L’espace de la marchandise
Introduction
Parler de l’espace de la marchandise peut sembler étrange.
L’espace de la marchandise pourrait tout simplement se réduire à l’espace
occupé par les marchandises dans les entrepôts des magasins ou sur les étals
des commerçants... En dire autre chose serait aller au-delà d’un usage
pertinent du mot « espace » transformé en mot
« passe-partout ». Si on lit Marx, on cherchera en vain le mot
« espace » pour désigner un concept précis de sa critique de
l’économie politique. Par contre on rencontrera le mot de « sphère »
(sphère de la circulation, sphère de la production) et mais aussi le mot
« monde ». Il y a donc une spatialité (sphère ou monde) nécessaire
pour penser la marchandise. On peut aussi rencontrer, chez des auteurs plus
récents, l’expression « espace de la marchandise » pour désigner
l’extension de la marchandise à la fois dans l’espace géographique et dans
l’ensemble des sphères de la vie humaine.
Pour comprendre ce qu’est cet espace de la marchandise, nous
suivrons les analyses de Marx : c’est un choix que l’on pourrait justifier
assez facilement tant l’œuvre majeure de cet auteur éminent résiste aux outrages du temps. Contrairement à ce
qu’on peut lire ici et là, Marx ne décrit pas le capitalisme de la machine à
vapeur, mais la structure formelle du mode de production capitaliste et reste
ainsi une des clés d’accès les plus utiles pour comprendre notre temps. L’ordre
de mon exposé ne sera cependant pas strictement marxien – j’emploie le terme
« marxien » pour faire référence à la pensée de Marx, car le
marxisme, c’est autre chose – mais plutôt braudélien. Dans son ouvrage
monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme. XVe- XVIIIe
siècle[1],
Braudel distingue trois étages de la vie économique et sociale : la vie
matérielle, l’échange et enfin le capitalisme. Ces trois strates qui perdurent
dans toute l’histoire mondiale (ce sont des éléments de la Grammaire des
civilisations) correspondent à peu près à un étagement qu’on trouve déjà
dans l’analyse de Marx. Braudel n’est pas marxiste, certes, mais quiconque
s’est mis, comme moi, à l’école de Marx, s’y sentira en terrain connu – du
reste Braudel lui-même n’hésitait pas à reconnaître sa dette envers Marx.
Les trois étages
La société ou l’économie sont des mots trop vagues. Braudel
propose de distinguer plusieurs étages ou plusieurs strates qui renvoient
d’ailleurs à des temporalités différentes – Braudel est un penseur de
l’hétérogénéité du temps historique.
La première strate est celle de la vie matérielle. C’est
l’espace des hommes et des choses. Comprendre comment vivent les hommes, c’est
en effet s’intéresser d’abord à la manière dont ils produisent les conditions
matérielles de leur existence et, par là, leur vie elle-même, pour reprendre
ici ce que dit Marx dans les premières pages de L’Idéologie Allemande.
C’est d’abord le rapport des hommes avec leur milieu et
en premier lieu avec les conditions naturelles qu’ils trouvent toutes prêtes.
On vit différemment selon que l’on peut cultiver le blé ou le riz … ou encore
si on ne trouve aucune plante riche en protéines que l’on puisse domestiquer.
On vit différemment si l’on trouve des animaux sauvages faciles à apprivoiser
(les chevaux, les moutons, les ânes ou les aurochs pour en faire des vaches) ou
que la nature se montre résolument hostile : on ne peut pas domestiquer le
zèbre et l’hippopotame, riche source de protéines animales est rétif à
l’élevage ![2]
Ce rapport élémentaire au milieu est le lieu de naissance de
l’espace humain, pris généralement. On peut ici renvoyer au travail à la fois
géographique et philosophique son Berque autour du concept d’écoumène,
un concept forgé par le géographe grec Strabon. L’écoumène, c’est l’homme dans
son milieu, un milieu qui n’est pas seulement la biosphère, mais aussi le
milieu façonné par la technique et l’espace symbolique. L’histoire ne fait pas
disparaître ce rapport fondamental : elle se stratifie au-dessus de lui,
le réorganise, mais elle reste conditionnée par lui.
Au-dessus de ce premier espace, apparaît celui de l’échange.
