jeudi 10 février 2000

Notes sur Marx et la tradition kantienne

L’interprétation standard du marxisme repose sur l’idée que la contradiction entre forces productives et rapports de production conduit « nécessairement » - d’une nécessité semblable à celle des lois de la nature – au renversement des rapports sociaux capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le communisme apparaissent comme des produits de la nécessité historique, des fameuses « lois de l’histoire ». L’émancipation de la classe ouvrière n’est donc plus vraiment la fin mais seulement le moyen par lequel s’accomplit le destin de l’histoire universelle : en combattant contre l’oppression de l’État bourgeois et contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins consciemment, ne font qu’être les agents d’un processus qui les dépasse. Le marxisme standard tend à évacuer tout ce qui renvoie à autre chose que des lois scientifiques, la prétention à la scientificité du matérialisme historique étant à ce prix. Or, Marx hérite de la philosophie classique allemande et de la Révolution française l’idée que l’histoire est ce dans quoi s’accomplit non un processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant, Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx et, à l’oublier, on rend Marx méconnaissable. J’en donnerai un exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les textes de la maturité.

L’introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel[1] est un des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec la philosophie idéaliste allemande. Les extraits sur la religion (qui est « le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. ») ou sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont trop connus pour qu’on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on ne peut qu’être frappé de sa tonalité kantienne. Critiquant aussi bien le parti « pratique », qui tourne le dos à la philosophie, que le parti « théorique » qui commet l’erreur symétrique de se contenter d’une émancipation en idée, Marx affirme pourtant sa filiation avec la philosophie allemande : « La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, c’est que son point de départ est l’abolition radicale et positive de la religion. La critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est, pour l’homme l’être suprême, et donc par l’impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable »[2]. L’expression impératif catégorique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel est sans la moindre ambiguïté : c’est à la morale du vieux Kant que le jeune Marx fait appel ici. L’impératif catégorique a un sens bien précis : c’est le commandement qui n’est soumis à aucune condition, c'est-à-dire, plus précisément, à aucune condition empirique. Autrement dit : il faut inconditionnellement renverser tous les rapports sociaux qui dégradent, asservissent l’homme ou le jettent dans une condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture soit bonne ; il ne faut pas soumettre l’émancipation humaine à la réunion des conditions objectives ou à la nécessité historique. Voilà ce qu’est un impératif catégorique, un impératif auquel on ne peut pas échapper dès lors qu’on est guidé par sa raison, c'est-à-dire dès lors qu’on se conduit en sujet libre au sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, selon Marx, est d’abord ceci : « La critique de la religion détrompe l’homme afin qu’il pense, qu’il agisse, qu’il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu’il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire autour de son véritable soleil. »[3] Revenir à la raison, c’est graviter autour de soi-même : comment ne pas penser dans cette métaphore astronomique à la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La « révolution copernicienne » kantienne est celle dans laquelle on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l’objet connu pour placer au point de départ de toute philosophie les conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour placer au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même).

Continuons. Marx nous dit que l’homme est pour lui-même son véritable soleil, qu’il est pour lui-même « l’être suprême ». On pourrait rattacher cette formulation à la tradition de Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils sont amenés nécessairement à considérer que l’homme est un dieu pour l’homme.[4] Sans aucun doute, la tradition spinoziste influence-t-elle fortement la pensée de Marx. Mais, dans le présent contexte, c’est bien plutôt à une formule kantienne qu’il faut penser – bien qu’en dernière analyse, cela ne soit pas contradictoire. C’est en effet Kant qui dit que la personne humaine (l’homme au sens générique de ce qui est proprement humain) est une fin en soi et ne doit jamais être considérée comme un moyen. Qu’est-ce donc que l’exploitation sinon la transformation de la fin en soi qu’est l’homme en moyen de la production de la plus-value ? L’humanisme kantien et l’humanisme du jeune Marx sont vraiment très proches.

La conséquence évidente et immédiate de cette conception qui fait de l’homme le centre, c’est que l’impératif catégorique marxien est celui de « l’émancipation universellement humaine ». Dans la révolution communiste, au sens de Marx, il ne s’agit pas de l’émancipation d’une classe particulière, mais du fait qu’une classe particulière puisse, à partir de sa situation particulière, entreprendre et diriger « l’émancipation générale de l’humanité. »[5]

