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jeudi 28 mars 2019

« Aufhebung », Karl Marx et la révolution


Actuel Marx a ouvert, dans son numéro 64 (septembre 2018), un débat sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, avec un article de Lucien Sève[1]. La question avait pris, à son initiative, une tournure inédite en France à la fin du siècle dernier, opposant une traduction par dépassement à celles traditionnellement employées jusqu’alors telles qu’abolition et suppression, essentiellement destinée à écarter l’idée d’une abolition du capitalisme au profit de son dépassement. Le présent article prolonge la discussion en s’inspirant d’un ouvrage qui lui fut consacré en 2016, L’Esprit de la révolution - Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition[2], auquel l’article de Sève répondait.
Un article de Patrick Theuret (voir aussi la recension de Tony Andréani)

vendredi 15 septembre 2017

Actualité de la théorie critique

Introduction


Si le vieux « marxisme orthodoxe » est définitivement hors d’usage, la profondeur de la crise économique, sociale, politique, mais aussi morale qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui rend nécessaire non seulement un retour à Marx qui doit être tout simplement lu véritablement et réinterprété, mais aussi aux écoles marxistes « hétérodoxes » du XXe siècle, celles qui sont parties de Marx pour aborder autrement et sous d’autres angles l’analyse critique de la société bourgeoise.
Il faudrait citer ici Lukàcs, non seulement le Lukàcs de Histoire et Conscience de classe, mais plutôt sans doute celui de l’Ontologie de l’être social. Je pourrais aussi évoquer le travail d’Ernst Bloch et son Principe espérance. Mais le courant le plus important est surtout l’école de Francfort (l’institut de recherche sociale, fondé à Francfort en 1923, transféré aux États-Unis pendant le régime nazi et reconstruit après guerre) et ce qu’il est convenu d’appeler la théorie critique, un terme générique qui rassemble toute une galaxie de penseurs, regroupés autour de l’Institut de recherche sociale : Adorno et Horkheimer – les fondateurs –, mais aussi Marcuse, Fromm et Walter Benjamin, Alfred Sohn-Rethel, et beaucoup d’autres encore. Jürgen Habermas et Axel Honneth sont les deux dernières figures marquantes de l’Institut et on peut encore y rattacher Harmunt Rosa, l’auteur de l’excellent Accélération.
Ces courants ont des continuateurs. Deux philosophes italiens, Costanzo Preve (disparu il y a quelques semaines) et Diego Fusaro tiennent l’Ontologie de l’être social de Lukàcs pour un livre fondamental. La théorie critique, critiquée, figure dans les références de la « Wertkritik » ou de Moishe Postone, mais on la retrouve aussi chez Costanzo Preve et le groupe de jeunes philosophes qui continuent son œuvre. Christopher Lasch, l’auteur de La révolte des élites et La culture du narcissisme a été l’un des héritiers les plus intéressants de « l’école de Francfort ». C’est sur celle-ci que je vais centrer mon propos aujourd’hui en tentant de mettre en lumière l’actualité de la théorie critique. Je laisserai de côté Lukàcs ou Bloch qui mériteraient de longs développements.
Je commencerai par rappeler ce qu’est la théorie critique – de manière un peu schématique, car il faudrait prendre en compte une évolution historique (Horkheimer en 1930 et Horkheimer en 1960, ce sont souvent des positions assez différentes). Je montrerai ensuite que les traits les plus saillants du capitalisme de notre époque, de ce « capitalisme absolu » dont parle Diego Fusaro, trouvent une première élaboration chez les principaux penseurs rattachés à l’école de Francfort. Adorno, Horkheimer et les autres ont eu l’intuition de développements qui, aujourd’hui, sont sous nos yeux de manière parfois effrayante.

Qu’est-ce que la théorie critique ?

Max Horkheimer
Il faut commencer par l’essai fondateur de Horkheimer, publié en 1937[1]. Max Horkheimer part de la définition traditionnelle de la théorie, par exemple telle qu’on la trouve chez Husserl : « système de propositions, fermé sur soi, d’une science en général »[2]. Cette définition qui correspond aux sciences de la nature telles qu’elles existent pratiquement depuis le XVIIe siècle, devrait valoir pour les sciences de l’homme et de la société. Même si les résultats ne sont pas probants, ces sciences n’ont pas beaucoup d’autre solution. Comme le fait remarquer ironiquement MH,
Au stade tardif où l’évolution de la société actuelle est parvenue, les sciences dites « humaines » n’ont de toute façon qu’une valeur marchande très fluctuante ; elles sont obligées d’imiter, tant bien que mal, les sciences de la nature, dont un destin plus fortuné met l’utilité pratique au-dessus de toute question.[3]
Ce que se propose la théorie critique, c’est, en se tournant vers la praxis sociale, de déterminer les conditions qui ont permis le triomphe de certaines conceptions théoriques. Par exemple, il n’est pas possible de comprendre l’apparition et le succès du mécanisme sans revenir au bouleversement des conditions sociales et politiques au XVIe siècle.
La théorie en général est conditionnée par le matériel empirique à sa disposition et à son tour elle le conditionne. Mais pour ce qui est de la théorie traditionnelle, elle ne s’interroge pas sur ses propres conditions d’existence et donc la fonction réelle de la science dans la société est radicalement méconnue. MH donne un exemple intéressant : l’école néo-kantienne de Marbourg (avec H. Cohen) érige en catégories universelles certaines catégories isolées de l’activité théorique du savant spécialisé. Le physicalisme du « Cercle de Vienne » fait de la physique la seule et véritable connaissance du réel. Cette méconnaissance et cette véritable inversion de la réalité aboutissent à ramener les caractères essentiels de la vie sociale dans les limites de l’activité théorique du savant. Ainsi, les systèmes philosophiques les plus variés expriment « la fausse conscience du savant bourgeois à l’ère libérale ».
Il s’agit donc en premier lieu de procéder à une critique de la théorie traditionnelle en la ramenant sur terre, c’est-à-dire en pensant l’activité théorique dans son intégration dans l’ensemble du travail social. Cette thématique sera développée par Habermas dans Connaissance et intérêt[4] .
En second lieu, il s’agit de reprendre à nouveaux frais la vieille tâche de la philosophie : permettre à l’homme de se connaître lui-même, une tâche qui ne peut pas être celle des sciences de la nature ou des sciences de l’homme et de la société qui cherchent à se modeler sur les sciences de la nature, mais une tâche qui est proprement celle de la théorie critique.
En troisième lieu, il s’agit de construire une théorie dont le souci est d’établir un ordre conforme à la raison, c’est-à-dire de sortir les individus de l’aliénation de la société bourgeoise. Il s’agit d’une perspective émancipatrice.

