvent bien faire une communauté qui aura du mal à cohabiter avec les gays non végans… Chacun veut bien faire communauté mais uniquement avec ceux qui lui ressemblent. Il ne s’agit donc plus de communauté mais d’identitarisme et de domination de la « mêmeté ».  Toutes les revendications « d’ouverture à l’autre », si typiques du « bonnisme » (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’esprit des bons sentiments un peu niais), sont finalement les revendications des individus qui précisément ne veulent pas s’ouvrir à qui n’est pas comme eux.
C’est dans ce cadre général qu’on peut apprécier les communautarismes des « racisés », portés par un certain nombre de groupes comme le CRAN (un prétendu conseil représentatif des associations noires), le PIR (parti des indigènes de république) et d’autres moins connus. Ils se sont fait remarquer par l’organisation de « journées d’études décoloniales », souvent patronées par des universitaires et même universités, et « interdites aux blancs ». À l’initiative de ces mouvements, on trouve souvent des militants issus des mouvances de l’extrême gauche (NPA et quelques débris du trotskisme) voire du PCF, spécialement dans le département de la Seine-Saint-Denis. Bien qu’ils se présentent comme l’expression politique des « damnés de la terre », ces groupes sont, en réalité, typiques de la nouvelle petite bourgeoisie, souvent issue de l’immigration, et qui a entamé son ascension sociale et réclame sa part du gâteau. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils rencontrent une telle bienveillance dans les classes supérieures intellectuelles. Les dirigeants du PIR peuvent proférer les plus abominables slogans racistes, revendiquer leur antisémitisme, les pétitionnaires attitrés n’y ont jamais trouvé à redire et pas un tribunal n’a eu à les juger. La remise au goût du jour des critères « raciaux » et le développement d’une « haine des blancs » qui serait nécessaire pour en finir avec l’oppression coloniale, tout cela ne gêne nullement le gratin du gauchisme universitaire, ceux qui ont table ouverte à France-Culture et ont organisé l’ignoble procès contre le prétendu « réactionnaire » Marcel Gauchet.
Une fois de plus, on voit comment le gauchisme post-soixante-huitard (qui n’a rien avec cette maladie infantile du communisme dont parlait Lénine) tout à la fois exprime et nourrit la phase du capitalisme absolu dans laquelle nous sommes entrés. Ce qui s’est vendu sous le nom étrange d’« intersectionnalité des luttes » et a fait les délices des bavards déchaînés de « Nuit debout », c’est cette étrange alliance des LGBT, des « racialisés » et de toutes les groupes porteurs des lubies du moment, totalement indifférents à la situation de la grande masse du peuple, satisfaits de la marginalisation et de la division du mouvement ouvrier et tout fiers de leur auto-promotion au rôle de nouvelle avant-garde de l’histoire.  Ils rejouent les délires des lendemains de l’échec de mai 68, mais la deuxième fois c’est une farce. Une farce qui accompagne le macronisme dont elle est l’autre visage.



[1] Capital, livre I, traduction Lefebvre, PUF « Quadrige. p.100

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