Marsilio da Padova: Defensor Pacis.
Texte latin et traduction italienne - Biblioteca Universale Rizzoli - 2001

Comprendre les fondements de la pensée politique moderne, pour reprendre le titre du livre essentiel de Quentin Skinner, cela demande qu'on commence par le commencement et le commencement se situe en Italie au Trecento, au moment de l'essor des "communes libres", ces cités Etats républicaines qui de Florence à Sienne en passant par Lucca et Pise ont été les laboratoires d'où est sorti l'âge des révolutions en Europe. Si la place de Machiavel est assez connue - le secrétaire florentin est cité par Hobbes, Spinoza, Rousseau, etc. - ses prédécesseurs sont moins connus. La philosophie politique de Dante (voir De Monarchia) et celle de Marsile de Padoue (Defensor Pacis) restent encore très largement des affaires de spécialistes.

Ce qui n’est qu’esquissé chez Dante (voir De la Monarchie), va être développé de manière magistrale par Marsilio da Padova dans sa grande œuvre, le Defensor pacis. Le xive siècle est un siècle d’idées nouvelles, ainsi que le rappelle la responsable d’une récente édition du Defensor Pacis. C’est le siècle où émerge une idée appelée à un grand avenir, celle de la séparation de la philosophie et de la théologie et en même temps la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Thomas d’Aquin, s’il avait donné une certaine place à la pensée rationnelle maintenait la philosophie dans son rôle de « servante de la théologie » et continuait de soumettre le pouvoir civil à l’autorité de l’évêque de Rome.
Déjà dans la deuxième moitié du xiie siècle, à la faculté de Paris des théologiens comme Albert le Grand faisaient la distinction entre deux ordres de vérité, la vérité physique, concernant le monde naturel et humain et la vérité qui dépendent de la foi. Marsile, qui sera recteur de la faculté des arts de Paris sans doute vers 1313, travaille dans une ambiance bien particulière, dans cette faculté des arts, moins prestigieuse que les facultés de médecine et de théologie mais où des hommes souvent encore jeunes s’essaient aux idées les plus audacieuses. C’est là qu’il terminera, en 1324, son Defensor Pacis. Trois ans plus tard, l’excommunication s’abat sur lui et sur son ami Jean de Jandun, un spécialiste d’Averroès. Marsile et Jandun, comme Guillaume d’Occam évadé d’une prison avignonnaise, se réfugient à la cour de l’empereur Ludovic le Bavarois, à Munich. Lorsqu’il meurt, en 1343, le pape Clément VI dira qu’il n’a « jamais connu d’hérétique pire que lui. »
Le but de la communauté politique
Marsile évolue d’abord dans un cadre intellectuel proche de celui de Dante. De même que Dante avait mis au centre de la réflexion la société universelle du genre humain, Marsile part de la paix comme le premier des biens et l’objectif majeur que doivent se fixer les gouvernements. Cette paix est à la fois la paix universelle, conformément aux commandements chrétiens, et la paix à l’intérieur de la cité où le mal par excellence est la discorde et la guerre civile.
L’exemple italien des conflits incessants entre guelfes et gibelins démontre que « de la discorde qui est le contraire de la paix dérivent des fruits très dommageables pour les communautés politiques ».

Tombés dans l’erreur à cause d’elle [la discorde], les Italiens sont misérablement privés d’une vie digne de l’être humain, puisque, à l’inverse de la paix désirée, ils sont soumis aux peines les plus dures ; en outre, à la place de la liberté, ils subissent le très dur joug de la tyrannie, rendus d’autant plus malheureux dans leur patrie, relativement aux autres peuples qui vivent dans une communauté politique[1], que leur nom patronymique, qui est habituellement ce qui offre gloire et protection à ceux qui l’invoquent leur est renvoyé comme ignominie par les autres nations.[2]
 
