[Article publié dans la revue Carré Rouge- novembre 1999]
Je
suis venu à la philosophie par Marx, disons plutôt que Rousseau et
Marx m’ont conduit, dès le lycée, à délaisser les mathématiques
au profit de la philosophie et de l’action politique. Plus tard,
mon travail sur Marx devait me ramener à la philosophie que j’avais
largement abandonnée à la suite des circonstances de la vie et de
la frénésie militante. Ce retour à la philosophie, et
singulièrement à la tradition de la philosophie politique et
morale, n’est pas, comme pour tant d’autres «déçus du
socialisme», une volonté de me détourner de Marx et rejeter les
«illusions» de ma jeunesse. Je suis revenu à la philosophie pour y
trouver une vision plus riche et de nouvelles raisons de continuer le
combat pour l’émancipation de l’humanité de l’exploitation et
de l’aliénation. Je vais essayer d’expliquer pourquoi.
RÉVOLUTION ET TRADITION
Contrairement aux affirmations brutales sur la «suppression de
la philosophie» et aux interprétations trop rapides de
l’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persuadé
que ce que Marx nomme «communisme» n’est rien qu’une
reprise particulière, dans les conditions nouvelles du
développement du mode de production capitaliste, de l’idéal
émancipateur de la pensée philosophique rationaliste, cet
idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais
que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront à
ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands
noms sont Descartes, Spinoza, les philosophes français des
Lumières, (singulièrement Diderot et les matérialistes),
Rousseau, Kant ou Hegel. Je voudrais expliquer ici, pour les
lecteurs de Carré rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons
revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer
sérieusement et sans concessions le bilan d'un siècle de mouvement
ouvrier plus catastrophique qu'exaltant, si nous voulons penser
les conditions d'une perspective communiste pour notre temps,
alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique.
Plus : face à la montée de nouvelles formes d'obscurantisme et à
la domination insolente et mutilante de l'idéologie bourgeoise
dans la culture, notre tâche est de défendre cette tradition.
Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sectaire
qui a fait tant de ravages, comme nous ne prétendons plus à la
vérité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de
ceux qui, à partir de prémisses et d'une histoire radicalement
différente de la nôtre, essaient de définir ce que serait une
société juste et quel sens il faut donner aux mots d'égalité et
de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions
non- marxistes ou «post-marxistes».
ÊTRE ET DEVOIR ETRE : UN RETOUR NÉCESSAIRE À DE VIEILLES QUESTIONS
Aborder
aujourd'hui la question de la philosophie politique en s'installant
dans la morale, pour parler comme Éric Weil (1), ce pourra sembler
un retournement complet de perspective et une rupture dans ma
propre trajectoire intellectuelle. Après tout, les marxistes
n'ont-ils pas de tout temps dénoncé non seulement le moralisme
(qualifié généralement de «petit- bourgeois»), mais encore la
morale elle-même comme expression idéalisée et mystifiante
des intérêts matériels ? Dans Leur morale et la nôtre,
Trotski n'a-t-il pas donné la critique décisive de la morale
kantienne (2) en lui opposant une morale qui n'est plus à proprement
parler une morale, mais un ensemble de règles découlant de la
compréhension du mouvement historique et de la stratégie
révolutionnaire correspondante ? Retourner à la morale, est-ce
renoncer au communisme de Marx ? Est- ce céder à la mode ? Je
crois qu'il n'en est rien. Comme Rubel, je suis persuadé depuis
assez longtemps que la pensée de Marx est proprement
incompréhensible si on ne lui présuppose pas une visée normative
qui lui donne tout son sens. On pourrait imaginer un «marxiste
conservateur», c'est-à-dire quelqu'un qui partage
l'explication marxiste de l'histoire, tant qu'on s'en tient à
la description des faits, mais ne suit pas Marx quand ce dernier
affirme que l'histoire «doit» conduire à la dictature du
prolétariat et au communisme. Du reste, Marx lui-même reconnaît sa
dette envers les historiens français comme Augustin Thierry, «le
père de la lutte de classes dans l'historiographie française»
(3). L'historiographie française contemporaine, quant à elle,
reconnaît sa dette envers Marx. C'est le cas de Fernand Braudel, qui
n'était pas spécialement révolutionnaire, n'avait aucun
rapport avec les marxistes officiels et dont, cependant, une
partie de l'œuvre peut se lire comme un développement et un
approfondissement de la conception matérialiste de l'histoire (4).
