Marx n’est pas le premier à s’interroger sur ces vies qui manquent d’être véritablement humaines. Les philosophes incriminent souvent les passions, l’amour-propre, la méconnaissance de Dieu, et tout ce que l’on voudra. Marx montre que la mutilation de la vie, son aliénation, est le produit d’un système, celui qui transforme le travail vivant en travail mort, celui qui substitue à la vie son équivalent idéal, celui dans lequel les relations entre les hommes se travestissent en relations entre les choses (les marchandises) et où l’humain devient bestial et le bestial devient humain.  De l’article sur le vol des bois et des Manuscrits de 1844 aux dernières pages du Capital, c’est sans doute là le fil directeur le plus constant de son œuvre, ce qui en fait aujourd’hui plus que jamais une œuvre d’une brûlante actualité.
Vies mutilées, celles des jeunes ouvrières qui périssent dans l’incendie d’une usine de textile au Bengladesh, où les salaires de misère se combinent avec l’extension indéfinie de la journée de travail pour satisfaire à temps les commandes des grands distributeurs occidentaux de vêtements bon marché (H&M et les autres). Vies mutilées, celles des travailleurs de Florange (Arcelor), Grand-Couronne (Petroplus), Joué-lès-Tours (Michelin), Aulnay-sous-Bois (PSA) et tant d’autres encore jetés du jour au lendemain comme des choses devenues obsolètes, privés même du droit de se faire exploiter. Vies mutilées, celles de ces millions de travailleurs pauvres pour qui la fin de mois commence quelques jours tout juste après le 1er. Vies de galère pour les jeunes sans emploi (24% dans l’ensemble de l’Union Européenne). La richesse la plus obscène s’accumule à un pôle de la société – Ferrari est la marque automobile qui a vu ses demandes monter en flèche en ces temps de crise où répètent les gouvernements « tout le monde doit faire des sacrifices ». Ferrari est suivi par Mercedes, Audi et BMW… À l’autre pôle, c’est la misère qui s’étend maintenant dans les pays riches.
Mais le pire n’est peut-être pas encore là. La lutte des classes est sans doute aussi vieille que les sociétés humaines. Le pire est quand la situation des dominés apparaît sans issue, quand le futur a été sciemment, méthodiquement, évacué de notre horizon. Que reste-t-il ? Une vie soumise à la tyrannie du temps occupé et à l’obligation de consommer. Nous sommes comme les hamsters qui font tourner leur roue pour manger et mangent pour faire tourner leur roue. Notre époque glorifie l’individu, mais ce qu’elle produit ce ne sont pas des individus singuliers, du non identique, mais des individus tous semblables que l’on met dans des boîtes, des petites boîtes toutes pareilles. La loi de la valeur, celle de l’équivalent général, égalise tout et convertit toutes les particularités individuelles en marchandises interchangeables. Le désir doit se fixer sur des objets, poursuivant jusqu’au bout la logique du « fétichisme de la marchandise » (Marx, Capital, livre I). Et quand le désir vise encore l’humain, il le transforme en marchandise. Au nom du droit à l’enfant et de la non-discrimination, on fait commerce du sperme à destination des couples de lesbiennes et la GPA offre aux gays qui en ont les moyens  l’illusion qu’ils peuvent avoir un enfant sans s’embarrasser d’une femme. Deleuze a sans doute vu l’essence de l’époque quand il pose que l’inconscient est une industrie qui produit du désir.
Ce qui unit les diverses facettes de la mutilation de la vie, c’est ce que Marx appelle « loi de la valeur ». C’est la loi de la valeur qui explique la tendance destructrice à l’accumulation illimitée du capital. C’est encore la loi de la valeur qui transforme toutes choses en marchandises. La loi de la valeur, c’est la loi de la démesure, cette hubris que les Grecs considéraient comme le pire des vices humains.
Sommes-nous condamnés à renoncer à bien vivre ? Non, à condition de reprendre à la racine, radicalement, la critique d’une société qui rend l’homme inutile.  Et cette critique commence par la mise en cause de l’économie. L’économie d’aujourd’hui, ce n’est pas la production de biens destinés à la satisfaction des besoins humains, c’est la production de la valeur, pour elle-même, ce qu’Aristote appelait « chrématistique » et dont il disait qu’elle est « contre nature ». Organiser la production en vue de l’usage et non en vue de l’augmentation de la valeur, se rappeler que richesse et valeur marchande ne coïncident pas mais finissent souvent par s’opposer, voilà la première orientation à suivre pour vivre bien. Ni croissance, ni décroissance, deux termes qui s’inscrivent en positif ou en négatif dans la logique de l’accumulation : c’est la vie qui doit gagner.
Deuxième piste : Aristote disait que la technique tantôt imite la nature tantôt l’aide à accomplir ce qu’elle n’est pas assez forte pour faire d’elle-même : les petits d’hommes naissent difficilement et on a recours depuis toujours à l’art de la sage-femme. Mais du même coup, nous avons là quelques critères pour limiter le développement des techniques. La médecine, en soignant, aide le patient à guérir. Mais tous ceux qui veulent fabriquer l’humain, le modifier, augmenter la réalité et autres fadaises de ce genre ne font que sombrer dans le fantasme de toute puissance et mettent en péril la nature humaine.
Troisième piste : il est facile, pour peu qu’on le veuille de produire pour tous les habitants de la planète une vie décente, que chacun mange à sa faim et bénéficie de l’hygiène et du confort qui permet de sortir de l’état bestial. Mais le plus important se situe au-delà de ce qu’imposent les nécessités de la vie. Le plus important réside dans la culture, le savoir, la créativité, mais aussi et peut-être surtout dans l’amitié qui forge les liens de la . Inutile de faire des leçons de  pour dénoncer le consumérisme : c’est seulement en retrouvant le sens de ce qui vaut vraiment et la possibilité de le réaliser que les individus pourront sortir de l’aliénation née de la soumission à la valeur marchandise.
Au total vivre bien, c’est sortir du mode de production capitaliste, non en attendant le salut d’un sauveur suprême mais en faisant naître concrètement, dans l’action quotidienne, les conditions sociales de cette transformation radicale qu’appelle la crise de l’humanité à laquelle nous sommes confrontés.
Le 15 juin 2013 – Denis Collin