Les caractères fondamentaux du capitalisme absolu

Pour comprendre l’intérêt actuel de la théorie critique, je voudrais brièvement souligner ce qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui, le capitalisme tardif que l’on peut aussi appeler « capitalisme absolu ». Je ne vais pas m’engager dans l’étude des transformations au niveau du procès de production, de l’extension infinie du domaine de la marchandise et de la pulvérisation du prolétariat qui ne peut plus être considéré comme un « sujet révolutionnaire », ce dont Adorno et Horkheimer ont très vite eu l’intuition. Je me contenterai de souligner ce dont parle déjà Weber : le capitalisme « libéral » construit une véritable « cage d’acier » qui restreint toujours plus les marges de manœuvre dont disposent les individus et les communautés particulières au sein même de la société capitaliste et rend de plus en plus difficiles les efforts pour s’émanciper des rapports sociaux capitalistes.
On peut penser comme Freud que personne ne pourra transformer les hommes en termites et que, par conséquent, la soumission croissante de la vie aux contraintes du mode de production capitaliste va rencontrer de puissantes résistances et sécréter ses antidotes. Car le développement du mode de production capitaliste met en cause directement les fondements de la civilisation humaine, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons, depuis les origines de la pensée religieuse ou philosophique, de ce que c’est qu’être humain. Adorno considérait Auschwitz comme l’événement majeur de notre histoire et en déduisait sa règle morale : penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. S'il est vrai qu'Auschwitz ne se répétera pas à l’identique, il n’est pas besoin de gratter trop profond la mince couche de vernis démocratique de nos sociétés pour voir comment les ingrédients de base du nazisme sont plus que jamais actifs : la volonté de domination, le projet d’une transformation biologique de l’espèce humaine, etc. Adorno, parlant des exhortations au bonheur écrit :
Cela fait partie du mécanisme de domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre ; et c’est la même logique qui mène en droite ligne de l’évangile de la joie de vivre à la construction d’abattoirs humains assez loin en Pologne pour que chacun de nos compatriotes (Volksgenossen) puisse se persuader qu’il n’entend pas les cris de douleur des victimes. Voilà un schéma de la capacité de jouissance non perturbée.[5]
 « Capacité de jouissance non perturbée », voilà ce que doit garantir le système médiatique et ce qu’on appelle la culture. Le capitalisme est né et s’est développé en s’appuyant sur la culture dont il avait hérité. Son génie a été d’avoir su exploiter ces forces productives gratis que représentent la science et la culture. Il arrive un moment – le XVIIe siècle – où les forces économiques et la vie intellectuelle à son plus niveau d’abstraction entrent dans une interaction très productive. La science nouvelle, celle de Galilée, celle dont Descartes fait la théorie, en tant que science mathématique permet la prédiction, la construction d’applications techniques et réciproquement le progrès de la technique permet de nouvelles percées scientifiques. Incontestablement l’essor économique et la navigation au loin constituent le terreau nourricier sur lequel va s’élever la culture des Lumières et l’édifice majestueux de la science moderne. La cupidité sans borne des aventuriers du capitalisme naissant s’est combinée avec le savoir désintéressé que cultivaient ces savants désintéressés, austères, prêts à tout sacrifier des plaisirs de la vie mondaine pour l’amour de la vérité. Une unité dialectique des contraires qui donne son élan au capitalisme. Cette combinaison fonctionne jusqu’au XXe siècle et elle se retrouve dans l’éducation – au moins celle des classes dominantes – qui est à la fois une éducation de plus en plus scientifique et technique (qu’on pense ici à l’œuvre scolaire considérable de la révolution française, du directoire et de l’empire) et en même temps une éducation fondée sur la tradition des humanités classiques comme si on ne voulait pas oublier que la science moderne est née dans le moment et dans le mouvement où l’on a restauré dans toute sa dignité l’antique culture gréco-latine, ce qui été le caractère propre de cette grande époque révolutionnaire que fut la Renaissance.
Le XXe siècle marque un tournant dans l’histoire culturelle de l’Europe. Le moment qui se situe au passage du XIXe au XXe siècle semble extrêmement fécond sur le plan scientifique (en quelques années sont conçues les deux théories physiques majeures, la relativité générale et la mécanique quantique), mais il est en même temps le moment où se cristallise tout un courant intellectuel hostile au rationalisme d’où sortira cette « idéologie de la guerre » analysée par Domenico Losurdo[6].
Jusqu’au XXe siècle, progrès des sciences, progrès des mœurs, progrès politique et développement économique pouvaient sembler aller plus ou moins de pair. Le XXe siècle brise cette belle harmonie : le progrès scientifique et technique est mis au service de la pire barbarie. La guerre, loin de régresser, se déchaîne comme jamais et frappe de plein fouet les populations civiles. La « modernité », le culte des machines et de la science sont mis au service de tyrannies d’un nouveau genre, le fascisme et le nazisme. En 1945, les USA lancent sur les populations Hiroshima et Nagasaki l’arme absolue, la bombe atomique qui saisit l’humanité d’effroi[7]. La rationalité scientifique se trouve ainsi mise au service de la folie totale. Le capitalisme met directement en cause l’existence même de la civilisation humaine. Ce qui va, par contrecoup alimenter un courant hostile à la science, chargée dorénavant de tous les péchés.
À partir du XIXe siècle avait commencé nettement à se manifester un scientisme qui réduit la science à des activités opératoires et pose que ce genre d’activité suffit pour régler convenablement tout ce qui concerne les affaires humaines. Le positivisme, celui de Comte comme celui de ses héritiers, joue son rôle dans cette évolution puisqu’il coupe la science de la philosophie et de la métaphysique et vise à faire du gouvernement des hommes une sorte de sous-branche des métiers de l’ingénieur. Cette nouvelle situation renforce les tendances anti-rationalistes et développe une haine proprement réactionnaire de la science en même temps que la science est progressivement soumise aux impératifs techniques du capitalisme.
La destruction de la culture par le capitalisme est visible dans tous les domaines. D’une part, la culture traditionnelle est soumise à la loi du marché. Il suffit de voir la transformation du Louvre en centre commercial pour comprendre ce qu’est la muséologie moderne : la « coca-cola-isation » des chefs d’œuvres. D’autre part est produite une culture de masse qui n’a plus aucun rapport avec la culture populaire, une culture de masse fondée sur la passivité des individus consommateurs, le lavage de cerveau et l’abrutissement méthodique, dont les grands médias télévisés avec leurs émissions de télé-réalité et leur shows de variétés donnent un exemple particulièrement écœurant. Les analyses politiques ont trop sous-estimé ce facteur. Ainsi la « télé Berlusconi » – qui n’est pas le fait du seul Berlusconi – a-t-elle joué un rôle important dans la décomposition de la vie politique italienne.
Cette destruction de la culture va avec la destruction des cadres de la vie commune et avec la mise en coupe réglée des individus surveillés, espionnés, conditionnés avec l’aide des sciences « humaines ». Cette société de surveillance généralisée qui était annoncée dans le 1984 d’Orwell est la nôtre.
Enfin le capitalisme pourrait conduire au « dépassement de l’homme » lui-même. Quelques prophètes tiennent de plus en plus haut des discours sur le « post-humain », un post-humain qui se prépare avec les travaux sur les organismes génétiquement modifiés, avec les recherches sur « l’homme bionique » et avec l’expérimentation de nouvelles méthodes d’amélioration des performances corporelles, domaine pour lequel le sport de compétition de haut niveau fournit le terrain d’expérience rêvé – et du reste, c’est pour cette raison que les protestations contre le dopage et les revendications d’un sport « propre » sont soit des niaiseries soit une expression de cet art consommé du mensonge qui caractérise nos sociétés de « transparence ». Il faut ici se reporter aux travaux de Jean-Marie Brohm, un héritier français de l’école de Francfort qui a d’ailleurs contribué à l’introduction de Reich et de Marcuse en France.
Le capitalisme jusqu’au XXe siècle inclus n’a jamais été un capitalisme pur. Son développement était entravé d’abord par le poids du passé, par l’héritage d’une certaine conception des valeurs qui doivent gouverner les sociétés humaines ; c’était un capitalisme marqué par la société dont il sortait. Il a ensuite été sérieusement limité et a dû composer avec le mouvement ouvrier et la crainte du communisme. Des années 45 à 75/80 pour la France, les lignes structurantes de la politique des différents gouvernements ont été celles qu’imposaient les revendications sociales. Les gouvernements de droite devaient se déguiser en gouvernements « sociaux » ou « sociaux démocrates » : c’est ainsi que Jacques Chirac en 1974 se voulait un « travailliste » et que son mentor Pompidou se réclamait de l’expérience social-démocrate suédoise comme moyen de faire barrage à la menace communiste. Ces deux freins au libre jeu des forces du capitalisme ont sauté. Le monde rural, refuge de la tradition conservatrice, mais aussi d’une certaine résistance au capitalisme n’est plus qu’un souvenir et l’Union européenne a programmé l’extermination sous dix ou quinze ans des derniers récalcitrants. L’artisanat et le petit commerce sont à l’agonie et avec eux l’idée même de métier à laquelle est substituée celle d’emploi. Les valeurs du passé sont enterrées. La bourgeoisie moderne se contrefout de la famille, déteste la patrie et n’aime le travail que pour les autres, et encore : le travail n’est-il pas qu’un insupportable « coût » ? La révolte contre l’ordre moral a levé les derniers obstacles à la commercialisation brutale de tout ce qui relève de l’intime et a fait de la pornographie un des grands secteurs des « industries culturelles ».
Ainsi la poursuite du développement « illimité » du capitalisme est à l’ordre du jour, mais cela ne rend que d’autant plus probable l’expression des tendances fondamentales que nous avons relevées :
1. Développement des affrontements entre groupes capitalistes avec la multiplication des conflits armés sur des étendues plus ou moins grandes et les dislocations d’anciens ensembles étatiques provoquant un chaos à côté duquel l’ex-Yougoslavie n’a été qu’une aimable mise en train. L’éclatement potentiel de la Grande-Bretagne (avec l’Écosse), de l’Espagne (avec la Catalogne), de la Belgique (avec la Flandre), mais aussi demain de l’Ukraine, préfigure l’explosion littérale de la « vieille Europe » entièrement asservie à l’empire américain.
2. Poursuite et accélération de la destruction des ressources naturelles et probabilité de catastrophes écologiques de grande ampleur. Le paradoxe ici est que le discours omniprésent n’a rigoureusement aucun effet. La « politique de l’offre » consistant en une course effrénée à la productivité produit nécessairement tous ces maux publics que la bonne conscience écologique prétend combattre.
3. Destruction de la culture humaine et de l’idée même de l’individu comme sujet libre – l’école combinant la destruction des humanités classiques et la pratique des techniques commerciales de la manipulation en constitue un bon exemple.