On le voit, la paix n’est pas seulement le commandement que prescrivent les Écritures sur lesquelles Marsile s’appuie dans le premier paragraphe. Elle est aussi la condition de la liberté. La discorde, inversement, prépare la tyrannie.
D’où vient la guerre ? La réponse est complexe : les hommes tombent dans des conflits réciproques parce qu’il y a des causes multiples et liées entre elles, mais la cause première de la discorde est une mauvaise disposition du gouvernement civil. Cependant, il reste à expliquer ce que serait un gouvernement bien constitué. Sur ce plan, Marsile suit Aristote et sa conception organiciste de la communauté politique. Comme dans le corps la santé est la bonne organisation, la bonne disposition pour chacune des parties, dans la communauté politique la paix – qui est la bonne santé de la communauté politique – consiste dans une bonne disposition pour chacune des parties.
Ce qu’est la communauté politique
Il faut ensuite définir la communauté politique. Et sur ce point Marsile suit encore Aristote. Du moins, en première approche, car il va ensuite progressivement distordre cet aristotélisme initial pour s’engager la voie d’une théorie politique nouvelle. Prenons un exemple. Pour Aristote, le gouvernement monarchique a pour modèle le gouvernement du père de famille sur sa maisonnée, laquelle correspond en effet à une forme encore embryonnaire de sociabilité humaine, bien éloignée de cette forme parfaite qu’est la polis. Cependant Aristote n’exclut pas du tout que le gouvernement d’un seul homme puisse être un gouvernement juste. C’est précisément dans ces passages-là d’Aristote que Thomas d’Aquin puisera des arguments en faveur de son monarchisme, monarchisme tempéré, il est vrai, par des formes de gouvernement mixte. Or Marsile insiste au contraire, dès le début, sur le fait que le gouvernement d’un seul homme convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village. L’argument que donne Marsile est intéressant : toutes ces communautés sont imparfaites parce qu’elles ne sont pas assez complexes, parce que la division de la société en parties complémentaires n’y est qu’esquissée :
Toutefois ces premières communauté n’ont pas eu une assez grande distinction et disposition des parties, ni n’ont possédé les arts nécessaires et de règles de vie comme l’on peut en trouver dans les communautés parfaites. Parfois, en effet, le même homme était gouvernant et en même temps paysan ou pasteur, comme Abraham et ses nombreux successeurs, chose qui ne convient pas aux communautés parfaites ni n’y serait pas permis. (DP,I,iii,§4)

