1-
De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une
polémique
Qu’est-ce qu’une abolition ?
Le dépassement avant le « dépassement du capitalisme.
Une opposition artificielle mais ayant amorcé un réel débat
2-
Les arguments politico stratégiques
L’hostilité foncière à l’abolition pour faire émerger le
dépassement
Quel objectif pour le dépassement ?
Réforme et/ou révolution ?
3-
Les arguments linguistico-philosophiques
Révision de traduction appuyée sur un ton péremptoire
Traduire et refléter
Introduction
L’intérêt
de la question qui nous est posée : « abolition ou
dépassement du capitalisme ? »i,
réside paradoxalement dans le fait qu’elle aurait sans doute pu ne
jamais être posée de la sorte. L’opposition entre ces deux termes
ne revêt en soi de sens concret, ni en général, ni dans le
contexte spécifique du capitalisme. Force est pourtant de constater
que dans le langage des adversaires du capitalisme l’expression
classique d’« abolition du capitalisme » a dû,
au cours des dernières décennies, céder souvent le pas devant
celle de « dépassement du capitalisme. »
Mais
que recouvre ce basculement terminologique ? Est-ce là le fruit
d’un changement de conception ? D’une hostilité entre deux
approches antagoniques ? Oui, ont prétendu ceux qui ont donné
naissance à cette alternative, érigeant un admirable et vierge
« dépassement », pour repousser dans l’opprobre
une rance et inquiétante « abolition ». Mais
hostilité tout artificielle car surtout empreinte du contexte
particulier de la France de la fin du XX° siècle, qui lui a servi
de terreau, à des fins étroitement circonstanciées du point de vue
politique et idéologique.
Ce
caractère artificiel tient à ce qu’on peut toujours créer une
tautologie en attribuant à un terme toutes les qualités que l’on
souhaite et à un autre, supposé quasi-antonyme, tous les défauts
que l’on imagine, de sorte que le choix est déjà sous-tendu dans
la manière de poser la question. Procédé rudimentaire, on en
convient, mais dont on verra qu’il s’est dissimulé sous
d’épaisses couches d’arguments linguistiques, philosophiques,
politiques et historiques, convoquant principalement Marx et Hegel,
où le philosophe Lucien Sève a joué le rôle principal, le plus
complet et le plus prolixe, offrant bien des motifs réels à ce
débat, sans lesquels il serait resté peu signifiant et terne.
Mais
cet usage dichotomique d’un dépassement vertueux face à
l’abolition, s’est également fondu et confondu avec un usage,
notamment militant, plus répandu encore, celui d’un « dépassement
du capitalisme », conçu de fait comme un synonyme
d’abolition, refermant d’une certaine manière la boucle d’un
débat, qu’il faut néanmoins ici ouvrir pour traiter le sujet.
1)De l’absence
d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique
Les
deux termes ne sont pas, en effet, de prime abord, opposables. Ils
appartiennent pour l’essentiel, et assez simplement, à des
registres de lexique différents, que l’on associera, très
schématiquement, l’un à un objectif (« abolition »)
et l’autre à des comparaisons spatio-temporelles
(« dépassement »).
Qu’est-ce qu’une abolition ?
L’abolition
est assurément un objectifii.
Dans le domaine politique et social, il commence en général par
revêtir la forme d’une revendication ou d’un projet avant de se
métamorphoser en décision sous les traits de mesures concrètes à
définir puis à mettre en œuvre. Mais en elle-même l’abolition,
comme toute suppression, se concentre sur l’expression du résultat
à atteindre : que quelque chose disparaisse ! On pense
plutôt à ce dont on souffre, que l’on exècre, mais ce peut être
aussi l’inverse, bien plus rarement il est vrai : la crainte
ou dénonciation d’une disparition non souhaitée.iii
Abolition : expression majeure des
luttes d’émancipation et de libération
Le
terme d’abolition a logiquement connu en France une très grande
vogue au cours de la longue période de révolutions de 1789 à 1871.
Il a poursuivi sa longue carrière jusqu’à nos jours et ce dans
les domaines les plus variés. Quelques exemples célèbres ou moins
célèbres en illustrent la permanence :
L’abolition du féodalisme, de l’esclavage, du servage, de la
monarchie, des privilèges, de la noblesse, de la peine de mort, de
la torture, du travail des enfants, des armes nucléaires, figurent
ainsi parmi les grandes abolitions, les plus marquantes.
D’autres le sont sans doute moins mais demeurent également
significatives :
Les premiers communistes français, dans les années 1840, prônèrent
par exemple l’abolition de la « famille » et
celle du « mariage »iv,
tandis que Victor Hugo, parlementaire siégeant alors sur les bancs
de la droite de l’Assemblée nationale, y prononça un éloquent
discours à sa tribune en faveur de l’abolition de la misère :
« Je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule
âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but
sublime, l’abolition de la misère ! »v
Mais il est également des abolitions très éloignées du champ
politique, telles que l’abolition de la volonté ou de la raison
pour le psychisme, ou bien encore l’abolition en physique.
Chacune
de ces abolitions a son histoire ou plutôt ses histoiresvi.
Aucune n’est réductible à l’autre, même si l’on peut établir
des parallèles, des recoupements.
Naturellement,
les révolutionnaires se sont montrés, plus que d’autres, friands
de ce vocabulaire. Par exemple, dans le Manifeste du parti
communiste, au chapitre deux, qui expose le programme communiste,
en une dizaine de pages à peine, on n’en compte pas moins d’une
cinquantaine, couvrant les domaines les plus variés. Une, la plus
emblématique, les rassemble alors toutes :
« Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette
proposition unique : abolition de la propriété privée »,
(Le Manifeste du Parti communiste, 1848).
Mais
passer de la revendicationvii
à la mise en œuvre pose objectivement et presque aussitôt la
question de la voie, de la méthode à employer pour y arriver, pour
concrétiser cette disparition souhaitée. Et là tout dépend
d’abord de ce que l’on souhaite abolir, du contexte dans lequel
on l’aborde, mais on est en droit d’y insuffler également ses
opinions, son approche, sa volonté d’agir, etc. En guise de
réponse au comment réaliser une abolition, on pourra donc avancer
paraphrasant Marx que, « ça dépend » !
Comme
l’abolition ne dit rien en soi du chemin à emprunterviii,
il est nécessaire de recourir à d’autres termes pour le
qualifier. S’agissant des régimes sociaux, situations politiques
ou modes de production, capitalisme compris, la tradition a entériné
schématiquement deux grands types de procès de disparition d’un
système : la réforme et la révolution, avec pour chacune,
évidemment, une grande variété foisonnante de conceptions et plus
encore d’expériences.
Pour
prendre encore un exemple hors du capitalisme, l’emblématique
abolition de l’esclavage en France en 1848, est elle-même apparue
dans un contexte de bouillonnement d’abolitions, comme lors de
toute période révolutionnaire, ce que souligna en 1849 Victor
Schœlcher :
« À peine installé,
il [le
gouvernement provisoire issu de la révolution de Février 1848]
abolit la servitude, comme la royauté, comme la peine de mort, comme
le châtiment corporel à bord de nos vaisseaux, comme tous les
restes de la barbarie antique qui souillaient encore nos codes. »ix
Ce
qui fut ainsi commenté un siècle plus tard, en 1948, par Aimé
Césaire :
Schœlcher,
écrivit-il, était convaincu que
« les tentatives du réformisme se briseraient
inéluctablement contre le mur des intérêts et que l’abolition se
ferait révolutionnairement ou ne se ferait pas. »x
Venons-en,
enfin, au capitalisme, qui constitue le cœur du sujet qui nous est
proposé. L’abolition du capitalisme, au même titre que tous les
autres régimes d’exploitation, constitue initialement et très
durablement un objectif classique du mouvement socialiste et
communiste. Pour mesurer l’ampleur et la durée du consensus autour
de cet objectif, citons ici trois leaders politiques français
distinctsxi,
s’exprimant en des périodes différentes : Jean Jaurès, Guy
Mollet et Georges Marchais :
Jean
Jaurès en 1901 :
« Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci
d‘autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement
à l'œuvre sociale, là où l'individu est soumis à la loi de
l'ensemble par la force et par l'habitude, et non point par la seule
raison, l'humanité est basse et mutilée. C'est donc seulement par
l'abolition du capitalisme et l'avènement du socialisme que
l'humanité s'accomplira. »xii
Guy
Mollet au Congrès de l’Internationale socialiste, en 1950,
distinguait encore parmi les partis socialistes ceux qui sont,
dit-il :
« animés par des considérations morales et démocratiques »
de ceux
qui, comme son parti, la SFIO, poursuivaient
« l’abolition
du capitalisme et l’appropriation des grands moyens de production
et d’échange »xiii,
ne faisant
en cela que reprendre la déclaration de principes de son parti,
adoptée en 1946, et qui indiquait que « le
caractère distinctif du Parti socialiste est de faire dépendre la
libération humaine de l’abolition du régime de la propriété
capitaliste. »xiv
Quant
à Georges Marchais, rappelant une position classique de son parti,
il écrivait, par exemple, en 1968 dans l’Humanité, que le
PCF :
« lutte pour
l'abolition du capitalisme et l'instauration d'une société
socialiste où sera bannie à tout jamais l'exploitation de l'homme
par l'homme. »xv
Un consensus qui ne portait pas préjudice à
une certaine diversité du vocabulaire
Ce
concept central d’« abolition du capitalisme »,
très largement admis parmi les forces se réclamant du marxisme, et
au-delàxvi,
ne s’oppose alors, et pendant très longtemps, qu’à ceux qui
rejettent ou abandonnent cet objectif pour cause de ralliement, plus
ou moins avoué, au capitalisme. Ce consensus ne fut pas, en
revanche, ébranlé par une certaine diversification du vocabulaire.
Renversement du capitalismexvii,
sortie du capitalisme, ou bien rupture avec le capitalisme, furent et
sont toujours des expressions également largement employées, sans
nécessaire souci d’exclusivité.
Mais,
pourtant, on décèle aussitôt dans ce vocabulaire complémentaire,
s’inscrivant dans un non-dit d’abolition, deux préoccupations
avec leurs réponses qui seront sollicitées lors du débat avec
dépassement : renversement opte d’emblée, dans la
perspective de l’abolition, plus nettement pour un chemin plutôt
qu’un autre, en l’occurrence celui de la voie révolutionnaire,
tandis que sortie et rupture, au même titre, par ailleurs, que la
« voie non capitaliste de développement »,
adoptée par certains pays du Tiers-monde au XX° siècle, se
penchent plus particulièrement sur la problématique de la
cohabitation de deux systèmes hostiles, donc sur la question de
développements parallèles plus ou moins conflictuels.xviii
Le dépassement avant le « dépassement
du capitalisme »
Une différence notable de
notoriété et d’ancrage
Le
fait qu’abolition ait été investi par l’histoire en a entériné,
du XVIII° au XX° siècle, le sens, et même un sens à la fois très
concret et très pluriel. Histoire riche, complexe, et pour
l’essentiel glorieuse que celle de l’abolition (des abolitions)
car elle accompagne tous les grands (et petits) combats
d’émancipation, de libération. C’est sans doute la raison pour
laquelle, pour magnifier « dépassement », fut
éprouvé le besoin de discréditer l’« abolition. »
Le
terme dépassement, au contraire, est resté en comparaison assez
marginal et plutôt banalisé dans l’histoire en général, et du
mouvement ouvrier en particulier. Pendant fort longtemps il ne fit
pas le poids, dans la supposée confrontation entre les deux termes.
Car avant d’afficher ses grandes ambitions exclusives d’excellence
morale et stratégique, dépassement avait dû longtemps se contenter
d’une place bien modeste et confinée dans le champ politique qui
nous intéresse ici, et aurait bien pu y rester. L’usage ne s’était
pas largement ancré dans les luttes sociales, culturelles et
politiques au cours des siècles passés, en particulier dans le
langage revendicatif, encore moins dans l’expression de la colère
révolutionnaire.
La
grande trajectoire historique du terme abolition tranche donc bien
avec celle de dépassement. Là réside la première et grande
différence avec le quasi-néologisme de sens du terme
« dépassement » en politique, appliqué au
capitalisme. Que signifiait, en effet, dépassement au XIX° siècle ?
Les premiers sens étaient plutôt anodins voire assez triviaux. Mais
s’ajoutèrent des sens figurés qui, s’ils n’ont pas connu un
succès comparable à celui d’abolition, furent effectivement
employés en politique dans leurs contextes appropriés,
principalement pour illustrer des schémas spatiaux ou temporels afin
de marquer et de qualifier des comparaisons, plus particulièrement
des avancées, des progrès.
Le
Bescherelle de 1856 lui attribuait deux sens propres :
« retirer ce qui était passé » (exemples :
ruban, lacet etc.) et
« aller au-delà, aller plus loin » (avec des exemples
spatiaux), et quelques sens
figuratifs : « dépasser les ordres, pouvoirs,
espérances » ; « dépasser les bornes » ;
« dépasser à la course » ; « être supérieur
en talent » ; « être plus long, plus haut » ;
« sortir de l’alignement. »xix
Le
Littré en 1877 indiquait pour sa part :
« Action d’excéder. Des dépassements de crédit ».
Quant au verbe dépasser
il signifiait « aller
plus loin, aller au-delà. Dépasser les limites. (…) Laisser en
arrière en allant plus vite. (…) et, du
point de vue des sens figuratifs, « en politique pousser
plus loin une opinion déjà extrême. On est bien vite dépassés en
révolution », mais aussi « Etre
plus grand, plus haut, plus saillant. Retirer un ruban, un cordon
passé dans une boutonnière, une coulisse. »xx
Ce
sont ces sens figurés, avec leurs approches de comparaison pour
pointer la supériorité, qui ont bien évidemment inspiré leur
utilisation ultérieure vis-à-vis du capitalisme. On perçoit bien
comment les sens figurés tels qu’aller plus loin, au-delà, être
supérieur, être meilleur, ont pu servir dans la représentation de
la lutte contre le capitalisme, pour faire ressortir la comparaison
avec une nouvelle société à définir et construire : le
socialisme, le communisme. C’est pourquoi dépassement se prête si
bien pour décrire la compétition entre socialisme et capitalisme
comme toute autre coursexxi.
Ces sens représentent alors parfois, vis-à-vis du capitalisme, une
nouvelle version d’expressions telles que sortie ou rupture. Mais
en valorisant la compétition, et donc le parallèle, dépassement
passe sous silence celui de l’affrontementxxii,
de l’élimination de l’adversaire, comme abolition le prétend,
ce qui reste logique compte tenu de la différence initiale de
signification entre les deux termes, mais revêt un sens politique
dès lors que l’on entendra opposer dépassement à abolition.
Evolution permanente du vocabulaire et
usages revendicatifs militants
Mais
s’il convient de rechercher les sens des mots au XIX° siècle en
raison des dates des citations qui sont venues alimenter le débat,
il convient aussitôt d’ajouter que les mots changent de sens, que
des synonymes cohabitent en permanence, voire prennent la place de
mots concurrentsxxiii.
Et l’on peut effectivement toujours entendre exprimer la même idée
mais de différentes manières. Les usages évoluent parce que les
langues et les usages linguistiques se transformentxxiv.
Il convient donc de rester attentifs aux nouveautés, sans préjugés,
ni immobilisme. Les états de service des sens passés ne constituent
nullement des garanties de pérennité de sens à venir.
Comme
il n’y a aucune raison d’interdire l’arrivée d’un nouveau
terme au nom de quelque pureté d’origine que ce soit, il ne
saurait donc y avoir non plus de polémique de fond pour de simples
changements de vocabulaire, dès lors que l’on viserait peu ou prou
au même résultat, donc aucune controverse avec tous les usages
passés ou actuels où dépassement vise sensiblement à dire
abolition, rupture, sortie etc., autrement dit à manifester le
dessein de lutter contre le capitalisme, pour le surmonter et le
vaincre.xxv
Naturellement,
à l’intérieur de ces convictions une variété de nuances, voire
des différences importantes, se développent, dont les débats entre
réforme et révolution constituent le reflet. Une nouvelle preuve
récente nous en a été apportée par Thomas Piketty, dans une
interview en date du 1/10/2019, accordée à Regards, et
intitulée significativement : « Quand je parle de
dépassement du capitalisme, je pourrais dire abolition »xxvi,
avec en vue, pour sa part, de relancer le réformisme disparu de la
vieille social-démocratie des trente glorieusesxxvii.