La colonisation du monde vécu

Parmi les caractéristiques majeures du mode de production capitaliste aujourd'hui, la colonisation des consciences, c’est-à-dire la colonisation du monde vécu est l’une des plus inquiétantes. L’idée de colonisation du monde vécu a été développée par Habermas dans son premier ouvrage important consacré à l’espace public. Tous les espaces où pouvait s’exercer un usage public de la raison (pour reprendre une expression de Kant – ont été envahi par les intérêts privés du capital. Significativement, la publicité qui désignait précisément cet usage public de la raison est devenue ce que l’on appelait jadis la réclame. Le principe de publicité, principe juridique et moral des Lumières, est devenu l’organisation systématique de la dépendance des consommateurs et du formatage de leurs désirs, en utilisant d’ailleurs les moyens que lui ont fournis la psychologie et la psychanalyse dévoyée.
Le « totalitarisme » du XXe a déjà utilisé les méthodes de la technique moderne comme moyen d’asservissement des masses, mais il ne pouvait se passer de la contrainte brutale, de la violence sans frein même si elle était rationnellement organisée. C’était une domination totale très coûteuse et finalement instable. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose : de diminuer les coûts directs de la domination en développant une contrainte « douce », presque indolore. On oppose traditionnellement la liberté à la contrainte. Comment s’exprime la contrainte ? Par la souffrance, le sentiment intérieur d’oppression, la résistance sourde à cette puissance extérieure qui s’exerce sur le sujet. Adorno fait justement de la souffrance, de la prise de conscience de l’homme démuni le point de départ de toute réflexion morale sérieuse.
Si on peut supprimer chimiquement cette résistance sourde, si on peut faire en sorte que l’esclave prenne plaisir à travailler, en quoi pourra-t-on dire que cet esclave est encore un esclave ? L’usage des drogues comme moyen d’obtenir le consentement des dominés est une vieille affaire. Pendant la Première Guerre mondiale, la gnôle a souvent servi de carburant pour envoyer les soldats au front. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il fallait « retrousser ses manches, produire d’abord et revendiquer ensuite », selon le mot d’ordre de Maurice Thorez, certaines catégories de travailleurs (par exemple, les « ambulants » de la Poste, pour citer ceux que j’ai connus) recevaient une ration de vin et de cigarettes pour tenir le coup. Que l’on puisse modifier temporairement les sentiments des hommes par toutes sortes de « pharmaka », c’est une donnée fondamentale de tout art médical depuis la plus haute antiquité. Être « pharmakao », c’est tout simplement avoir l’esprit embrouillé par un breuvage.  Bien que, selon lui, l’âme et le corps soient séparés radicalement sur le plan ontologique, Descartes constate que l’âme est étroitement unie au corps et ce constat l’avait conduit à considérer qu’une des applications les plus importantes de la médecine serait de rendre les hommes « plus sages ». Idée extravagante, évidemment, mais qui peut se retourner en son contraire : la science médicale pourrait être mise au service non pas de la sagesse, mais de la folie.
Cette idée ouvre la voie à une nouvelle conception de l’esprit humain conforme à la logique des sciences positives, une logique qui conduit au démontage de ce que l’on appelait du nom d’esprit. L’esprit est considéré comme une chose (le cerveau, le système neuronal) ou une manière de parler de l’activité de cette chose.  Et cette chose est une chose matérielle ce qui fait de la pensée une façon de parler des mouvements qui agitent cette chose matérielle. Si l’esprit appartient bien à la nature et doit donc être pensé comme quelque chose de naturel, pour autant la saisie objectiviste des sciences de la nature est incapable de rendre compte réellement de l’esprit parce que la subjectivité, par définition, ne peut pas être l’objet des sciences de la nature. Reste à comprendre pourquoi les neurosciences et les recherches en vue d’élaborer une « conception scientifique », c’est-à-dire purement naturaliste de l’esprit humain sont menées avec autant de vigueur.
Le progrès des neurosciences est sans doute une bonne chose : on connaît mieux le cerveau, on connaît mieux son fonctionnement et par conséquent on en peut mieux soigner les troubles et les lésions. On peut même commencer à envisager des prothèses en cas de troubles fonctionnels graves.  On travaille beaucoup sur des dispositifs qui permettraient de décoder les pensées (à partir d’une électroencéphalographe) pour les transmettre à un ordinateur. Un sujet privé de toute possibilité motrice pourrait ainsi, seulement par la pensée, commander un robot. Voilà de bonnes nouvelles. Mais comme toujours, les moins bonnes suivent. On travaille sur des expériences de « transmission de pensée » par ordinateur – des expériences récentes dans ce domaine semblent indiquer le chemin à suivre. Les progrès de l’informatique pourraient aussi prendre le relais du bon vieux détecteur de mensonges.  Bref, nous serions sur la piste du « cérébroscope », la machine à lire dans les pensées – dont IBM a annoncé la mise au point pour les années immédiatement à venir. Si on peut associer rigoureusement une certaine configuration active de neurones et un contenu de pensée, on pourra avoir une sémantique complète du cerveau et dès lors se débarrasser définitivement de la notion d’esprit. La subjectivité serait totalement objectivable et avec cette objectivation pourraient disparaître les derniers vestiges de cette vieille idée de liberté.
Toutes les recherches menées actuellement conduisent à la construction d’interfaces cerveau humain/ordinateurs, à la multiplication des prothèses électromécaniques, en un mot à la constitution d’un continuum homme-machine qui débouche sur « l’homme bionique ». La limite entre la science-fiction et la technoscience serait ainsi en train de s’effacer. Bienvenue au cyborg, successeur de l’homme !
Mais là encore, la présentation est trompeuse, d’une continuité de la maîtrise scientifique de l’homme. Des prothèses des bras et jambes aux piles cardiaques pourquoi ne passerait-on pas à une phase ultérieure, une plus grande intégration de l’individu et des prolongements artificiels qui peuvent lui être utiles ? La psychologie scientifique n’a eu de cesse de mettre à plat le fonctionnement de l’esprit humain et la pharmacopée des pilules destinées à réguler le fonctionnement du système nerveux n’a cessé de s’étendre : calmants, somnifères, antidépresseurs, régulateurs de l’humeur et autres anxiolytiques encombrent les armoires à pharmacie de presque tous les foyers. Cependant, ce qui est en cause, c’est autre chose : il n’y pas une grosse différence entre l’absinthe des poètes maudits, l’alcool de l’assommoir de Zola et le Prozac.  On est dans le domaine des drogues qui influent sur le fonctionnement du cerveau, perturbent la pensée et les sensations, détraquent éventuellement l’imagination, comme les crises de delirium dont est victime le personnage joué par Montand dans Le cercle rouge.  Mais l’alcoolique ravagé par l’alcool reste un sujet – tout comme les insensés de Descartes continuent d’exprimer extérieurement qu’ils ont une âme, à la différence des automates et des perroquets. Le projet technoscientifique qui se dessine aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer cette subjectivité. L’alcoolique parle peut-être plus qu’il ne le voudrait à jeun, mais dans sa parole reste maintenue la distinction entre ce qui est dit et ce qu’il pense intérieurement. Dès lors qu’on dispose d’une « machine à lire les pensées », alors cette distinction n’existe plus, elle est radicalement abolie et si l’esprit de l’individu, son intériorité, est exposée aux yeux et à la compréhension, alors cette intériorité n’existe plus et nous n’avons plus affaire à un homme, mais à un androïde, analogue à ceux de Philip K. Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman d’où est tiré le film-culte de Ridley Scott, Blade Runner.[8]
On pourra objecter ceci : soit ce projet de démontage de l’esprit selon les principes de la nature est une pure chimère et alors nous n’avons pas à nous en effrayer plus que de l'histoire de Mary Shelley et la créature du Dr Frankenstein ; soit ce n’est pas de la science-fiction, mais de la science tout court et alors il est stupide de refuser cette vérité scientifique très désagréable pour les humanistes attardés que nous sommes.
On peut écarter la première partie de cette objection. La science-fiction est … de la fiction. Nous avons affaire à un projet sérieux, sur lequel travaillent de nombreux laboratoires, qui mobilise des chercheurs de nombreuses disciplines – de l’informatique à la philosophie en passant par la neurobiologie et la psychologie. Nous ne sommes pas dans une libre création intellectuelle comme le sont les romans de Dick, Huxley ou Orwell. Même si le programme technoscientifique concernant l’esprit échoue dans sa tentative de réduire la subjectivité – et fondamentalement il ne peut qu’échouer – il produit des effets, légitime des pratiques et induit de nouveaux rapports entre les individus.
La deuxième partie de l’objection n’est pas plus convaincante. Comment le programme technoscientifique concernant l’esprit pourrait-il être vrai ? Cela supposerait que soit écartée la vie elle-même. Je peux toujours prendre du Prozac pour combattre ma dépression, je n’éprouverai jamais la dépression comme un simple problème de recapture de la sérotonine ! Je peux connaître les mécanismes de la douleur, cela ne m’empêche pas d’avoir mal et le « avoir mal » est non objectivable. Il est simplement la vie s’appréhendant elle-même. Ce n’est pas du tout par hasard que les grands « triomphes » de la technoscience de l’esprit se sont produits dans les techniques de simulation de la pensée réduite à la pensée calculatrice. Au fond, quand on fait exécuter 2 + 2 à une machine à calculer, on peut sans danger se passer de l’interrogation sur l’effet que ça fait à un sujet humain de penser 2 + 2 ! Hobbes n’a raison (« penser, c’est calculer ») que tant qu’on supprime des opérations de pensée la pensée elle-même, c’est-à-dire la pensée qui s’appréhende elle-même. En simulant les procédures calculatoires de la pensée humaine, on ne construit pas des « machines à penser », mais plutôt des « machines à ne pas penser ». Ces réfutations philosophiques, cela va de soi, ne pourront jamais convaincre un partisan du programme de la technoscience de l’esprit, puisque précisément la pensée philosophique est mise hors jeu dès le début.
C’est qu’en réalité la théorie computationnelle de l’esprit, les sciences cognitives et tout ce qui tourne autour du programme de la technoscience de l’esprit n’ont pas comme objet de connaître l’âme humaine, à la manière de Socrate ou Descartes. Une telle connaissance est considérée comme une entreprise dénuée de sens. Il s’agit au contraire de mettre au point de techniques qui permettent d’agir avec des résultats prévisibles sur les autres esprits. Ni la vérité ni le soin des esprits dérangés ne sont les objectifs de cette entreprise, mais c’est bien plutôt la poursuite de cette « colonisation des esprits » dont parle Remo Bodei. En s’appuyant sur l’étude d’auteurs caractéristiques du XXe siècle et des tournants profonds qui le marquent, Bodei montre comment, l’idée d’âme ayant perdu progressivement de sa force, a commencé la fabrication consciente de l’individualité au moyen des instruments artificiels de la politique et des savoirs scientifiques, si bien que par des techniques d’ingénierie humaine, le pouvoir peut s’intérioriser, rendant l’individu plus malléable, plus souple à gouverner ; il envahit sa conscience. La caractéristique propre des totalitarismes, c’est qu’ils ont réussi à « conquérir et à profaner la citadelle intérieure de la conscience ». Défendant, à la manière d’Adorno, le sujet individuel, le « je », comme seul centre de résistance potentielle et de jugement critique, Bodei montre par quels moyens même dans les sociétés plus ou moins « démocratiques » se développe cette « colonisation des consciences ».
Aux classiques moyens répressifs s’ajoutent ou se substituent les moyens de la séduction, à la peur de la mort comme menace permanente du pouvoir se joint ainsi l’intérêt de la politique pour la vie, la santé et le bien-être des citoyens, tout autant que la mise à disponibilité de pascaliens divertissements de masse …[9]
Comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme n’est donc possible que si on les resitue dans le mouvement d’ensemble de la modernité, ou plutôt dans cette involution de la modernité, née sous le signe de la libération de l’homme et de la promotion de l’individu et qui se transforme en contrôle généralisé et conformisme de masse, même quand il s’agit d’un narcissisme de masse[10].
Le processus de liquidation de la subjectivité comme ce à quoi s’articule toute possibilité de parler de la liberté n’est pas encore allée à son terme et sans doute même ne pourra-t-il jamais y aller. Mais la signification de la technoscience de l’esprit est sans ambiguïté. C’est pour cette raison que la question de la philosophie, c’est-à-dire de la défense de ce qui, depuis au moins Platon, se présente sous ce nom, est une tâche intellectuelle absolument prioritaire, car la philosophie – même la philosophie matérialiste – est dans son existence même une objection irréductible à la tentative de rendre l’homme prévisible et calculable.
On peut mieux comprendre comment fonctionne la machine à formater les cerveaux et, en particulier saisir pourquoi les mensonges les plus grossiers sont si facilement tenus pour des vérités. On sous-estime trop l’importance non seulement des médias traditionnels, mais aussi des nouveaux médias comme internet dans ces processus qui  produisent l’homme de masse dépourvu d’intériorité. Günther Anders a montré les raisons pour lesquelles on ne peut pas tenir le média « télévision » pour un outil neutre. Anders remarque la différence essentielle entre cinéma et télévision. « La consommation de masse, aujourd'hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l'homme de masse. »[11] Le cinéma permet la consommation en masse, collectivement, de marchandises destinées à la masse. Mais ajoute-t-il, « rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction d’une marchandise. »[12] La production de masse des appareils récepteurs demande précisément qu’on en finisse avec cette consommation collective. C’est ainsi qu’est né « l’ermite de masse » ![13] Et Anders écrivait cela avant l’explosion des chaînes de télévision, de l’internet et de la VOD qui permet à chacun de se composer son programme.
Diriger les masses dans le style d’Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de ne plus avoir de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans le flot de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du conditioning, qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour « fun », puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle, puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion.[14]
Günther Anders remarque, dans le même texte, que :
En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs[15].
À quoi l’on pourrait opposer que précisément l’internet (« 2.0 ») redonne justement la parole qu’avaient retirée les médias du XXe siècle. Mais c’est une illusion. Le bavardage permanent est un moyen encore plus efficace d’éliminer la parole en renforçant l’illusion de la liberté. L’aliénation atteint son point culminant. Pour terminer sur ce point voici 10 thèses que Anders propose à partir de son analyse de la télévision :
1.                      Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2.                      Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.
3.                      Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer de lui, mais nous pouvons l'allumer et l'éteindre), nous détenons une puissance divine.
4.                      Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5.                      Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs.
6.                      Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être expédié n'importe où sous forme d'« émission », il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente : l'espace dans lequel il advient n'est plus son « principe d'individuation ».
7.                      Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d'exemplaires, il appartient alors, en tant qu'objet, aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série : c'est bien la preuve que l'événement est une marchandise.
8.                      Quand il n'a d'importance sociale que sous forme de repro­duction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.
9.                      Quand l'événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction.
10.                  Quand l'expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de « monde » (pour autant que l'on entende encore par « monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l'homme un « idéaliste ».
On le voit, il ne s’agit pas de technique, mais de la situation de l’homme, de son être-au-monde.