Impératif catégorique, universalisme, considération de l’homme comme fin en soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont réunis et constituent bien la charpente de cette introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. On se demande même par quelle sorte d’étrange aveuglement cela n’a pas été vu plus tôt. Qu’est-ce que Marx reproche donc à la philosophie classique allemande ? Une seule chose : de n’être pas « réelle », de rester purement spéculative. Ce qu’il s’agit de faire, c’est d’agir en vue de la « réalisation de la philosophie » et c’est précisément le moyen de la « surmonter » (c’est le aufheben hégélien). Réaliser la philosophie pour la surmonter, ce n’est pas la jeter aux orties – Marx critique explicitement ce parti « pratique » qui rejette la philosophie. C’est faire en sorte que les principes de la philosophie deviennent les principes de la vie sociale, ne restent pas des principes idéaux qui, restant séparés de la vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, « la critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaîne et qu’il cueille la fleur vivante. »[6] Bref, il semble bien qu’on pourrait, sans trop forcer le trait, résumer l’impératif catégorique de Marx par la formule suivante : Agis en vue de transformer la société de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent la règle des rapports entre les individus. Ajoutons que Kant n’a jamais cru que la morale moralisante permettait le progrès humain. Dans la philosophie de l’histoire kantienne, les hommes tels qu’ils sont, le plus souvent égoïstes, déterminés par leur « insociable sociabilité » sont amenés à construire un État de droit qui seul permet la moralité. Ce sont donc en dernière analyse les principes de base de la société – pour parler comme Rawls – qui assurent la possibilité d’une vie morale. Encore une fois, entre Kant et Marx, le fossé est loin d’être aussi profond que l’a pensé un certain marxisme au matérialisme simpliste.

On comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu’il y a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n’ait pas plu aux spécialistes de la coupure épistémologique et de l’anti-humanisme théorique.[7] Pourtant, si la pensée marxienne subit des transformations et même une véritable révolution entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois qu’on peut voir facilement que l’inspiration morale initiale demeure, toujours aussi vive. Peut-on lire le livre I du Capital en faisant abstraction de l’indignation morale qui le sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritablement dramaturgie qui en font un livre absolument singulier dans toute la production de l’économie politique ? Ce qui – entre autres – fait du Capital une « critique de l’économie politique » et non un simple « traité marxiste d’économie politique », c’est précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au « devoir être », c'est-à-dire à des considérations, en dernier ressort, morales – vous pouvez employer un autre qualificatif parce que vous êtes devenus rebelles au terme « morale », cela n’y changera rien.

Mais comme j’ai parlé plus haut de Kant, je crois qu’on peut y revenir très précisément à propos du Capital. Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de la liberté. J’ai déjà abordé l’analyse de ce texte dans mon livre sur La fin du travail. J’y reviens ici plus brièvement. Évoquant les perspectives du communisme, Marx écrit : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. »[8] La sphère de la production est celle dans laquelle l’homme est soumis à la causalité naturelle car « Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. » Et Marx ajoute : « Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. »[9] Dans ce cadre, une certaine forme de liberté peut cependant exister : « Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. » La liberté dont il s’agit est une liberté limitée, elle n’est pas le libre développement des potentialités qui sont en l’homme, qui ne peut s’accomplir qu’au-delà de la sphère de la production matérielle. C’est une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus adéquats en vue d’une certaine fin. Une liberté qu’on pourrait dire « pragmatique » pour parler en termes kantiens. Mais « c’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » Nous retrouvons donc ici la dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité naturelle le règne de la liberté que Kant appelle « règne des fins » et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l’homme est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant, exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas imaginer que ce rapprochement soit dû seulement au hasard. Sur ce point encore, comme dans le texte de 1844, la différence essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des conditions matérielles qui permettent l’avènement « effectif » de ce règne des fins au lieu de le postuler seulement comme un idéal régulateur. Mais la conclusion du livre III du Capital nous rappelle cependant que l’homme reste à jamais un « être amphibie » (l’expression est celle de Kant) qui vit à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la liberté.

Reste à discuter la question de savoir quelle est le lien structurel entre cette dimension normative et l’analyse du mode de production capitaliste à laquelle Marx a consacré l’essentiel de son temps. Reste encore en débat la définition précise de cette dimension normative : s’agit-il d’une morale au sens de Kant ou d’une éthique matérielle critique comme le soutient Enrique Dussel[10] ? L’une et l’autre solution se peuvent soutenir sans contradiction. Il s’agit pas, ici, de reprendre le détail de ce débat qui concerne les spécialistes de la pensée de Marx, mais simplement de pointer quelques directions de recherche.



[1] voir Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 382 et sq.. Ce texte a été publié pour la première fois en 1844 à Paris. L’étude qu’il devait introduire n’a jamais été achevée. Les manuscrits (datant de 1842/1843) sont publiés dans les œuvres de Marx aux éditions sociales et dans le tome III des Œuvres à la Pléiade (sous la direction de Maximilien Rubel).

[2] Op. cit. page 390. Ce qui est souligné l’est par Marx.

[3] Op. cit. page 383

[4] voir Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition 35, Scolie

[5] op. cit. page 393

[6] op. cit. page 383

[7] voir l’école de Louis Althusser

[8] Capital III, Conclusion, Oeuvres 2 page 1487-1488

[9] ibid.

[10] voir Enrique Dussel : Karl Marx, une éthique matérielle critique. Les manuscrits de 1844 face au formalisme hégélien et à l’économie politique bourgeoise, in Philosophie et politique (Actes du congrès Marx I)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...