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mercredi 10 novembre 2010

Encore une fois sur la "Phénoménologie de l'esprit"

Je livre ci-dessous quelques remarques sur les passages numérotés 25 et 26 de la préface de la Phénoménologie de l'esprit. La "Phéno" a la réputation d'être un livre illisible tant sont grandes les difficultés de compréhension en certains passages. Les traductions les plus connues (Hyppolite, Lefebvre, Bourgeois) ont leurs méritent et leurs défauts et il faudrait sans doute lire les 3 versions - et sans doute aussi celles que je ne connais pas. Il existe également de nombreux commentaires (notamment ceux d'Hyppolite, de Bourgeois ou les éclaircissements qu'apporte J-P. Lefebvre dans l'édition bilingue GF de la "Phéno". Pour ne rien dire des cours de Kojeve qui ont tant fait pour l'introduction ou la réintroduction de Hegel en France (quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur les interprétations de Kojeve).

mardi 26 janvier 2010

Commentaire de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé de Hegel.

(Première partie : Logique)

Il s'agit ici seulement de notes de lecture, conduite  « crayon » en main, de l’Encyclopédie de Hegel. Je prends ici l’édition Bourgeois chez Vrin (plus complète que l’édition Gallimard par Gandillac). L'explication de l'addendum du §24 a déjà été publiée. On trouvera aussi quelques notes sur la préface de la Phénoménologie de l'esprit ici.

Introduction

Préface de 1817

Hegel commence par des considérations de méthode – comme toujours – et pour réfuter toute doctrine de la méthode. Il y a un ordre méthodique de l’exposé, mais seul le concept est la médiation qui gouverne cet ordre. Ni un ordre extérieur comme dans la science de la nature ni un schéma comme c’est devenu la mode en philosophie. Cette critique d’un ordre extérieur à la démarche de la pensée pourrait faire penser à la critique que Spinoza adresse aux « discours de la méthode » (TRE, §30, par exemple).
On trouve une double critique du romantisme (qui jouit de l’Idée sans la médiation rationnelle) et du criticisme kantien (entendement sans raison et épuisement de la pensée).

Préface de 1827

Préface à une deuxième édition remaniée et développée en « déterminations plus précises ». Mais l’Encyclopédie reste « brève » car elle a pour but essentiel de servir de support à un cours. Le fondamental reste la connexion logique puisque cette connexion est la matière elle-même, ce qu’on verra un peu plus loin.
L’objet de toute l’entreprise de Hegel et de toute philosophie est « la connaissance scientifique de la vérité. » Mais dans une situation où le temps heureux des Lumières est passé : la paix entre la philosophie de l’esprit, les sciences de la nature et la culture n’est plus de mise.

Préface de l’édition de 1830

Cette préface n’apporte pas grand-chose. Elle se contente de reprendre la polémique contre le sentimentalisme religieux mais aussi contre ceux qui accusent Hegel de « panthéisme » c’est-à-dire en fait de spinozisme. C’est encore un passage à ajouter au dossier « Hegel et Spinoza ».

Allocution de Hegel – 1828

« Ce qui s’oppose à la philosophie, c’est d’un côté le fait d’être plongé dans les intérêts de la nécessité du quotidien, et l’autre la vanité des opinions. »
Hegel constate que les autres nations emploient encore le mot philosophie, mais que la philosophie s’est réfugiée chez les Allemands...

Introduction de 1827-1830

§1

La philosophie ne peut présupposer son objet – à la différence des autres sciences. Elle est confrontée à la difficulté du commencement.

§2

« tout ce qui est humain est humain en tant que, et seulement en tant qu’il est produit au moyen de la pensée ».
Il reste à définir la place spécifique de la pensée philosophique. En soi il n’y a qu’une pensée mais la pensée philosophique est différente en ceci: « la conscience n’apparaît pas tout d’abord dans la forme de la pensée mais comme sentiment, intuition, représentation, formes qui sont à différencier de la pensée en tant que forme. »
La remarque qui suit porte sur l’opposition pensée/sentiment, opposition que Hegel réfute.

§3

Dans la conscience, il n’y a qu’un contenu qu’il soit senti, intuitionné, etc. Sentiment, intuition, etc. sont les formes de ce même contenu. Le contenu constitue (macht) la déterminité de ces sentiments, etc., c’est-à-dire qu’il fait la déterminité, il fait que ces sentiments, etc., ont la propriété d’être déterminés c’est-à-dire qu’il peuvent recevoir une détermination, c’est-à-dire encore chez Hegel une destination. Mais dans le fait d’être objet de la conscience (la Gegenständlichkeit) sont unis les déterminités et le contenu. Bref pour Hegel, il est impossible de séparer forme et contenu. Le contenu a une forme et la constitue. Et la forme est déjà un certain contenu.
En tant que sentiments, etc., nous avons un savoir qui consiste dans des représentations du contenu. Mais la philosophie substitue aux représentations des catégories et plus précisément des concepts. Donc un concept n’est pas une représentation. Hegel a cette belle et profonde formule que les représentations sont des métaphores des pensées et des concepts. Mais avoir des représentations n’est pas encore connaître les pensées dont elles sont les métaphores.
Hegel soulève dans la remarque la question de l’inintelligibilité de la philosophie.
Premier facteur de cette inintelligibilité de la philosophie :
« ce sont deux choses différentes d’avoir des pensées et des concepts et de savoir quels sont les représentations, intuitions et sentiments qui leur correspondent – un côté de ce qu’on appelle l’inintelligibilité de la philosophie se rapporte à cela. La difficulté réside pour une part dans une incapacité qui, en soi, est seulement un manque d’habitude, de penser abstraitement, c’est-à-dire de maintenir ferme de pures pensées et de sa mouvoir en elles. Dans notre conscience habituelle, les pensées sont revêtues d’une matière courante sensible et spirituelle, et unies à elle, et quand nous méditons, réfléchissons et raisonnons, nous mêlons les sentiments, intuitions et représentations avec les pensées (...) »
Le problème est donc de faire des pensées elles-mêmes, dégagées de ce avec quoi elles sont mêlées dans notre conscience ordinaire des objets. Comment dégager la pensée de toutes ses représentations, de ce qui la « colore » en quelque sorte ? C’est la difficulté principale de la lecture de Hegel, justement !
Deuxième facteur de l’inintelligibilité de la philosophie : l’impatience.
« l’impatience que l’on met à vouloir avoir devant soi sous le monde de la représentation ce qui est dans la conscience en tant que pensée et concept. »
il faut partir de ceci : « dans un concept, il n’y a rien de plus à penser que le concept » ! [Remarque : la seule difficulté que nous pouvons rencontrer à lire l’Éthique I, « De Deo », réside là et nulle part ailleurs. Si l’on s’en tient aux concepts et que l’on ne cherche pas à y mettre quelque chose derrière, c’est-à-dire à les métaphoriser par des représentations, tout est très simple. Mais la difficulté de la lecture philosophique mais aussi de l’enseignement philosophique réside là : comment s’habituer à se mouvoir dans cette pensée abstraite, dans cet air raréfié, là on la conscience est, comme le dit Hegel, privée de son « chez-soi » ? Conclusion d’actualité : « Ce qu’on trouve par conséquent le plus intelligible, ce sont des écrivains, des prédicateurs, des orateurs, etc., qui débitent à leurs lecteurs ou auditeurs des choses que ceux-ci savent déjà par cœur, qui leur sont familières et qui s’entendent d’elles-mêmes. »