Günther Anders et la « honte prométhéenne »

Je poursuis encore ici avec Günther Anders parce qu’il me semble que son travail est « francfortien » dans son inspiration fondamentale et dans ses méthodes d’analyse.
Dans son livre, Obsolescence de l’homme, Günther Anders consacre le premier essai à la « honte prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette « honte » :
J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement.
Cette honte est celle du manant introduit pas hasard dans la société des grands, à cette différence que la société des grands était faite d’humains et que les grands devant lesquels T. a  honte sont les machines, des choses produites par les humains. Anders poursuit :
Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.
On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à une simple mécanique au fonctionnement prévisible.  Augustin voit dans l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie. Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisi de la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Les manifestations du culte des choses sont suffisamment nombreuses et suffisamment étudiées par les sociologues pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir. Le plus intéressant, c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une formule : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »
C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se consacrer au « human engineering », c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine, quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la perfection fonctionnelle des machines.  Il y a quelques années une publicité de Citroën pour son modèle baptisé « Picasso » montrait les robots dédiés à la peinture sur la chaîne de montage. Le robot se mettait à peindre le véhicule en suivant un graphisme inspiré d’une toile de Picasso. Mais le précision et la rapidité d’exécution ne laissaient aucun doute quant à la conclusion à tirer : la machine est bien supérieure à l’homme et le génie de Picasso doit s’effacer devant la perfection machinique de la « Picasso ». Se retournant dans sa tombe, le peintre a dû être saisi, lui aussi, comme le T. de Günther Anders par cette honte prométhéenne.