Tandis que le socialiste suisse Jean Ziegler associe pour sa part les
deux termes dans une perspective diamétralement opposée : « le
capitalisme ne peut être réformé. Il faut le détruire. (…) Ce
qui nous est demandé (…), c’est la destruction du capitalisme,
son dépassement. » Et « je le répète : on
ne peut réformer graduellement et pacifiquement le système
capitaliste. Il faut briser les bras des oligarques. »xxviii
Une opposition artificielle mais ayant
amorcé un réel débat
Mais
si les sens et usages initiaux des deux termes n’étaient pas pour
se contredire, et si dans le langage militant ils ont tendu à
fonctionner souvent comme de quasi-synonymes, il n’en reste pas
moins qu’une polémique les opposant a été ouverte, laquelle
n’est pas encore totalement refermée. Il convient donc de bien la
circonscrire. Elle est née de la création du concept de
« dépassement du capitalisme » contre celui
traditionnel d’« abolition du capitalisme ». Ce
n’est donc pas dans l’utilisation en soi du terme « dépassement »
que réside cette controverse, mais bien dans la conception très
particulière qui a entendu lui attribuer des mérites spécifiques
voire intrinsèques (d’où le recours à des arguments
linguistiques, étymologiques, philosophiques) supérieurs moralement
et politiquement à une « abolition » caricaturée
et rabaissée. La polémique est née de la volonté d’imposer
« dépassement » pour rejeter « abolition ».
C’est contre cette théorie que s’élèvent les arguments qui
seront présentés.
Lucien
Sève s’en est fait le porte-étendard, l’a érigé en signe
identitaire, y jetant toute son autorité intellectuelle et
politique, ainsi que sa connaissance de la langue allemande. Son
argumentation n’ayant à notre connaissance jamais été égalée,
encore moins dépassée, il est naturel que privilège soit accordé
à ses positions. La controverse sera donc détaillée et analysée,
principalement à partir de ses écrits.xxix
Pour
des raisons de chronologie et de logique politique, les arguments
« dépassementistes » seront séparés en deux
grandes catégories : ceux qui sont du ressort
politico-stratégique et ceux qui relèvent du champ
philosophico-linguistique. Leur examen critique procédera dans ce
même ordrexxx.
Cette distinction en deux sous-ensembles rejoint celle exposée dans
l’Esprit de la révolution sous le néologisme de
« dépassementisme », défini comme une
valorisation de dépassement contre l’abolition, mais distinguant
sous cet adjectif deux notions : une thèse et une théorie. La
« thèse dépassementiste » est celle qui oppose
dépassement à abolition dans la traduction chez Marx, en référence
à Hegel. La « théorie dépassementiste » est
celle qui rassemble des attendus et présupposés historiques et
politiques vantant les mérites d’un dépassement contre une
abolition.xxxi
Les
deux approches (thèse et théorie) bien que reliées par des
arguments tirés d’interprétations de citations de Marx, Engels et
Hegel, auraient parfaitement pu être dissociéesxxxii,
si n’avaient été les circonstances au cours desquelles la
polémique fut engagée. Du point de vue de leur articulation, la
théorie dépassementiste se voyait à large spectre politique et
stratégique, quand la thèse ne servait que de justification,
d’apparence extrêmement pointue et savante, « technique »xxxiii,
et supposément irréfutable, pour convaincre de la légitimité
« marxienne » de ladite théorie.
Et
c’est bien ici le concept de « dépassement du
capitalisme », contre son abolition, qui a commandé toute
la rhétorique générale sur le « dépassement »,
et non l’inverse. L’exemple spécifique relatif au capitalisme
développé en modèle général, a conduit à la nécessité de
modifier rétrospectivement des traductions chez Marx, afin de les
mettre en conformité formelle avec la théorie suggérée à la fin
du XX° siècle.xxxiv
2)Les arguments politico-stratégiques
L’hostilité foncière à
l’abolition pour faire émerger le dépassement
C’est
la thèse dépassementiste exposée en 1999 qui sert ici de référence
de base, en raison de l’ampleur et de la profondeur de son
argumentationxxxv.
Elle a été complétée depuis de précisions auxquelles nous ferons
également appelxxxvi.
Son point de départ est un renoncement à l’objectif d’« abolition
du capitalisme » légitimant son remplacement par
« dépassement du capitalisme. »
L’abolition
se voit adresser essentiellement quatre reproches, tirés de quatre
caractéristiques jugées intrinsèques et coupables à la fois, ce
qui la disqualifierait au regard du capitalisme : d’être
strictement négative, d’être excessivement rapide voire
immédiate, d’être associée à la brutalité et à la violence,
de tirer son mode de mise en œuvre du sommet de l’Etat. En
conséquence son bilan historique serait rigoureusement négatif et
son avenir nul :
« La révolution-abolition », focalisée sur la seule
négation et renvoyant avec mépris au réformisme ce qui ne l’est
pas (…) a sans
exception été un échec au long du siècle dernier (…).
J’y vois quant à moi un exemple attardé de ce que Lénine
appelait un « infantilisme de gauche ». S’il est une
chose qui n’inquiète vraiment pas le capital aujourd’hui, c’est
le sabre de bois de ce révolutionarisme à l’ancienne dont les
perspectives sont nulles.»xxxvii
L’abolition,
ce grand fil conducteur des luttes d’émancipation et de
libération, devient malgré, ses deux siècles au moins de bons et
loyaux services, synonyme d’aventurisme donquichottesque, rabroué,
avec toutes les révolutions passées, sous les traits d’un « sabre
de bois »xxxviii.
Les révolutionnaires de 1789, 1793, 1830, 1848, 1871, pour le dire
en français, ne sont plus là pour apprécier leur discrédit, et
rétorquer. Sans compter toutes les autres abolitions, dans le reste
du monde, et surtout tout au long du XX° siècle ! Lui est
attribué rien moins que « le complet échec final de
l’anticapitalisme du XX° siècle » et sa « tragique
impuissance présente à en réémerger », corollaire de
son « refus crispé de penser et de pratiquer avec hardiesse
une révolution-dépassement », par attachement à un
« révolutionnarisme verbal. »xxxix
Le
« dépassement », visant d’abord et avant tout
le capitalisme, s’attribue, à l’inverse, une prétention
nouvelle, presque inédite, celle d‘incarner une méthode
exceptionnelle, assez merveilleuse au regard de l’histoire, une
attitude plus lente parce que contenue et délicate, plus
conservatrice, plus positive, bref plus souhaitable que l’abolition
caricaturée, comme primaire, brutale, excessive, sans discernement
et sans perspective progressiste.
Le
dépassementisme fait ici « table rase » du passé
révolutionnaire, l’abolit dans le sens qui est le sien, pour mieux
porter au piédestal le dépassement. Cette caricature des luttes
abolitionnistes passées fait fi, au passage, de la complexe réalité
historique, que nous avons pu résumer ainsi :
« L’abolition, toute l’expérience le prouve, peut,
suivant les cas et les points de vue, déboucher sur des conséquences
positives ou négatives, être souhaitée ou redoutée, plus ou moins
conservative, consensuelle ou imposée, violente ou pacifique,
d’application rapide ou différée, avec ou sans compensation, et
même provisoire, partielle et réversiblexl.
C’est le terme dominant des luttes d’émancipation dans tous les
domaines, avec de hautes ambitions de progrès. Les abolitions ne
forment pas un mécanisme unique mais présentent une infinité de
cas de figure. L’abolition ne constitue pas une méthode mais un
objectif : que quelque chose disparaisse. Enfin ! Comment ?
« Cela dépend ! »xli
La
forme que revêt l’abolition ne découle pas, en effet,
mécaniquement du concept initial : linguistique ou
philosophique, mais bien de son objet. Ce qui doit être supprimé ou
disparaître, en projet comme en réalité, n’est pas de même
nature suivant ce que l’on vise et son contexte. L’abolition de
la misère, de la famille, d’un mode de production, des frontières,
de la différence ville-campagne, etc., ne peut revêtir la même
forme que l’abolition d’une simple règle administrative. Or il
n’y a aucune raison, compte tenu de l’ampleur des usages, de
faire prévaloir une expérience, une conception, un objet
particulier, sur tous les autres.
Quel objectif pour le dépassement ?
La méthode comme objectif ?
Le tout et la partie.
Puisque
l’abolition est un objectif, on pourrait en déduire que le
dépassement qui s’y oppose est également un objectif :
concurrent, voire exclusivement souhaitable. Pourtant, initialement,
et c’est ce qui explique son absence durant des décennies dans ce
débat, au contraire d’abolition, le dépassement ne se prononce
pas spontanément sur ce qu’il advient du dépassé, du capitalisme
comme de tout autre objet.
Si
l’on voit bien ce que peut souhaiter entreprendre le dépasseur,
en distance, en vitesse, en qualité dans la comparaison, le
dépassement ne dit pour sa part rien du dépassé, et
logiquement ne se prononce pas sur sa disparition. On peut ici
distinguer deux types de dépassement : le dépassement interne
et le dépassement externe. A l’interne le dépassé, qui
fait également office de dépasseur, progresse sur sa voie,
il se dépasse et se transforme, aidé en cela par ses contradictions
internes, mais il reste dans son enveloppe, conforme à sa nature
propre. Il ne disparaît pas. A l’externe, le dépassé est
contourné, rabaissé ou distancé. Il peut rester intact, peut
dépérir, et on en dira sans doute avec condescendance qu’il est
dépassé. Pour le dépassé, l’activité dynamique qui
s’opère à l’interne est remplacée ici par une forme de
passivité.
Ce
renoncement à l’objectif de disparition du capitalisme, avec
l’émergence du concept de dépassement, apparût comme une aubaine
d’adaptation à la puissance imposante du capitalisme de la fin du
XX° siècle, à l‘éloignement de toute perspective
révolutionnaire. La nécessité de l’abolition du capitalisme,
découlant de sa nature même, put alors être rejetée en principe
parce qu’elle apparaissait effectivement nettement plus difficile à
réaliser, bien moins accessible. Tout objectif qui ne semble pas
envisageable ici et maintenant, s’estompe peu à peu. C’est là
que l’idée de dépassement vint donner le sentiment de retourner
et dominer en apparence une situation d’infériorité, une position
de recul. Le dépassement du capitalisme substitue alors à un
objectif, auquel plusieurs chemins peuvent être associés, le chemin
lui-même comme fin en soi, comme une disposition d’esprit. La
différence avec l’abolition écartée viendrait alors de son
caractère tranquille, partiel et respectueux, conforme en apparence
à l’air du temps. D’où l’importance conférée aux petits
pas, revalorisant les « réformes », bien que le
contexte n’y soit pas non plus favorable en raison de l’offensive
néolibérale, qui place les luttes en phase de résistance contre
les reculs de tous ordres.
Mais
le message central reste bien celui du sacrifice de l’objectif
d’abolition du capitalisme, comme gage de bonne volonté, en le
qualifiant au passage, pour faire bonne mesure, d’extrémiste et
mécanique « tout ou rien », hostile soudainement
par principe à toute réforme, surtout à l’intérieur du
capitalisme.xlii
Le
dépassementisme comme mouvement continu, et pour ainsi dire infini,
dissout alors l’objectif dans la démarche, dans le mouvement, par
un lissage conceptuel s’approchant de la célèbre formule d’Eduard
Bernstein : « le but final n’est rien, le mouvement
est tout. »xliii
Rappelons
qu’au contraire, dans les Statuts de la Ligue des communistes,
telle que refondée sous l’influence de Marx et Engels, en 1847,
buts et moyens étaient bien spécifiés : « Le but de
la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du
prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée
sur les antagonismes de classe, et l'instauration d'une société
nouvelle, sans classes et sans propriété privée. »xliv
Oublions
un instant cette lointaine période et retenons l’important ici :
dans cette conception, constitutive de ce que l’on qualifiera
volontiers de « marqueurs du communisme »xlv,
très clairement, ce qui domine ce n’est pas la continuité mais la
discontinuité, la rupture. Et cette volonté politique se traduit
alors dans plusieurs concepts articulés entre eux et non en un seul.
Il faut d’abord renverser, détruire, abolir etc., quelque chose
pour pouvoir construire, ériger, quelque chose d’autre. Entre
l’avant et l’après beaucoup bien entendu persistera, sous une
forme ou l’autrexlvi,
mais ce qui importe c’est bien ce basculement, difficile, très
difficile, qu’on appelle révolution. Et si cette dernière est
ramenée au long fleuve tranquille d’une évolution c’est que
l’objet de la révolution est réduit à bien peu, qu’il
n’affecte pas les bases du système.
Sur
le point de la continuité, le Manifeste, contemporain des
statuts précédemment cités, s’inscrivait déjà en faux contre
le concept du tout ou rien, mais en distinguant clairement l’avant
de l’après révolution, montrant de la sorte ce qu’il entendait,
dans ce cas, par abolition :
« le prolétariat se servira de sa suprématie politique
pour arracher petit à petit tout capital à la bourgeoisie, pour
centraliser tous les instruments de production dans les mains de
l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante,
et pour augmenter au plus vite la masse des forces productives. Cela
ne pourra se faire, naturellement, au début, que par une
intervention despotique dans le droit de propriété et les rapports
bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui
économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui,
au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables
comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. »xlvii
Sont
bien distinguées deux étapes : la première est en réalité
la prise révolutionnaire du pouvoir politique, ensuite vient la mise
en œuvre progressive mais nettement décidée et volontariste :
« arracher petit à petit » tout le capital à la
bourgeoisie. Un quart de siècle plus tard, en 1875, dans sa critique
du Programme de Gotha, Karl Marx reprend cette périodisation,
la précise et la complète. Après la révolution, écrit-il :
« Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société
communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de
ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de
sortir de la société capitaliste ; elle porte encore les
tâches de naissance de la vieille société au sein de laquelle elle
est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels. »xlviii
Marx
ne dit pas : il est bon, souhaitable, de conserver le maximum de
la société capitaliste, et surtout faites bien attention !
mais, au contraire, que cette période antérieure est
inévitablement, durablement, profondémentxlix,
présente et ne peut, quoiqu’on veuille ou fasse, disparaître en
totalité du jour au lendemain.l
Le
dépassementisme en révisant le marxisme n’a fait là qu’enfoncer
une porte ouverte.li
Cette conception de continuité était déjà totalement assumée par
celle d’abolition révolutionnaire. La différence de fond ici
entre le dépassementisme et le marxisme tient au fait que le premier
place au départ de son raisonnement idéaliste un choix moral,
survalorisant un a priori volontariste. Marx ici, en
matérialiste convaincu, place au centre l’histoire : on ne
peut faire autrement que de construire une société nouvelle sur la
base de l’ancienne.
Il
décrit en 1848 les « arrachements » continus
comme « inévitables » ! Tout comme il dira
en 1875 : « Entre la société capitaliste et la
société communiste se place la période de transformation
révolutionnaire de l’une en l’autre, à quoi correspond une
période de transition politique, où l’Etat ne peut être autre
chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »lii
Ne peut être autre chose !
Dans
ces deux citations (1848 et 1875) Marx et Engels ont aussi
significativement utilisé les verbes signifiant dépasser en langue
allemande, dans des expressions clefs de l’histoire de leur pensée,
reprises fréquemment par leurs successeurs. Ils méritent de s’y
appesantir, car ils sont ici clairement employés dans le sens
contraire à celui du dépassementisme, c’est à dire non comme des
verbes d’action de lutte contre le capitalisme triomphant, mais
comme une évolution postérieure à la révolution, après
l’établissement d’un régime révolutionnaire qu’ils
n’hésitent pas, au passage, à qualifier de despotique. La
citation de 1848 se termine, en effet, par « se dépassent
elles-mêmes [sich selbst hinaustreiben] », tout
comme la citation de 1875 se poursuit par l’idée que « l’horizon
borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé
[überschreiben] et la société pourra écrire sur ses drapeaux :
ʺDe chacun selon
ses capacités, à chacun selon ses besoinsʺ »liii.