§4

Trois tâches de la philosophie :
  1. établir son mode de connaissance propre ;
  2. montrer sa capacité à connaître ses objets (les mêmes que la religion) ;
  3. justifier ses déterminations.

§5

Le contenu de la pensée est conservé quand elle devient réfléchie. La réflexion change les sentiments, représentations, etc., en pensées. C’est la tâche de la philosophie. La remarque précise que la philosophie est une science et que si tous les hommes pensent, seuls quelques-uns peuvent philosopher ! Or, tout le monde prétend philosopher alors qu’on admet qu’il faut étudier dans toutes les autres sciences ou apprendre le métier avant de s’établir cordonnier.

§6

Mais, et ici on prend le revers de la précédente proposition : le contenu de la philosophie est commun : « il n’est autre que le contenu consistant originairement produit dans le domaine de l’esprit vivant ». Le §6 pose la question de l’effectivité (la Wirklichkeit). Le contenu de la philosophie est l’effectivité. Elle doit être en accord avec l’effectivité et l’expérience. Encore une fois, le but est bien de « penser le réel ». La remarque revient sur la préface de la philosophie du droit: « ce qui est rationnel est effectif et ce qui est effectif est rationnel ».
Le sens philosophique cultivé part de l’idée que Dieu est effectif (c’est encore le « Spinozisme » de Hegel). Et Hegel déploie à partir de là toute une polémique contre l’entendement qui sépare théorie et pratique et la philosophie du devoir-être : Kant est la cible. Hegel dénonce « l’entendement qui tient les songes de ses abstractions pour quelque chose de véritable et tire vanité du devoir-être qu’il aime à prescrire aussi et surtout dans le champ de la politique ». En politique, la ligne Machiavel/Spinoza/Hegel!

§7

La philosophie grecque est critiquée parce qu’elle se comporte de manière abstraite. On a fini par donner le nom de philosophie à tout savoir qui « s’est occupé de la connaissance de la mesure fixe et de l’universel. »
Voilà comment Hegel définit la place de l’expérience :
« le principe de l’expérience contient la détermination infiniment importante que pour admettre et tenir pour vrai un contenu l’homme doit lui-même y être présent, de façon plus précise, qu’il a à trouver un tel contenu en accord avec la certitude de lui-même et réuni avec elle ».
C’est pourquoi la Phénoménologie disait déjà que la conscience de soi est le sol natal de la vérité. L’expérience n’est pas autre chose que l’accord du contenu avec la conscience de soi. La première connaissance, celle que donnent les sciences empiriques a pu être ainsi nommée « philosophie » (voir la philosophie naturelle de Newton).

§8

Mais cette connaissance n’a pas dans ses objets « la liberté, l’esprit, Dieu ». Hegel réfute l’idée (kantienne) qu’on ne les trouve pas sur le terrain de la connaissance du même type que la philosophie naturelle parce qu’ils échappent à l’expérience : « ils ne sont pas, il est vrai, expérimentés de façon sensible, mais ce qui est dans la conscience en général est expérimenté. »

§9

La satisfaction subjective de la raison, c’est la forme de la nécessité en général. La réflexion, qui vise à satisfaire ce besoin de la raison est la pensée philosophique, ou la pensée spéculative. La forme générale de cette réflexion est le concept. Les autres sciences (la philosophie naturelle, etc.) produisent des lois, des genres. Le concept est propre à la science philosophique.
Il faut distinguer le concept au sens spéculatif du concept au sens ordinaire. C’est parce qu’on entend concept au sens ordinaire que se maintient le préjugé que « l’infini ne peut être saisi au moyen de concepts ». C’est encore Kant qui est la cible et c’est encore dans le prolongement de Spinoza que se situe Hegel. Le problème, c’est que Spinoza comme penseur spéculatif ne semble guère intéresser nos contemporains... Or l’essentiel chez Spinoza, c’est précisément l’infini (pas l’infini en son genre) mais l’absolument infini.

§10

Comment ce mode de connaissance philosophique peut-il justifier sa capacité à saisir ses objets sans être déjà dans l’activité philosophique ? Le problème du commencement est à nouveau posé. Hegel poursuit sa critique de la philosophie critique et notamment sa prétention à un examen préalable de la faculté de connaître elle-même. Là encore, on peut dire qu’il « joue » Spinoza contre Kant. L’argument pourrait être directement tiré du Traité de la réforme de l’entendement (§31): « l’examen de la connaissance ne peut se faire autrement qu’en connaissant ; dans le cas de ce prétendu instrument, l’examiner ne signifie rien d’autre que le connaître. Mais vouloir connaître avec de connaître est aussi absurde que le sage projet qu’avait ce scolastique d’apprendre à nager avant de se risquer dans l’eau. » La similitude avec l’argumentation de Spinoza ne doit sans doute pas être le fruit du hasard: Descartes/Kant vs. Spinoza/Hegel, voilà une ligne qui se dessine très clairement.

§11

Hegel précise le besoin de philosophie. L’esprit
  • sentant a pour objet du sensible,
  • imaginant a pour objet des images,
  • désirant, voulant a pour objet des buts
mais en s’opposant à ces formes ou en se différenciant d’elles, il donne satisfaction à « son intériorité la plus haute ». « Il vient à lui-même ». Mais il arrive que la pensée « s’embrouille dans des contradictions » et « se perde dans la non-identité fixe des pensées ». Quand la pensée peut-elle se perdre dans la non-identité fixe des pensées ? c’est quand elle en reste à l’entendement qui sépare. Mais il faut qu’elle se vainque elle-même, qu’elle retrouve son « chez-soi » en maintenant cette différence. Voilà pourquoi: « Le discernement que la nature de la pensée elle-même est la dialectique consistant en ce qu’elle doit nécessairement en tant qu’entendement tomber dans le négatif d’elle-même, dans la contradiction constitue un côté capital de la Logique ». L’entendement est le négatif de la pensée, mais elle doit nécessairement y tomber ! C’est cela la dialectique et c’est cela que ne peuvent comprendre les simples d’esprits qui ne comprennent pas que toute chose à deux faces (cf. Ernst Bloch, Sujet-Objet).