La désublimation répressive

La psychanalyse dans l’esprit de son fondateur visait à l’émancipation et certainement pas à produire des individus conformes aux exigences de la machine sociale. Dès Minima Moralia, Adorno critique sévèrement l’utilisation de la psychanalyse comme instrument de normalisation visant à amener les individus à accepter dans la joie la vie aliénée organisée par le mode de production capitaliste. Il écrit ceci à propos du bonheur sur ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ». Le mot de Schiller : « que la vie est belle !»[16] n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation. Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur en général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux comme s’il ne le tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination.[17]
Cette longue citation d’Adorno nous place directement face à l’une des questions majeures auxquelles nous sommes confrontés : comment le capitalisme fait la propagande du bonheur obligatoire afin d’assurer sa domination. Écrit à la fin des années 40 dans le contexte américain, le texte d’Adorno prend une singulière actualité. Retenons le passage clé :  « c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, en non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde ». Il ouvre directement au concept de « désublimation répressive ».
Dans un ouvrage fameux en son temps, L’Homme Unidimensionnel, Marcuse développe le concept de « désublimation répressive ». Le concept de sublimation est emprunté à Freud qui désigne par ce terme le processus de « désexualisation » de l’énergie sexuelle qui se fixe alors des buts idéaux. Ce processus permettrait, selon Freud, de rendre compte d'activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle, principalement l'activité artistique et l'investigation intellectuelle. « La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés », disent Laplanche et Pontalis[18]. Plus généralement, selon la théorie analytique, aucune civilisation et, pour tout dire aucune société humaine, n’est possible sans la répression/canalisation de la pulsion sexuelle[19]. Il pourrait donc sembler que la diminution de la répression sexuelle et la désublimation soit deux processus corrélés. Nous n’aurions finalement pas beaucoup de choix : renoncer à la répression reviendrait à renoncer à la culture dans ses manifestations les plus élevées. Marcuse montre que la société avancée, c’est-à-dire la nôtre, modifie considérablement les données du problème. Après avoir montré que la productivité technologique croissante et la conquête de l’homme et de la nature ont produit une intégration politique à la société avancée, il soutient qu’il y a un phénomène analogue dans le domaine de la culture. Il y a un processus de désublimation qui prévaut dans certains secteurs de la société et qui conduit à la liquidation de nombreux éléments de la « grande culture » ou de ce que Marcuse appelle « culture supérieure », non parce que la « grande culture » se vulgariserait et dégénérerait, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus de place pour elle dans la société avancée.
Le culte de la personnalité, de l’autonomie, de l’humanisme, de l’amour tragique et romantique, c’est l’idéal d’une époque révolue. […] Aujourd’hui, l’homme peut faire plus que les héros ou les demi-dieux que sa culture a mis à l’honneur ; il a résolu beaucoup de problèmes qui paraissaient insolubles. Mais il a aussi trahi l’espoir et détruit la vérité que les sublimations de la culture supérieure protégeaient.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de culture : on produit des livres en quantités jamais atteintes auparavant, il y a des universités, des étudiants – et là aussi bien plus qu’il n’y en a jamais eu. Mais, ce que dit Marcuse est un peu différent : il soutient que la culture qui demeure et prospère est unidimensionnelle. La « grande culture », fondée sur la sublimation, suppose une mise à distance des intérêts quotidiens, des réalités matérielles immédiates. Elle constitue ainsi une autre dimension de la réalité. La société moderne rabat cette autre dimension (la culture) sur la première (la production). Elle ne la détruit pas, mais elle peut faire usage en cas de besoin – par exemple, pendant la guerre froide, mais de manière instrumentalisée. Elle lui ôte seulement tout ce qui manifeste le processus de sublimation, et c’est une des conséquences directes de l’extension de la domination de la marchandise :
Si les communications de masse confondent harmonieusement, et souvent de manière subreptice, l’art, la politique, la religion, la philosophie et le commerce, elles n’en réduisent pas moins ces domaines culturels à un dénominateur commun : la forme marchande.[20]
Ici, peu importent le contenu des œuvres d’art ou le sens de la pensée philosophique dès lors qu’elles sont réduites à des marchandises, des objets commercialisables et tous commensurables. Le diagnostic que Marcuse porte au début des années 1960 – son livre paraît en 1964 aux États-Unis – s’est révélé parfaitement exact et confirmé par les nouveaux développements survenus depuis un demi-siècle. Les films publicitaires sont considérés à l’égal des œuvres d’art et les œuvres d’art elles-mêmes deviennent des objets publicitaires.
La distanciation artistique est sublimation. Elle crée des images de situations qui sont inconciliables avec le principe de réalité établi ; mais en tant qu’images culturelles, elles deviennent tolérables, instructives mêmes et utiles. Cette imagerie a perdu son efficacité. Le fait qu’elle prend place dans la cuisine, le bureau, le magasin, qu’elle est mise en circulation dans un but commercial, pour les loisirs est en un sens une désublimation – il remplace une satisfaction médiatisée par une satisfaction immédiate. Mais cette désublimation se fait à partir d’une « position de force » de la société qui peut se permettre de donner plus qu’auparavant parce que ses intérêts ont été pris en charge par ses citoyens au plus profond de leur être et parce que les satisfactions qu’elle procure sont des éléments de cohésion sociale et de contentement.[21]
La « grande culture » ne pouvait exister et n’existait que comme une critique du règne de la bourgeoisie. Elle était, certes, portée par la bourgeoisie qui en faisait son supplément d’âme et un facteur de cohésion (respect des maîtres, respect du savoir, respect de ce qui dépasse l’homme ordinaire). Mais en même temps, elle valorisait le désintéressement, critiquait la vénalité, exaltait les valeurs les plus élevées, elle était spiritualiste par essence – même, elle récitait Lucrèce ou les grands philosophes matérialistes. La culture de la « société avancée » n’a plus rien de critique : elle s’insère dans les industries culturelles et produit selon les normes de l’industrie. Là où la « grande culture » s’évertuait à instituer des hiérarchies, la culture « désublimée » méprise ces hiérarchies. Elle est radicalement démocratique.  Tout se vaut.  Tout le monde a le droit d’être un artiste et, pour tout dire, tout le monde est artiste et tout est art. Avec la désublimation, il n’y a plus de place pour le sublime ni pour le tragique. Place à la fête ! Place à la foire ! La « grande culture » était la mauvaise conscience de la bourgeoisie : de Balzac à Thomas Mann. Sous le règne de la désublimation, il n’y a plus de place pour la mauvaise conscience. La littérature est normalisée – les États-Unis, toujours en avance, montrent la voie avec les écoles d’écriture : on peut devenir un bon romancier comme on devenait un bon tourneur-ajusteur. Cette désacralisation de la culture, cette perte de l’aura de l’œuvre d’art dont parlait Walter Benjamin, a pu être vécue comme une libération des anciennes disciplines – tout le mouvement de l’art moderne se présente comme un effort d’émancipation de la tyrannie des règles de l’art. Mais c’est aussi une conséquence du poids croissant de la technoscience dans la vie de tous les jours, qui participe du « désenchantement du monde » et des tendances les plus profondes de « l’esprit du capitalisme », ses tendances égalisatrices dès lors que l’unique mesure devient l’équivalent général, l’argent. Mais, dans le même temps, cette tendance égalisatrice produit, comme l’avait déjà soutenu Tocqueville, un conformisme étouffant. Ironique et décalé sur son époque, Régis Debray écrit :
Aujourd'hui, la vérité des sentiments personnels l'emporte sur les statuts et les convenances, l'authenticité a fait reculer les faux-semblants. Tant mieux. Mais on ne peut pas être anticonformiste en tout ; chaque époque fait sa part du feu. Dans celle qui s'ouvre, l'originalité des mœurs est recommandée, celle des pensées, des goûts artistiques et des choix politiques déconseillés. L'amidon n'empèse plus la vie privée, il décolore l'espace public. Il prendra la forme d'un américanisme bon teint, tempéré par l'humanitaire et diplomatiquement docile.[22]
Régis Debray va cependant trop vite à propos de l’originalité des mœurs. Au cœur de ce processus, on trouve le bouleversement radical du rapport des instances sociales dominantes avec la sexualité. Si « le principe de plaisir absorbe le principe de réalité », il est possible non pas de libérer, mais de libéraliser la sexualité sous des formes directement utilisables par les instances chargées de produire du consensus et de la soumission à la domination.  Analyste fin de cette « libération sexuelle » annoncée dans les années 60 et qui explosera après 68, Marcuse y voit une « désublimation très efficace », rendue possible par le développement des contrôles sociaux de la technologie qui « généralisent la liberté tout en intensifiant la répression »[23]. La libération de l’énergie sexuelle va de pair avec une dés-érotisation du monde – par exemple de la nature et un asservissement croissant de la sexualité à des dispositifs techniques normalisés. L’industrie pornographique, largement démocratisée par internet en donne un premier exemple. Mais, alors qu’on fait pas mal de bruit autour de ce phénomène, on oublie que l’essentiel se joue ailleurs. Quand la sexualité « épanouie » figure dans les magazines entre les recettes de cuisine diététique et l’apologie de l’activité sportive, c’est bien que le sexe n’a plus rien à voir avec l’érotisme, mais devient une des sous-disciplines de la gymnastique.
Adorno note :
La dissolution objective de la société se révèle subjectivement dans la faiblesse de l’impulsion érotique, qui n’est plus capable de relier entre elles les monades assurant leur propre conservation, comme si l’humanité imitait la théorie physique de l’explosion de l’univers. […] Depuis que l’organisation ne laisse plus de temps au plaisir conscient et l’a remplacé par des fonctions physiologiques, le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers.[24]
Une remarque en passant : nous avons sans doute là l’explication de l’obsession des post-modernes visant à remplacer la notion de sexe par celle de genre, bien plus « propre sur elle »...
L’éducation « victorienne » réprimait les manifestations de la sexualité juvénile et confinait aux maisons closes les extra du fantasme. Mais il se pourrait bien que l’éducation libérale, qui initie tôt les jeunes gens aux affaires sexuelles, en leur prodiguant conseils d’hygiène et de prudence, ait finalement des effets répressifs tout aussi ravageurs. La jouissance transformée en obligation de jouir, en impératif orgastique, crée de nouvelles frustrations. On a repoussé les barrières de la transgression beaucoup plus loin sans doute qu’elles ne l’ont jamais été, du moins à une échelle de masse, et du même coup on rend celle-ci plus violente, plus dangereuse. La frontière entre le fantasme (ou sa représentation) et le réel devient souvent très mince. Tous les « psys » s’accordent sur ce point : la difficulté de vivre de nombreux jeunes (et en particuliers des jeunes garçons) est largement liée à la consommation massive d’images pornos qui deviennent la norme pour s’affirmer comme un « homme », un « vrai ».
La consommation de masse ne se contente pas des biens de consommation et d’usage ordinaires : alimentation, vêtements, appareils ménagers. Elle tend à envahir tous les champs de la vie et singulièrement ceux qui, jadis, étaient réservés à l’intimité. Il ne s’agit pas seulement du traitement médiatique de la sexualité ou de la sexualité des jeunes. De manière très emblématique, la « téléréalité », ainsi nommée parce qu’elle est l’empire du faux, met en scène l’intimité sous l’œil du voyeur. Les multiples « shows-psy » convient vedettes et quidams à venir parler de ce dont on ne parlait pas. On peut demander à un ancien ministre ce qu’il pense de la fellation. La surabondance du discours sexuel dans l’espace public vise à régler l’espace intime, à le soumettre aux disciplines du corps exigées par la « société avancée ».  Jusqu’au point où l’on demande une sanction (ou plutôt une sanctification) étatique et juridique des diverses pratiques et orientations sexuelles (cf. supra).
Enfin, alors que Hegel fait de la dialectique des besoins le principe de la civilisation par le raffinement, la désublimation dans la « société de consommation » uniformise les goûts et promeut la grossièreté comme une de ses valeurs importantes. Est-il besoin d’en donner des preuves ? Là encore, on y peut voir, et on doit y voir, l’affaissement des distinctions sociales et les effets niveleurs du capitalisme. Un président en short, faisant, « comme tout le monde », son jogging dans les rues de New-York est forcément un président démocratique.  L’abandon, en voie de généralisation, du port de la cravate abolit les distances sociales entre les cadres, les professions libérales et les ouvriers. La généralisation du tutoiement, l’uniformisation des registres du langage, la banalisation des « gros mots » et des expressions vulgaires dans le discours public, la violation de la syntaxe par les plus hauts personnages de l’État s’inscrivent dans cet effacement des marques de distinction qui caractérisaient la société d’hier. On disait : « il parle comme un charretier » ! Mais le président d’aujourd’hui parle comme le charretier d’hier.
Les marques de distinction se retrouvent ailleurs : dans ce que l’homme distingué peut acheter. Il n’est nul besoin d’être riche à millions pour employer correctement l’imparfait du subjonctif ou pour construire correctement les phrases négatives…  La correction et la civilité et même le port de la cravate le dimanche ou dans les rassemblements et manifestations sont à la portée de tous. En revanche, les grosses berlines et montres de luxe sont des signes visibles et directement mesurables que les clivages sociaux demeurent. Mais ils s’expriment sous des formes que les générations antérieures eussent trouvées des plus vulgaires.
Il n’est pas question de nourrir le regret du « bon vieux temps ». La discipline par laquelle on inculquait à quelques privilégiés les beautés de la « grande culture » était épouvantable : le raffinement n’allait point sans les formes les pires de la cruauté et de la barbarie et les grandes écoles britanniques avec la pratique du fouet et un mépris total de la souffrance des jeunes gens sont restées des archétypes de ce qui a conduit à la révolte des jeunes générations contre l’éducation à l’ancienne. Il n’est pas question non plus de faire l’apologie de la répression sexuelle sur le modèle victorien dont Freud a montré suffisamment les effets pathogènes. Il s’agit seulement de lever le voile sur les prétendues libérations de notre époque afin de se demander si, à la désublimation répressive, il ne serait pas possible d’opposer une sublimation non répressive.
Plus généralement, la société contemporaine n’est pas « postcapitaliste ». Bien au contraire, elle déploie tout ce que le capitalisme contient comme potentialités. Si le terme de « société de consommation » est critiquable, car la société de consommation est loin de l’être pour tous, la manière dont le capitalisme étend son contrôle dans la vie quotidienne et à travers les éléments de confort qu’il offre mérite d’être faite. Les œuvres d’un Marcuse ou d’un Lefebvre contiennent un potentiel d’intelligibilité de notre présent qui mériterait d’être cultivé avant de tomber dans le débat douteux opposant les tenants de la frugalité aux apologistes de la consommation. Il s’agit de comprendre comment est rendue possible l’intégration des masses au fonctionnement d’un système qui opprime l’immense majorité.