On pourrait encore citer les contributions importantes des
historiens marxistes à la compréhension du passage du féodalisme
au capitalisme, à la question du nouveau servage en Europe
orientale, etc. Toute cette partie du travail de Marx qui fait de lui
un historien, un sociologue ou un économiste est loin
d'être sans intérêt et beaucoup des ignorants prétentieux
qui donnent le ton aujourd'hui en jetant Marx dans la poubelle de
l'histoire, seraient bien avisés de faire preuve d'humilité et de
se plonger dans cette œuvre scientifique immense qu'ils condamnent
sans l'avoir lue. Mais ce qui fait l'importance philosophique et
politique de Marx est ailleurs. En effet, de la simple
description de la lutte des classes, on ne peut tirer qu'une
chose : les classes les plus fortes triomphent ; et comme la classe
ouvrière depuis un siècle est régulièrement battue ou, quand
elle semble triompher, sa victoire lui est confisquée par une
nouvelle caste dont la domination peut sembler encore pire que
celle des exploiteurs capitalistes, un «matérialiste historique»
pourrait conclure que la classe ouvrière est en réalité
impuissante à s'émanciper et qu'elle n'est pas plus capable de
prendre la direction de la société que ne l'ont été, en leur
temps, les esclaves ou les serfs. Des faits et de l'étude
scientifique des faits, on ne peut rien tirer d'autre, si on ne s'en
tient qu'aux faits, ou si, comme dirait Rousseau, on raisonne par ce
«raisonnement de Caligula» qui conclut du fait au droit.
MATÉRIALISME HISTORIQUE ET DIMENSION NORMATIVE
On
peut même aller un peu plus loin et constater que le matérialisme
historique en tant que théorie de l'histoire comprend des
béances incompréhensibles. On n'y trouve aucune véritable
théorie des classes sociales (il y a une théorie du rapport social
capitaliste, ce qui n'est pas du tout la même chose) et la
théorie de l'État est assez squelettique pour avoir pu prêter à
toutes les interprétations (Marx anarchiste, Marx réformiste, Marx
léniniste, etc.). On dira que Marx n'a pas eu le temps de s'occuper
de tout cela. Cette explication n'est pas très convaincante : compte
tenu de la place que les classes sociales et l'État jouent dans
le matérialisme historique standard, il aurait bien pu se
rendre compte qu'il était plus décisif de tirer ces questions-là
au clair que d'aller apprendre le russe pour comprendre la
nature de la propriété paysanne dans l'empire tsariste, ou de se
lancer dans les mathématiques pour donner de nouveaux
raffinements aux schémas de la reproduction ou de la transformation
des valeurs en prix. Certes, Marx a pu ne pas être cohérent et l'on
cherchera les raisons psychologiques qui l'entraînent toujours
dans de nouvelles directions et qui diffèrent l'achèvement de
son œuvre principale, cette œuvre annoncée dès le début des
années 1850 et dont le premier volume seulement paraît en 1865.
Mais on peut aussi admettre que les classes sociales et l'État
n'avaient pas besoin d'une élucidation théorique de même
nature que celle du capital, puisqu'il s'agit de concepts politiques
qui n'ont pas de valeur explicative mais entrent seulement en jeu
dans la détermination de l'action pratique (5).