§12

Le point de départ de la philosophie : l’expérience (ou la conscience immédiate et raisonnante). L’élévation apparaît d’abord comme éloignement et négation de cette conscience immédiate. C’est le passage à l’idée d’une essence universelle des phénomènes. Mais inversement les sciences de l’expérience à la pensée la stimulation à vaincre. C’est le rapport immédiateté/médiation qui est posé. Les moments sont différenciés mais aucun des deux ne peut faire défaut.
  • la pensée est essentiellement la négation de quelque chose d’immédiatement présent.
  • Mais la pensée ne peut s’en tenir à l’universalité des Idées.
La philosophie doit son développement aux sciences empiriques ! Mais elle donne à leur contenu la figure plus essentielle de la liberté.

§13

Ce paragraphe pose la question de l’histoire de la philosophie. La pensée doit être conçue comme développement. « La philosophie la dernière dans le temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et doit par conséquent contenir les principes de toutes ; c’est pourquoi elle est, si toutefois elle est de la philosophie, la plus développée, la plus riche, la plus concrète. »

§14

Identité de l’histoire de la philosophie et de la philosophie. « Le même développement de la pensée, qui est exposé dans l’histoire de la philosophie, est exposé dans la philosophie elle-même, mais libéré de cette extériorité historique, purement dans l’élément de la pensée. »
C’est pourquoi la philosophie est nécessairement systématique. « La pensée libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est Idée, et, en son universalité totale, l’Idée ou l’Absolu. La science de ce dernier est essentiellement système (...) »
Une démarche philosophique sans système est condamnée à être subjective et contingente.

§15

La philosophie comme cercle de cercles : « chacune des parties de la philosophie est un Tout philosophique, un cercle se fermant en lui-même. »

§16

Définition de l’encyclopédie « bornée aux éléments fondamentaux ». La philosophie est une. Il faut distinguer les encyclopédies comme agrégats de sciences et l’encyclopédie des sciences philosophiques.

§17

Hegel revient sur le problème du commencement. La philosophie étant un cercle, elle n’a aucun commencement comme les autres sciences. Elle revient toujours à elle-même.

§18

Le Tout de la science est l’exposition de l’Idée et donc la division de l’exposition part de l’Idée. Annonce de la division :
1° la logique, la science de l’idée en soi et pour soi ;
2° la philosophie de la nature en tant que science de l’idée en son être-autre ;
3° la philosophie de l’esprit en tant que l’Idée qui de son être-autre fait retour en soi-même.

Concept préliminaire

§19

« La logique est la science de l’Idée pure, c’est-à-dire de l’Idée dans l’élément abstrait de la pensée. »
Brève définition mais suivie d’une longue remarque et d’un addendum.
« L’idée est la pensée, non pas en tant que pensée formelle mais en tant qu’elle est la totalité en développement de ses déterminations et lois propres, qu’elle se donne à elle-même, qu’elle n’a pas et ne trouve pas déjà en elle-même. »
La logique est la science la plus difficile parce qu’elle ne part pas d’intuitions (comme la géométrie) mais d’abstractions pures (bien qu’elle puisse aussi apparaître comme la plus simple puisque la pensée à directement affaire à elle-même.
Il y a une utilité de la Logique : la formation du sujet en vue d’autres buts. Mais elle est tout autre chose qu’utile ! Elle est « la forme absolue de la Vérité » et « la vérité pure elle-même ».
L’addendum précise cette question. Quel est l’objet de la science (philosophique) ? C’est la Vérité. Hegel commence par examiner ce qui peut faire obstacle à cet entreprise :
Entre l’homme fini et la vérité infinie, comment établir un pont ?
  1. la vanité et la présomption. Hegel critique ce qu’on pourrait appeler le « jeunisme » : après de l’espoir qu’on peut placer dans la jeunesse, on ne le peut qu’à condition « qu’elle ne reste pas comme elle est, mais entreprend l’amer travail de l’esprit. »
  2. l’air distingué en présence de la vérité et la vanité subjective.
  3. La timidité craintive de l’esprit paresseux.
Il faut espérer que la jeunesse « ne veut pas se contenter simplement de la paille de la connaissance extérieure. »
Deuxième sorte d’obstacle : la considération qu’on donne à la pensée. On peut lui donner une trop petite considération mais aussi une trop grande, celle qu’on trouve dans le sentiment mystique.
Il est nécessaire de « saisir la Logique dans un sens plus profond que celui d’être la science de la pensée simplement formelle » car l’intérêt pour la logique est « occasionné par l'intérêt de la religion, de l’État, du droit, de la vie éthique. »
Hegel souligne le rôle subversif de la pensée philosophique, chez les Grecs déjà. « Les philosophes furent mis à mort et bannis parce qu’ils renversaient la religion et l’État. » On a donc réclamé de la philosophie ses justifications. Comme dans l’allocution de 1828, c’est bien la défense de la philosophie comme science suprême qui motive toute l’entreprise hégélienne face à la montée en puissance de tous ces savoirs utilitaires immédiats mais largement contingents dont il a parlé dans l’introduction.