Conclusion

Adorno écrit :
Le progrès et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture de masse que seule une ascèse barbare à l’encontre de cette culture de masse et du progrès dans les moyens qu’elle met en œuvre permettrait de revenir à ce qu’il y avait avant la barbarie. (MM, §30)
Cela trace les éléments d’un programme. Un programme qui est d’abord un programme de résistance à la nouvelle barbarie. Un tel programme est aujourd’hui ce que combat la « gauche » libérale-libertaire qui est à la pointe de la « désublimation répressive » (avec ses prétendues réformes « sociétales ») et qui pousse encore plus loin que la droite la lutte pour en finir avec la culture, remplacée par le « tout culturel », c’est-à-dire la camelote de la « libre expression » qui remplace toute véritable éducation et tout véritable sens de l’art et de la beauté des choses qui constituerait une des dimensions d’un épanouissement des individus rendu possible par la fin de l’abrutissement du travail aliéné. Malheureusement, nous avons peu de raisons d’être optimistes :
Seule une régression permanente rend les classes inférieures aptes aux tâches abrutissantes qu’exige d’elle la civilisation autoritaire. C’est justement ce qui en elles paraît informe qui est le produit de la forme sociale. Les barbares engendrés par la civilisation ont toujours été utilisés par celle-ci pour maintenir en vie sa propre nature barbare. La domination délègue à certains de ceux qu’elle domine la violence physique sur laquelle elle s’appuie.[25]
Nous n’avons pas l’impression de vivre dans une civilisation autoritaire puisque « tout est permis » (ou presque), mais en réalité rien n’est possible. Les dominés se font eux-mêmes violence dans l’intérêt des dominants : « la domination se transmet à travers les dominés » (ibid.). La régression permanente est sous nos yeux, chaque jour plus effrayante. Peut-être reste-t-il l’espoir qu’une fois totalement à terre, il ne restera à l’homme qu’à se redresser.


[1]M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »
[2]E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, PUF, 1965, p. 138
[3]Op.cit. p. 18/19
[4]J. Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, collection « Tel »
[5]TW Adorno, Minima moralia, §38, Payot, 2001, p.67
[6]Voir Domenico Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».
[7]Voir G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea 2001.
[8]Descartes pose la question dans La lettre au Marquis de Newcastle : qu’est-ce qui permettrait de distinguer un automate bien imité d’un humain ? Ce qui est un des thèmes majeurs du livre de P.K. Dick. Descartes distingue clairement les fous des machines capables de parler, car, dit-il, les fous ont une âme et leur conversation ne laisse pas d’être « à propos ».
[9]D’après une enquête récente, l’âge moyen des joueurs de jeux vidéo serait autour de 38 ans ! Cela en dit long de l’état abêtissement des populations. Il est vrai que certains de ces jeux, parmi les plus connus, sont déconseillés aux moins de 18 ans en raison de leur extrême violence. Mais cela n’empêchera pas les marchands de cette camelote et les idolâtres à demi gâteux des nouvelles technologies de voir dans l’aptitude aux jeux vidéo la forme par excellence de l’intelligence de demain.
[10]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[11]G. Anders, "Le monde comme fantôme et comme matrice" in Obsolescence de l'homme, éditions Ivrea, 2001, p.119
[12]op. cit. p. 120-121
[13]La télévision était un moyen collectif de réception des programmes, la collectivité étant réduite à la famille ou aux amis invités pour telle ou telle occasion. Désormais avec l’ordinateur et ses déclinaisons miniaturisées, tablettes et smartphones, de nouveaux progrès peuvent être faits vers la production de « l’ermite de masse ».
[14]Op. cit. p. 122
[15]Op. cit. p. 125
[16]Schiller, Dom Carlos, Acte IV, scène 21
[17]T.W. Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[18] J. Laplanche et J-B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, collection « Quadrige ».  Le concept est cependant très antérieur à Freud.  On peut en trouver les premières esquisses chez Platon (dans Le Banquet) et chez Aristote dans sa théorie du génie.
[19]Ce thème est largement développé dans deux importants essais de Freud, L’avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation.
[20] H. Marcuse, op.cit. p.90
[21]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[22]R. Debray, Dégagements, Gallimard, NRF, 2010, p.19
[23]H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, p.89
[24]TW Adorno, MM, §107, p.181
[25]TW. Adorno, MM, §117, p195

dimanche 18 septembre 2016

MISÈRE DU RÉFORMISME


A propos de  L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret[1]  
 (Recension par Tony Andréani)

Le livre de Patrick Theuret est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.
Le deuxième apport considérable de Theuret est qu’il resitue des usages marxiens dans le contexte de l’époque, par rapport aux termes employés alors dans la langue courante ou dans des discours plus théoriques des révolutionnaires du début à la fin du 19° siècle, écartant ainsi toutes les projections rétrospectives. Ce travail de réinscription historique est appuyé sur de très longues citations, un excellent parti pris puisque, évitant les citations tronquées et aisément manipulables, il restitue le champ sémantique et idéel dans lequel les notions se trouvent prises.
Pourquoi tant de minutie et tant de précautions ? Non parce qu’il s’agit de retrouver une virginité originelle des emplois marxiens de l’Aufhebung afin de les reprendre tels quels, mais parce que les enjeux théoriques et politiques sont considérables. Il en va tout simplement de la question de la transformation révolutionnaire, et de la manière dont elle se pose aujourd’hui, dans un contexte historique qui a beaucoup évolué depuis le 19° siècle. Essayons de résumer. La révolution était pensée jusqu’aux années 1980 comme un processus de destruction du capitalisme et de construction d’une société nouvelle, une société socialiste, qui conserverait cependant quelques acquêts du premier (on reviendra sur cette « conservation »). Elle impliquait la conquête du pouvoir politique, et donc d’un Etat qu’il fallait lui-même révolutionner – ce qui fut dés le début la grande divergence avec les courants anarchistes, hostiles à toute forme d’Etat (avec cependant quelques nuances, relevées dans de nombreux extraits cités par Theuret). Pour ce faire, l’action révolutionnaire cherchait à modifier le rapport de forces, avec plus ou moins de lucidité et de succès. Or ce qui va faire basculer cette ligne politique générale en Occident est d’abord l’affaiblissement du mouvement ouvrier dû au retour en force du capitalisme pur et dur après les Trente glorieuses, avec la substitution de politiques néo-libérales aux politiques d’inspiration keynésienne, et ensuite les échecs du « socialisme réel » en URSS et dans les pays satellites : échec économique avec la stagnation, échec politique avec un stalinisme mal liquidé, échec culturel avec une pensée unique rebelle à toute ouverture, échec international, notamment dans la course aux armements. La « perestroïka » et la « glasnot », saluées par la gauche d’inspiration marxiste en Occident et paraissant donner raison à « l’euro-communisme », ont vite tourné court et l’implosion de l’Union soviétique et du camp socialiste ont été le coup de grâce : le capitalisme semblait avoir gagné la partie. C’est alors que s’est développée la théorie « dépassementiste », dont Theuret développe la critique la plus sévère et la plus argumentée qui soit.