Dans ces deux cas l’on voit nettement Marx opter pour un
mouvement de dépassement interneliv,
et non externe, une longue évolution progressive, mais après la
révolution, et non avant.lv
Négativité et positivité vis-à-vis du
capitalisme
S’agissant
du capitalisme, abolir est repoussé par le dépassementisme parce
que le verbe aurait un sens strictement négatif, une suppression
« au-delà de laquelle rien ne se poursuit »lvi.
La création de cette définition nihiliste, « tant ce verbe
est de sens purement négatif », de l’abolition pousse
même à la ridiculiser, comme revenant à « supprimer le
capital fixe » constitué sous le capitalisme, autrement
dit tout l’appareil productif. « L’abolition des
privilèges en 1789, de l’esclavage en 1848, de la peine de mort en
1981 en a-t-elle rien conservé ? »lvii
nous est-il proposé comme preuve contraire.
Mais,
pour quels motifs les anticapitalistes, qui prônent l’abolition du
capitalisme, renonceraient-ils aux acquis si chèrement gagnés sous
le capitalisme ? Parce qu’ils ne se seraient traduits que par
des réformes, qui bien qu’arrachées de haute lutte n’ont
effectivement pas changé le mode de production ? Devraient-ils
de plus se sentir redevables envers le capitalisme qui aurait, sous
la contrainte, consenti à nombre de leurs revendications sociales et
démocratiques ?
Il
s’ensuit que, de manière altière, vis à vis du capitalisme à
l’attitude jugée strictement négative des « luttes
défensives » et des « revendications de type
syndical »lviii,
doit être substituée, selon le dépassementisme, une attitude plus
positive et constructive, découlant d’un jugement sur le
capitalisme plus nuancé et équilibré, lequel semblerait assuré
d’être plus convaincant, électoralement parlantlix.
Et ce changement d’optique ne va pas de soi, car :
« Viser à dépasser le capitalisme, et non plus à
l’abolir, est une mutation culturelle. La formule « Du passé
faisons table rase » était particulièrement funeste. Il y a
d’immenses acquis du capitalisme, comme le développement du marché
et de la technologie, mais ils sont inséparables de terribles
tares. »lx
Réforme et/ou révolution ?
Comme
il a déjà été souligné, si l’abolition reste en soi muette sur
le chapitre de la méthode qui doit lui être associée, si ce n’est
le passage par une certaine forme déclarative solennelle, il
convient, pour poursuivre la comparaison avec dépassement, de situer
ce dernier au regard des chemins traditionnels associés à
l’abolition, autrement dit entre réforme et révolution. Et là le
dépassementisme a pu s’attribuer de belles et élégantes
formules :
« révolutionnement
sans révolution, évolution révolutionnaire, comme disait Jaurèslxi,
ou si l’on préfère révolution évolutionnaire. »lxii
La
séduction d’un chemin idéal, sans à-coups, bien lisse, donne le
sentiment tout à la fois de repousser les affres d’un passé
révolutionnaire, bien tourmenté il est vrai, et de garantir les
chances de réussite à venir, et ce indépendamment de la
conjoncture et du rapport de forces. La méthode dépassementiste se
fait fort, en effet, d’opérer une nouvelle fusion, celle des deux
démarches classiques (révolutionnaire et réformiste)lxiii
se posant avec l’impression de les dominer. Prétendant concilier
les deux méthodes (les dépasser ?), elle estime avoir
enfin trouvé le juste milieu, épousant ce faisant de belles
hauteurs philosophiques, conformément à sa définition la plus
sophistiquée, inspirée de Hegel, dont il sera question plus avant.
Mais
si l’on entend que la révolution a un sens, il convient de
la distinguer des évolutions, de lui réserver un caractère
spécifique et d’exception dans le développement des sociétés,
celui d’une rupture renversant la situation, après des périodes
d’évolution, de maturation, mais aussi souvent de régression, et
avant d’autres périodes d’évolution, mais aussi potentiellement
de régression. Si l’on juge, au contraire, que cette exception,
cette phase d’âpre confrontation, où se joue l’issue du
basculement, peut et doit toujours être évitée, pour se placer
exclusivement dans la perspective d’un continuum, d’un
progressisme linéaire naturel, c’est que l’on croit aux vertus
exclusives du réformisme, sans qu’y soit accolée ici la moindre
connotation, péjorative notamment.
Car
si toute évolution dans le sens souhaité constitue une révolution,
c’est qu’il n’est effectivement nul besoin de révolution
(« sans révolution » lit-on), ou que ce terme
prend un tout autre sens. Dans nombre de contextes ce peut
effectivement être le cas. C’est ainsi qu’il est couramment
question de révolution démographique, écologique, morale,
sexuelle, numérique, etc., pour marquer des évolutions
spectaculaireslxiv.
Même le candidat et futur Président Macron a pu intituler son livre
« Révolution. »
Mais
s’agissant d’une société de classes, d’un Etat de classe,
d’intérêts antagonistes, de pratiques et de menaces constantes
d’oppression, de guerre, convaincre qu’un continuum
évolutionniste (-aire) par effet cumulatif finira par constituer une
révolution, c’est la définition même du réformisme. C’est
ignorer la question du pouvoir, du pouvoir politique, économique et
social. Le terme révolutionnaire n’est alors accolé à
« évolution » que par simple affinité culturelle
voire esthétique.
La lenteur : faire de
nécessité vertu !
A
l’encontre des réalités historiques, les révolutions sont aussi
mécaniquement associées à des événements courtslxv,
pour que le modèle de référence théorique du dépassementisme,
appliqué au capitalisme, prenne tout son sens et son relieflxvi.
La définition plus générale attribuée à « dépassement »,
où l’extrême lenteur est érigée en vertu, le conduit alors sur
les traces d’« un processus naturel de lente extinction »
et d’un « long dépérissement historique. »lxvii
On
en déduit que face au capitalisme il importe de ralentir et d’étaler
au maximum le mouvement. Lequel, pourtant, fut déjà si lent qu’il
a fini par reculer à la fin du XX° siècle. Mais si l’on juge le
capitalisme des plus dangereux, pourquoi souhaiter étirer, étaler
les échéances ? Autre chose est de constater, mais pour le
regretter, que la révolution dans son propre pays, et ailleurs, non
seulement tarde objectivement à venir, mais que le rapport de forces
en sa faveur s’est même dégradé jusqu’à la faire sortir de
l’horizon. Faut-il s’en féliciter pour autant et trouver cela
plus rassurant ? Autre chose encore est de considérer
également, et avec Marx, qu’après la prise du pouvoir de longues
transformations prendraient place, et notamment celle d’un
dépérissement de l’Etat.lxviii
Mais
si le dépassementisme vante à ce point les longueurs et les
lenteurs, ce ne serait point tant par passivité, car il faut,
s’agite-t-il, aller très vite et tout de suite avec une « pointe
de vitesse », pour construire immédiatement le
communismelxix.
Et c’est la stratégie révolutionnaire qui est alors qualifiée de
retardataire, d’attentiste : l’attente de la révolution qui
empêcherait d’améliorer la situation immédiate !
Si
le communisme peut, sans attendre, s’étendre et s’épanouir
librement dans la société capitaliste, c’est qu’on n’y
perçoit aucune contradiction avec le maintien de la domination de
classe par la bourgeoisie, et que l’on prédit que l’Etat qu’elle
conduit est en réalité neutre et ne s’y opposera pas. On pourra
toujours ajouter ici que bien évidemment tout cela s’operera dans
un certain rapport de forces, avec une ligne de démarcation
mouvante, ce qui a toujours été le cas. C’est effectivement
l’expérience même des progrès démocratiques et sociaux dans les
pays développés notamment qui l’atteste. Mais sans jamais sortir
des limites. N’est-ce pas une autre manière de créditer le
capitalisme d’une capacité à s’améliorer en se dépassant
indéfiniment ? Et, de fait, si c’était le cas, nul doute que
l’idée de révolution serait à bannir.
Ce
n’était pas l’analyse de Marx et Engels. Mais objectera-t-on :
nous ne sommes plus au XIX° siècle. Soit ! La bourgeoisie,
parmi les classes dirigeantes, serait-elle donc aujourd’hui plus
encline à tolérer, sans crainte, un tel déploiement communiste ?
Est-elle plus faible ou plus forte qu’alors dans les pays
développés ? Qu’est-ce qui dès lors a le plus changé :
le système capitaliste ou son opposition ?
Substantifique communisme
Cette
vision très ambitieuse, d’un communisme immédiat, urgent,
antiétatique et anti-vertical (de haut en bas), n’a rien à voir
avec la révolution communiste de Marx. Avec cette nouvelle
construction horizontale par en-bas, nul besoin de révolution, de
prise de pouvoir. Elle peut s’étaler sous le capitalisme, parce
que les rapports de forces, les intérêts contradictoires cèdent
logiquement la place à la diffusion lente d’une substance
pénétrante, appelée « communisme », poursuivant
un mouvement qui serait déjà largement amorcé sous le capitalisme
mais dont on devrait admettre, en pleine débâcle historique, la
révélation de l’« étendue insoupçonnée du communisme
déjà là. »lxx
Le
terme important ici est l’adjectif « insoupçonné ».
Car la prise de conscience de ce communisme déjà là en pleine
offensive néolibérale de régression sociale intervient au moment
même où, comme l’écrivent les Economistes atterrés, s’accentue
au contraire « la tendance forte qui est à l’œuvre dans
le capitalisme (qui) est d’élargir sans cesse l’espace
marchand »lxxi,
autrement dit la réduction effective de l’espace potentiel de ce
« communisme déjà là. »lxxii
Certes
nous est-il précisé depuis :
« On est encore bien loin du but, et pourtant en un sens il
est à portée de main. Qu’est-ce qui manque tragiquement ? Je
dirai : l’audace intellectuelle de juger venue l’heure
d’engager pour de bon le passage au communisme, à rien moins que
le communisme. L’obstacle décisif n’est pas l’adversaire mais
en nous. La tâche vraiment cruciale d’aujourd’hui, c’est la
prise de conscience. »lxxiii
Si
l’adversaire n’est pas un obstacle, et que les limites sont
individuelles, intellectuelles, intimes finalement, on comprend que
l’affrontement avec le capital devienne accessoire, et que rien ne
s’oppose plus à le séduire, à le convaincre. Et, sans attendre
de le vérifier, dans la perspective d’un long et lisse
dépassement, est plaidé, sans contrepartie, et ardemment, un
assagissement sans préavis des velléités révolutionnaires,
condition sine qua non d’un futur dépassement réussi, afin
d’éviter que celles-ci ne perturbent un cours naturel, si bien
engagé, car c’est là que réside l’obstacle et non chez
l’adversaire. D’où la logique implacable du désarmement
unilatéral : contre toutes les révolutions (« échecs »),
contre la violence (« n’a que faire »), contre
toute construction du socialisme (« coupable »)
contre l’organisation politique (« dépassement de la
forme-parti »), etc. Le capitalisme cessant d’être un
mode de production organisé autour d’un Etat et d’une classe
dominante, s’apparente à un comportement, et son alternative n’est
autre qu’un autre comportement. C’est la raison pour laquelle des
envolées idéalistes peuvent aisément s’insinuer en lieu et place
du discours révolutionnaire traditionnel.
Que
le communisme « rien moins ! » puisse
s’épanouir de la sorte, immédiatement, avec juste un peu d’audace
intellectuelle, qu’en dire si ce n’est qu’il serait bien
inoffensif, et ne s’accommoderait guère des premières phrases du
Manifeste : « un spectre hante l’Europe :
le spectre du communisme ». Il ressemblerait au mieux aux
projets utopistes de communautés localisées, chères à Fourier ou
Cabet (voire au fédéralisme d’un Proudhon), ne touchant pas à la
réalité et à la totalité des systèmes d’exploitation,
capitaliste compris. C’est contre leurs vues que les jeunes Marx et
Engels avaient porté très tôt ce jugement cinglant :
« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être
créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous
appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel.
Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition qui
existe actuellement »lxxiv.
La
divergence majeure avec le communisme utopique réformiste d’alors,
résidait justement dans la nécessité ou non du renversement
politique du pouvoir des classes dominantes (aristocratie et
bourgeoisie). Pour Marx et Engels le communisme ne pouvait se
construire sans révolution, sans s’attaquer à l’abolition du
capitalisme. Il ne pouvait, dans l’attente, être instauré
immédiatement et progressivement, à son abri, à ses côtés. Le
préalable était la prise du pouvoir politique, pour affronter la
situation réellement existante. Cette vieille controverse a été
remise à l’honneur et au goût du jour par le dépassementisme,
digne héritier de ce communisme utopique réformiste, que Marx et
Engels combattirent avec succès. Mutatis mutandis le
dépassementisme se place sous les feux de la critique de cette
fameuse position de l’Idéologie allemande, bien qu’il
s’en soit, par méprise sur son sens, coiffé comme d’un panache
blanc.
Un chemin pavé de bonnes intentions
Dans
sa suavité principielle le dépassementisme, en toute logique,
disqualifie sans nuances la violence révolutionnaire, pour faire
ressortir au contraire un dépassement du capitalisme défini comme
« constituant un long processus n’ayant que faire de la
violence ». La société française pourrait de la sorte
être prémunie d’un « acte politico-juridique de grande
ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’Etat sur la
bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la
violence. »lxxv
Mécaniquement
l’abolition, à cette fin, est alors identifiée au recours
systématique à la violence, comme si une abolition pacifique était
par nature impossible. Ici le dépassementisme cherche à reprendre à
son compte ce qui était appelé « révolution pacifique »,
sans aucune hostilité alors à l’abolition, mais sans renoncement
pour autant à tout recours à la violence, qui tient sa source
d’initiative véritable dans l’action des classes dominanteslxxvi.
Rien ne sert, en effet, de se préparer exclusivement à l’hypothèse
la plus favorable, et la moins probable, pour précieuse qu’elle
soit. Même Jaurès affichait plus de prudence et de sagesse :
« Rien, à cette heure, ne nous permet de prévoir avec
quelque clarté quel sera le mode de Révolution (...) ce serait
téméraire du point de vue théorique, et dangereux du point de vue
pratique, de ne pas prévoir fortement la possibilité d’un
soulèvement prolétaire, ou même d’une vaste crise sociale qui
soulèvera, presque malgré lui, le prolétariat. (…) La seule
action de l’idée démocratique ne suffira pas à abolir le
capitalisme. »lxxvii
Car
s’il est naturellement louable et précieux que de vouloir éviter
les affres de la violence, est-il bien réaliste de les croire
conjurés a priori par simple choix de renoncement
unilatéral ? La bonne question serait plutôt à retourner. La
violence de domination fera-t-elle grâce aux bonnes intentions du
dépassementisme ? L’adversaire se laissera-t-il attendrir par
la douceur de son dessein, pour se muer en partenaire ?
L’objectif
du dépassementisme visait à donner l’impression que les
révolutionnaires avaient depuis toujours fait le mauvais choix, et
qu’en conséquence ils s’étaient fourvoyés depuis lors, n’ayant
pas employé dès le début la bonne méthode. Ce critère
discriminant de la violence entre dépassement et abolition ignorait
ainsi les réalités suivantes :
L’abolition n’ayant par nature aucun chemin prédéfini, lequel
dépend de sa cible et de son contexte, n’est pas plus violente
que non violente.
Même dans les périodes réellement révolutionnaires et
« abolitionnistes », la voie pacifique n’a
jamais été négligée, car elle est naturellement, et à juste
titre, souhaitée, préférée.
La violence, n’est pas un choix a priori, de principe et
unilatéral, mais le fruit d’un contexte préalable de conflit
violent. Elle dépend en dernier ressort de l’adversaire, du
pouvoir en place, et de son indisposition à composer ou céder la
place.
On ne saurait confondre dans une catégorie unique la violence
d’oppression et d’exploitation, avec la violence de résistance
et de libération.
La théorie dépassementiste ignore en ce sens l’histoirelxxviii,
le rôle historique des classes dominantes dans la répression, avec
sa pléthore de coups d’Etat, son bellicisme tous azimuts, car
« le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée
porte l’orage. »lxxix
Or
le déclin actuel de l’impérialisme donne une nouvelle vigueur à
la violence intrinsèque du capitalisme. C’est son arme ultime,
quand il a épuisé l’économique, la corruption, la domination
culturelle, le carriérisme et la séduction. Et la guerre se profile
d’autant plus pour lui comme solution que le capitalisme se sent
menacé, même s’il devait s’y perdre, entrainant la planète
avec luilxxx.