§20

Définitions au début : « Si nous prenons la pensée selon la représentation immédiate que l’on s’en fait, elle apparaît a) tout d’abord dans sa signification habituelle, subjective, comme l’une des activités ou facultés de l’esprit à côté d’autres : la sensibilité, l’intuition, l’imagination, etc., la faculté de désirer, le vouloir, etc. Son produit, la déterminité ou forme de la pensée est l’universel, l’abstrait en général. La pensée en tant qu’elle est l’activité est par conséquent l’universel agissant, et, à vrai dire, l’universel se produisant en son action, en tant que l’effet, ce qui est produit est précisément l’universel. La pensée, représentée comme sujet, est un être pensant, et l’expression simple du sujet comme être pensant est: Moi. »
La philosophie récapitule toutes les philosophies. Ici, c’est évidemment le moment cartésien de la philosophie hégélienne.
Cette représentation immédiate doit être tenue pour un ensemble de faits dont on part. Il y a dans tout homme qui pense une « culture déjà présente de l’attention et de l’abstraction ». On pourrait dire une sorte de puissance nature de l’esprit humain.
Il faut ensuite différencier le sensible de la pensée proprement dite (pour comprendre ensuite comment on passe de l’un à l’autre – on retrouve sous une forme assez profondément modifiée les analyses de la phénoménologie de l’esprit. Le sensible est le singulier, pris dans la connexion, un « être-l’un-hors de l’autre » qui se peut encore prendre sous deux déterminations plus précises (spatiale et temporelle) : l’être l’un à côté de l’autre et l’être l’un à la suite de l’autre.
La représentation (l’acte de représentation) à cette matière sensible comme contenu. Et l’on voit que la représentation n’est donc que ce rapport avec le sensible, l’un en dehors de l’autre. c’est pourquoi la philosophie est le dépassement de la représentation (voir La patience du concept de Gérard Lebrun pour la critique de la représentation chez Hegel).
La représentation du sensible est le fait de transformer cet être l’un hors de l’autre en quelque chose qui est Mien, qui est en moi. C’est même dans cet acte que se détermine le « mien », c’est-à-dire le sujet comme pôle de la relation dialectique sujet/objet.
Mais le moi a aussi des représentations d’objets non sensibles, la religion, l’éthique, etc., et aussi des représentations de la pensée elle-même. Et Hegel remarque qu’il n’est pas toujours simple de faire la séparation entre les représentations de tels contenus et les pensées. Mais ce qui permet de distinguer les représentations c’est qu’elles se tiennent dans l’esprit isolées, séparées les unes des autres. Hegel parle de la « singularisation isolante »: le droit, le devoir, Dieu... Le représentation recoupe l’entendement, la pensée de déterminations séparées.
L’addendum commence à esquisser la question de la différence entre la logique formelle telle qu’Aristote nous l’a léguée et la logique. Mais la logique dont parle Hegel n’est pas cette logique instrumentale que l’on étudierait seulement pour son utilité.

§21

En prenant la pensée relativement à son objet (en tant que « réflexion sur »: la réflexion va toujours avec l’universel qui apparaît au-delà de ce qui se donne immédiatement à la conscience. L’homme veut « aller voir derrière » le phénomène bien connu. Cette première détermination de l’universel le cherche comme ce qui est fixe par opposition à la donnée immédiate. L’universel n’est que pour l’esprit.

§22

La nature vraie d’un objet vient donc à la conscience par la suite d’un changement, celui que produit la réflexion. l’addendum reprend la critique du kantisme et notamment la critique de la distinction phénomène/noumène. Toutes les périodes de l’histoire de l’humanité ont séparé la première manifestation de la chose de sa réalité, l’immédiat du substantiel. Mais on croyait que le substantiel était vraiment atteint alors que la philosophie kantienne sépare radicalement les choses en elles-mêmes de ce que nous en faisons. Nous croyons dit Hegel que cette opposition n’est pas vraie, parce que nous ne pouvons pas admettre le subjectivisme qu’elle suppose. Ce qui n’est qu’un préjugé doit être justifié par la philosophie qui ici encore « n’établit rien de nouveau ». La philosophie doit être en accord avec la vie.

§23

« Dans la pensée réfléchissante la nature vraie vient au jour tout autant que cette pensée est mon activité. » Ce qui est posé ici c’est à la fois différence sujet/objet (les deux précédents paragraphes) et leur unité ou plus exactement leur identité.
Noter la remarque : « penser par soi-même » est un pléonasme (personne ne peut penser pour autrui).

§24

« les pensées peuvent suivant, suivant ces déterminations, être appelées des pensées objectives » : « ces déterminations » sont celles qu’on vient de voir dans les 3 paragraphes précédents. représentation/réflexion/Identité de la saisie de la nature vraie de la chose et de la liberté du sujet. Parmi ces pensées objectives, il faut compter « les formes qui habituellement sont toujours d’abord étudiées dans la Logique ordinaire et prises seulement pour des formes de la pensée consciente ». Conclusion aussi fulgurante que décisive: « La Logique coïncide par conséquent avec la Métaphysique, la science des choses saisies en de pensées qui passaient pour exprimer les essentialités des choses ». Il en est ainsi parce que les « essentialités des choses » sont des pensées (idéalisme hégélien) ou parce que le rationnel est l’effectif.
La remarque constate que 1) les rapports des formes – concepts, jugements, syllogisme – ne se peuvent étudier qu’au sein de la logique ; mais 2) la pensée cherche à se faire des choses un concept (et avec lui jugement et syllogisme) qui « ne peut consister en des rapports et des déterminations qui soient extérieurs et étrangers aux choses. » Comme il ne peut y avoir de savoir de la faculté de savoir préalable au savoir, la logique ne peut être séparée de la pensée en tant qu’elle pense des contenus. La séparation (kantienne par exemple) entre forme de la pensée et contenu est récusée en son fond. La difficulté est l’expression « pensée objective » puisque selon les façons de parler courantes la pensée est le subjectif et l’objectivité concerne ce qui n’a pas de rapport avec l’esprit.

vendredi 25 décembre 2009

La science philosophique

Remarques sur la Préface à la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel

Je poursuis ici, dans le désordre le plus complet mes notes de lecture sur Hegel. Après avoir posé la question des rapports entre logique et vérité dans l’Encyclopédie, je fais un demi-tour et reviens à la Phénoménologie de l’Esprit, et notamment sa préface, brillant exposé de ce qu’on appelerait à tort « méthode » hégélienne, puisque la méthode n’est pas séparable de la substance même de la philosophie.

mercredi 25 novembre 2009

Sur la logique de Hegel

Lecture de la science de la logique.

Ces notes écrites en vue d'expliquer un extrait de l'addendum 24 du concept préliminaire de la logique de Hegel (in Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé) font partie d'un projet de lecture commentée de l'ensemble de ce texte, projet que j'ai entrepris mais que je livrerai un peu plus tard.

Extrait

On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. Elles sont le fondement étant en et pour soi de tout. - Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures. Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies. Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience. Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire. De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude. Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes. Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application. Mais ce problème est précisément ce qui importe. A ce sujet, on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment. Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même. En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet. D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même. De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. - Dieu seul est l'accord véritable du  concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept. C'est pourquoi elles doivent aller au fondement", ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique. Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout. La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai. Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Logique, add § 24, II, trad. Bourgeois.