C’est là que naît la marchandise. Il faut, certes, se garder de faire de la
marchandise une donnée anhistorique : le don rituel est plus ancien que
l’échange marchandise contre marchandise et si le don exige le contre-don, la
logique du don est entièrement antinomique à la logique marchande. L’essor de
l’échange marchand est celui des villes, de cette institution presque
universelle qu’est le marché. Mais ce sont aussi les colporteurs qui font
circuler les marchandises ou encore ces marchés temporaires que sont les
foires. Là encore, une fois apparue, cette strate d’échange perdure, même si
elle est ensuite profondément transformée. Il faut aussi se garder de voir dans
l’échange marchand le règne presque intemporel du « laissez-faire, laisser-aller »
cher aux penseurs libéraux. Le marché est souvent très réglementé, les prix
sont surveillés, l’entrée sur le marché est sévèrement réglementée par les
pouvoirs politiques. Le « marché libre » archétypal dont parle la
« science économique » ne prend son essor qu’à l’époque moderne et au
prix d’une intervention violente des États.[3]
Le troisième étage est celui du capitalisme.
Celui-ci se distingue de l’échange marchand. Le capitalisme naît de la
puissance de petits groupes qui peuvent monopoliser le commerce lointain,
réaliser de hauts profits spéculatifs et s’appuyer la puissance de l’État pour
contrôler de vastes territoires du monde. Si les deux premiers étages sont
dominés par les besoins de la vie, « par le travail de nos corps et
l’œuvre de nos mains », comme dit Locke, le troisième étage, au rythme
nerveux, est dominé par l’enrichissement, non pas l’enrichissement somptuaire
des anciennes classes dominantes, mais l’enrichissement comme accumulation du
capital – la chrématistique dirait Aristote.
Entre ces trois étages, les liens sont bien sûr des liens
organiques. Chacun émerge du précédent (au sens de la théorie de l’émergence),
c’est-à-dire qu’il prend ses racines sur le précédent, mais fait apparaître des
nouveautés qui ne figurent pas dans les déterminations du niveau dont il est
issu.
Production et marchandise
Commençons donc par le commencement : les hommes doivent
produire leurs conditions matérielles d’existence et ainsi ils produisent leur
vie matérielle elle-même. Cette phrase de Marx pourrait être de Braudel... En
quoi consiste cette production ?
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre
l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle
d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes,
tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en
leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce
mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature
et développe les facultés qui y sommeillent. (Marx : Capital I, Sect. III,7)
À ce premier stade, on considère l’homme comme un élément de
la nature, une force naturelle parmi les autres. Mais c’est déjà une force
formatrice : l’homme modèle la nature pour lui donner « une forme
utile à sa vie ». Il y a une interaction entre l’homme et le milieu
naturel, une interaction dans laquelle la nature humaine s’accomplit dans le
processus d’humanisation de la nature. Le « procès de travail »
dispose donc les éléments de la production dans un espace physique donné :
Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail
se décompose : 1° activité personnelle de l’homme ou travail
proprement dit ; 2° objet sur lequel l’homme agit ; 3° moyen par
lequel il agit. La terre (et sous ce terme au point de vue économique, on
comprend aussi l’eau), de même qu’elle fournit à l’homme, dès le début, des
vivres tout préparés, est aussi l’objet universel de travail qui se trouve là
sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur
connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de
la nature. […] L’objet déjà filtré par un travail antérieur s’appelle matière
première. […]
Il n’est pas possible de détacher l’homme de la nature. C’est
elle qui fournit « l’objet universel de son travail ». La relation
avec le milieu naturel conditionne tout le développement ultérieur. Et c’est
encore vrai pour nous : aussi développés soient nos moyens techniques, ils
ne peuvent faire abstraction de ces conditions naturelles de la vie humaine.
C’est pourquoi d’ailleurs, aujourd’hui, à l’heure où l’économie semble se jouer
dans l’espace virtuel des nouvelles technologies de la communication, la
conquête de la surface de la planète reste décisive (voir les luttes pour
l’appropriation des terres, en Afrique et ailleurs).
Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que
l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son
action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines
choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son
but. […] le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du
moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa
propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit
de la Bible, sa stature naturelle. […]
Voilà une première transformation : le procès de travail
transforme le rapport de l’homme au milieu naturel. Il n’est plus un être vivant
dans sa biosphère (son écologie), il est producteur et modifie ainsi sa
stature. L’e space dans lequel
il déploie son activité est ainsi un espace « anthropisé », non plus
l’espace déterminé par la taille de son corps et ses aptitudes physiques, mais
l’espace déterminé par sa « stature technique ». Quand les hommes
d’aujourd’hui peuvent commander l’action d’un robot sur la planète Mars, c’est
que la planète Mars est incorporée d’une certaine manière à notre écoumène.
Dans le procès de travail, l’activité de l’homme effectue donc
à l’aide de moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès
s’éteint dans le produit, c'est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière
naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail
en se combinant à son objet s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce
qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit
comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu.
(Marx : Capital, I, Section III , 7)
Le résultat du procès de production peut ainsi être analysé
d’un double point de vue :
1)
la production produit une valeur d’usage (qu’il
s’agisse d’un bien destiné à la consommation ou d’un bien destiné à l’usage) et
sous cet angle seul importe l’usage.
2)
La production est le processus par lequel le
travail humain se matérialise : l’énergie dépensée par le travailleur se
coagule dans une chose extérieure à lui et existant finalement indépendamment
de lui.
Sous le premier aspect, il importe peu que le fruit soit un
fruit sauvage ou le résultat du travail de l’arboriculteur : l’essentiel
est qu’on le mange. Sous le second aspect, la différence devient
essentielle : ce que la nature donne gracieusement sans qu’un effort soit
requis est un bien (une richesse) sans valeur, alors que ce qui est produit par
le travail humain a un statut ontologique radicalement différent. Vu de loin,
vu d’un « ET » qui considère les choses abstraitement, il n’y
a pas de raison de faire de différence entre la puissance des forces de la
nature et la puissance naturelle du travail humain. Mais nous ne sommes pas des
« ET » ! Et par conséquent, par le fait même que nous
sommes, que nous devons produire nos conditions matérielles d’existence, nous
ne pouvons pas considérer notre espace comme un espace naturel, comme l’espace
du physicien qui en quelque sorte observe les phénomènes physiques de
l’extérieur,, dans la position d’une extériorité radicale du sujet par rapport
à l’objet. Nous faisons au contraire une différence fondamentale entre le donné
et le produit et notre espace un espace structuré par notre investissement en
énergie et en intelligence. Il est toujours défini par cette interaction entre
subjectif et objectif, une interaction pratique qui se nomme travail. C’est
pour cette raison, me semble-t-il, qu’on peut relier la position de Marx, le
« matérialisme historique » si on tient à garder cette expression un
peu équivoque, au concept d’écoumène de Berque.
Poursuivons notre réflexion en partant de la production. La
production ne produit pas seulement des choses nécessaires à la vie. Elle
produit aussi un certain type de rapports entre les individus. Nous le savons,
l’homme à l’état de nature, vivant isolé, séparé des autres hommes, est une
fiction des théoriciens modernes du droit naturel ou encore ce que Marx nomme
une « robinsonnade », une fable dont le contenu est l’idéologie du « self
made man ». La production est d’emblée sociale. Elle institue des
rapports spécifiques entre les individus. Dans son ouvrage sur La chasse
structurale, Gérard Mendel montre comment la chasse en commun
l’organisation sociale et développe l’intelligence :
Ce rapport de production, c’est l’introduction d’une
coopération d’un type nouveau parmi les mâles. La chasse collective n’est plus une
simple addition d’individus (elle ne l’était déjà plus pour les loups ou pour
les chiens sauvages […]) : elle associe, d’abord évidemment sur le mode le
plus élémentaire qui soit, des chasseurs opérant durant le processus même
de la chasse une sorte de division du travail. C’est l’interrelation dynamique, mobile , organisée, de ces chasseurs
durant la chasse qui caractérise le processus et non le point de vue de chaque
chasseur. Là aussi s’opère un déplacement majeur : tel un joueur de
football […], chaque chasseur prend en compte non pas sa propre individualité,
mais le groupe et, du fait de la projection s’identifie à l’ensemble de la
poursuite ou de la partie en cours.