L’on pourrait également reprendre dans ce contexte, avec Vladimir
Jankélévitch, la perception suivant laquelle l’usage de la
violence est inspiré par la faiblesselxxxi,
souvent excitée par la peur.
C’est
là, sur le fond, que les approches révolutionnaires se révèlent
d’emblée plus réalistes, et non pas extrémistes, profondément
appuyées qu’elles sont sur l’expérience politique (de nombreux
exemples en Amérique latine, Europe méditerranéenne, Afrique,
Moyen Orient et Asie du Sud-Est viennent aussitôt à l’esprit),
tandis que les approches réformistes rassurantes restent naïvement
idéalistes, accrochées au rêve d’une méthode Coué suivant
laquelle les choses doivent et vont se passer comme le scénario doux
imaginé voire décidé, à force de se le répéter, sans
considération de l’adversaire, et dans un espace géopolitique
réduit. Dans le monde réel le meilleur moyen d’éviter la
violence, n’est point tant un désarmement unilatéral, que prône
le dépassementisme, qu’une préparation comme répétée par les
anciens Romains : « si vis pacem para bellum »,
autrement dit il faut constituer un rapport de forces qui n’exclut
pas mais inclut potentiellement la violence pour ne pas y figurer
comme simple victime démunie. Même la lutte menée pour la paix et
le désarmement général en passe par là.
Et
puisque Jaurès est très présent dans ce débat redonnons-lui la
parole sur le sujet :
« Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre
entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre
de la société présente, c’est de substituer à la lutte
universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur
les champs de bataille — un régime de concorde sociale et
d’unité. »lxxxii
Mais
la guerre impérialiste aujourd’hui, comme hier, pose également
une autre question, plus encore d’actualité. Où se situe-t-on par
rapport aux bombes ? Dans les pays qui les reçoivent ou dans
ceux qui les distribuent ? De quel côté se placerait le lisse
chemin proposé ? Un seul côté ? Les deux ?
Séparément ou conjointement ? Voire un côté contre l’autre ?
N’est-ce pas parce que le fracas des bombes est lointain que la
violence est jugée ici, à l’abrilxxxiii,
comme écartée ? Et comment dans un capitalisme mondialisé, où
tout interfère à très grande vitesse, se préparer et agir pour
sauver l’humanité menacée en valorisant un dépérissement
naturel ?
Fort
de ses bonnes et douces intentions le scénario proposé par le
dépassementisme mériterait tous les applaudissements si le
capitalisme ne générait ni crises, ni coups d’Etat, ni guerres,
s’il n’y avait ni bourgeoisie prédatrice, ni impérialisme
vorace, ni Etat de classe … Bref si le monde n’était pas celui
dans lequel nous vivons, si l’histoire que nous avons connue depuis
deux siècles était révolue, enfin assagie, et qu’un univers
harmonieux en était enfin surgi, même si on y concédait, au
passage, une place à quelques belles manifestations à venir qui
accompagneraient la lente transition naturelle du capitalisme vers le
communisme.
L’Etat aujourd’hui
Sous
l’influence du libéralisme antiétatiste et de son « laisser
faire, laisser passer », l’abolition est disqualifiée
comme une irruption insupportable, imposée par en-haut. La vertu du
dépassement résiderait, au contraire, dans le fait d’être en son
essence délicate et spontanée, au contraire des révolutions
passées et de leurs coupables « actes-décisoires »
lesquels « entraînant suppression immédiate »lxxxiv
viendraient brusquer le cours naturel. Le dépassement du
capitalisme, en effet, « s’il s’oppose à
l’aménagement, il se distingue aussi de l’abolition classique,
qui évoque trop, par le poids de l’histoire, le changement brusque
et par en haut, inexorablement voué à l’omnipotence de l’État. »
lxxxv
Tandis
que Marx place la question du pouvoir d’Etat au centre de sa
stratégie politique, le dépassementisme contourne l’obstacle en
l’ignorant ou en le disqualifiant, au profit d’une construction
horizontale, et de bas en haut. Mais, franchissons une étape après
ces belles images. Dans le monde d’aujourd’hui, et dans le cas de
pays capitalistes particulièrement développés, tels que la France,
quand et comment une telle construction politique, qui ne toucherait
pas au pouvoir de classe et à son Etat devrait-elle, dans son
extension horizontale, progressive et linéaire, traiter les
questions suivantes ? Nous n’en citons que quelques-unes :
les questions monétaires et financières, fiscales et sociales, les
retraites et les salaires, l’environnement, les questions
démographiques, les questions sociétales (mariages, naissances,
religions, etc.), la justice et le système carcéral, l’organisation
des pouvoirs publics, la politique étrangère et la sécurité
collective internationale, l’immigration, la santé publique, la
défense, l’industrie et la normalisation internationale,
l’énergie ? Et last but not least comment réduire
sans attendre l’« aliénation » des moyens de
production ?
Un traitement différencié des modes de
production
Joignant
la fin et les moyens, le dépassementisme, pour s’opposer à
l’abolition, est alors conduit, en raison même de sa définition
et de ses critères, à séparer le traitement des régimes
politiques et sociaux en deux catégories, avec une alternative
hautement moralisatrice : traitement brutal ou traitement
délicat. D’un côté seraient les régimes auxquels seraient
infligées de dures sanctions qualifiées de négatives (autrement
dit à finalité nihiliste), appelées « abolition »,
et de l’autre ceux qui recevraient, au contraire, un traitement de
faveur, qualifié de positif, passibles seulement d’un respectueux
« dépassement » (à finalité progressiste).
C’est
ainsi, avec une définition d’éradication brutale et primaire,
qu’une abolition continuerait d’être réservée à certains
régimes politiques et sociaux dont il ne faudrait « rien
conserver » :
« si le capitalisme se résume en fin de compte à
l’exploitation de l’homme par l’homme, son rôle historique n’a
rien que de négatif
et il ne relève que de l’abolition :
voilà qui définit une façon de le combattre. »lxxxvi
Ce
régime sévère à appliquer aurait été alors le même que celui
de « l’abolition des privilèges en 1789, de l’esclavage
en 1848, de la peine de mort en 1981 », dont nous n’aurions
« rien conservé. »lxxxvii
Mais
ce n’est, nous rassure-t-on, heureusement pas le cas pour nous,
car :
« le capitalisme étant une forme antagonique et transitoire
du développement des forces humaines, la tâche révolutionnaire est
inséparablement de supprimer cette forme pour maintenir et
promouvoir sous des formes nouvelles les contenus antérieurement
acquis. »lxxxviii
En
privilégiant le capitalisme comme grand bénéficiaire de ce
« dépassement », pèse l’impact justifié des
progrès démocratiques et sociaux réalisés sous le capitalisme,
durement acquis contre le capitalisme plus qu’avec lui. Le
capitalisme aurait dans cette vision presque pu demeurer le seul
régime social à mériter le privilège d’un traitement positif
par dépassement, si ce n’est un autre régime qui semble être
destiné à cette même précaution : l’apartheid.lxxxix
Mais
l’essentiel est ailleurs, qui peut être ouvert en quelques
questions :
1°)
Les autres modes de production, tels que l’esclavagisme, le
féodalisme (et ses privilèges) n’étaient-ils pas également
« antagoniques et transitoires » et à ce titre
passibles d’un dépassement ? Pourquoi faudrait-il n’en rien
conserver, contrairement à ce que regrettaient, par exemple, Marx et
Engels dans le Manifeste de 1848 ?xc
2°)
Dans les cas d’abolition des privilèges, de l’esclavage, et de
la peine de mort, comment doit-on entendre le fait qu’il n’y
aurait rien eu au-delà ? S’il fallait comprendre ici que
l’abolition du capitalisme n’en conserverait rien, pas même le
« capital fixe », faudrait-il en déduire
rétrospectivement que l’application de l’abolition à
l’esclavagisme ou aux privilèges féodaux aurait été ipso
facto suivie de la disparition du capital fixe ? Ce qui ne
fut pas le cas comme chacun sait.
3°)
Si Marx, Engels et les révolutionnaires de leur temps traitaient
tous les régimes d’exploitationxci
de manière identique, indifféremment, et avec plusieurs termes
traduits depuis toujours par suppression ou abolition, n’accordant
aucune faveur spéciale au capitalismexcii,
est-ce à dire comme le suggère, par exemple, un Lionel Jospinxciii
que le système capitaliste actuel serait en réalité un nouveau
mode de production, distinct de celui décrit et combattu par Marx,
auquel on devrait d’autant plus se rallier pour l’améliorer,
qu’il a montré sa flexibilité ?
4°)
Prenons à présent la question en sens inverse. Que serait-il advenu
de l’esclavagisme, de la monarchie, de la peine de mort, de
l’apartheid, etc., si au lieu d’avoir été abolis ils avaient
été dépassés ? Qu’auraient-ils conservé de plus qu’il
n’a été ? En quoi, dans ce cas, vivrait-on mieux, ou plus
mal, aujourd’hui ? A moins qu’il ne faille corriger
rétrospectivement tout le vocabulaire passé à seule fin de mettre
cette réalité en harmonie avec une définition récente ?
La
logique engagée par la dichotomie entre abolition et dépassement
mène, on le voit, à l’imbroglio, voire à l’absurde. C’est
que son point de départ, la disqualification et la caricature de
l’abolition, déclenche une mécanique infernale qui ne s’accommode
plus des réalités complexes. Il est en effet plus aisé d’inventer
ce que serait une « panacée » avec dépassement,
conçue comme une notion essentiellement nouvellexciv,
non entachée par l’histoire, que de redéfinir rétrospectivement
ce que représentèrent les très nombreuses abolitions réelles, car
l’histoire qui en est chargée, ne se prête pas de bon gré au
petit rôle de repoussoir chargé du faire-valoir de la virginité
prometteuse dépassementiste qu’on entend lui faire jouer.
Mais
il est une autre conséquence lancée par cette logique
dépassementiste. Puisque le capitalisme prépare si bien au
communisme, il ne serait pas à abolir mais à dépasser. En
revanche, le socialisme réel, qui s’était « mensongèrement
donné pour première phase du ʺcommunismeʺ »
car « il lui tournait le dos sur tous les points
essentiels »xcv,
serait davantage à abolir, et ce à tout jamais. Même la quête
d’un nouveau socialisme au XXI° siècle, serait non seulement à
bannir mais à condamner moralement, comme en firent les frais les
jeunes communistes français, qui, lors d’un congrès, ne s’étant
pas pliés à cette injonction du dépassementisme, reçurent, comme
leur aînés, cette admonestation publique : « gravement
coupables sont ceux qui ont mis dans la tête des jeunes communistes
d’aujourd’hui cette idée historiquement indéfendable »xcvi,
celle du socialisme.
Ce
dernier ne serait-il donc pas non plus un mode de « production
antagonique et transitoire », qui pourrait en conséquence
aussi s’auto-dépasser vers le communisme ? Les ex-pays
socialistes redevenus capitalistes seraient-ils désormais sur la
bonne voie, bien alignés sur la perspective du communisme,
contrairement au défunt et défait socialisme réel ? Si tel
était le cas, en quoi résiderait la différence entre le
dépassementisme et le chemin social-démocrate accompli à partir
des trente glorieuses ? Et ne faudrait-il pas en conséquence se
lamenter aussi que la fin de la Seconde guerre mondiale, avec
l’abolition violente du nazisme puis de certains colonialismes, ait
été aussi amorcé une extension du socialisme dans le monde entier
contre un capitalisme certes amélioré, mais surtout étroitement
impérialiste ?
Ici
l’idée de dépassement conduit plutôt à un renversement, mais
pas tant de l’adversaire capitaliste que de la concurrence
révolutionnaire anticapitaliste.
-°-°-°-°-°-
Tirant
très localement et conjoncturellement parti du reflux général de
la fin du XX° siècle, la théorie dépassementiste aurait pu se
suffire de s’attribuer tous les arguments de « bon sens »,
puisés dans la désespérance politique de la fin du XX° siècle,
joints aux poncifs de l’idéologie dominante. Une telle
argumentation sur le dépassement axée sur des promesses
d’évolutions du capitalisme, rejetant l’expérience
révolutionnaire en raison de son coût humain et matériel, mais
aussi de ses déceptions, échecs et défaites, donc en s’appuyant
sur un vécu du XX° siècle interprété exclusivement négativement,
prenait logiquement des allures convaincantes : puisqu’on ne
peut vaincre l’adversaire, pourquoi ne pas se passer de le
vaincre ? Le recul du rapport de forces en semblerait aussitôt
d’apparence effacé.
Mais
n’est-ce pas aussi, tout bonnement, une manière de se féliciter
d’être dans un pays capitaliste riche et puissant plutôt que dans
un pauvre pays issu de la révolution contre le colonialisme,
l’impérialisme, et la guerre ? Et de le théoriser, un peu
comme si, à l’époque du féodalisme, il aurait fallu préférer
opter pour être domestique au château plutôt que serf à la
campagne.
Cette
visée futuriste d’apparence adéquate au contexte et innovante
n’était-elle pas le chemin même emprunté par la
social-démocratie européennexcvii
à partir du début de la première guerre mondiale, avec
l’emblématique exemple du SPDxcviii
allemand à sa tête ? Pourquoi après une réelle phase
d’accumulation de forces ces grands partis socialistes se sont-ils
non pas emparés du pouvoir pour s’engager plus avant dans le
communisme, mais ont été saisis par ce dernier ? Pas seulement
pour engranger des bénéfices politiques et sociaux, mais pour peser
durant toute la longue période des luttes coloniales, et pendant la
guerre froide, qui souvent fut très chaude, dans une pleine et
active insertion, y compris militairement, dans la stratégie des
grands pays capitalistes (non sans le faire payer au passage de
quelques avantages sociaux). L’autre voie, celle de la III°
Internationale communiste, née du refus de la capitulation devant la
première guerre mondiale, et de la révolution d’Octobre, porta le
coup décisif contre le nazisme, et mena avec leurs alliés
anticolonialistes les guerres de libération sociale et nationale.
Et
pourquoi, enfin, cette même pusillanimité tant vantée par le
dépassementisme a-t-elle, des décennies plus tard conduit, au même
ralliement au capitalisme, par exemple en Italie, celui du grand et
puissant PCI ?
C’est
cette proximité entre le dépassementisme et la vieille comme la
plus récente social-démocratie ouest-européenne, un peu trop
flagrante aux yeux de certains, qui a conduit à donner un tour
nouveau au débat, avec une dimension linguistico-philosophique,
cette fois.
3)Les arguments linguistico-philosophiques
Ce
débat politique, plus classique que d’apparence, a donc revêtu
une autre dimension, nettement plus originale. Ces arguments
politiques stratégiques très lénifiants sur le capitalisme
risquaient, en effet, de n’être pas assez convaincants auprès de
ceux auxquels ils s’adressaient prioritairementxcix,
lesquels se proclamant révolutionnaires y flairaient trop le
réformisme sous-jacentc.
Il fallut donc que l’arsenal antiabolitionniste se construisît une
légitimité « révolutionnaire », une carapace
d’apparence irréfutable, de manière à pouvoir être assénée
tel un maître corrige un élève récalcitrant voire insolent. Rien
de tel à cette fin que de présenter le dépassement comme le fruit
révélé d’une fidélité « exacte » à
l’« intelligence de Marx » et ce ab
initio, c’est à dire dès les premiers grands textes,
lesquels auraient été ignorés et mal traduits. Pour trancher ce
débat avec une autorité incontestable, furent donc convoqués Marx
et Engels, en leur jeune âge politique (1845-1848), et marqués par
le philosophe Hegel.ci
Mais
ce serait là une autre paire de manches. Car aussitôt le registre
changea. Autant sur le chapitre politique et stratégique les
différentes approches, espoirs, rêves, qualifications des
événements passés restent de l’ordre des opinions et des
propositions, des plus respectables qui soient, analyses dont seul
l’avenir trancherait la pertinencecii,
autant dans ce nouveau domaine linguistico-philosophique furent
abordés des arguments bien plus directement de type scientifique,
qui autorisent à vérifier non un souhait, ou une intime conviction,
mais dans quelle mesure cette nouvelle « exactitude »
tant recherchée chez Marx et Hegel est avérée ou non.