Explication

Quelques mots sur le statut de ce texte. L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé, telle qu’elle est publiée dans l’édition Bourgeois (Vrin) est écrite sur trois niveaux. Le texte lui-même constitué de paragraphes brefs: il s’agit d’un abrégé et seul l’enchaînement des concepts doit être montré. On a ensuite des remarques, écrites par Hegel aux fins d’explicitation du texte et placées là à titre pédagogique. Hegel les qualifie lui-même d’exotériques. Enfin les addenda qui sont les notes de cours des élèves de Hegel. Là c’est le professeur Hegel qui n’écrit pas mais parle. L’addendum 24 fait partir de cette dernière catégorie, et cela pourrait donner une première explication du caractère apparemment très répétitif du texte.
L’extrait que nous devons maintenant expliquer en détail de prime abord bat en brèche l’idée bien connue, celle que nous-mêmes avons coutume de répéter à nos élèves : la logique n’est qu’un organon, un outil pour la pensée, mais la matière de la pensée est ailleurs. La logique permet de s’assurer de la validité des raisonnements et non de la vérité des conclusions, et ainsi de suite. Synthétisant toute une tradition, Kant présente clairement la logique comme la simple forme de la pensée, indépendamment de sa matière. On peut citer ici la CRP : « il est également clair qu’une logique, en tant qu’elle expose les règles universelles et nécessaires de l’entendement, doit présenter dans ces règles mêmes des critères de la vérité. Car ce qui les contredit est faux puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et s’ils sont, à ce titre, tout à fait justes, ils ne sont pas suffisants. En effet une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme de la logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet. Le critère purement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, et donc bien la condition sine qua non, et par conséquent la condition négative de toute vérité ; mais la logique ne saurait aller plus loin, et l’erreur qui atteint non la forme, mais le contenu, la logique ne peut la découvrir au moyen d’aucune pierre de touche. » (Kant : Critique de la raison pure. Introduction à la logique transcendantale) Simple forme, condition nécessaire mais non suffisante, « condition toute négative de la vérité » : toutes ces expressions vont dans le même sens. On pourrait rappeler aussi quelle piètre estime Descartes portait à la logique en tant que telle, tout juste bonne à exposer ce que l’on sait déjà. Seule voix discordante, ou presque, dans cette tradition, celle de Spinoza qui fait de l’accord de la raison avec elle-même le critère le plus fondamental de la vérité. Et bien sûr sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est la voie qui suit Hegel qui reprend d’une autre manière et en l’approfondissant ce que nous avons déjà pu lire dans l'Éthique.