Dans une communauté politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire des lois. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible une vie digne d’un être humain.
La vie digne d’un être humain
Il s’agit donc de vivre et de vivre une vie bonne. Or la vie bonne pour les hommes s’envisage sous deux modes : la vie terrestre et la vie éternelle. En ce qui concerne ce dernier, les philosophes sont dans l’incapacité d’exposer les moyens pour l’atteindre. Mais pour le premier, des « philosophes fameux » ont presque complètement exposé et démontré tout ce qui est nécessaire pour l’obtenir. Autrement dit, Marsile propose purement et simplement la séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique. Avec Dante, on avait vu la réhabilitation de la sphère politique dévalorisée par la tradition augustinienne. Avec Marsile, non seulement la sphère politique est pensée comme la sphère de la vie vraiment digne d’un être humain, mais encore elle devient pensable indépendamment des enseignements de la religion ; en effet ces philosophes qui ont déjà dit tout ce qu’il y a d’important à savoir en matière de « science civile », ce sont Aristote et Cicéron, philosophes païens ! Un pas décisif vers la conception laïque du gouvernement est en train de se faire dès les premières pages du Defensor Pacis.
La communauté politique comme organisme
Voyons maintenant ce qu’enseignent les philosophes concernant la vie terrestre. C’est encore Aristote qui a dit ce qu’il fallait dire. À ceci près qu’il ne suffit pas d’affirmer que les hommes poussés à vivre dans une cité par une impulsion naturelle (cf. Aristote, Politiques, I,2,1253a) : il faut encore comprendre, premièrement, qu’ils sont mus par des passions contraires et à cause de cela presque toujours quelque chose est altéré de sa substance et, deuxièmement, que leur vie ne peut être conservée qu’au moyen d’arts qui présupposent déjà, pour être mis en œuvre, l’existence d’une communauté humaine, d’individus associés. Toutes ces précisions sont très importantes : si on se contente en effet de souligner la tendance naturelle à la sociabilité, on ne voit pas bien pourquoi les hommes ont besoin de lois et d’un gouvernement pour pouvoir vivre ensemble. Mais Aristote faisait déjà remarquer les hommes sont « plus politiques » que les autres animaux grégaires. Ensuite, les hommes ne sont pas aptes à vivre naturellement : ils ont besoin de recourir aux arts, c’est-à-dire aux métiers, arts qui supposent une association, c’est-à-dire encore la division du travail. Là encore, tout cela est esquissé chez Aristote, mais Marsile l’affirme avec beaucoup plus de netteté. Le rôle des « arts » n’est d’ailleurs pas souligné par hasard : la commune libre italienne est souvent organisée à partir des « arts », c’est-à-dire des métiers qui peuvent eux-mêmes se diviser en « arts majeurs » et « arts mineurs » comme à Florence. Et ce sont souvent les représentants des « arts » autant que ceux des quartiers qui forment les divers conseils législatifs et exécutifs.
À cela, il faut ajouter la nécessité d’institutions communes pour la défense, les voies de communications, les ponts, les édifices publics et la nécessité de moyens financiers propres à la communauté politique. Il faut procurer toutes les choses nécessaires au « bien commun » et prévoir les besoins futurs.
L’institution religieuse
Il reste à débattre de la nécessité de la partie sacerdotale sur laquelle tous les hommes ne sont pas exprimés de manière concordante, comme ils l’ont fait sur la nécessité des autres parties de la communauté politique. Et à cause de cette attitude, le fait est qu’on ne peut pas démontrer sa véritable et principale utilité et elle n’est pas posée comme une vérité évidente. (DP, I,v,§9)
Marsile admet évidemment que le culte rendu à Dieu est nécessaire pour le bien de la cité, tant pour la vie présente que pour la vie future. Mais que l’existence d’une religion organisée comme partie constituante de la communauté politique puisse apparaître d’abord comme problématique, cela suffit pour indiquer l’audace de la pensée de Marsile et explique la haine que lui vouera la papauté. En second lieu, la religion est jugée par rapport à sa fonction civile. C’est la différence entre les lois religieuses préconisées par les Anciens (Hésiode, Pythagore) et celles qui lui semblent nécessaires : la religion a pour fonction de garantir la bonté des actions humaines privées ou civiles, condition de la paix de la communauté. Si l’on ne craignait les anachronismes, on pourrait voir là une anticipation de cette religion civile défendue par Spinoza et qui se résume à concorde, justice et charité. Le passage qui suit, d’ailleurs, fait irrésistiblement penser au Traité théologico-politique. Parlant des lois religieuses et des religions de ces philosophes antiques pourtant païens, Marsile écrit :
En effet, quoique quelques philosophes, inventeurs de ces lois et religions, n’aient pas pensé ou n’aient pas cru à la résurrection et à la vie éternelle, toutefois ils feignirent et persuadèrent qu’elle existait et qu’en elle se trouvaient joie et douleur suivant le type d’actions des hommes dans cette vie ; ainsi ils poussaient les hommes au respect et à la crainte de Dieu, au désir d’éviter les vices et de cultiver les vertus. En effet, il existe quelques actes que le législateur ne peut régler avec une loi humaine, comme ceux qui ne se peuvent juger avoir lieu ou non et qui cependant ne peuvent rester cachés de Dieu ; ces mêmes philosophes ont feint que Dieu fût l’auteur de ces lois et celui qui en commandait le respect sous la menace ou la promesse d’une peine ou d’une récompense éternelle à qui ferait le bien ou le mal. En effet, en se référant aux hommes qui, dans cette vie, ont été vertueux de diverses manières, ils ont dit qu’ils étaient placés dans le firmament céleste et c’est peut-être de cela que sont dérivés les noms de certaines étoiles ou constellations. Au contraire, ils ont affirmé que les âmes des personnes qui se conduisent mal se réincarnaient dans des corps de brutes, par exemple dans des corps de porcs pour ceux qui ont été effreinés en ce qui concerne la nourriture, dans des corps de chèvres pour ceux qui l’ont été en ce qui concerne les sens et les plaisirs érotiques, et ainsi de suite selon les proportions entre les vices humains et en relation avec leurs caractéristiques répréhensibles. (DP,I,v, §11)