Révision de traduction appuyée
sur un ton péremptoire
Cette
argumentation linguistico-philosophique ayant fait l’objet d’une
analyse critique déjà publiée, nous y renvoyons le lecteurciii,
et commencerons par planter le décor en rappelant le ton employé
alors, symptomatique des enjeux sollicités. Reflet de ce contexte la
notion d’« abolition du capitalisme », prêtée
depuis un siècle et demi, entre autres, à Karl Marx était en effet
disqualifiée comme une :
« patente déformation » de
sa pensée, elle interdisait de respecter « l’intelligence
exacte de ce que Marx avait en tête »,
portait la responsabilité de « conséquences
inévaluables », menant à
ce « résultat extravagant », d’oser
contester le « passage terminologique d’abolition à
dépassement », par
attachement à l’« idée fausse, non marxienne,
d’abolition ». Un vrai
réquisitoire ! La thèse ne s’inscrivait alors nullement dans
le registre de la diversité, de la proposition et de
l’enrichissement. Son ton comminatoire, reste un élément clef de
la controverse. »civ
L’argument de hauteur
philosophique
Dans
cette perspective était affichée une hiérarchie culturelle (langue
théorique contre langue commune), s’emparant d’un mot-clef de la
langue allemande, à l’évocation subtilement savante et exotique :
« Aufhebung »cv.
C’est ce mot-clef, associé à sa révision de traduction, dont la
maîtrise devenait le garant de la bonne interprétation de Marx,
pour ouvrir la lutte contre le capitalisme sous de nouveaux auspices.
Et ce, à l’encontre de l’expression des actions de masses, du
mouvement socialiste et communiste, du XVIII° au XX° siècle,
revendiquant le sens commun d’abolition (avec suppression et autres
synonymes), lequel était désormais jugé par trop primaire, négatif
et brutal. Ecarter le sens commun dans la lutte contre le capitalisme
c’était se référer désormais exclusivement « aux
catégories philosophiques »cvi,
au vocabulaire « logico-philosophique »cvii,
réservant « abolition » au vocabulaire destiné
aux prolétaires, dans le Manifeste et le Livre 1 du Capitalcviii.
A une exception près, mais non des moindres, le capitalisme !
Cette
vision, prenant de haut le débat, s’appuyait sur une opposition
entre théorie et pratique, où le souhait de maintenir l’objectif
d’abolition du capitalisme, reflétait non plus seulement une
hiérarchie culturelle mais un clivage socio-culturel, car assimilée
à une « pratique rabougrie de la politique où la
« théorie » a passé pour n’intéresser que quelques
intellectuels. »cix
La rechercher de légitimité dans une
Remarque de Hegel (1812)
L’argumentation
dépassementiste avait, en effet, exhumé une légitimité, sous des
traits d’irréfutabilité, dans la correction d’une prétendue
erreur de traduction chez Marx. Aufhebung devant être traduit
par dépassement et non plus par abolition. Celui-ci aurait pensé et
écrit sous l’emprise mécanique et acritiquecx
d’une page de la philosophie, et plus encore de la langue, de
Hegel, ce qui aurait été ignoré, d’où le recours à la
nécessité de « rétablir » l’intelligence de
Marx, afin d’écarter une piètre et inconvenante abolition.
Ce
raisonnement linguistico-philosophique figure dans l’ouvrage
Commencer par les finscxi.
Sa conclusion la plus claire en était tout simplement qu’abolition
constituait une « conception fausse non marxienne »,
ce qui offrait aussitôt une belle table rase spécialement dressée
pour accueillir un dépassement fidèle à Marx. L’objectif étant
précisément fixé, encore fallait-il le démontrer. La polémique
s’étendant désormais depuis près de trois décennies, le délai
paraît raisonnable pour évaluer la prétention initiale au regard
de ses résultats scientifiques.
Mais
comment ne pas avoir été d’emblée impressionné par le torrent
de critères précis et discriminants invités dans le réquisitoire
contre une abolition, considérée comme indûment prêtée à Marx !
Loin d’être en présence d’une molle proposition stratégique,
avec dépassement contre abolition on avait, tout à coup, affaire à
une extraordinaire découverte, fondée sur la rigueur, la
profondeur, le rétablissement d’une vérité ignorée voire
occultée, conforme à la langue, la pensée de Karl Marx, et à la
philosophie de Hegel. L’argumentaire ne manquait pas d’en
imposer ! Du moins de prime abord. C’est à dire à procéder
sans examen, sans vérification. A faire tout bonnement aveuglément
confiance à l’auteur, en raison seule de son pédigrée.
Et
ce faisant de convaincre, notamment au Parti communiste, avec par
exemple son dirigeant d’alors Roger Martelli lequel se félicitait,
comme d’autres, d’avoir appris de Sève que :
« dépassement du capitalisme » est la ʺvraieʺ
traduction française de ce que l’on pensait être l’abolition »cxii.
Car c’est « Lucien Sève qui nous explique que le terme de
ʺdépassementʺ est celui-là même (Aufhebung) que Marx employait
pour désigner le mouvement par lequel l’humanité passerait d’une
logique économico-sociale à une autre, d’une finalité à une
autre, de l’ère du capitalisme à celle d’un postcapitalisme. »cxiii
Or,
le « vrai » terme avec lequel Marx s’exprime est
bien, de manière écrasante voire lancinante, abolition/suppression
et autres termes approchants (notamment son très prisé
anéantissement/destruction : Vernichtung) comme tous les
progressistes et révolutionnaires de son temps et par la suite. Et
si l’on peut toujours nourrir des doutes sur des traductions
posthumes, celle par Karl Marx de son livre 1 du Capital, et
par Engels du Manifeste de 1848 attestent de leurs choix. Des
dizaines d’abolitions, suppressions, destructions, et pas un seul
dépassement.cxiv
Pour
ne pas alourdir le sujet ici, sachant que toutes ces assertions
dépassementistes ont été longuement réfutées par ailleurscxv,
y compris paradoxalement, mais très discrètement, par leur créateur
lui-même, à partir de 2002cxvi,
arrêtons-nous ici sur un seul de ces arguments, lequel poussait
jusqu’au bout la logique centrée sur le vocabulaire (et donc la
traduction du terme) au détriment du concept ancré dans l’histoire
et les luttes sociales et politiques. Argument peut-être à la fois
le moins important sur le fondcxvii,
mais le plus significatif quant à la méthode employée.
En
annonçant que la nouvelle traduction d’Aufhebung par
dépassement pouvait s’appuyer sur une définition de Hegel (celle
d’une Remarque de Science de la logiquecxviii),
il était précisé que celui-ci l’avait en « toute
clarté »cxix
justifiée par son étymologie, donc ab ovo. La thèse
dépassementiste traduisait là sa volonté de faire ressortir des
profondeurs intrinsèques dans sa démonstration, s’éloignant
encore davantage du langage du commun, du peuple. Las, précipitation
aidant, la thèse s’enfonça dans les profondeurs recherchées.
Aucune étymologie n’est revendiquée par Hegel. Outre la mention
des sens courants de son temps, celui-ci ne mentionne qu’une
analogie avec l’antique verbe latin tollerecxx,
dans un exemple historique qu’il qualifie par ailleurs de jeu de
mots (« Witz »)cxxi.
Mais l’Allemand n’étant pas une langue latine n’a pas, sauf un
certain lexique d’importationcxxii,
d’étymologie commune avec cette langue.
Quant
au fait de reconnaître, par ailleurs, l’utilisation massive par
Marx, dans ses écrits à destination des opprimés, du concept
omniprésent d’abolition, en raison même de la définition
caricaturale qui lui avait été donnée, revenait de fait, presque
par inadvertance, par condamner Marx dans d’innombrables et
hautement significatives occurrences, à figurer du côté obscur de
l’abolition dont le dépassementisme entendait le sauvercxxiii.
Il fallait alors ou bien admettre que Marx était lui-même ignorant
de sa propre intelligence, révélée pour lui un siècle et demi
plus tard, ne s’étant pas rendu compte qu’il utilisait
massivement « une conception fausse non marxienne, celle
d’abolition »cxxiv,
ou bien qu’à s’opposer radicalement à abolition on s’opposait
tout aussi radicalement à Marx.
Et
c’est bien la logique du dépassementisme qui mène à de telles
conclusions. Si l’abolition est jugée nécessairement brutale et
mène inévitablement et immédiatement à une table rase de ce
qu’elle supprime, n’en laissant plus rien après son passage,
alors l’abolition du capitalisme signifie logiquement qu’il n’en
restera, et d’un seul coup, pas même le « capital fixe »,
donc les machines. Le ridicule est tel que d’évidence on
s’empressera aussitôt de se garder de tant de cruelle bêtise pour
sauter sur l’alternative proposée : le savant et
judicieusement conservateur dépassement.
Viendrait-il,
pourtant, du fait de cette ignorance de Hegel, à l’esprit de
révolutionnaires sensés, de détruire comme au XVIII° siècle les
machines, comme si elles étaient par anthropomorphisme responsables
des méfaits du système capitaliste ?cxxv
Bon sens, naturellement ! Mais où donc est logé ce risque
d’excès, et pourquoi s’en prémunir avec tant de force ?
Qui souhaite-t-on convaincre de ne pas rejeter des acquis si
chèrement obtenus à force de sacrifices, de sueur et de sang ?
Pourquoi spécifiquement la philosophie de
Hegel ?
Il
n’est pas anodin à ce sujet d’aller chercher un argument central
chez Hegel. Dire, par exemple, simplement que l’on souhaite
conserver les acquis sociaux et politiques obtenus sous le
capitalisme est le propre d’une extrême banalité. On peut certes
imaginer un débat sur la liste de ceux-ci, sur les formes
particulières à retenir, mais envisager mener un débat essentiel
contre le risque que les anticapitalistes détruisent tout ce qui a
été réalisé sous le capitalisme, devient surréaliste, plus
encore dans le contexte où il est présenté.
En
revanche, prétendre que depuis le milieu du XIX° siècle une idée
si banale était en réalité non seulement brillante mais également
ignorée (avec un regard appuyé sur l’URSS et les pays du
socialisme réel) prend tout à coup des allures salutaires et
rassurantes. Les autres, est-il insinué, se sont trompés car
ils ignoraient. Nous sommes désormais sur la bonne voie car nous
savonscxxvi.
Mais ce savoir tient alors moins de la riche et contradictoire
expérience de la lutte politique et sociale que de la maîtrise
d’une page célèbre de Hegel et d’une révision de traduction
chez Marx.
Vertueux tri sélectif
Cette
extraordinaire idée de « dépassement » aurait
donc été dissimulée dans un terme mal traduit, par ignorance d’un
texte philosophique de Hegel lequel attribuait à ce terme
d’Aufhebung trois sens intimement liés : suppression +
conservation + élévationcxxvii.
Ne pourrait-on souhaiter conserver ce qu’il y a de meilleur, et
faire progresser la société en ignorant totalement, et Hegel et le
terme allemand d’Aufhebung ?
Quelle
philosophie faut-il y voir ? Pas celle de Hegel ! La
fameuse remarque du philosophe allemand dans Science de la
Logique, invoquée à l’appui de la traduction par dépassement,
ne suggère nullement un tri sélectif. Elle ne prône rien du reste
puisqu’elle se borne à philosopher un constat. Le schéma par lui
exposé : être + néant = devenir, est un procès constaté. Il
reflète en cela des conceptions scientifiques en développement à
son époque, avec leurs interprètes :
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »
(Lavoisier)
« Tout change. Tout passe. Il n’y a que le Tout qui reste.
Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à
son commencement et à sa fin » (Diderot)
Si
la Science de la Logique évoque bien l’idée de
conservation sous le concept d’Aufhebung, Hegel ne qualifie
nullement cette conservation de volontaire, de bénéfique, ni même
de partielle. Hegel ne préconise pas un bon chemin contre un
mauvais. Autrement dit ici ce qui devrait être conservé le serait
quoi qu’on pense et veuillecxxviii.
De sorte que les révolutionnaires choisissant de conserver (et de
développer) des acquis issus de la période du capitalisme, et
sélectionnant ceux qu’ils souhaitent, non seulement n’ont aucun
besoin de cette Remarque abstraite de 1812, mais doivent
certainement même, en réalité, s’en défier, philosophiquement,
au nom de Marxcxxix :
en décidant, fermement et de manière consciente, de transformer le
monde, au lieu de le laisser aller passivement à vau-l’eau se
transformer, comme « un processus naturel de lente
extinction », un « long dépérissement
historique. », laissant au dépassementisme, le cas
échéant, le soin de s’appuyer sur la neutralité bienveillante
affichée par un Hegel.
Là
réside un autre problème d’interprétation de Hegel. S’il
s’agit bien d’un concept philosophique, appuyé sur les
conceptions scientifiques de l’époque, ce n’est pas à un mot
spécifique tel qu’Aufhebung qu’il convient exclusivement,
presque génétiquement, de l’attachercxxx.
Ses synonymes Abschaffung et Beseitigung, et même
Vernichtung, par exemple, ne sauraient en être excluscxxxi.
C’est le concept général et non un terme particulier qui porte la
dialectique en son sein, parce que celle-ci est dans la nature. Et
Hegel utilise en effet non pas un des mots signifiant dépassement,
ni même un néologisme de forme créé par luicxxxii,
mais le mot qui à son époque veut, sans aucun doute possible, dans
la langue commune, dire abolition/suppression, et qui fut grandement
mis à l’honneur par la Révolution française. Ce qu’il souligne
c’est une définition, une conception, qui entend toute abolition
ou suppression comme ne faisant aucunement tout disparaître de son
être initial, ce en quoi la réalité objective lui donne raison,
même si sa préoccupation dans la Logique était plutôt
idéelle que matérielle.cxxxiii
Traduire et refléter
La traduction comme révélateur :
une conscience-reflet
Le
traducteur est celui qui permet au lecteur d’accéder à la pensée
d’un auteur, quand la langue de ce dernier lui est inconnue ou mal
maîtrisée. Mais s’y ajoute toujours une autre information :
celle de l’opinion, celle de la culture du traducteur (même infime
et inconsciente), laquelle en théorie, mais en théorie seulement,
devrait rester neutre, transparente. C’est plus encore le cas
lorsque dans le débat qui nous anime, celui-ci est d’emblée
chargé d’affect, de préjugés, qui visent à renverser des
décennies de traductions validées par l’auteur lui-même, suivi
d’innombrables traducteurs. Dans un tel débat de traduction, avec
des arguments qui sortent des questions habituelles de style,
d’utilisation de synonymes, de nuances, etc., et qui protestent
contre des traductions qualifiées de « patente
déformation », aux « conséquences
inévaluables », nous sommes conduits à rappeler cette
réflexion de Heidegger : « Dis-moi ce que tu attends
de la traduction, et je te dirai qui tu es »cxxxiv,
qui nous ramène au chapitre précédent sur le débat
politico-stratégique.
« Mettre fin » à la controverse
de traduction ?
Mais,
pour nous recentrer sur la traduction elle-même, l’année 2019 a
apporté dans ce débat linguistique, et indirectement philosophique
et politique, une nouveauté. Le symbole de la révision
dépassementiste de traduction pendant plus d’un quart de siècle
fut la célèbre citation de l’Idéologie allemande (1845-46) où
il fallait faire dire à Marx et Engels, comme une révélation, que
le communisme « dépassait » et non pas
« abolissait » la situation réelle. A la suite de
la controverse sur la traduction, dans son livre Le communisme ?
Lucien Sève est revenu spectaculairement en arrière avec un « met
fin », qui remplace « dépasse », sans
toutefois expliquer ce revirement autrement qu’en indiquant qu’il
retraduisait pour être plus exactcxxxv.
Sans oser revenir ici à abolition (qui est au vrai synonyme de
« mettre fin »), est également employé, à
nouveau, et abondamment, abolition : pour le travail, la
propriété, la famille, etc. Dépassement n’a pas disparu bien
entendu mais est ramené à bien plus de modestie, et naturellement
« l’idée fausse, non marxienne, d’abolition »
s’est évaporée, noyée dans la discussion serrée qu’elle a
subie.