(…] D’une minute à l’autre, selon les figures du jeu collectif
de la chasse, chacun des chasseurs infléchira sa course, occupera une place
nouvelle, jouera un rôle différent, permutera avec tel autre ou combinera son
action avec lui ; il adapte ses gestes, sa conduite, à l’ensemble de la
partie en cours […] La définition de chaque chasseur ne lui est plus donnée à
partir de soi-même, dans une coïncidence de son acte et de l’effet de son acte,
elle lui est maintenant donnée dans et par un système d’interrelations. A la limite je ne vaux plus que par cette
interrelation : un phonème dans la chaîne phonologique, un pion blanc dans
une partie de jeu de Dames ne sont rien par eux-mêmes, séparés de cette chaîne
ou de cette partie.[4]
Le rapport de production ainsi produit est un rapport spatial
de production (chacun de se représente la position et les mouvements possibles
de chacun des autres). C’est donc la production d’un espace social :
l’espace où sont disposés les chasseurs n’est plus un espace naturel, dans
lequel les individus se trouveraient dans une position d’extériorité. C’est bien
un espace structuré par les interactions entre les individus et donc un espace
social au sens le plus précis du terme. Si nous faisons un pas en avant, nous
pouvons voir le développement de la division du travail : quand
l’agriculture apparaît au néolithique, il semble bien qu’elle soit d’abord le
fait des femmes et l’espace social se structure encore différemment : les
lieux de chasse éloignés du village et les lieux de culture proches des
habitations. La division sexuelle du travail définit sans doute progressivement
un espace propre à la famille qui devient une entité plus ou moins autonome.
Nous arrivons maintenant au point où se pose la question de
la répartition des produits du travail commun. La répartition doit d’abord être
communautaire et plus ou moins égalitaire – encore que ce dernier point soit
sujet à caution. Tout donne à penser que les premières formes d’échange, soit
sous forme de troc, soit en introduisant des denrées précieuses qui vont jouer
le rôle de monnaie, interviennent pour les échanges entre groupes, entre
communautés. C’est seulement après que l’échange marchand se développe à
l’intérieur de chaque communauté.
L’échange marchand présuppose que les individus se fassent
face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation,
nous dit Marx, n’existe pas dans la « communauté naturelle », quelles
que soient ses formes. Et donc :
L’échange des marchandises commence là où se terminent les
communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec
des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont
commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt
par contre coup dans la vie intérieure des communautés.[5]
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion :
1)
là où il y a communauté, il n’y a pas échange
marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le
communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange
marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup,
par décret. C’est au fond ce que Marx dit quand il s’en prend aux socialistes
allemands dans la Critique du programme de Gotha : dans la première
phase du communisme, on reste dans le principe « à travail égal, salaire
égal », on reste dans le « droit bourgeois », parce qu’on ne
peut pas faire autrement, mais cela ne peut être l’objectif des
communistes ! À l’inverse la vision du socialisme ou du communisme comme
salariat généralisé – celle que l’on trouve dans la plupart des textes de propagande
du socialisme de la vieille social-démocratie[6]
– apparaît comme fondamentalement antinomique à la pensée de Marx.
2)
l’échange marchand est le facteur le plus
puissant de dissolution des communautés. Marx, qui ne chérit guère les
communautés traditionnelles, parce que la liberté ne peut s’y déployer, ne se
lamente pas. Il montre simplement comment se passe ce processus de dissolution
et comment se généralise l’échange marchand. Mais en même temps, la communauté
joue un double rôle stratégique dans la pensée de Marx :
a)
la « communauté naturelle » permet de
réfuter l’idée d’une naturalité des catégories de l’économie politique,
c’est-à-dire finalement du mode de production capitaliste ;
b)
la socialisation de la production à grande
échelle, telle qu’elle s’effectue dans le cadre même du mode de production
capitaliste permet de penser la possibilité d’une nouvelle communauté, d’une
communauté libérée et des relations patriarcales antiques et de la soumission
des hommes « à la puissance aveugle de leurs échanges ».
Échange marchand et formes de la conscience
Qu’il s’agisse de l’idéalité de l’espace kantien ou de la
structure topologique de l’espace leibnizien (comme ensemble des relations
entre les choses), nous sommes face à la même vision abstraite et anhistorique.
