samedi 10 septembre 1994

Husserl, la phénoménologie, l’IA et les sciences cognitives

La pensée de Husserl, bien qu'elle soit orientée contre le «psychologisme» a une grande importance dans tout ce qui concerne les sciences de l'esprit. Les rapports entre phénoménologie et psychologie sont clairement posés de puis la naissance de la Gestalt. Ils ont pris un nouveau tour avec le développement des sciences cognitives. En posant la question des structures intentionnelles de toute conscience possible, fût-elle celle des anges ou des démons, Husserl ouvrait naturellement la voie à ceux qui cherchaient à fabriquer un étant-conscient avec des circuits électroniques ou les bandes de papier infinies des machines de Turing. Terry Winograd et Fernando Flores[1] vont chercher leurs références philosophiques plutôt du côté de Heidegger et Gadamer et en arrivent à une remise en cause radicale des prétentions de l'IA. Hubert Dreyfus[2] dans la livraison de Janvier-Mars 1993 des Etudes Philosophiques étudie quels sont les rapprochements possibles entre Husserl et les sciences cognitives, mais aussi qu'est-ce qui constitue la limite infranchissable de ce programme. A sa suite s'engage une débat qui touche aux questions centrales de la phénoménologie transcendantale de Husserl et lui donne un éclairage particulier très vif.

En quoi consiste la plus grande réalisation de Husserl ? En une «théorie générale du contenu des états intentionnels qui rende de l'être-dirigé-sur de toute activité mentale»[3]. Le noème est cette structure abstraite par laquelle l'esprit renvoie à des objets. Husserl est le premier à avoir produit une théorie générale du rôle des représentations mentales dans la philosophie du langage et de l'esprit. La divergence essentielle qu'il a avec Heidegger ou Merleau-Ponty qui eux aussi se situent dans le courant de la phénoménologie porte précisément sur la priorité accordée à l'étude du contenu représentationnel des états intentionnels.

Hubert Dreyfus présente le développement de la pensée de Husserl en deux phases : une première phase qui est celle de l'élaboration de la théorie représentationnelle de l'esprit, une deuxième phase qui correspond à une «théorie computationnelle des représentations. Dreyfus note les rapprochements entre la première manière de Husserl, celle des «Recherches Logiques», et la philosophie du langage de quelqu'un comme John Searle. La distinction de Husserl dans l'acte représentationnel entre acte-matière et acte-qualité recouvre la distinction de Searle entre contenu propositionnel et force illocutoire. Ce qui doit être noté c'est le caractère absolu que joue l'évidence dans la phénoménologie de Husserl «l'objet intentionnel de la représentation est le même que son objet véritable [...] et il est absurde d'établir une distinction entre les deux» dit Husserl[4]. Pour Searle nous savons reconnaître les conditions de satisfaction de nos états intentionnels sans avoir besoin d'un type particulier d'évidence.  Pour Searle, un état intentionnel est précisément une représentation de ses conditions de satisfaction.

A partir des Ideen, Husserl renforce sa théorie de l'intentionnalité et la modifie. La connaissance est conçue comme un couplage structurel de la noèse (acte de conscience) et du noème qui est apparaît comme une forme abstraite. Le noème doit rendre compte du fait que l'esprit renvoie à des objets. Il a une triple fonction : référence (désigner l'objet), description et synthèse. Le noème contient des prédicats descriptifs articulés et des règles permettant de produire toute description ultérieure de l'objet. Selon Hubert Dreyfus, il s'agit là d'une avancée vers le cognitivisme qui précisément sépare alors Husserl de Searle. Dreyfus soutient la thèse suivante qui devrait être discutée :

... deux questions cruciales indépendantes : (I) Quel est le rôle d'un contenu représentationnel ? En tant que trait essentiel des états intentionnels, joue-t-il un rôle fonctionnel en rendant possible l'intentionnalité ?  (II) Dans quelle mesure  notre activité significative comporte-t-elle un contenu intentionnel ? A supposer que l'on sache toujours ce que l'on veut dire, toute intelligence humaine peut-elle être analysée en termes de contenu intentionnel ?[5]

A la question (I), Husserl répond positivement et formule ainsi l'idéalisme transcendantal et se sépare ainsi de Searle. La réponse positive à la question (II) conduit Husserl à analyser toute activité, y compris l'activité pratique dans une forme de renvoi-à-des-objets et c'est ce sur quoi se sépare Heidegger.