Le « dépassementisme »

Résumons à nouveau. La théorie du « dépassement » du capitalisme renonce à la révolution, qu’elle se fasse de façon violente, à la faveur de convulsions du système capitaliste, comme ce fut le cas avec les deux guerres mondiales, mais aussi bien d’autres, ou de façon légaliste, mais avec de fortes mobilisations populaires, car elle serait porteuse d’une dérive étatiste. Or celle-ci serait source de tous les maux et d’un socialisme dirigiste qui a été condamné par l’histoire. La théorie renvoie même dos à dos le socialisme réel et le socialisme social-démocrate, tous deux appuyés sur l’Etat. Et finalement c’est le socialisme lui-même qui est récusé au profit d’une « visée » communiste, aux contours extrêmement flous (ainsi du «partage des savoirs et des pouvoirs ») et rabougrie autour d’une notion des « communs »[2]. Et le chemin pour y mener serait une démarche à petits pas, avec l’objectif de conquérir des droits et des micro-pouvoirs au sein même de la société capitaliste  Du coup c’est la « forme parti » qui est aussi dénoncée, avec ce qu’elle implique de structure  hiérarchique, au profit de formes plus basistes et plus spontanées et d’un appel à la « société civile ». Les partis communistes occidentaux rejetteront ainsi successivement les notions de « dictature du prolétariat », vouée selon eux à devenir une dictature sur le prolétariat, de « centralisme démocratique », assimilée au régime de parti à la soviétique, et de révolution socialiste, suspectée de menacer la démocratie et les droits de l’homme. Theuret suit pas à pas ces révisions doctrinales dans le cas du parti communiste français, de « refondation » en « mutation ». Et il l’explique par la culpabilité éprouvée pour avoir soutenu le régime soviétique, l’effritement des bases populaires dans les pays des métropoles capitalistes, l’accompagnement des tendances individualistes qui s’y sont développées, et la recherche d’une audience perdue. Le dépassementisme est ainsi devenue une démarche réformiste, incrémentaliste, n’ayant plus d’autre objectif que d’apporter de petites modifications[3] par voie législative au fonctionnement d’un capitalisme qui n’était en fait plus disposé à la moindre concession. Le résultat est connu : loin de progresser les partis communistes n’ont fait que décliner ou se désintégrer et sont devenus incapables de mobilisations d’envergure, et, en fait d’avancées, il n’y eut que des reculs, au moins en matière économique et sociale (ici on peut regretter que Theuret n’ait pas souligné les conséquences de leur « européisme »).
Or cette conception dépassementiste a voulu se légitimer par une relecture des textes fondamentaux du marxisme et une réinterprétation du concept hégélien d’Aughebung. De façon extrêmement fouillée, Theuret montre que cette réinterprétation a distordu les textes et a complètement faussé le sens d’une notion, qui signifie d’abord abolition, ce dont témoignent non seulement les principaux écrits de Marx et d’Engels mais aussi toute la tradition des révolutionnaires du 19° siècle. Le système capitaliste doit être détruit, même si l’on sait aujourd’hui que ce ne saurait être l’affaire d’un jour, ni même d’une décennie, ni même d’une plus longue période historique encore. Au cœur de la notion il y a l’idée d’une négativité, sans quoi elle perd tout sens. La conservation vient théoriquement après, même si pratiquement elle va de pair, et ceci sous les auspices d’un nouveau mode de production, qui ne peut être que le socialisme, dont la construction sera forcément une tâche de longue haleine. Cette thématique de la révolution, autrement dit du changement de système, a-t-elle été invalidée par l’histoire ?

Fin des révolutions ?

Il faut considérer les choses, rétorque Theuret, d’une façon bien plus large, en les remettant en perspective, à la suite de Lénine et de bien d’autres, dans le cadre du système monde, avec son centre et sa périphérie, et y observer les changements géo-politiques qui se sont produits : le néo-colonialisme, la puissance décuplée de l’impérialisme états-unien, appuyée sur des institutions internationales contrôlées par lui et assise sur un énorme appareil militaire, les menées des autres impérialismes, européen et japonais, le tout dans un contexte de démantèlement des protectionnismes et de soutien à la mondialisation commerciale et financière. Si les socialismes du Tiers Monde, du fait de leur prématuration et de leur faiblesse, ont été facilement défaits, le socialisme n’est pas mort pour autant à la périphérie du système monde, et a même  regagné du terrain, sous des formes inévitablement composites vu leur retard de développement, en Chine, dans d’autres pays asiatiques et en Amérique latine. On pourrait aussi ajouter ici tous les progrès de la protection sociale dans les pays en développement. Or les « dépassementistes » n’ont que des attitudes de méfiance, de désintérêt, voire de rejet vis-à-vis de ces régimes lointains et qu’ils ne comprennent pas.
Ils ne voient pas que les acquis démocratiques et sociaux en Occident ont certes été arrachés par des luttes populaires, mais n’ont été possibles que parce que les pays riches ont dominé et exploité les pays pauvres, avant que des révolutions ne commencent à y mettre un frein. Ce qui nous conduit au problème de la « conservation » des acquêts du capitalisme après les prises de pouvoir.

Que signifient donc les acquis du capitalisme ? Et, qu’en faire ?

Par acquêts on désigne d’abord des « acquis » en matière politique, comme le suffrage universel, et en matière sociale, comme la sécurité sociale et le droit du travail. Theuret les présente comme des « concessions » faites par le système capitaliste, généralement à son corps défendant, et modérant la violence de ses rapports sociaux. Or, c’est là, à mon avis, trop peu dire. Ce sont en réalité des éléments de socialisme, opposés à la logique de ce système, tout en sachant qu’ils sont inévitablement marqués par cette logique. La sécurité sociale publique (les assurances sociales maladie, chômage et accidents du travail) et la retraite par répartition représentent une socialisation des risques et une forme de solidarité intergénérationnelle qui sont si peu congruents avec le capitalisme, même s’ils y jouent le rôle d’amortisseur des crises, que celui-ci n’aura de cesse de vouloir les démanteler en les privatisant. Les autres grands services publics liés à la citoyenneté au sens large (éducation, transports en commun, énergie etc.) sont aussi des piliers du socialisme, même si le capitalisme les subvertit en leur imposant des critères capitalistes de gestion, et, là aussi, il va s’ingénier à les rendre au privé. Les défendre, c’est bien militer pour le socialisme.
Il y ensuite tous les « progrès » liés au développement des forces productives. Le capitalisme, dit Theuret, « a aussi, dans les domaines industriel, technologique, commercial et financier, contribué de manière considérable aux progrès de l’humanité, avec certaines vertus (à côté de leurs défauts et limites naturelles) de la propriété privée, certaines formes de créativité, des modalités de perfectionnement de la gestion, ou ce que les dirigeants chinois appellent, de manière volontairement neutre et pudique, « l’organisation scientifique du travail » (p. 195). Où l’on retrouverait le rôle progressiste attribué par Marx au capitalisme, jusque et y compris les monopoles, « antichambre » du socialisme, et les échanges mondiaux, prémisses d’un communisme mondial. Mais ici il faut enfoncer le clou : tous ces apports du capitalisme ne peuvent être conservés tels quels, mais doivent être transformés, révolutionnés, et, dans certains cas, abolis. Car c’est le même Marx qui a monté qu’ils étaient marqués par sa logique, dans un processus de « soumission réelle ». Par exemple le socialisme supprimera les usines à mille vaches pour leur substituer d’autres types d’exploitations, fermera progressivement les centrales à charbon, supprimera de nombreux aspects du management capitaliste, ne gardera la propriété privée que là où il n’y aurait aucun avantage à la remplacer, réduira drastiquement la publicité etc. Aucun «acquêt » ne sera conservé s’il n’est pas socialement utile. Il se trouve que la contestation du « productivisme », des innovations permanentes pour allécher le chaland, des dégâts écologiques entrainés par la production industrielle, d’une société de consommation destructrice de la planète, et de bien d’autres choses, fleurit aujourd’hui dans les sociétés les plus riches, mais elle reste partielle et constamment les grands oligopoles s’arrangent pour la neutraliser et relancent la fuite en avant. C’est donc tout le mode de production qu’il faut révolutionner, en commençant par ses bases – ce sur quoi Theuret serait sans doute d’accord. Mais allons plus loin. On ne peut éluder la question du communisme, dont il maintient l’horizon.

Quelle signification donner au communisme ?