Les idées logiques

GWFH : On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles.
Ce début énonce sous la forme rugueuse hégélienne la thèse (qui est en vérité celle de tout le §24 et pas seulement l’extrait de l’addendum que nous avons à comprendre). La première phrase se comprend d’elle-même. On vient d’en parler à l’instant. Mais la bizarrerie arrive immédiatement après. La construction eût voulu que la deuxième phrase, en contrepoint de la première énonce quelque chose au sujet de la Logique. Mais ce n’est pas du tout le cas. Hegel introduit une catégorie un peu spéciale. Il parle d’idées logiques (logischen Gedanken). On comprend ce que sont les formes logiques (les formes canoniques du syllogisme par exemple, et tout attirail de la « logistique » depuis les Stoïciens jusqu’à Wittgenstein par exemple). Mais les idées logiques ne sont pas les formes logiques et c’est d’autant plus évident que dans la même phrase Hegel parle aussi de formes et que les idées logiques sont explicitement opposées aux formes. Une idée (logique ou pas) est une idée parce qu’elle a un contenu. La phrase un peu tarabiscotée qui suit explicite un peu mieux tout cela – tarabiscotée mais la traduction suit fidèlement le texte – c’est même le propre de la traduction Bourgeois, suivre aussi près que possible le texte allemand. Le chiasme selon lequel elle est construite souligne encore cette opposition idée logique/formes. Les idées logiques ne sont pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, ce que sont, au contraire, les formules de la logique traditionnelle. Ainsi si j’écris « Tous les F sont des G » et « Tous les G sont des H » et donc « Tous les F sont des H », peu importe ce qui instancie F,G et H. Vous pouvez y mettre à la place de F, G et H, Alice, les animaux qui mangent des oeufs et les serpents, et vous obtenez un des fameux exercices de logique tirés du livre de Lewis Carroll. Mais précisément, Hegel nous dit: ce n’est pas de cela qu’il s’agit et par conséquent quand il parle d’idées logiques cela n’a rien à voir avec ce dont parle la logique traditionnelle. Et donc la logique de Hegel n’est pas la logique traditionnelle et pas pour les raisons que l'on donne parfois quand on parle trop vite – Bertrand Russell qui a eu sa phase hégélienne dans sa jeunesse dit quelque part à peu près ceci : si Hegel rejette la logique formelle, celle qui est fondée sur le principe d’identité, ce n’est pas qu’il veut dire que A est non A, mais plutôt parce qu’il pense que l’esprit à autre chose à faire que s’occuper de ce genre de propositions triviales … Bien que Russell dise cela sur le ton de la plaisanterie, il y a quelque chose de vrai là-dedans. La logique hégélienne s’occupe de ces « idées logiques » qui sont autre chose qu’« un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. »
Cela veut dire quoi ? Dans la logique traditionnelle – la logique formelle – la forme est une enveloppe extérieure au contenu qui est donné de manière extra-logique. Par exemple dans notre syllogisme carrollien extrait d’Alice, ce n’est pas la logique des propositions qui vous apprend qu’il existe des animaux qui ne sont pas des serpents mais néanmoins mangent des œufs. Ce qui vous l’apprend, c’est seulement l’expérience empirique.
Plus sérieusement, si on veut comprendre pourquoi la logique chez Kant n’est qu’un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, c’est parce que Kant soutient cette thèse horripilante du caractère extra-logique de l’expérience sensible. Je m’explique. Pour Kant comme pour les empiristes, le réel, d’un certain point de vue échappe à toute démarche rationnelle : on peut logiquement démontrer la possibilité ou l’impossibilité de quelque chose. « Une fourmi de 18 mètres, avec un chapeau sur la tête », ça n’existe pas ! ça n’existe pas parce que, sur terre, un tel animal serait écrasé au sol par la pesanteur. Mais une licorne, ça peut exister – par exemple un rhinocéros peut faire une licorne convenable quoique moins séduisante que les licornes des fables. La réalité ou l’irréalité de la licorne n’est pas une affaire de logique, mais quelque chose qui renvoie à l’hétérogénéité de l’être et de la raison, cette idée qui, selon moi, constitue le véritable nerf de la Critique de la Raison Pure, son « anti-idéalisme » radical. À l’inverse, Parménide, Platon, Descartes et Hegel le disent et le répètent : c’est la même chose que penser et être et Kant leur rétorque obstinément que non, ce n’est pas du tout la même chose que penser et être. Voilà pourquoi, par exemple, Colletti qui est un vigoureux partisan de la rupture entre Marx et Hegel, soutient que le seul philosophe classique allemand chez qui on peut trouver un peu de matérialisme est Kant (voir Le marxisme et Hegel, éditions Complexe).
Revenons maintenant à notre texte. Si Hegel prend pour cible cette idée qu’on pourrait penser les contenus (la matière) indépendamment de la forme logique (le « seulement »), c’est précisément parce qu’il n’accepte pas l’hétérogénéité de la pensée et de l’être. Et voilà pourquoi il inverse la proposition et affirme que le contenu que l'on pourrait affecter à la logique est un « seulement », quelque chose finalement qui peut être relié à cette idée logique mais sans nécessité. Autrement dit, ces idées logiques, elles peuvent être considérées en elles-mêmes ou relativement à un contenu quelconque ; elles peuvent donc être considérées sous l’angle de leurs déterminations intrinsèques ou relativement à leurs propriétés extrinsèques, celles qui découlent de leur lien avec un contenu. J’emploie cette terminologie non-hégélienne à dessein. On aura reconnu la terminologie spinozienne et il me semble que le lien s’impose quand on lit ces premières phrases. J’essaierai de justifier cela un peu plus loin.
Continuons.
Elles [les idées logiques] sont le fondement étant en et pour soi de tout.
La logique, on le voit à nouveau très clairement, ne s’occupe pas seulement (et peut-être même pas du tout) de la forme des raisonnements ou de la validité des démonstrations. Elle conduit au fondement de tout ! Le fondement de tout, qui est « en et pour soi », il est facile à reconnaître: il s’appelle Dieu. Et il est fondement de tout parce qu’il est cause de soi, c’est-à-dire que son essence enveloppe son existence et ainsi de suite. Je fais un clin d’oeil à Spinoza. Mais ce n’est pas à lui que Hegel fait un clin d’œil – bien qu’il pense certainement aussi à lui – mais c’est à l’évangile de Jean qu’on pense nécessairement. Ce « fondement de tout » qui se présente sous forme logique, on en parle dans l’évangile johannique : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu. Il était au commencement près de Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été en lui était vie et la vie était la lumière des hommes. (…) Et le Verbe s’est fait chair et il a dressé sa tente parmi nous. » Il y aurait ici tout un travail à faire pour montrer le lien entre l’évangile de Jean, le Faust de Goethe, la Phénoménologie et la science de la Logique. Ernst Bloch (voir Sujet-objet, éclaircissements sur Hegel, Gallimard) a montré l’analogie entre la Phénoménologie et le Faust. Or Faust se confronte avec ces premiers versets de l’évangile de Jean. Mais laissons cette étude littéraire de côté. Ce logos qui est au fondement de tout, il est triple: le Verbe est auprès de Dieu et se fait chair dans le Fils. Les idées logiques qui sont, étant en soi et pour soi le fondement de tout, on peut donc supposer qu’il s’agit d’abord de la trinité, forme fondamentale de toute pensée. On est donc plongé ici d’un seul coup de la logique dans la métaphysique hégélienne et l’on peut toucher du doigt ou au moins entrevoir cette thèse fondamentale de l’identité de la logique et de la métaphysique.
Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures.
Les idées logiques sont donc des « déterminations pures ». « Pures », cela doit s’entendre comme « non liées à quelque représentation que ce soit », « pures » de telle sorte. Nous avons d’abord des représentations, des sensations, des perceptions, des intuitions, qui sont progressivement déterminées. La détermination pure est donc le résultat du travail de la pensée quand la détermination est dégagée de ce qui, au départ l’avait suscitée. La culture consiste justement à s’élever vers ces déterminations pures. Pour comprendre cela, on peut prendre un exemple. Les enfants apprennent sans doute les éléments de mathématiques à partir de représentations (on apprenait à compter avec des bûchettes, par exemple), mais quand on commence à devenir mathématicien, ces représentations disparaissent et on n’a plus que des « déterminations de pensée » pures. Je peux encore associer le nombre deux à deux tables, deux chaises, etc. mais ou aleph-0, je ne peux les associer à aucune représentation. Ce sont des déterminations de pensée pures et quand je calcule, c’est-à-dire quand j’enchaîne ces déterminations de pensée pures, ces « idées logiques », tout se passe comme si la main et le crayon couraient seuls sur le papier. Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Leibniz évoque «  dans les occasions où les sens n'agissent guère, la plupart de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogitationes caecas en latin), c'est-à-dire vides de perception et de sentiment, et consistant dans l'emploi tout nu des caractères comme il arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps en temps les figures géométriques et les mots font ordinairement le même effet en cela que les caractères d'arithmétique ou d'algèbre. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque l'objet même dans l'esprit. » La pensée pense et c’est tout. Et cette pensée « abstraite » – abstraite seulement de représentation, d’intuition, de sensation – n’est pas une simple forme. Elle est vraie et son caractère apodictique est d’autant plus incontestable qu’elle est abstraite, de la même manière que le théorème de géométrie est vrai dès lors qu’on ne fait plus référence à rien de sensible, à rien qui renvoie à la perception de la figure dessinée au tableau.