Rappelons
que cette citation avait été retraduite pour prétendre que Marx et
Engels avaient alors opté pour une stratégie de « vaste
ensemble de transformations qualitatives non plus initialement
soudaines mais constamment graduelles »cxxxvi,
afin d’y voir le précurseur, ignoré jusqu’alors, du
dépassementcxxxvii.
Ce à quoi nous objections que la phrase précédente prétendait
en réalité exactement l’inverse : « Le communisme
n’est empiriquement possible que comme l’action des peuples
dominants accomplie "d'un trait" et simultanément »cxxxviii.
La traduction qui nous était présentée comme « obligée »
était en réalité impossible avec de tels préjugés en tête.
-°-°-°-°-°-
Cet
échec et ce revirement, dans cette retraduction symbolique,
soulignent combien l’approche linguistique, qui avait été conçue
comme un renfort d’autorité pour la théorie dépassementiste, l’a
en réalité fragilisée. Soumettre sans fard, sans précaution, et
sans nécessité absolue, à la critique scientifique un argument
très précis, aura livré, bien involontairement et précipitamment,
nombre d’arguments à la partie adverse dont nous nous réclamons.
Le talon d’Achille de la théorie dépassementiste fut donc de
vouloir à tout prix se faire qualifier de révolutionnaire en
s’attribuant le mérite d’être d’une absolue (dite « exacte »)
fidélité à Marx, pour le faire trancher dans une situation que ce
dernier ne connaissait nullement. « Le mieux est l’ennemi
du bien », l’argumentation stratégique présentait au
contraire de belles allures de bon sens inspirée de l’idéologie
dominante dans une phase de dépression des forces anticapitalistes.
Conclusions
Les
deux termes, abolition et dépassement, avaient été donnés, dans
des circonstances politiques très particulières, pour symboles de
deux approches politiques opposées, ce qui aurait obligé à se
positionner avec l’une contre l’autre, principalement dans
l’attitude à adopter vis-à-vis du capitalisme.
La
question était en fait schématiquement ainsi posée :
préférez-vous une révolution brusque, violente, ne conservant rien
de ce que vous souhaitez conserver du passé, ne menant qu’au
néant, ou bien une sage progression linéaire, positive,
délicatement et sélectivement conservatrice. Ainsi soulevée, avec
toutes les connotations associées, la question embarquait
implicitement la réponse. C’était un peu comme faire choisir
ainsi : préférez-vous être libre, riche et heureux ou
opprimé, pauvre et malheureux ?
Plus
l’abolition apparaissait comme un cumul de simplisme, de brutalité,
d’ignorance, et d’archaïsme, un extrémisme gauchiste ridicule,
et plus le dépassement pouvait se parer des plus beaux atours. Mais
en devenant de plus en plus vertueux il n’en devenait que plus
imaginaire.
Notre
conclusion est tout autre.
1°)
L’objectif visant à mettre un terme au système capitaliste, à
s’en débarrasser, mettre fin, en finir avec lui, etc., s’exprime
le plus clairement du monde par « abolition », en
raison de la longue et grande histoire politique et sociale de ce
terme, et de son utilisation plus particulière chez Marx, Engels et
autres progressistes et révolutionnaires. Ceci n’interdit
nullement la cohabitation avec d’autres termes équivalents ou
complémentaires tels que suppression, renversement, sortie, rupture,
etc.cxxxix
2°)
A cette fin politique, au contraire d’une visée réformiste à
perspective d’intégration au système, c’est la stratégie
révolutionnaire qui répond à la forme spécifique du mode de
production capitaliste, à son fonctionnement économique, et
politique répressif et guerrier. Comment se réalisera cette
révolution ? Quel facteur temps ? Quelle part d’action
pacifique et de violence dans l’affrontement ? Quelles
interactions entre luttes intra-étatiques et luttes
internationales ? Quelle part d’avancées démocratiques et
sociales avant et après la prise du pouvoir ? L’histoire nous
le dira. Elle reste à réaliser. Les scénarios ne s’écrivent pas
à l’avance.
3°)
La « théorie » dépassementiste qui s’oppose à
abolition, avec des arguments de lenteur processuelle naturelle, opte
clairement pour un choix et une hypothèse contraires : un
réformisme, fondé sur l’adéquation supposée au périmètre
restreint du capitalisme le plus développé, avec une trajectoire
extrapolée d’une période bien révolue, de progression sociale
continue, et ce sans renverser le pouvoir dominant. Sa force, contre
la théorie révolutionnaire, elle la tire du contexte d’une
période d’éloignement de la perspective révolutionnaire, de
désillusion, de démobilisation. Faisant « contre mauvaise
fortune, bon cœur » elle cherche à éradiquer dans les
comportements un défaut intrinsèque, une culpabilité initiale,
pour masquer la pauvreté du rapport de forces social, politique, et
culturel grâce auquel le capitalisme poursuivrait sa course, vers le
pire.
4°)
Pour appuyer cette « théorie », la « thèse
dépassementiste » qui visait à se faire endosser par
Marx avec une nouvelle traduction renversante, sous couvert
d’arguments linguistiques, philosophiques hâtivement mais
richement élaborés, a symboliquement, après le recul général de
2002cxl,
abdiqué en 2019 avec la renonciation par Lucien Sève à sa révision
de traduction emblématique suivant laquelle Marx et Engels auraient
dit en 1846 que le communisme était « le mouvement réel
qui dépasse l’état de choses actuel », en opposition à
sa traduction traditionnelle par abolition. Sans doute, sous une
forme ou l’autre, la controverse ne s’éteindra pas pour autant,
pour des motifs politiques.
5°)
« Dépassement du capitalisme » signifie aussi,
par ailleurs, et de plus en plus, ce que souhaitent entendre et
partager ceux qui utilisent ce terme, sans référence à la théorie
précédente, encore moins à la thèse de traduction. Dépassement,
s’appuyant sur les sens d’aller plus loin, au-delà du
capitalisme, ou bien à côté, ne préjuge en rien de la disparition
du capitalisme. Dans ce contexte, son sens approchant de la synonymie
avec abolition, s’est néanmoins effectivement renforcé. Elle peut
n’être qu’un effet de mode passagère ou bien, au contraire,
s’inscrire durablement dans le langage politique, comme un détour
de vocabulaire, par élargissement de son champ sémantique. Il est
trop tôt pour se prononcer. Comme abolition, le terme dépassement
pourrait continuer, dans ce contexte, de s’accommoder tout aussi
bien d’une perspective réformiste que révolutionnaire.
Dépassement n’apporte, à cet égard, rien de plus ou de meilleur
à l’abolitioncxli.
Mais, tout chargé encore de la confusion née de son lien initial
avec le dépassementisme, il est marqué par la théorie suivant
laquelle l’avenir est d’autant plus radieux que l’attitude
vis-à-vis du capitalisme est plus positive. Cette efficacité de
méthode supposée écarte la voie révolutionnaire, parce que trop
difficilement concevable, pour lui préférer la réforme du système,
et ce, paradoxalement au moment même où celui-ci s’en défend le
plus vigoureusement.
6°)
L’heure est à la lutte concrète contre le capitalisme. Quant à
ses formes, celle-ci est intimement liée aux contextes : lieux
et périodes. Et là, plus que les mots, ce sont surtout les
réalités, les faits qui comptent et compteront : la puissance
de la négativité contre le système capitaliste, avec ses combats
sociaux, politiques et culturels. Seule elle fera céder le capital
et ouvrira des perspectives positives nouvelles. Mais les humains
pour se mobiliser, s’organiser, se préparer, l’emporter et
concrétiser, ont besoin de conceptions, et donc de mots à partager,
qui deviennent alors aussitôt également des faits, insuffisants
mais indispensables. Qu’il faille conserver quelque chose voire
beaucoup de ce qui a été acquis sous le capitalisme, qui le niera ?
S’imaginer, que de cette reconnaissance positive sacralisée
jaillira le communisme, et qu’en sacrifiant l’objectif
d’abolition on se donne plus de chances, par crédibilité
interposée, ne conduit qu’à se soumettre au rôle de supplétif
quémandant son acceptabilité, clamant sa bonne foi, ses bonnes
intentions, dans l’attente d’une récompense en échange de la
modération équilibrée de sa posture nouvelle.
7°)
En quoi consistera demain concrètement cette abolition du
capitalisme ? S’il y a une indéniable part d’anticipation
sous forme de revendications, sur la base de grands principes
(propriété sociale notamment), voire de projets plus ou moins
détaillés, nul doute que le critère décisif en sera la
détermination de l’orientation socialiste du pouvoir politique,
mue par l’expérience antérieure et collective des masses, avec la
mise en œuvre de solutions diverses et variées, connaissant
vraisemblablement des phases d’avancées mais aussi de possibles
reculs. L’abolition complète du système capitaliste s’appuiera
sur ces expériences socialistes nationales et de longue durée, mais
ne pourra s’épanouir qu’à l’échelle mondiale, c’est-à-dire
après l’abolition, l’écrasement de l’hégémonie capitaliste
internationale.
Bibliographie
succincte sur la controverse (par ordre chronologique)
Sève
(Lucien), Commencer par les fins - La nouvelle question communiste,
La Dispute, 1999.
Theuret
(Patrick), L’Esprit de la révolution-Aufhebung, Marx, Hegel et
l’abolition, Le
Temps des cerises, 2016.
Moncel
(Corinne), « Le
mot qui a changé l’histoire »,
Afrique-Asie, 09/2016,
p. 86-87.
http://www.afrique-asie.fr/n-130-septembre-2016/
https://lepcf.fr/A-lire-L-Esprit-de-la-Revolution-par-Patrick-Theuret
https://denis-collin.blogspot.com/2019/03/aufhebung-karl-marx-et-la-revolution.html
https://lepcf.fr/Aufhebung-Karl-Marx-et-la-revolution
Delaunay
(Jean-Claude), recension in Actuel Marx, n° 66, 09/2019, p.
195-197.
https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2019-2-page-193.htm
Sève
(Lucien) « Marx toute une vie », in Garo (Isabelle),
Avec Marx, philosophie et politique, La Dispute, 2019.
Sève
(Lucien), Communisme, La Dispute, 2019, p.
19 ; 237-243 et 625.
i
Le texte qui suit s’inspire de la conférence prononcée le 16 mai
2019 à l’initiative du Cercle universitaire d’études marxistes
(CUEM). L’impulsion de l’invitation à cette conférence, comme
l’intitulé proposé : « abolition ou dépassement
du capitalisme ?», puisaient leur source dans la parution
de : Theuret (Patrick), L’Esprit de la
révolution-Aufhebung – Marx, Hegel et l’abolition, aux
éditions Le temps des cerises, 2016. Il a également intégré
des approches présentées lors de la conférence donnée à
l’occasion d’une invitation de la Librairie de la Renaissance, à
Toulouse, le 29 novembre 2019.
ii
Ou un résultat, si on le pense au passé.
iii
Par exemple, en 1848, la protestation contre l’abolition des clubs
principalement révolutionnaires. De nos jours nous dirions sans
doute plus volontiers : interdiction ou fermeture plutôt
qu’abolition. L’Esprit de la révolution, op. cit., p.
108.
iv
Dans le journal L’Humanitaire en 1841 cité in Alain
Maillard, La communauté des égaux, Éditions Kimé, 1999,
p. 204.
v
Hugo (Victor), « Discours sur la misère », 9 juillet
1849, in Le droit et la Loi et autres textes citoyens, 10-18,
2002, p. 224-226.
vi
Il faut ici avoir en tête la complexité de mesures telles que le
rachat des privilèges abolis, les tâtonnements de la décision et
de son effectivité avec la triple abolition de l’esclavage en
France, ou bien les mesures d’abolition avec étalement dans le
temps comme aux USA pour l’esclavage. Sur tous ces points, Cf.
L’esprit de la révolution, chapitre IV.
vii
Où le terme fonctionne comme on dit aussi : « à
bas », « en finir avec », « se
débarrasser », « mettre fin »,
« supprimer », mais aussi : « bannir »,
« interdire », etc.
viii
Hormis sans doute, comme le souligne notamment un dictionnaire
juridique, le fait qu’une décision, souvent solennelle, et de
haut niveau politique, ne soit prise marquant le passage de la
revendication à celui du début de la mise en œuvre. Cf. Cornu
(Gérard), Vocabulaire juridique, 7° édition, PUF, 2006.
C’est ce que nous pouvons appeler la dimension déclarative de
l’abolition, dont l’embryon est déjà présent dans l’exposé
de la revendication. Le combat abolitionniste peut ainsi se découper
en trois moments distincts et entremêlés : avant, pendant et
après la décision (sous forme de déclaration).
ix
Schœlcher (Victor), Esclavage et colonisation, PUF, 2007, p.
154.
x
Introduction à Schœlcher (Victor), Esclavage et décolonisation,
PUF, 2007, p. 10.
xi
Nous n’entrons pas ici dans la question de savoir ce que
signifiait et représentait dans leurs contextes respectifs ces
expressions. Ces exemples visent à écarter l’interprétation
suivant laquelle l’idée d’abolition du capitalisme serait une
idée extrémiste, aventuriste. Avec le recul la prise de position
d’un Guy Mollet, au nom de la SFIO, peut en surprendre certains.
Mais ce serait méconnaître l’histoire de ce parti que de
l’ignorer ou de la traiter avec anachronisme. Elle illustre quoi
qu’il en soit un décalage permanent entre théorie et pratique,
l’une s’adaptant à l’autre, et vice-et-versa, avec un délai
plus ou moins long. Une pensée, une expression reflète donc bien
une politique mais ce peut être en retard ou en avance sur une
pratique réelle. Ainsi peut-on suivre la courbe déclinante de la
SFIO au PS en France, comme celle du SPD allemand jusqu’à Bad
Godesberg (1959), et de la même manière celle de certains partis
communistes.
xii
Jaurès (Jean), « Le Socialisme et la vie », La
Petite république, 7/12/1901, in Œuvres- Études
socialistes II, 1931, p. 353.
xiii
Bergougnoux (Alain) et Grunberg (Gérard), Les socialistes
français et le pouvoir, Fayard, 2005, p. 137.
xiv
http://www.lours.org/default.asp?pid=107.
xv
Marchais (Georges), « De faux révolutionnaires à
démasquer », L'Humanité, 3
mai 1968.
xvi
La liste pourrait être très longue. Rajoutons ici une autre
période, fin 2019, un autre courant de pensée, mais aussi deux
langues supplémentaires ! Dans le bouillonnement social
français, des badges anarchistes ont fleuri avec ce slogan :
« Abolish capitalism : Für ein Lernen, Lieben und
Leben in Freiheit. » (Abolissez le capitalisme : pour
étudier, aimer et vivre en liberté).
xvii
Dans le document d’adhésion à la III° internationale, parmi les
21 conditions figure l’expression suivante : « le
renversement révolutionnaire du capitalisme »,
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_vingtetune_conditions_d%27admission_des_Partis_dans_l%27Internationale_Communiste.
xviii
Au XIX° siècle la question se posait moins. Pratiquement jusqu’à
la révolution d’Octobre, la conception dominante était sinon
celle d’une simultanéité, du moins celle d’une continuité
révolutionnaire internationale.
xix
Bescherelle (Louis-Nicolas), Dictionnaire universel de la langue
française, 1856, p. 934 ;
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50453p).
xx
Littré (Emile), Dictionnaire de la langue française,
Éditions de l’érable, 1967, p. 304. Version en ligne du Littré
(1863-1877) : (http://francois.gannaz.free.fr/Littre/).