Il me semble que cela reste un point aveugle de la pensée révolutionnaire. Fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, fin des dominations de classe, fin des aliénations, dépérissement de l’Etat, « à chacun selon ses besoins », épanouissement de l’individu intégral, tous ces grands slogans des révolutionnaires du 19° siècle dessinent-ils des objectifs atteignables pour l’humanité, et le point de départ d’une nouvelle histoire, après une longue préhistoire ? Le propre de la pensée « dépassementiste » est précisément de le postuler tout en faisant l’économie d’une transition de caractère socialiste. Une transition qui ne saurait brève, puisqu’elle sera elle-même une transition entre le capitalisme et le socialisme, laquelle durera au moins un siècle, si l’on en croit les dirigeants chinois. Peut-être moins, si l’on en prend le chemin, car l’histoire se précipite, la civilisation humaine est en danger, nous le savons désormais, et le socialisme est sans doute la dernière chance de la sauver. Sans exclure que cette transition puisse avorter, ce qui nous mènerait tout droit à la barbarie, dans tous les sens du terme.
Le dépassementisme devrait donc s’interroger sérieusement sur la possibilité du communisme, et c’est en ce sens que, à mon avis, il faudrait prolonger la pensée de Theuret. Or il est pour la conception  dépassementiste plus de l’ordre de l’incantation que du raisonnement, pour ne pas dire de la pensée magique[4]. Il fonctionne essentiellement comme un marqueur idéologique, d’autant plus utile que son réformisme tend à la rapprocher non certes du social-libéralisme, mais du vieux programme social-démocrate, aujourd’hui en perte de vitesse partout, emporté par le capitalisme mondialisé. Qu’on me comprenne bien, je ne propose pas d’abandonner l’horizon du communisme, comme toute l’idéologie dominante nous presse de le faire, avec ses arguments sur la nature intrinsèquement maligne de la nature humaine, dans un style néo-hobbesien, et donc la nécessité d’un Etat répressif, sur les bienfaits du marché et de la concurrence tous azimuts, sur les droits inexpugnables de l’individu face à la possession et à la redistribution des profits, sur la société ouverte comme opposée au totalitarisme collectiviste. Et, sans aucun doute, les grands principes du communisme (l’abolition de la propriété privative, la suppression de la division du travail manuel et du travail intellectuel, l’éradication des dominations, la disparition de l’opposition ville/campagne, la paix entre les nations, la fin des aliénations, à quoi on ajoutera désormais la préservation de la nature) sont-ils un formidable analyseur des maux qui affectent les sociétés sous l’empire du capitalisme. Mais cette fonction d’analyseur ne nous renseigne pas sur le possible. Ce que je  propose est de penser le communisme de façon matérialiste et réaliste, à l’aide de ce qu’il y a de plus sûr et de meilleur dans les sciences humaines et de la notion de progrès moral. Et, justement, la réflexion sur le socialisme, loin de nous égarer, peut nous y aider. Je me contenterai ici de soulever quelques questions.
Le communisme pourrait-il en finir avec toute sorte de marché, avec un système de prix et donc avec une monnaie ? C’était bien le projet de Marx et d’autres communistes. Peut-on les remplacer par une organisation concertée et un calcul en termes de valeur-travail ? Certains auteurs croient que c’est faisable grâce aux progrès de l’informatique, mais la plupart en doutent : comment un plan impératif pourrait-il faire face à l’incertitude, comment calculer des valeurs-travail si l’on ne peut se passer d’un système de crédit ni de taux d’intérêt pour sélectionner les investissements ? En outre un tel plan n’est-il pas destructeur de l’autonomie de travailleurs, qui veulent « voir le bout de leurs actes » ? Peut-on se passer d’un système inspiré par le principe « à chacun selon son travail », à la fois pour des raisons d’efficacité et de justice ? Le système soviétique a fourni là des réponses négatives. Que peut-on mettre en commun ? Diverses expériences historiques récentes attestent qu’on peut aller assez loin dans cette voie, sans tomber dans les utopies volontaristes du 19° siècle, dont les réalisations ont avorté. Je pense par exemple aux villages collectivistes chinois ou à la Commune de Marinaleda, mais, à supposer même que ces expériences soient généralisables, elles sont dépendantes du marché. S’il est nécessaire de définir des besoins sociaux et donc de produire des biens sociaux pour donner une assise à la citoyenneté, peut-on les généraliser sans risquer une « tyrannie de la majorité » ? La division du travail manuel et du travail intellectuel peut-elle être totalement résorbée quand la production s’est infiniment complexifiée et que la somme des savoirs est hors de portée des individus, tout cela étant fort éloigné du communisme primitif des sociétés de chasseurs-cueilleurs ? Si la spécialisation paraît inévitable, notamment dans les fonctions de gestion, comment faire en sorte qu’elle ne génère pas des formes de domination durable (c’est le problème en particulier de la démocratie d’entreprise) ? Si la consommation ne peut commander directement à la production, comme certains ont voulu l’imaginer, comment éviter une forme d’aliénation du consommateur? La ville et la campagne pourraient-elles se fondre, quand il faudra bien des centres techno-scientifiques et administratifs ? Si une forme de centralisme politique est inévitable, jusqu’où peut aller le dépérissement de l’Etat ? On pourrait, et on devrait multiplier les questions de ce genre. Mais on ne peut les aborder seulement avec des sciences sociales. La psychologie, la neurologie, la psychanalyse etc., autant de savoirs qui n’étaient pas à la disposition des révolutionnaires du 19° siècle, autrement dit l’anthropologie au sens large, doivent être convoqués pour penser le possible du communisme, tout en sachant que ces disciplines sont en évolution constante et appellent, plus que toutes les autres, un intense travail de critique épistémologique. Par exemple que penser de la gratuité généralisée, impliquée par le principe « à chacun selon ses besoins », s’il apparaît  que non seulement les ressources sont limitées mais encore que le désir est sans fin et que la rivalité entre les individus les pousse à des goûts dispendieux ? Plus généralement il faut réfléchir à nouveaux frais à la nature humaine, à ces quelques invariants qui la constituent et qui connaîtront des destins divers, au lieu de défendre une historicité totale, qui, tout à la fois sert la pensée dépassementiste (on peut toujours tout dépasser) et ruine la possibilité du communisme, car il devient inconsistant. Enfin, si le communisme ne fait qu’inaugurer une nouvelle histoire, celle-ci doit être en mouvement, connaître ses propres contradictions (ce que Mao n’a pas hésité à assurer). On peut sans doute penser cette histoire d’une double façon. D’abord le communisme irait dans le sens d’un progrès moral continu, ce qui ne saurait être confondu avec le moralisme, chaque individu restant libre de son éthique particulière, ceci alors que les sociétés de classe ne font que le freiner ou multiplier les reculs. Ensuite les inévitables contradictions, telles que celles suggérées un peu plus haut, seraient traitées dans un autre esprit dialectique, tout différent du négativisme-constructivisme à la manière hégélienne et encore plus d’un dépassementisme bien plus conservateur que destructeur, à savoir ce que j’appellerai une « dialectique positive », où chaque contraire renforcerait l’autre dans la recherche de la meilleure harmonie possible[5]. Tout un champ de réflexion à ouvrir, en partant de ce que les expériences socialistes nous donnent à penser.
Pour conclure, je ne peux que recommander vivement la lecture du livre de Patrick Theuret, dont la richesse est telle que je n’ai pu ici qu’en donner un aperçu. Son objet n’était pas une analyse systématique du capitalisme contemporain, ni la présentation de solutions concrètes, bien qu’elles fussent, comme il le dit, « à fleur de plume », mais une réflexion approfondie sur les processus révolutionnaires passés et présents et sur le rôle (limité) qu’y jouent les idées, pour, si j’ose dire, déblayer le terrain à une action politique raisonnée.



[1] Le Temps des Cerises, 2016
[2] Un point qui n’est pas relevé par Theuret. Les « communs » sont une notion à la mode, qui renvoie à des usages associatifs de certains biens (forêts, eau, logiciels libres, espaces naturels etc.). Ils ont valu à l’américaine Elinor Ostrom un prix Nobel d’économie. Certains y voient la grande alternative du 21° siècle, tels Hardt et Negri ou Naomi Klein, ou du moins un domaine échappant à la propriété privée et au marché (Dardot et Laval), et en tous cas à l’Etat, ce qui rejoint la vogue libérale, voire ultra-libérale. On peut remarquer ici d’une part que le capitalisme tend constamment à les rogner ou à les accaparer, et que sans la main de l’Etat il est difficile de les préserver, et d’autre part qu’ils tendent à se substituer à la notion de bien public et a réduire le périmètre des services publics. Marx ne les mésestimait pas, mais y voyait des vestiges des époques précapitalistes, qui ne faisaient pas partie du programme socialiste.
[3] Lucien Sève, l’un des principaux inspirateurs et théoriciens du dépassementisme, parle ainsi de                      « réappropriations partielles engagées » (cité, par. Theuret p. 322). La révolution est transformée par lui en un « évolutionnisme révolutionnaire ».
Le dépassement sera mis à toutes les sauces. On parlera même (Paul Boccara) de garder les aspects positifs du chômage pour en dépasser les aspects négatifs, et de « dépasser le marxisme » - au lieu de l’approfondir et de l’enrichir.
[4] Theuret s’en prend de même vigoureusement, tant à l’idée d’une traduction « pure er parfaite » des termes de Marx, « confinant à l’esprit religieux et au désir de partage d’une révélation à la promesse merveilleuse », qu’aux « conceptions mystiques que le dépassementisme reprenait à son compte » (p. 569).
[5] C’est une thématique que j’ai développée dans plusieurs écrits, notamment dans mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 1, L’inventaire (Editions Syllepse, 2001), chapitre 3, Socialisme ou communisme ?, p. 122-132, et dans mes Dix essais sur le socialisme du 21° siècle, chapitre 8 et 9 (Le Temps des Cerises, 20011). On trouve une inspiration semblable dans les livres de Jacques Généreux.

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