La vérité. Critique de la vérité-correspondance

Ce caractère aprioriste de la vérité est développé tout de suite après :
Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies.
Disons cela autrement : la vérité des déterminations de la pensée ne provient pas d’on ne sait quelle correspondance avec un réel qui lui serait extérieur mais bien de son mouvement interne et c’est seulement d’après ce mouvement interne que la vérité peut être établie. Une pensée vraie contient donc en elle-même, abstraction faite des représentations, sentiments, intuitions, etc., toutes les caractéristiques intrinsèques d’une pensée vraie. Une fois encore je tords le texte de Hegel vers Spinoza, parce qu’il s’agit exactement de la même chose ! [Une remarque en passant : en relisant Spinoza à partir de Hegel, en changeant donc nos points de vue habituels qui consistent à le lire à partir de Descartes, on peut mesurer combien sont erronées les propositions qui définissent le spinozisme comme un « monisme », voire comme un « monisme matérialiste », autant que celles qui défendent le « parallélisme »].
Et si l’on n’avait pas compris, Hegel insiste :
Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience.
La vérité, c’est la logique des déterminations-de-pensées (cette logique dont il faut se rappeler qu’elle est découverte sous sa forme achevée dans l’évangile de Jean, la logique triadique) et non quelque correspondance entre les concepts et les représentations qui se trouveraient dans la conscience. Suit un exemple :
Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire.
Cette illustration apporte quelque chose auquel nous devons faire attention. La théorie de la vérité-correspondance, la doctrine classique de la vérité donc, repose sur l’accord entre la définition (abstraite) et « ce qui de son ob-jet se trouve dans la conscience ordinaire ». Bourgeois écrit « ob-jet » pour traduire Gegenstand – et réserve « objet » pour « Objekt ». L’ob-jet, c’est ce qui se tient en face, en face dans la conscience ordinaire et il y a un bien toujours quelque chose qui se tient de la conscience ordinaire, une représentation puisque c’est de là que part le mouvement de la pensée chronologiquement.
Mais on voit tout de suite que le rapport entre la pensée l’ob-jet qui se trouve dans la conscience ordinaire est en même temps inessentiel, car l’essentiel c’est le rapport de la pensée avec elle-même, en et pour elle-même. Voilà pourquoi :
De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude.
Un concept doit donc se déterminer en et pour lui-même et non d’après une présupposition qui lui serait extérieure. Car si ce n’était pas le cas, nous ne pourrions jamais atteindre de savoir absolu, nous resterions prisonniers de catégories figées et conditionnées de l’entendement. Bref on tomberait dans l’empirisme ou ses dérivés (dont la philosophie critique kantienne fait sans doute partie du point de vue hégélien). Il faudrait ici définir ce qu’est une présupposition. Une supposition est une hypothèse (si on se contente de traduire le grec en latin). Une présupposition au sens de Hegel n’est pourtant pas une hypothèse préalable. Une présupposition est une Voraussetzung. Une Aussetzung est une exposition, une révélation (ou encore une reddition !) : ce qui était dedans, je le mets dehors. Une Voraussetzung, c’est qui est exposé en premier, ce qui vient devant ; on pourrait traduire par « prémisse ». La représentation vient en premier dans le développement qui se passe dans la conscience ordinaire.
Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes.
Le concept se détermine donc en quelque sorte de l’intérieur et non dans le rapport à quelque chose qui est « présupposé », c’est-à-dire posé en dehors du mouvement propre de la pensée pensante. « Laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes » : pour les raisons même que ce texte ne cesse d’exposer, les déterminations ne sont extérieures au concept. Elles sont elles-mêmes « vivantes ». La logique a donc pour tâche de suivre la genèse même des catégories. Par conséquent, les « déterminations-de-pensées » étant vivantes n’ont aucun caractère fixe, elles passent de l’une dans l’autre, s’engendrent mutuellement.

Sortir de la conscience ordinaire. Se hausser à la pensée philosophique

La logique ordinaire par au contraire de déterminations fixes (le principe d’identité, le principe du tiers exclu) et donc nous avons une nouvelle confirmation de la distance qui sépare ce que Hegel entend par Logique et de ce que Aristote ou Kant entendaient sous le même nom.
Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application.
Ce qui rend la logique difficile est là : en pratique les « déterminations-de-pensée », les catégories logiques, ne se présentent pas à la conscience ordinaire, ce qui est la conséquence de ce qu’on a vu un peu plus haut en essayer de comprendre ce que pouvait vouloir dire cette abstraction de toute représentation qu’est la pensée pure. Dans la conscience ordinaire, ce sont les représentations qui se présentent les premières et c’est pourquoi elles semblent même être la pensée tout entière. Les « déterminations-de-pensée » n’apparaissent toujours que comme les déterminations de ceci ou de cela. Dans la logique, on suit une démarche complètement différente de la démarche phénoménologique : il s’agit dans cette « première partie de la science » (La Phénoménologie de l’Esprit) de prendre « le chemin consistant à commencer par la première, la plus simple apparition de l’esprit, la conscience immédiate, et à développer sa dialectique jusqu’au point de vue de la science philosophique dont la nécessité est montrée par cette progression » (§25R) Mais ici nous sommes arrivés au « point de vue philosophique » et ce point de vue est celui dans lequel il y a du sens à s’interroger sur les « déterminations-de-pensée » indépendamment de leur application, et c’est même en cela que réside la point de vue philosophique proprement dit. Car :
Mais ce problème est précisément ce qui importe.
Ce qui suppose maintenant qu’on redéfinisse ce qu’on entend par vérité.
À ce sujet on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment.
Il y a donc deux sens au terme « vérité », le sens entendu « habituellement » et le « sens philosophique ». Le sens habituel est celui de la vieille adéquation entre la chose et la représentation (adequatio rei et intellectus). Ce premier sens suppose l’existence d’un ob-jet, d’un acte de la conscience ordinaire auquel il faut conformer la représentation. Ici, il faudrait aller un peu plus loin dans la compréhension de ce que Hegel nomme « représentation » (Vorstellung). Mais cela ne figure pas encore dans ce texte. Il faudrait pour cela reprendre la Phénoménologie (au demeurant, le §25 renvoie explicitement à la Phénoménologie).Notons cependant que « représentation » procède chez Hegel du même mouvement par lequel nous sentons, intuitionnons, voulons, mais ne s’identifie ni à la sensation, ni à l’intuition ni à la volition. La représentation est ce quelque chose de mental vers lequel pointent la sensation, l’intuition, etc.
Revenons à la vérité. Le sens philosophique, le seul qui importe, est celui dans lequel la vérité est comprise comme l’accord du contenu avec lui-même. Il ne s’agit plus de la vérité d’une idée saisie dans son rapport extrinsèque avec son objet mais de la vérité intrinsèque d’une idée. Ce qu’exposent les exemples simples qui suivent.
Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié ; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même.
Si « non-vrai » a le même sens que « inadéquat », on pourrait penser que vrai, au « sens philosophique » est la même chose que « adéquat ». Mais Hegel laisse ce filon. Les exemples qui suivent débouchent sur une conclusion :
En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet.
On pourrait croire ici que l'on retrouve la conception de la vérité comme adéquation. Mais ce n’est pas exact. En fait, c’en est l’exact opposé. Il ne s’agit plus de comparer la représentation à l’objet mais l’objet au concept. Il s’agit de comparer l’existence de l’objet au concept, c’est parce que le concept est premier et que donc la vérité se détermine à partir de la pensée et non la pensée à partir du lien aux objets de la représentation. Rappelons-nous : les pensées sont d’abord des « pensées objectives » dont Hegel nous dit en §25 que cette expression désigne la vérité.
D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même.
Phrase curieuse : une représentation peut être exacte mais non vraie. Exacte en ce sens qu’elle est conforme à son objet, mais non-vraie puisque le vrai est la conformité au concept.
De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. – Dieu seul est l'accord véritable du concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept.
En fait, pour l’essentiel nous avons « dans la tête » des pensées exactes de la sorte, parce que la vérité est l’absolu. Tout ce passage est encore extraordinairement spinoziste : Dieu seul est l’accord du concept et de la réalité alors qu’en l’homme les idées sont toujours des idées partielles, parce que idées de choses finies, qui ont, en elles-mêmes, leur concept, mais ce concept n’est pas vrai, ou comme dirait Spinoza ces idées tronquées inadéquates en nous sont néanmoins vraies « en Dieu ». Le vrai est le tout, disait déjà la Phénoménologie de l’esprit. Le fini étant « non-tout » est donc « non-vrai » !
C'est pourquoi elles doivent aller au fondement, ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
Ces pensées exactes mais non-vraies ne peuvent cependant pas être séparées de la vérité. Elles sont le point de départ d’un mouvement qui oblige l’esprit à aller jusqu’au fondement. « Aller fondement », c’est en allemand « zugrunde gehen », qui peut vouloir dire « aller au néant ». Ce qui explique l’exemple de l’animal : le genre (le concept) se libère de la singularité par la mort. Ici la suite du raisonnement de Hegel est en suspens. Il faudrait compéter en se demandant où l’homme individuel a-t-il son concept. Il l’a aussi dans le genre, mais par la conscience de soi, en disant « Moi », l’homme pose simultanément le singulier et l’universel (chacun peut dire « moi », donc ce « moi » est à la fois moi et tout homme). C’est une idée que reprendra le jeune Marx: l’homme est l’être générique et l’aliénation sera définie comme la perte de cet être générique. Ici en fait Hegel fait référence à quelque chose qui a été montré au début de l’addendum.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique.
Cette phrase finalement vient clore le raisonnement sous-jacent qui ne figure pas dans le texte. On passe de la vérité comme accord du concept à la vérité comme accord avec soi-même qu’on se gardera de prendre dans un sens trop psychologisant. En fait on revient à la question de la phénoménologie de l’esprit et du passage de la conscience ordinaire à la conscience philosophique.
Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout.
En effet, dans la conscience ordinaire la représentation se tient indissociable des déterminations de pensée.
La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai.
La logique consiste donc à montrer ce que sont ces déterminations de pensée et à déterminer dans quelle mesure elles sont « capables de saisir le vrai ». Encore une fois, nous voyons que la logique n’a pas pour objet la validité des raisonnements mais bien autre chose : le concept et donc son objet propre est d’être une théorie de la vérité.
Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Puisque, comme on l’a vu plus haut, le non-vrai est lié au fini, la question est bien de savoir distinguer les formes de l’infini de celles du fini. Le fini n’est pas le mal ! Mais c’est seulement la cause de l’illusion.
Au total, nous pouvons ressaisir l’entreprise qu’est la logique dans l’ensemble de la philosophie de Hegel. La phénoménologie de l’esprit conduit à la logique, c’est-à-dire à la connaissance de l’esprit en lui-même – puisque ces déterminations de pensée qui sont l’objet propre de la logique sont les catégories qui permettent de saisir le vrai lui-même, c’est-à-dire l’esprit.