L’intérêt du Littré tient aussi à ce que son auteur était
également un proche d’Edouard Vaillant, l’un des premiers
militants révolutionnaires à avoir connu Marx et introduit sa
pensée en France.
xxi
Cette image de la course, notamment de voitures, et la référence à
Krouchtchev dans la théorie dépassementiste évoquée dans
L’Esprit de la révolution, p. 300 où dépassement est
associé à l’idée de « passer à côté et puis
devant » a provoqué une réaction répulsive de la part
Lucien Sève qui y voit une « attitude toute personnelle
(de) Patrick Theuret », in Sève (Lucien),
« Traduire Aufhebung chez Marx : fausse querelle et vrais
enjeux », Actuel Marx, n° 64, 09/2018, p.119. Pas si
personnelle pourtant cette image, puisque l’auteur cité n’était
autre que Lucien Sève lui-même, et à la tribune du XXVIII°
congrès du PCF : « pour dépasser tout conducteur
sait cela, il faut une pointe de vitesse », in Cahiers
du communisme, 2-3, 1994, p. 149. Il juge désormais l’image
« faible » mais principalement parce qu’elle
est associée à l’histoire de l’URSS, « stalinienne
puis khrouchtchévienne [qui] voulait «rattraper et
dépasser» le capitalisme avancé », ce qui constitue un
repoussoir pour la démonstration « dépassementiste »
très occidentalo-centrée.
xxii
On pourrait dire de même avec sortie et rupture. C’est en partie
vrai, si ce n’est que ces derniers termes, plus encore rupture,
marquent l’idée d’une fracture, d’une déchirure, d’un
arrachement dont on devine qu’il ne sera pas indolore.
xxiii
En pays de langue allemande, par exemple, dans certains cas, le
terme Aufhebung a été remplacé par Überwindung.
xxiv
C’est ainsi que dans L’Esprit de la révolution avaient
été relevés les usages de « dépassement »
manifestement ignorants des thèses savantes et de leurs préjugés
politiques, à côté de ceux qui s’en réclamaient expressément
ou allusivement, notamment dans le paragraphe intitulé « De
la modération du sens à son usage immodéré et son
renversement », L’Esprit de la révolution, op.
cit., p. 323-337.
xxv
Ces deux verbes étant par ailleurs les traductions les plus
courantes des termes comme Überwindung et overcome,
dans les langues allemande et anglaise.
xxvi
https://lefildehttps://lefildescommuns.fr/2019/10/01/thomas-piketty-quand-je-parle-de-depassement-du-capitalisme-je-pourrais-dire-abolition/scommuns.fr/2019/10/01/thomas-piketty-quand-je-parle-de-depassement-du-capitalisme-je-pourrais-dire-abolition/.
La citation un peu plus complète est « pour
moi le dépassement du capitalisme, ça va beaucoup plus loin que le
capitalisme progressiste dont parle Stiglitz ». En
référence à la question qui lui était posée, il ajoute
aussitôt : « Je dis dépassement du capitalisme, on
pourrait dire abolition du capitalisme, remplacement du capitalisme.
Je préfère quand même un peu le terme dépassement, car il faut
mettre quelque chose à la place. Le dépassement du capitalisme
oblige à insister sur ce qu’on va mettre à la place, sur le
système alternatif. Il ne s’agit pas juste de le rabaisser, de le
détruire, mais de se préoccuper du remplacement. De mettre quelque
chose qui est mieux ». Et de ce point de vue, différence
notable avec Sève, il « assume le mot socialisme »
comme nom du système de remplacement. En 1901, Jean Jaurès, avec
la même préoccupation, avait conservé pour sa part
« abolition » : « C'est donc
seulement par l'abolition du capitalisme et l'avènement du
socialisme que l'humanité s'accomplira », ajoutant
qu’« il ne suffit pas à la révolution socialiste
d'abolir le capitalisme : il faut qu'elle crée
le type nouveau selon lequel s'accomplira la production et se
régleront les rapports de propriété », Jaurès (Jean),
« Le Socialisme et la vie », in Études socialistes,
1901, p. 94 et 136.
xxvii
C’est à dire contrairement à celle de la fin du XX° siècle,
clairement néolibérale.
xxviii
Ziegler (Jean), Le capitalisme expliqué à ma petite fille,
Seuil 2018, p. 106 et 110.
xxix
Sont négligées volontairement ici d’autres versions
« dépassementistes », à notre connaissance plus
pauvres, plus hésitantes voire équivoques en comparaison de celle
de Sève, de loin la plus élaborée politiquement, celle qui a le
plus investi dans les sources linguistiques et philosophiques,
citations à l’appui, ce qui permet aussi de les vérifier et de
les contester plus aisément. De nombreux travaux personnels et
écrits collectifs (groupes, partis, etc.) en traitent qui sont,
parfois plus débattus. S’ils ne sont pas cités ici chacun
pourra, en revanche, reconstruire la trame les reliant ou non à ces
sources.
xxx
Alors que l’Esprit de la révolution s’était ouvert, à
l’inverse, longuement sur les arguments linguistiques et
philosophiques pour des motifs exposés dans la conclusion, L’Esprit
de la Révolution, op. cit., p. 566.
xxxi
Des définitions plus détaillées relatives à ce néologisme
figurent dans L’Esprit de la révolution, op. cit., p.
565-566.
xxxii
La dissociation s’établirait du fait que l’approche
politico-stratégique pourrait se dispenser de l’argument de
traduction, voire le nier, et que ce dernier pourrait être avancé
sans pour autant être utilisée dans la lutte contre le
capitalisme.
xxxiii
C’est Lucien Sève qui après avoir exposé sa thèse de révision
de traduction indique qu’il convient d’expliquer « ces
choses certes techniques mais accessibles à quiconque »,
Commencer par les fins, op. cit. p. 96.
xxxiv
Le concept de dépassement est certes plus ancien et fréquent,
mais, pour ce qui concerne le capitalisme, la polémique engagée
avait pour objectif premier de le traiter avec plus de délicatesse
avant que ne soit recherchée une légitimité chez Marx et Hegel.
xxxv
Cette thèse est exposée dans Sève (Lucien), Commencer par les
fins, op., cit., p. 94-99.
xxxvi
Notamment in Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung chez Marx :
fausse querelle et vrais enjeux », Actuel Marx, n° 64,
09/2018.
xxxvii
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit.,
p. 127.
xxxviii
Nous ne nous arrêtons pas sur la riche et stimulante contradiction
suivante, à savoir qu’on ne sait plus dès lors si l’abolition
est dangereusement excessive, et doit être écartée, ou si elle
est seulement ridicule et inoffensive. Gageons que pour son auteur
elle est les deux à la fois, pour que le clou soit bien enfoncé.
xxxix
Sève (Lucien), Communisme ?, La dispute, 2019, p. 243.
Passage reprenant largement l’article dans Actuel Marx,
n°64.
xl
Sur toute cette diversité, cf. L’Esprit de la révolution,
op. cit., chapitre IV principalement.
xlii
C’est pour combler cette lacune dans l’objectif que d’aucuns
ont ajouté à dépassement d’autres termes comme : « mettre
fin », « en fini avec ». Autant de
manifestations indirectes du vide laissé par l’objectif
d’abolition.
xliii
Nous plaçons ici la célèbre formulation générale de Bernstein,
sans entrer dans le détail de ses citations et dénégations.
xliv
Statuts de la Ligue des communistes, 8/12/1847.
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/km18470001.htm.
xlv
Nous employons à dessein cette expression empruntée à Lucien
Sève, car celui-ci avait choisi de centrer la polémique sur les
« marqueurs du communisme » figurant dans Le
Manifeste du Parti communiste de 1848, dans le but d’y écarter
le concept d’abolition chez Marx.
xlvi
Aux yeux des révolutionnaires la réalité sociale montre déjà
suffisamment et même trop sa continuité, même après des
révolutions, pour ne pas en rajouter volontairement. Mais
l’histoire des révolutions enseigne surtout que, non seulement le
passé persiste nécessairement, mais qu’il s’oppose même aux
révolutionnaires, le mécontentement se retournant contre eux et se
joignant aux revanchards. Révolutions et contre-révolutions vont
de pair.
xlvii
Marx (K) et Engels (F), Manifeste, op. cit., p. 84-87.
xlviii
Marx (Karl), Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008,
p. 57.
xlix
Et s’il fallait ajouter ici un jugement de valeur ce serait
« excessivement » et non « insuffisamment »,
qui fait référence à des périodes ignorées de Marx et Engels.
l
En conformité avec l’idée que l’abolition ne supprime pas tout
cf. également la partie suivante sur les questions linguistiques et
philosophiques.
li
Nous savons bien qu’il pense davantage aux pays du socialisme réel
quand celui-ci est défait en Europe, mais là aussi c’est faire
bien peu de cas de la complexité des réalisations, et de leurs
différentes étapes, parfois contradictoires.
lii
Marx (Karl) Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008, p.
73.
liii
Marx (Karl) Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008, p.
60.
liv
Cette approche interne, mais avec Aufhebung, chez Marx dans
le chapitre 27 du Livre III du Capital, ES, 1976, p. 408-413.
lv
Ou l’on retrouve volontiers l’histoire de la République
populaire de Chine, avec ses différentes phases et expériences.
lvi
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit.,
p. 118.
lvii
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p.
116.
lviii
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97.
lix
L’idée de base en est qu’un subtile et savant compromis, bien
construit à froid, comme un système mixte, devrait l’emporter en
efficacité de conviction par rapport à une version de pur
affrontement social et politique, parce que le curseur ayant été
présenté au bon niveau ne soulèverait pratiquement plus
d’objections majeures, et serait ainsi applicable.
lx
Herzog (Philippe), La société au pouvoir, Julliard, 1994,
p. 13. Le livre porte comme sous-titre : « Pour
dépasser capitalisme et communisme ». Lucien Sève
souligna l’importance de la réflexion de Philippe Herzog dans la
réévaluation positive du capitalisme à l’origine du concept de
« dépassement du capitalisme » : « ʺLe
capitalisme ne fait pas que détruireʺ, comme le répétait
Philippe Herzog à peu près dans le désert au milieu des années
quatre-vingt devant le Comité central du PCF » in Sève
(L), Commencer par les fins, op. cit., p. 94. Quand ce livre
paraît il est, aussitôt, mis en exergue dans ce courant de
pensée : Herzog « choisit la confrontation à
l’affrontement (…). C’est une mutation culturelle qu’il
propose aux communistes : viser le dépassement du capitalisme
et non plus son abolition », Futurs, Juin 1994, p.
5. Le rôle de cette référence positive/constructive du
capitalisme chez Herzog dans l’émergence du concept avait déjà
été souligné in Communisme - Quel second souffle ?,
Messidor, 1990, p. 130.
lxi
Cette expression, développée par Jaurès, en 1901, a séduit le
dépassementisme qui s’y retrouve. La paternité en est attribuée
à Marx en 1850, sur la base d’une interprétation en
contradiction avec les textes invoqués.
lxii
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97-98.
Dans cette thèse évolutive on notera l’usage fréquent (et
encore positivement revendiqué) de révolution, une révolution qui
changerait tout mais sans heurts, autrement dit « sans
révolution ». C’est la meilleure définition du
réformisme théorique.
lxiii
Cette fusion se différencie d’une perspective politique qui
associerait en les distinguant nettement des périodes de réformes
sous le capitalisme et des périodes de possible renversement
révolutionnaire du capitalisme.
lxiv
Bien entendu lors de ces renversements qualitatifs, des ruptures
pourraient également intervenir concrètement, dans le cadre
notamment d’affrontements révolutionnaires politiques et sociaux,
mais ce n’est généralement pas le cas.
lxv
La plupart des grandes et marquantes révolutions réussies ont été
plutôt longues et connurent des étapes, des séquences différentes
(avec avancées et reculs). Voyons ainsi ce qu’il en fut de la
Révolution américaine, française, mexicaine, russe, chinoise,
vietnamienne, algérienne, cubaine et nicaraguayenne, comme
exemples. On peut néanmoins citer quelques révolutions
victorieuses courtes, celles de 1830 et février 1848, en France.
Les défaites sont en revanche souvent beaucoup plus expéditives :
juin 1848 et Commune de Paris, révolution hongroise et révolution
allemande de 1919, etc. Les contre-révolutions au XX° siècle ont
souvent montré de l’aisance en s’appuyant non seulement sur un
passé encore très puissant, mais aussi sur un contexte
international favorable (avec ses menaces et ses interventions
militaires).
lxvi
De plaine et non de montagne.
lxvii
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p.
122.
lxviii
Il convient de distinguer ici le réformisme de la notion de
dépérissement. Dans le régime capitaliste s’attendre ou prôner
un dépérissement de l’Etat, comme toute autre évolution
naturelle, relève du réformisme. Après la révolution le
processus de transition, dans le cadre du communisme, est d’une
autre nature, pour l’essentiel encore balbutiant.
lxix
Nous passons ici sur la contradiction entre le communisme
immédiatement là et qu’il faut urgemment élargir avec le
ralentissement et la linéarité qui lui est associée. Le vélo en
salle conviendrait bien ici comme image illustrative du
dépassementisme, puisqu’il a besoin de quitter le contact avec le
sol.
lxx
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 94-97.
lxxi
Les économistes atterrés, La monnaie-un enjeu politique,
Seuil-Points, 2018, p. 39. Si le communisme est déjà-là sans que
ceux qui en bénéficient s’en rendent compte, il s’agit alors
d’une requalification du vécu, nullement un changement.
lxxii
On pourra toujours dire ici qu’il s’agit justement de l’élargir,
mais quel intérêt de s’esbaudir dans le pire moment.
lxxiii
Sève (Lucien), « Le « communisme » est
mort, vive le communisme », interview in L’Humanité,
8/11/2019, p. 8.
lxxiv
Marx (Karl), Engels (Friedrich), L’Idéologie allemande,
Editions sociales, 2012, p. 33.
lxxv
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97.
lxxvi
Ici il convient de distinguer rapport de forces et rapports de
violence. La violence dans des rapports antagoniques peut être
évitée si le rapport des forces est tel qu’il rend trop couteuse
et incertaine une contre-révolution. L’absence de violence ne
résulte pas alors d’une attitude subjective, mais d’un constat
objectif.
lxxvii
« Chez nos petits-fils », La Petite République,
9 juin 1900, in Etudes socialistes II, op. cit., p. 165.
lxxviii
Et l’histoire révolutionnaire plus particulièrement, autrement
que par la condamnation en bloc.
lxxx
On sait bien qu’ici le dépassementisme pense beaucoup moins à
cette violence qu’à un scénario romantique aisément
ridiculisable d’un grand soir avec des barricades de pacotille
près de la Sorbonne et un défilé sur les grands boulevards
débouchant sur un palais d’Hiver élyséen. Mais les
enchainements de violence peuvent de nos jours surgir partout, et
surtout ailleurs : interventions étrangères, conflits divers,
révoltes nationales, etc., avec leurs engrenages internationaux.
lxxxi
Jankélévitch (Vladimir) Le pur et l’impur, 1960, Champs
essais, édition 2017, p.190-195.
lxxxii
Discours à la chambre du 7 mars 1895, op. cit.
lxxxiii
L’inutilité de la violence affichée par le dépassementisme peut
être éclairée sous un autre jour. La longue introduction du livre
qui l’affirme, Commencer par les fins, est datée
d’avril-septembre 1999 (p. 22). Or cette même période est
caractérisée par l’intervention de la France dans une guerre
impérialiste contre un Etat européen, tandis que le parti de
Lucien Sève, le PCF, siège au plus haut niveau, dans son
gouvernement. Cette guerre n’est nulle part mentionnée dans cette
introduction, pas plus que dans le reste du livre. Quant au
gouvernement français il est dans l’ouvrage essentiellement salué
pour la lutte contre le dopage menée alors au niveau des Etats par
le ministre communiste des sports (p. 134). Ici, concrètement le
dépassement pacifique du capitalisme, tout comme la construction
immédiate du communisme par en-bas, et le dépérissement sans
attendre de l’Etat, ne semblent nullement incompatibles avec le
gouvernementalisme et la diplomatie de la canonnière de l’OTAN
contre la trop indépendante Yougoslavie.
lxxxiv
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit.,
p. 122.
lxxxv
Martelli (Roger), « Refondations. Pour une nouvelle force à
gauche », Regards, hors-série, 2007, p. 65.
lxxxvi
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 94.
lxxxvii
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit.,
p. 116.
lxxxviii
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96.
lxxxix
« Dépassement de l’apartheid », in Sève
(Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 327. Il ne
serait donc pas non plus à abolir, comme l’a prétendu le
mouvement anti-apartheid de l’Afrique du sud à l’ONU, mais
seulement à dépasser, sans que l’on sache vraiment ce qu’il
faudrait tellement en conserver, à l’instar du capitalisme.
xc
Et là, contrairement au dépassementisme qui revendique de ne rien
conserver des modes de production précapitalistes, pour réserver
au capitalisme un sort de choix, Le Manifeste de 1848, répond
avec des accents lyriques tout ce qu’il regrette : la
bourgeoisie « a noyé les frissons sacrés de l’extase
religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité
petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a
supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur
d’échange ; aux innombrables libertés dûment garanties et
si chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable
liberté du commerce. En un mot, à l’exploitation que masquaient
les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une
exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale ». Et si
« la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle
éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir,
elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques.
Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses
supérieurs naturels, elle les a brisé sans pitié pour ne laisser
subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme, que le froid
intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant" ».
On est là aux antipodes du doux et linéaire progrès
dépassementiste. Le Manifeste du parti communiste, édition
bilingue, ES, 1972, p. 39.
xci
Notons, au passage, que l’expression d’abolition du capitalisme
est extrêmement rare sous la plume de Marx, qui préfère
« abolition des classes » et « abolition
du salariat ». Tous les régimes d’exploitation
coexistent bien et sont en effet traités de manière collective
(esclavage, servage ET capitalisme) et sans différence de
vocabulaire. Cf. Engels (Friedrich), Principes du communisme,
1847 : « Chaque esclave est la propriété d’un seul
maître et a, du fait même de l’intérêt de ce maître une
existence assurée, aussi misérable soit-elle. (…) L’esclave
n’est pas soumis à la concurrence, au contraire du prolétaire
plongé dans la concurrence dont il ressent toutes les fluctuations.
(…) L’esclave peut donc avoir une existence meilleure que
celle du prolétaire, mais le prolétaire appartient à un stade
supérieur du développement de la société et il se situe lui-même
à un stade supérieur à celui de l’esclave. L’esclave se
libère en abolissant, de tous les rapports de propriété privée,
le seul rapport d’esclavage et en devenant alors seulement
prolétaire lui-même : le prolétaire ne peut se libérer
qu’en abolissant la propriété privée en général »,
Engels (F), « Principes du communisme », in Le
Manifeste, op. cit., p. 199.
xcii
Ibid. La seule faveur, comme on le voit, est celle de mieux préparer
à la révolution communiste.
xciii
Jospin (Lionel), Le monde comme je le vois, Gallimard, 2005,
p. 292-293.
xciv
« Concept qui représente un indéniable changement
d’ère par rapport au marxisme et au
léninisme traditionnels », Sève, Commencer par les
fins …, op. cit., p. 98. Lequel concède néanmoins au passage
un lien avec des « intuitions » de « révolution
pacifique » chez Marx et Lénine. Il y avait en réalité
plus que des intuitions : des efforts et des espoirs, et qui
n’ont nullement éprouvé le besoin de renoncer à l’abolition
du capitalisme, ni à discréditer les révolutions.
xcv
Sève (Lucien), « Le communisme est mort, vive le
communisme », Assemblée extraordinaire du PCF, 8-9
décembre 2007.
http://communistesunitaires.over-blog.com/article-13751413.html.
xcvii
Social-démocratie qui fut fort longtemps bien plus forte et bien
plus socialiste que de nos jours.
xcviii
Car s’il faut à juste titre saluer les formidables acquis sociaux
français liés notamment à l’existence d’un parti communiste
et d’un syndicalisme puissants, il convient d’y associer les
acquis sociaux du travaillisme britannique, des social-démocraties
allemande, autrichienne ou suédoise. Et pourquoi ne pas en déduire
que ces partis étaient également révolutionnaires, comme Guy
Mollet le réclamait pour certains d’entre eux ? Et pourquoi,
faire si peu de cas des acquis sociaux des ex-pays socialistes ?
xcix
Dans un contexte où ceux-ci constituent une petite minorité de la
nation française. Car, idéologie dominante oblige, les arguments
dépassementistes emporteraient naturellement sinon l’adhésion du
moins la non-objection de la majorité, peut-être assortie de
perplexité mêlée d’ironie quant à une découverte si
tardive et si emphatique, de la positivité du capitalisme.
c
C’est Lucien Sève lui-même qui se présente comme répondant à
« des milliers de communistes [qui] se sont
imaginés, et croient encore, que le passage terminologique
d’abolition à dépassement du capitalisme dans les textes des
refondateurs communistes puis les documents récents du parti
dissimulerait une reculade réformiste ». Sève (Lucien),
Commencer par les fins, op. cit., p. 96.
ci
La polémique engagée en 1999 a focalisé la controverse
linguistique dans ce qui avait été appelé les « marqueurs »
du communisme, principalement dans le Manifeste du parti
communiste de 1848, et elle s’est largement identifiée durant
plus d’un quart de siècle à la retraduction, dressée comme un
drapeau, d’un passage de l’Idéologie allemande
(1845-1846) : «Nous appelons communisme le mouvement réel
qui dépasse l’état de choses actuel », dépasse
remplaçant ici abolit, qui figure dans les traductions classiques.
cii
En attendant, seule l’histoire écoulée sert d’argument. Mais
chacun y puisera à l’envie les exemples et les enseignements de
son choix.
ciii
Theuret (Patrick), AKMR, op. cit.
civ
Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Les citations incises sont
tirées de Sève (Lucien), Commencer par les fins, p. 96.
cv
Nous ne revenons pas ici en détail sur la querelle de traduction
amplement développée dans l’Esprit de la révolution, op.
cit., dans ses trois premiers chapitres et dans AKMR, op. cit.
cvi
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op.
cit., p. 118.
cvii
Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op.
cit., p. 120-121, 123-126. L’expression « logico-philosophique »
y revient à dix reprises dans cet article, pour s’assurer de la
supériorité du raisonnement sur le vocabulaire militant.
cviii
Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Les citations incises sont
tirées de Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … »,
op. cit. Nous optons ici pour la thèse la plus récente de Sève,
révisant sans l’avouer celle de 1999. Dans Commencer par les
fins au contraire, l’abolition avec Aufhebung avait été
expressément rejetée surtout pour Le Manifeste.
cix
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96-97.
cx
Pour mesurer le degré de proximité et de critique de Marx
vis-à-vis de Hegel il est hautement instructif de lire ou relire la
postface à la deuxième édition allemande du 24 janvier 1873, in
Marx (K), Le Capital livre I, Quadrige, op. cit., p.
17-18.
cxi
Il figure aux pages 95 et 96 de Sève (Lucien), Commencer par les
fins, op. cit. Nous l’avons résumée ainsi : « 1-
On trouve chez Marx beaucoup d’abolitions. 2- Il faut y distinguer
celles qui procèdent du terme Aufhebung, des autres. 3- Il faut
distinguer à son tour deux sens dans Aufhebung, un sens commun
(équivalent à abolition ou suppression), et un sens théorique. 4-
Ce dernier est celui « plus dialectique » défini par
Hegel sous forme d’un triptyque : suppression + conservation
+ élévation, que Marx reprend tel quel. 5 - C’est ce sens-là
qu’il faut attribuer à Aufhebung, contre la « traduction
classique » par « abolition ». 6- Pour s’en
distinguer, le terme proposé pour ce sens précis est
« sursomption » chez Hegel et « dépassement »
chez Marx. 7- Retour au point 2 : quand il veut vraiment dire
abolition ou suppression? Marx utilise de
« tout autres mots », à savoir Abschaffung et
Beseitigung qui sont donc, au contraire, dûment validés pour
signifier « abolition » (avec un seul sens et non
trois), au contraire d’Aufhebung. 8- Cette différence est en
« toute clarté » appuyée sur l’étymologie
d’Aufhebung telle que présentée par Hegel ». Cf.
Theuret (Patrick), AKMR, op. cit.
cxii
Martelli (Roger), « Lucien Sève. La piste Marx »,
Regards, 2004.
cxiii
Martelli (Roger), « Dépasser
le capitalisme ? Arguments pour un objectif et une méthode »,
11/3/2006.
cxiv
Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution, op. cit.
« Chapitre III : Original et traduction : le
Manifeste, le Capital », p. 83-128, et annexes p. 589-614.
cxv
Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution, op. cit.,
ainsi qu’AKMR, op. cit.
cxvi
Sève (Lucien), Comment traduire Aufhebung dans les écrits de
Marx et d’Engels, 2002. Texte non publié, communiqué
à l’auteur en 2016, comme contribution au débat. Pour
l’essentiel ce texte est repris dans Sève (Lucien), « Traduire
Aufhebung … », op. cit.
cxvii
Car inutile pour la thèse dépassementiste, comme un débordement
excessif, et d’autre part très simple à réfuter.
cxviii
Hegel (GWF), Science de la logique, 1812 pour la première
édition, et 1832 pour la dernière, posthume. Il existe plusieurs
éditions disponibles en langue française, elles aussi travaillées
par une querelle sémantique, la traditionnelle traduction par
suppression ayant été remplacée par certains par le néologisme
sursomption.
cxix
Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96.
cxx
Le verbe latin tollere a engendré le verbe italien
togliere qui signifie toujours « enlever, ôter »
mais aussi « reprendre », comme aufheben,
c’est-à-dire retirer, soustraire, dans un but de conservation
(dictionnaire Collins), conférant une destination particulière à
l’enlèvement. Le dictionnaire on line étymologique
italien note également des sens secondaires comme celui de
rimuovere, autrement dit écarter, destituer, comme dans
l’exemple antique cité par Hegel : https://www.etimo.it/.
Rien d’extraordinaire dans tout cela.
cxxi
Sur l’étymologie d’Aufhebung depuis le VIIIème siècle
et sur le précédent de tollere évoqué par Hegel, dans une
citation de Cicéron, cf. L’Esprit de la révolution, p.
13-24.
cxxii
Ou peut-être de très vieilles racines indo-européennes communes.
Quoiqu’il en soit aufheben n’est pas issu de tollere.
cxxiii
Pour le raisonnement sous-tendant ce calcul approximatif comprenant
toutes les Aufhebung non hégéliennes plus tous les autres
termes (Abschaffung, Beseitigung, Vernichtung,
etc.) sous lesquels Marx dit sans conteste abolition, cf. AKMR.
cxxiv
A partir de 2002 Sève ne se réclame plus de cette vision
exclusive, mais sans désavouer sa position de 1999. Dès lors sa
revendication du droit de traduire dans quelques cas très rares et
circonscrits par dépassement, qui, par principe, est de sa propre
responsabilité et liberté, ce que Marx n’a à notre connaissance
jamais validé dans ses propres traductions, ne l’autorise pas,
pour autant, à disqualifier les choix réalisés par ce dernier et
ses traducteurs (abolir/supprimer/détruire/anéantir) comme de
l’extravagance, trahissant l’intelligence de Marx, et portant la
responsabilité de conséquences « inévaluables. »
cxxv
« Il faut du temps et de l’expérience avant que les
ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi
capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel
de production, mais contre son mode social d’exploitation »
Marx (Karl), Le Capital Livre premier, Editions sociales,
1976, p. 303. En faisant ici référence explicitement au mouvement
anglais dénommé « luddisme », il convient de
reconnaître depuis E.P Thomson et les longs développements qu’il
y consacre dans sa monumentale Formation de la classe ouvrière
anglaise, Points, 2012, que sous ce nom sont regroupés des
événements et des formes de lutte des classes et de masse, sur
près d’un siècle, où l’on puise à des sources d’une
extrême richesse pour la formation de la conscience de classe, du
syndicalisme, et de l’organisation politique révolutionnaire
clandestine.
cxxvi
Manière, dans ce contexte du socialisme Est-européen d’estimer
avoir résolu à l’avance les contradictions post-révolutionnaires
auxquelles il était confronté, sans en avoir posé chez soi les
prémices matérielles : à savoir la prise du pouvoir
politique, la révolution elle-même, et les premiers pas de
l’expérience qui s’ensuit.
cxxvii
Sur les usages de la langue commune chez Hegel cf. chapitre VIII,
Esprit de la Révolution, op. cit., p. 347-410.
cxxviii
Où Dieu, bien plus que les hommes, est selon lui moteur de ces
transformations.
cxxix
« Les philosophes ont seulement interprété différemment
le monde, ce qui importe c'est de le changer », in Labica
(Georges), Thèses sur Feuerbach, PUF, 1987, p. 23.
cxxx
Bien qu’effectivement, dans sa Remarque, Hegel ne développe son
commentaire qu’avec Aufhebung, terme le plus courant, mais
aussi qui, dit-il, a la chance d’être employé justement dans
divers sens qu’il peut reprendre à son compte.
cxxxi
Le faire reviendrait à épouser une pure vision incantatoire, en
conférant une valeur extraordinaire, quasi magique, à un terme
particulier. Rappelons que dans Commencer par les fins, en
1999, Lucien Sève présente ces deux termes d’Abschaffung
et de Beseitigung, comme signifiant exclusivement abolition
« pure et simple », autrement dit sans
conservation ni élévation possibles, par opposition au riche
concept d’Aufhebung, doté de trois significations
articulées.
cxxxii
Tandis que certains traducteurs de Hegel suggèrent ici de traduire
par le néologisme sursomption, lequel éloigne encore
davantage de la langue populaire et des luttes contre le
capitalisme.
cxxxiii
Hegel (G.W.F.), La raison dans l’histoire, op. cit., p. 74.
cxxxiv
Cette citation de Martin Heidegger est tirée du tome 53 de son
œuvre intégrale (p. 76). Son traducteur et commentateur François
Fédier l’affectionne particulièrement. Nous avons choisi sa
traduction de 1999 lors d’une conférence publiée sous le nom
« L’intraduisible ». En 2004, dans « Comment
traduire ʺEreignisʺ », il préférera « Dis-moi
ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es ».
La phrase de Heidegger est : « Sage mir, was du vom
Übersetzen hälst, und ich sage dir, wer du bist ».
Fédier (François), Entendre Heidegger, Pocket, 2013, p.
127-129.
cxxxv
Sève (Lucien), Communisme ?, 2019, p. 19, note 13.
Cette re-re-traduction est confirmée p. 67, 118, 276 et 625. Nous
écrivons « sans expliquer », car dans le même
temps, un long passage du même ouvrage (p. 237-243), reprend
l’essentiel de son article à Actuel Marx, ou est réaffirmé
avec force son dépassementisme, avec ses exemples ou,
dit-il, on serait « obligé » de traduire
Aufhebung par dépassement, mais sans préciser alors qu’il
faudrait en exclure désormais le principal d’entre eux : la
citation de L’Idéologie allemande.
cxxxvi
Traduire, AM/2018, op. cit., p. 124, 125 et 123.
cxxxvii
Il ajoutait que Marx et Engels avaient alors ouvert, « fugitivement
mais avec une force de suggestion exceptionnelle (…) une idée
dont l’intelligence effective aurait pu changer beaucoup de choses
dans la culture communiste dominante du XXe siècle, et peut-être
par là dans son destin même ». Le but était de
l’opposer à toute l’expérience révolutionnaire menée depuis,
mais qui achevait surtout de montrer que la retraduction n’était
que la superposition rétrospective imposée de ses propres
opinions.
cxxxviii
Ce dont Sève s’était débarrassé en 2002 d’un revers de
manche avec l’argument suivant lequel « cette phrase
porte de façon implicite contradiction directe à la
précédente. »
cxxxix
Ou bien encore le vieux « il faut le tuer » de
Bertold Brecht ou le plus récent « abattre »
cher à Frédéric Lordon.
cxl
C’est ainsi que nous analysons le document de 2002 de Sève (L),
Comment traduire Aufhebung dans les écrits de Marx et d’Engels,
Cf. Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Ce document resté dans les
tiroirs durant 18 ans arrivait à la conclusion inverse des
arguments exposés en 1999, et dont les grandes lignes ont été
exposées dans « Traduire Aufhebung… », op.
cit.
cxli
En particulier rien ne s’oppose a priori à intégrer dans
une perspective abolitionniste les catalogues de mesures préconisées
par les uns ou les autres (individuellement ou collectivement) sur
ce que serait un dépassement du capitalisme, ce qu’il faudrait
faire ou ne pas faire. Le débat est alors transposé sur le terrain
de ces mêmes mesures et principes invoqués, sans égard pour le
choix entre abolition et dépassement. La question étant à chaque
fois de préciser les prérequis politiques indispensables pour les
mettre en œuvre, lesquels feront alors inévitablement resurgir ce
même débat de fond : réforme ou révolution autrement dit
dans ou hors du système capitaliste.