Or, ce que nous voudrions montrer maintenant, c’est que cette conception même
d’un espace abstrait ne pouvait être celle de nos chasseurs-cueilleurs de tout
à l’heure, mais qu’elle ne pouvait émerger que la production revêt la forme
marchandise. Ne pas séparer les formes de la conscience des formes de la vie,
c’est-à-dire de la production des conditions matérielles d’existence et des
formes sociales sous lesquelles elle s’effectue.[7]
Il nous faut pour cela reprendre dès le commencement
l’analyse que Marx fait de la marchandise comme résultat d’un processus
d’abstraction. La marchandise se présente sous une double forme : par sa
forme physique, par ses qualités physiques, elle est une valeur d’usage, qui
permet de satisfaire un besoin humain. Mais en tant que marchandise destinée à
être vendue, elle possède une valeur d’échange ou valeur tout court.
Qu’est-ce que la valeur d’échange ? Il faut étudier la
manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette histoire
soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Si l’échange est réglé par
l’équation suivante : « 1 quarter de blé = a quintal de fer »,
il faut supposer un troisième terme qui permet de rendre commensurables des
choses qui n’ont ni propriétés physiques ni unités de mesure communes. Cette
réduction des valeurs d’échange à leur commune mesure est un processus
d’abstraction. Il faut retenir ce terme capital. En tant que valeur d’échange, la marchandise a perdu toute valeur
d’usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d’abstraction est
aussi l’abstraction du travail
déterminé qui produit les valeurs d’usage.
Marx montre que la forme-valeur n’apparaît comme forme
indépendante que là où existe une marchandise qui puisse servir d’équivalent
général. La généralisation du troc, de l’échange marchandise contre marchandise
est tout simplement impossible et quand les propriétaires échangistes comparent
les marchandises, c’est uniquement parce qu’ils peuvent les ramener à
l’équivalent général.
La monnaie prend des formes très diverses. Mais Marx montre
que la monnaie devait finir par se fixer sur les métaux précieux. L’or et
l’argent ne sont pas monnaie par nature, mais la monnaie est par nature or et
argent. La monnaie est une marchandise dont la forme phénoménale doit être
adéquate à sa fonction : c’est en elle que se reflète la valeur de toutes
les marchandises. Il faut donc que :
–
tous les échantillons de cette marchandise
universelle « possèdent la même qualité uniforme » ;
–
elle doit pouvoir se différencier de manière
purement quantitative ; être divisible à volonté et pouvoir se
reconstituer.
Marx insiste sur le fait que la monnaie est une
marchandise :
Ce que le procès d’échange confère à la marchandise qu’il
transforme en monnaie n’est pas sa valeur, mais sa forme-valeur spécifique. (103)
Il polémique donc contre tous ceux qui veulent réduire la
monnaie à un pur signe. En un sens, ce n’est pas faux, mais alors cela vaudrait
pour toutes les marchandises, tant est-il que la marchandise n’est que
l’enveloppe du travail humain dépensé pour la produire. Mais la monnaie n’est
pas un produit arbitraire de la réflexion des hommes !
Arrêtons-nous sur la fin du chapitre II :
Une marchandise ne semble pas d’abord devenir monnaie parce
que de tous côtés les autres marchandises exposent en elle leurs valeurs, ce
sont elles inversement qui semblent universellement exposer leurs valeurs en
elle parce qu’elle est monnaie. Le mouvement qui opère la médiation disparaît
dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Sans qu’elles y soient pour
rien, les marchandises trouvent leur propre figure de valeur déjà prête, comme
un denrée matérielle existant en dehors d’elles et à côté d’elles. Dans leur
simple appareil de choses sortant des entrailles de la terre, l’or et l’argent
sont en même temps l’incarnation de tout travail humain. D’où la magie de
l’argent. Le comportement purement atomistique des hommes dans leur procès de
production social et, par suite, la figure de chose matérielle, échappant à
leur contrôle, indépendante de leur activité individuelle consciente, que
prennent les rapports sociaux de production, se manifestent d’abord dans le
fait que les produits de leur travail prennent universellement la forme
marchandise. L’énigme du fétiche argent n’est donc que celle du fétiche
marchandise, devenu visible, crevant les yeux. (105-106)
Nous voyons encore une fois qu’en faisant apparaître la
production sociale comme l’échange de valeurs entre les possesseurs de
marchandises indépendants, isolés et étrangers les uns aux autres, du même la
forme valeur masque aux yeux des agents la réalité de ces rapports
sociaux. La source de cette cécité est
le « comportement atomistique » des hommes ! Du même coup on
comprend que toute théorie qui part de ce « comportement
atomistique » (par exemple toute l’économie politique et singulièrement
l’économie néoclassique » ne peut qu’être aveugle à cette réalité, aveugle
à la manière dont les hommes en produisant leurs conditions matérielles
d’existence en sont venus à produire la « réalité économique ».