On peut lire ce passage au second degré : Marsile parle de la religion antique, mais on peut penser à la religion en général et à la religion chrétienne qui était souvent très proche des superstitions païennes.
Divisions de la communauté politique
Marsile introduit une distinction importante à l’intérieur des parties de la communauté politique. La justice, la défense et l’organisation sacerdotale se distinguent des autres parties de la communauté comme l’artisanat ou l’agriculture. Elles sont des parties de la communauté au sens strict, celles qui méritent le terme de « classes honorables ». Ici encore, Marsile s’appuie apparemment sur Aristote[3], mais alors que la distinction entre les fonctions conduit ce dernier à affirmer que le mieux est que les paysans soient des esclaves et que, en tout état de cause, les artisans ne peuvent pas être citoyens, on ne trouve rien de tel dans le Defensor Pacis. Alors que chez Aristote, la différenciation fonctionnelle à l’intérieur de la cité renvoie à une différence de nature entre les genres d’humains qui accomplissent ces diverses fonctions, comme Marsile réfléchit à partir non du modèle de la démocratie directe mais de celui des communes libres italiennes, il peut esquisser la distinction moderne entre État et société civile et l’organisation républicaine des pouvoirs qui en découle. C’est pourquoi on peut noter la prise de distance de Marsile à l’égard d’Aristote dans le dernier paragraphe du I,v. Les distinctions d’Aristote qui écartent paysans et artisans de certaines fonctions politiques sont présentées comme une conséquence des cultes païens, ces cultes qui « n’ont pas bien compris Dieu ». Si Marsile admet que le gouvernement, la justice, l’armée sont plutôt réservés à des individus qui sont aptes par nature à ces fonctions, alors que d’autres seront plus aptes à l’agriculture ou à l’artisanat, il reste que tout gouvernement juste, quelle qu’en soit la forme, monarchique, aristocratique ou républicaine, doit gouverner pour le bien commun avec le consentement des sujets. Cette question est si importante pour Marsile qu’il en fait le critère permettant de séparer les gouvernements « droits » des gouvernements « déviants », la gouvernements justes des gouvernements injustes :
Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement d’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. (DP,I,ix, §5)

La monarchie
La division aristotélicienne, gouvernement pour le bien commun ou pour le bien des gouvernants, qui sépare les gouvernements justes des gouvernements injustes est remplacée par une autre division, gouvernement avec ou sans le consentement des sujets. Cette deuxième division présentée par Marsile comme équivalente à la première mais elle ne l’est pas. Le roi a pour modèle le père de famille qui gouverne pour le bien de ses enfants, mais Aristote ne se pose jamais la question du consentement des enfants à l’autorité du père de famille ! Et il ne se pose pas plus celle du consentement des sujets pourvu que le roi gouverne bien. Mais en faisant de cette question du consentement un critère essentiel, Marsile déplace l’axe de la réflexion et sous couvert d’une reformulation de la doctrine, il procède en réalité à sa subversion. Comme Aristote, il admet qu’un gouvernement monarchique peut, sous certaines conditions être un gouvernement juste.
Mais les monarchies royales, qu’elles soient ou non élues, ont des caractéristiques en commun puisqu’elles gouvernent dans les deux cas des sujets consentants. Mais elles diffèrent en ce que, dans la majeure partie des cas, les non élues gouvernent des sujets moins consentants et les soumettent à des lois moins adaptées politiquement au bien commun, comme nous avons auparavant défini les lois des peuples barbares. (DP,I, ix,§6)