Conclusion de l’explication de ce passage:

Ce passage mériterait d’être lu avec ce qui le précède et ce qui le suit. Il nous place en tout cas au point névralgique de la logique de Hegel, c’est-à-dire de son système philosophique. La vérité est ou plutôt doit être l’objet absolu de la philosophie et non pas seulement le but visé. On peut comprendre aussi le contresens qui consiste à faire du hégélianisme un historicisme. Ce serait plutôt un logicisme radical, à condition d’oublier ce qu’on entend ordinairement par logique (en fait la logistique qui s’est développée à partir de la fin du XIXe et de la Bregriffschrift de Frege) et de considérer les catégories (les déterminations de pensée) comme les objets propres de la philosophie. La vérité consiste donc dans le processus de manifestation de la vérité, c’est-à-dire dans la vie propre des catégories qui trouve son effectivité dans l’histoire (sous sa triple dimension de la formation de l’individualité – de l’être spirituel singulier –, de l’histoire des peuples et enfin de l’histoire de la philosophie.

jeudi 27 août 2009

La contradiction et la puissance du négatif

Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme “ Je suis l’esprit qui toujours nie ”, le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte de Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction  et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la , l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la  des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. “ Intérêt ” signifie “ être dans quelque “ chose ”, une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.
(extrait de “ La raison dans l’histoire ” - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel renverse les problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure, mais aussi une “ maladie ” et une “ gangrène de la raison pratique ” (Kant). La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon “ fonctionnaire de l’esprit universel ”, enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées.  Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la  moralisante – la  abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Chez Hegel, on ne retrouve plus vraiment cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible (Leibniz). Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la “ bonne nouvelle ” soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : “ Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! ” (Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. “ En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. ” (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le “ mouvement et l’âme ” de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’“ essence morte ” dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier “ déchire ” l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir “ la conscience de soi effective de l’esprit absolu ”. L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, “ monde immaculé que ne souille aucune scission ”, celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme “ ombre ineffective ”, la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en “ trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ”. La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, “ l’acte qui est le Soi-même effectif ”. Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la “ terrible nécessité du destin ” qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, “ la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. ” Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place “ comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ”. Et donc “ tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. ”
Ainsi la conscience de soi “ pose elle-même la scission ” dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car “ l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. ” Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une “ effectivité sans droit ”. Hegel donne la clé du mystère : “ ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable ” car cet individu n’est que “ le moment formel de l’agir ”. L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car “ l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi ” – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité “ ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ”. Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a “ aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ”. Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : “ commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. ”
Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un “ état dynamique qui avance vers la solution du conflit ” et ainsi “ le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi ” (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaires des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. “ Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. ” (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et “ la démesure effrénée devient sa véritable norme ”. Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté “ la sauvagerie bestiale ”. L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit “ la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin ” qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : “ La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ”. Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : “ la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. ”
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat “ doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. ” (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, “ le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. ” (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Réglant ses comptes avec son “ ancienne conscience philosophique ” dans L’Idéologie Allemande (1845), il se place désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.
Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, “ cellule de la société bourgeoise ”, dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une “ chose métaphysique ” car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.
Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces “ ingrédients ”, il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure  de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.
De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse “ matérialiste ”, Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en “ agent fanatique de la production pour la production ”. Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.
Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais “ la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. ” Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira “ non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. ”
Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : “ Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! ”
Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les “ lois de l’histoire ” seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la novlangue du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que “ le bien, c’est le mal ”. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...