Si nous comprenons le caractère d’abstraction (Abstraktheit
dit Sohn-Rethel) de la forme-marchandise, il nous faut ensuite comprendre par
quelles médiations se produisent des nouvelles formes de la conscience.
La première de ces médiations réside dans la compréhension du
fait que la forme marchandise développée Le travail intellectuel indépendant
est devenu une nécessité sociale. Dans la production marchande, le caractère
social du travail est masqué par le fait que les marchandises apparaissent
comme les produits des travaux privés. D’où le caractère mystérieux de la
marchandise :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste
donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères
sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du
travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par
nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs
au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets.
C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des
marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales.[8]
Ce faisant, Marx sort complètement
du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la
marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère
que c’est là réalité première, la seule réalité objective.
Ce qui l’intéresse, c’est autre chose, c’est la spécificité
des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme
telles :
Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des
produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les
relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social
déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un
rapport entre choses.[9]
Autrement dit, il n’y a aucun rapport entre la nature
physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la perception
visuelle, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le
sujet perçoit comme étant l’essence de la chose, même si la chose dans son
essence n’est pas ce que j’en perçois. Or il n’en est rien dans le monde de
l’économie politique. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un
monde « phantasmagorique », mais c’est cette phantasmagorie à
laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme
une immense accumulation de marchandises. Ce que propose Marx, c’est bien une
critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Il
y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire
l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales,
mais cette activité n’es matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et
les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Ce qu’il faut donc comprendre à partir de là, c’est bien
comment s’articulent les formes de la pensée qui renvoient aux fonctions de
socialisation. L’exemple de la naissance de la philosophie nous aidera à
comprendre ce dont il s’agit. La philosophie naît en gros au VIe
siècle (avec Héraclite, Pythagore ou Parménide). Cela coïncide avec une époque
où s’accélère le développement du commerce en mer Égée, un développement de
l’activité productive destinée à la
vente et d’une classe de marchands, en même temps d’ailleurs qu’un recours
croissant au travail servile. La première monnaie frappée l’est en Lydie au
VIIe siècle et la circulation monétaire va stimuler les échanges commerciaux.
Ce phénomène est si important qu’on en trouve la trace dans les inquiétudes de
la plupart des philosophes, d’Héraclite à Platon, qui voient dans
l’accumulation de la richesse monnayée quelque chose qui menace la communauté
des citoyens. Peut-on en conclure qu’il y a un rapport de cause à effet entre
le développement de cet espace commercial en mer Égée et au-delà et la
naissance de la philosophie et de la science grecques ? Évidemment
non ! En revanche on peut établir que les catégories qui sont mises en œuvre
dans la pensée philosophique et scientifique grecque découlent de
l’abstraction-marchandise.
Si on admet comme Marx que la marchandise est une chose qui
tombe et ne tombe pas sous le sens, c’est-à-dire qu’elle est d’une part une
chose du monde des choses, mais en même qu’elle est de nature conceptuelle nous
avons bien affaire à quelque chose de profondément nouveau par rapport à la
métaphysique traditionnelle qui apparaît bien comme une « fausse
conscience ». Quelle est la clé de ce problème ? Pour Marx, c’est l’échange
équivalent contre équivalent. Comprendre clairement ce qui se passe demanderait
qu’on suive la genèse de la forme-valeur universelle des marchandises,
l’argent. Cette forme est contenue dans le rapport de valeur des marchandises
sous sa forme la plus simple et la plus inapparente. La forme n’est pas
l’apparence. Elle n’est pas ce qui apparaît extérieurement, et éventuellement
de manière trompeuse pour s’opposer au contenu. Marx pense la forme comme ce
qui manifeste l’essence.
Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le
mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple,
« singulière et contingente » :
X
marchandise A = y marchandise B ou X marchandise A vaut y marchandise B
En cette forme simple, nous dit Marx, réside le secret de
toute valeur. On pourrait se contenter d’y voir l’échange comme troc. Mais Marx
refuse cette façon simpliste de voir. Comme Hegel, dans l’identité, il
voit le développement, c’est-à-dire la non-identité. En effet, les deux
marchandises jouent ici deux rôles différents. La marchandise A se mesure dans
la marchandise B. la marchandise A est sous la « forme-valeur
relative » et la marchandise B sous la « forme-équivalent ».
C’est ce qui nous conduit de la forme marchandise à la forme valeur. Marx souligne
la différence essentielle entre l’échange immédiat des produits et la
circulation des marchandises. L’échange des marchandises brise les limites
individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développe le
métabolisme du travail humain. (cf. 127)
Que se passe-t-il dans l’échange : des choses
essentiellement différentes sont mises en équivalence. Les caractères physiques
des marchandises ont disparu en tant que propres à la marchandise ; ils
n’en sont plus que la forme phénoménale alors la substance se résume maintenant
à une pure quantité. Quels que soient ses déplacements dans l’espace et dans le
temps, la marchandise est censée perdurer dans sa valeur, qui est maintenant
figée sous la forme de son équivalent en argent. Il s’est donc passé quelque
chose d’important. Comme le dit Alfred Sohn-Rethel :
Pour résumer ces différents aspects, on dira que l’activité
d’échange est déterminée comme un changement de lieu dans le temps, de
substances qui au cours de ce changement de lieu ne subissent aucun changement
matériel, et entre lesquelles il n’y a d’autres différences que quantitative.
C’est cette déterminité purement quantitative qui donne à l’espace et au temps
homogènes leur continuité caractéristique.[10]
La marchandise n’est telle que si elle passe de main en main,
la toile passe de producteur de toile à celui qui a besoin de la toile, mais
dans ce passage quelque chose demeure, la valeur de la toile. Sous ses
transformations incessantes, la valeur apparaît comme l’invariant. Le monde phénoménal
avec ses différences qualitatives permet progressivement toute réalité au
profit de la pure quantité. Que dans un tel monde la géométrie cesse d’être la
mesure des champs ou de la longueur des routes pour devenir une géométrie
abstraite, celle de l’espace euclidien, ce n’est nullement par hasard. Pour
inventer cet espace abstrait et homogène, il fallait que des catégories
nouvelles, celle de l’abstraction équivalent soient déjà apparues dans la vie
réelle. C’est delà que pourra naître beaucoup plus tard la science moderne de
la nature. Comme le dit encore Sohn-Rethel :
À l’époque moderne, une connaissance théorétique de la nature
devenait une nécessité sociale pour la production elle-même. Parmi les éléments
de son élaboration, on trouve la définition galiléenne du principe d’inertie,
formulé dans des termes qui sont ceux du schéma du mouvement de
l’abstraction-échange. Ce schéma devint ainsi à nouveau le matériau de la
connaissance conceptuelle de la nature, cette fois-ci pour la construction
hypothétique de phénomènes naturels tels que le « mouvement
combiné ». La nature, au sens de la mécanique classique, tout comme celle
de la cosmologie antique, peut être caractérisée comme une nature sous forme de
marchandise.[11]
Conclusion provisoire : le mouvement qui conduit à
l’extension de la circulation des marchandises, conduit non seulement à la
création d’un espace politico-économique mais aussi à l’apparition des
catégories mentales nécessaires à la fois à l’abstraction de
l’échange-équivalent et à la construction d’une théorie de l’espace abstrait
qui servira d’édifice à la géométrie et à la science moderne.