La monarchie non élue est barbare ! On peut accepter donc d’être gouverné par un seul homme à condition de le choisir. Et du reste, si on suit bien les raisonnements de Marsile, un monarque non élu est moins juste qu’un monarque élu et un monarque élu à vie est moins juste qu’un monarque élu pour une durée limitée. Mais dans ce dernier cas, on n’est plus dans un régime vraiment monarchique mais dans une sorte de gouvernement « politique », un « politeia » (une politia, écrit Marsile).
La constitution
Qu’est-ce que la politia ? On peut lui donner deux traductions : république et constitution. En fait, ces deux traductions se recoupent : une république est une forme d’organisation de la communauté politique dans laquelle les gouvernements ne gouvernent pas en suivant leur arbitre mais en appliquant des lois. À vrai dire, ce n’est pas le gouvernement d’un homme ou d’un groupe d’hommes mais le gouvernement des lois. La politia doit donc définir des institutions guidées par ce qui est « juste et avantageux pour la communauté politique » et de telle sorte que « les sentences civiles soient préservées de l’ignorance et d’une attitude mauvaise des juges » (DP,I, xi, §3).
Le peuple souverain législateur
Mais ce gouvernement de la loi doit être déterminé concrètement. Reprenant encore Aristote, Marsile écrit :
Donc, puisque la loi est un œil formé de nombreux yeux, c’est-à-dire un examen approfondi de nombreux hommes qui entendent, pour éviter de se tromper dans les jugements civils et pour juger droitement, il est plus sûr que ces jugements émanent selon la loi plutôt que selon l’arbitre d’un juge.

Le souverain est la loi, mais la loi est la plus juste quand elle est élaborée par un plus grand nombre de personnes. Ce n’est pas la démocratie, au sens strict, puisque le demos ne gouverne pas, c’est la république, un système combiné pour que personne en particulier n’ait le pouvoir souverain sauf la loi. Avec une grande clarté, Marsile change le terrain sur lequel se pose la question traditionnelle du meilleur gouvernement.
Il faut distinguer deux processus : celui de l’élaboration et de la décision de la loi et celui de l’application, en termes modernes on distinguerait le législatif et l’exécutif. À qui doit revenir le pouvoir de faire la loi ? Comment doivent être désignés ceux qui sont chargés des plus hautes magistratures ?
Selon la vérité et l’opinion d’Aristote exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la partie prévalente (valentior pars)[4] de ceux-ci, par le moyen de l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes, soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle : je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement, soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine période de temps et par autorité du législateur premier. (DP,I, xii, §3)