Pour Husserl l'esprit structure notre expérience de la réalité. Le noème est ce qui unifie l'expérience et rend l'intentionnalité possible. Ainsi le noème doit contenir l'apparence ordonnée des autres perspectives. C'est pourquoi le contenu représentationnel ou noème est une règle de synthèse. Dreyfus engage la discussion sur le «solipsisme méthodologique» de Husserl, thèse défendue en autres par Fodor et Hilary Putnam.

Comment la philosophie de Husserl s'articule-t-elle à l'IA ?

Par la recherche concernant les structures intentionnelles et les opérations mentales inhérentes à toute forme de comportement intelligent.

Par la théorie concrète de Husserl sur les structures complexes à l'oeuvre dans la constitution du monde. Husserl voit dans l'intelligence une forme d'activité intimement liée au contexte et toujours orientée par des buts.

On sait que Dreyfus conteste sérieusement toute forme d'IA et dans le cadre même de cette opposition, il fait fond sur Heidegger et la conception du Dasein exposée dans Sein und Zeit contre le cognitivisme de Husserl. MacIntyre critique assez justement la position de Dreyfus en faisant remarquer que Dreyfus s'appuie sur une identification entre la Théorie Représentationnelle de l'Esprit (TRE) de Fodor et la phénoménologie transcendantale de Husserl. C'est effectivement sur deux points que le problème se pose. D'une part le noème de Husserl ne peut pas être assimilé purement et simplement à une représentation quoiqu'il puisse être représenté. D'autre part, pour Husserl la phénoménologie n'est pas une eidétique formelle et elle ne peut pas être considérée comme une science de même nature que les mathématiques. Or la théorie de Fodor est celle d'une computation des représentations, donc d'une manipulation purement syntaxique.

Plus fondamentalement, il y a quelque chose de gênant dans la manière dont la philosophie de l'esprit aborde les auteurs classiques. L'exemple de Husserl n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres. On pourrait évoquer Dennett et son théâtre cartésien, etc.. Ce quelque chose de gênant réside dans le décalage entre l'intention métaphysique des auteurs classiques et l'utilisation «positiviste» de la philosophie de l'esprit. Or, on ne peut pas faire comme si cette «intention métaphysique» n'existait pas ou bien n'était qu'un ornement sacrifiant à l'esprit du temps. Le «platonisme immanentiste» de Husserl n'est pas un aspect secondaire de sa philosophie mais bien son centre puisqu'il repose sur le primat de la subjectivité. Or, peut-on parler sans dommage de la «subjectivité» d'un ordinateur ? C'est justement sur ce point que se concentre la critique de Searle : un ordinateur manipule du code, il est le prototype de la «pensée aveugle» alors qu'un sujet donne du sens aux symboles qu'il utilise. La différence que fait Husserl entre Sinn et Bedeutung est ainsi tout à fois subtile et décisive[6]. Or la philosophie de l'esprit identifie ces deux termes. Une signification, prise au sens de référence – pour prendre la traduction anglaise standard de Bedeutung – n'est pas un sens.

La discussion principale porte sur l'interprétation du noème tel que le définit Husserl. Le noème justement est ce sens qui est donné à la perception. Il n'est pas le «contenu» de la perception. L'identification du noème au «frame» de Minsky, si séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord, est ainsi susceptible d’être dépourvue de toute base sérieuse.




[1]Terry Winograd & Fernando Flores  : L'intelligence artificielle en question (PUF)

[2]voir le célèbre What computers can't do ? (1979) de cet auteur.

[3]Dagfinn Føllesdal cité par Hubert Dreyfus: Husserl et les Sciences cognitives (Etudes Philosophiques Jan-Mar 1991)

[4]Husserl : Recherches Logiques Tome 2 page 321

[5]Hubert Dreyfus : op.cit. page 9

[6]voir Derrida : La voix et le phénomène.

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