L’espace du capitalisme
Il reste que l’échange marchand simple nécessite une
circulation des marchandises dans l’espace concret des hommes : pour vendre
sa laine, l’éleveur champenois va rendre à la foire où il pourrait la vendre à
un marchand florentin qui devra l’acheminer jusqu’à Florence pour y être filée
et tissée. Le passage de la circulation des marchandises à la circulation du
capital fait apparaître un nouvel espace entièrement indépendant de l’espace où
circulent les marchandises en tant qu’elles sont des choses. Quand notre
producteur de laine de tout à l’heure au lieu de recevoir des pièces d’or (des
florins!) sera payé par un billet, c’est-à-dire par le signe de l’or, ce
billet, il pourra le convertir en or auprès d’un correspondant de la banque de
notre marchand florentin ou encore s’en servir pour régler ses achats. Dès lors
s’inaugure autre chose, un autre genre d’espace. Tout à l’heure la valeur ne
pouvait exister indépendamment sa forme phénoménale, l’esprit de la marchandise
avait besoin d’un corps, une chose-marchandise présente « en chair et en
os », que cette marchandise soit un ballot de laine ou une pièce d’or.
Maintenant les signes de la marchandise peuvent circuler indépendamment de la
marchandise elle-même. Ce papier qui passe de main en main circule dans une
autre sphère que celle de la circulation des marchandises. Remarquons
d’ailleurs que le circuit de l’argent quand il fonctionne comme capital est un
circuit inverse de celui des marchandises... On va donc bientôt acheter et
vendre ce papier, des ordres d’achat, des options de vente, qui auront leur
propre marché. C’est sur ce marché, celui de la spéculation, c’est-à-dire du calcul
et de l’anticipation que va se développer le capital.
Comme dans Le marchand de Venise de Shakespeare, on
peut emprunter de l’argent dont l’intérêt se payé par l’hypothétique vente
d’une cargaison de marchandises venant d’Espagne ou de Gênes. Et comme le
bateau peut couler, que les pirates peuvent l’attaquer, etc., il faut assurer
le risque. Shylock demandait sa livre de chair ! Nous arrivons ainsi à la
troisième strate de Braudel et à l’apparition de cet espace des signes, de cet
espace virtuel auquel les moyens de communication électroniques vont donner
toute son extension.
Conclusion
Résumons.
•
Au premier étage, celui de la production
matérielle, nous avons l’espace concret, centré sur les sujets, l’espace
écouménal, celui de l’homme en interaction
avec son milieu. C’est un espace qualitatif où l’homme trouve sa propre
marque.
•
Au deuxième étage, celui de l’échange marchand,
les hommes ne se rencontrent plus qu’à titre de possesseurs de marchandises, et
l’espace des choses n’est plus que la manifestation phénoménale d’un espace
abstrait, celui des mathématiques et bientôt celui des sciences modernes de la
nature.
•
Enfin, au troisième étage, nous avons l’espace
de la circulation du capital, un espace virtuel, et comme tel un espace de
possibles illimités, celui d’un monde qui ne connaît plus ni distances, ni
frontières, celui où le temps même semble s’abolir dans ce qu’on appelle le
« temps réel ».
Ces trois étages ne sont pas indépendants les uns des autres,
ils sont plutôt imbriqués et présupposent le premier, celui de la production
matérielle. La pure circulation virtuelle, celle du capital, nourrit l’illusion
d’une richesse créée par la circulation de la valeur, mais que le processus
s’interrompe, que se déclenche la crise, il faut revenir sur terre, sur le sol
originaire de la vie.
[1]Éditions
Armand Colin, réédité en Livre De Poche, 3 volumes. On trouvera une
présentation de ce travail par Braudel lui-même dans La dynamique du
capitalisme, Flammarion, collection « Champs »
[2]Sur
ce sujet, voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés ; essai
sur l’homme et l’environnement, Gallimard, « Folio »
[3]Voir
Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, collection
« Tel ».
[4]G.
Mendel, La chasse structurale, Payot, 1977
[5]K.
Marx, Capital, livre I, section I, chapitre II. Traduction JP Lefebvre,
PUF, « Quadrige », p.100
[6]Voir :
Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la
Deuxième Internationale. PUF, 1993, collection « Pratiques
théoriques ».
[7]Dans
tout le développement qui suit, je m’inspire des réflexions d’Alfred
Sohn-Rethel dans La pensée-marchandise, éditions du Croquant, 2010
[9]Ibid.
[10]A. Sohn-Rethel, op. cit. p. 60
[11]A. Sohn-Rethel, op.cit. p. 69
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