Traduisons : le souverain législateur est le peuple, soit directement, soit par l’intermédiaire de ses représentants. C’est écrit en 1327 et il faudra attendre encore 450 ans pour que cela entre dans le marbre de la loi. Mais on n’en est plus aux ambiguïtés d’Aristote. Chez ce dernier, on oscille toujours entre le prescriptif et le descriptif, diverses solutions sont envisagées, mais on est toujours dans le domaine des choses seulement probables. Avec Marsile, au contraire, on n’est plus dans l’enquête sur les formes de gouvernement mais dans la construction d’un système normatif auquel il veut apporter la force de la démonstration syllogistique. Et Marsile de réfuter un à un tous les arguments qui s’opposent à cette souveraineté législative du peuple. De la démonstration détaillée que nous ne pouvons reprendre ici  retenons trois thèmes. En premier lieu, comme le tout est toujours supérieur à la partie, le jugement du peuple tout entier est plus certain que le jugement d’une quelconque partie du peuple (cf. DP,I, xiii, §3). En second lieu, une loi décidée par le peuple tout entier sera beaucoup mieux obéie qu’une loi décidée par une partie seulement. Or une bonne loi est une loi à laquelle les citoyens obéissent ! Troisième argument, le but de la loi est le bien commun et personne ne veut se faire du tort à soi-même ; une loi faite par l’assemblée des citoyens aura donc les meilleures chances de favoriser le bien commun et la concorde.
Marsile admet que tous les citoyens ne peuvent pas participer à la réflexion qui aboutit à la proposition de la loi. Cela demande une instruction et du temps que tous ceux qui sont employés à la production de la vie matérielle ne peuvent avoir. Il faut donc distinguer entre le législateur proprement dit (le peuple) et ceux qui ont la charge d’élaborer les lois. Mais le peuple a la prérogative d’approuver la loi. On retrouve sans mal des distinctions déjà présentes chez Cicéron et dans la tradition romaine de la république : le sénat propose, le peuple approuve et les consuls exécutent.
Les idées développées ici portent loin. On lit pratiquement les mêmes formulations chez Spinoza et chez Rousseau. S’agit-il d’une redécouverte indépendante parce qu’on commence dès la fin de la Renaissance à retourner aux mêmes sources (Cicéron, les Stoïciens) ou y a-t-il un fil qui permet à cette théorie politique audacieuse de survivre souterrainement au moment où l’absolutisme politique va l’emporter. Voilà qui pourrait être un sujet d’étude intéressant.
 Mais il y a dans cette affirmation de la souveraineté législatrice du peuple un autre aspect. L’insistance mise sur le « corps entier des citoyens » ou sa « partie prévalente » est implicitement opposée aux autres sources possibles de la loi, principalement l’Église. On y reviendra.
Le gouvernement
Il faut maintenant déterminer les causes du gouvernement. Comment choisir le gouvernant (princeps) ? Quelles sont les vertus qu’on doit rechercher ? Remarquons encore une fois que la question du gouvernant au sens strict ne vient qu’en second puisque la bonne constitution est celle dans laquelle gouvernent les lois – c’est-à-dire la raison – et non certains hommes.
La première cause est le législateur et la cause secondaire presque instrumentale ou exécutive est qui gouverne par le moyen de l’autorité concédée par le législateur et selon la forme que le législateur lui a transmise, c’est-à-dire la loi selon laquelle il doit toujours diriger et régler, autant cela lui est possible, les actions civiles (DP, I, xv, §4).
Les vertus du gouvernant sont reprises largement d’Aristote : équité, capacité de bien juger, force et prudence. La prudence doit être comprise dans le sens aristotélicien de la phronesis, c’est-à-dire de la sagesse pratique. La vertu du gouvernant est donc encore très classique. Machiavel, de ce point de vue, opérera une véritable révolution conceptuelle. Mais le républicanisme machiavélien, notamment tel qu’il s’exprime dans les Discorsi, se situe dans le prolongement du républicanisme de Marsile.
Quant à la manière de choisir le gouvernement, la question a déjà été esquissée : c’est l’élection qui constitue le meilleur moyen de choisir le princeps adéquat aux principes de la politia. Selon son habitude, Marsile commence par énoncer toutes les bonnes raisons (souvent tirées d’Aristote) pour préférer la monarchie héréditaire. Puis il montre les raisons de préférer le principe électif : l’élection permet d’obtenir les mêmes avantages que le principe héréditaire mais non l’inverse. Marsile démonte un à un tous les arguments de l’aristotélisme chrétien, essentiellement thomiste, en faveur de la monarchie héréditaire (cf. DP,I, xvi).

Si le gouvernant élu est préférable au monarque héréditaire, il reste encore à mettre en question ce qui constitue un véritable dogme des aristotéliciens chrétiens, « démontré » par Thomas d’Aquin, le dogme de l’unité du pouvoir par l’unité de la personne qui l’exerce. On a vu (cf. supra) que le principe de la monarchie découle pour Thomas d’Aquin de la théologie (il y a un seul Dieu, il ne peut y avoir qu’un seul monarque). Là encore, la mise en cause par Marsile de la monarchie est indirectement une remise en cause de l’ordre théologico-politique.
Marsile affirme l’unité du gouvernement non pas quant au nombre de personnes qui le composent mais quant à la fonction : il peut, en effet, exister un gouvernement suprême dans lequel plusieurs personnes gouvernent comme si elles ne formaient qu’une seule personne : c’est le cas dans l’aristocratie ou dans la politéia telles qu’Aristote les définit. L’argumentation de Marsile est parfois sinueuse, parce qu’il semble éviter d’attaquer de front le principe monarchique, mais il démontre qu’unité du gouvernant et unicité de la personne qui gouverne ne sont pas la même chose. En tout cas de l’unité de la communauté politique on ne peut déduire qu’elle doit être gouvernée par une seule personne. Certes, la communauté politique est un organisme, elle est comme un animal, mais les parties de cet organisme existent aussi par elles-mêmes. Il donne un exemple curieux pour montrer les usages illégitimes qui sont faits de cette notion d’unité. Reprenant un thème de Cicéron et Dante, il affirme que le monde tout entier (la communauté humaine) forme une unité, et pourtant il n’est pas nécessaire qu’il y ait un gouvernant unique, mais au contraire des communautés particulières suivant les langues, les coutumes, l’histoire. Marsile prend ainsi position contre la monarchie universelle de Dante. Alors que pour ce dernier l’objet de réflexion premier est l’imperium, Marsile ne traite que des communautés politiques qu’il connaît bien, les communes italiennes comme celle de Padoue.
La conclusion est très claire :
À aucune personne singulière, quelle que soit sa valeur ou sa condition, ni à une corporation quelle qu’elle soit n’appartient une suprématie ou une juridiction coercitive dans cette vie sur quelque personne que ce soit, à moins qu’elle n’ait été concédée directement par le législateur humain ou divin. (DP, I, xvii, §13)

De cela découle tout une série de considérations qui touchent aux rapports entre l’autorité de l’Église et l’autorité civile. Marsile soutient que si le Christ a bien transféré l’autorité à Pierre et à ses successeurs en ce qui concerne la propagation de la foi et l’organisation des chrétiens, l’autorité temporelle. Comme Dante l’avait déjà fait, Marsile conteste la soi-disant donation de Constantin qui aurait donné au pape Sylvestre l’imperium sur la partie occidentale de l’empire romain après le transfert du siège à Constantinople. Les évêques romains (les papes), dit Marsile, ont usurpé la juridiction (DP,I, xix,§11) qu’ils prétendent exercer sur les autorités civiles et cette usurpation est cause de guerres et de désordres. Or le but de toute communauté politique est la défense de la paix. Donc la défense de la paix exige la stricte séparation entre le pouvoir spirituel de l’Église et le pouvoir civil qui n’a de comptes à rendre qu’au législateur premier, c’est-à-dire le peuple.


[1] Nous reprenons à notre compte la proposition des traducteurs italiens qui rendent « civitas » par « comunità politica », « communauté politique », plus précis que le sens moderne de « cité ».
[2] Defensor Pacis, Livre I, Chap. I, §2. Nous traduisons d’après l’édition BUR. Les référence au Défensor Pacis indiquée par la suite sous la forme « DP, livre/chapitre/paragraphe ».
[3] Voir Politiques, VII, chap. 9 et 10., traduction Pellegrin
[4] On pourrait peut-être traduire tout simplement par « majorité ». Les plus nombreux sont les plus forts (valens) !