La
présentation que je viens de faire peut choquer les marxistes, même
non dogmatiques. Mais on ne peut guère éviter les difficultés,
voire les paradoxes, que j'ai soulignés si on s'obstine à faire de
la pensée de Marx une théorie scientifique de l'histoire.
Marx, comme ses grands maîtres Machiavel et Spinoza, cherche à
penser la politique scientifiquement, et non à partir de
principes moralisateurs a priori. Si on veut agir efficacement
(transformer le monde et non se contenter de l'interpréter de
diverses manières), il faut le connaître tel qu'il est et non tel
qu'on voudrait qu'il soit. La politique est d'abord une science
expérimentale. Mais le simple fait de poser la question de
cette manière présuppose qu'on veut agir, c'est-à-dire qu'on
s'est fixé une norme préalable qui légitime l'entreprise de
compréhension scientifique du monde. À moins d'admettre, comme
un vieil hégélien, que l'histoire universelle, étant l'effort de
l'esprit pour se libérer, fournit en elle- même ces normes. C'est
possible, mais à condition de renoncer à tout matérialisme et de
retourner à la théologie hégélienne (comme bien souvent les
marxistes l'ont fait sans même s'en apercevoir).
Sauf
à prendre cette voie idéaliste (quoique fort respectable) on
comprendra ce qui est propre à Marx comme l'effort pour
articuler un projet moral et politique émancipateur à une
compréhension scientifique des rapports sociaux. Autrement dit, la
pensée de Marx dans sa totalité n'a de sens qu'en présupposant une
visée normative et éthique, qui, quoique rarement explicitée
ou souvent déguisée sous les apparences de la nécessité
objective, constitue la couche la plus profonde du «marxisme»
de Marx. Puisque le mode de production capitaliste n'est condamné
que pour autant que les prolétaires de tous les pays s'unissent
et agissent consciemment en vue de la construction de nouveaux
rapports sociaux libérés de l'exploitation et de l'oppression,
c'est bien qu'il faut autre chose que la nécessité objective.
Et en l'absence de cette autre chose, le mode de production
capitaliste survivra ou bien se transformera dans une nouvelle
société d'oppression, qui d'ailleurs pourrait présenter
quelques-uns des caractères que Marx pouvait attribuer à la société
communiste du futur (6). Autrement dit, l'action politique orientée
d'après des normes idéales constitue le composant essentiel de
la pensée de Marx si on veut lui rendre sa cohérence.
L'analyse de l'exploitation comme mécanisme objectif est une chose.
Mais pourquoi ne pas se mettre du côté des exploiteurs ? Tout
simplement parce que ce n'est pas «bien» ou pas «juste». Et c'est
dans cette conception du «bien» que s'ancre ce qu'on a appelé si
longtemps le socialisme. La lutte des classes le montre : chaque
revendication matérielle devient le point de départ de quelque
chose de bien plus vaste que la revendication elle- même : en
luttant pour vivre décemment, les ouvriers luttent pour la
dignité, pour n'être point traités comme des chiens, pour que
leurs droits soient respectés, etc. Si le communisme est
l'expression d'un mouvement qui se passe sous nos yeux, c'est
précisément en cela qu'il est porteur de cette aspiration
spontanée des opprimés à la justice.
L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER
On
pourrait ajouter que le refus de comprendre à l'intérieur de la
pensée de Marx une dimension normative n'a pas été sans
conséquence grave sur le destin du marxisme et du mouvement
ouvrier en général. Le refus de toute morale qui transcenderait la
défense des intérêts de classe ou les conditions
historico-politiques de son exercice est un des traits que partagent
différents courants marxistes révolutionnaires. Pour ces
marxistes-là, il n'y a aucune place pour une morale autonome :
puisque la seule action qui vaille est la révolution, l'action
morale s'identifie à la mise en œuvre de la stratégie
révolutionnaire. Ils peuvent se prévaloir d'ailleurs de
nombreuses citations de Marx allant dans ce sens. Il va de soi que si
le marxisme est une science et si la révolution est la conséquence
logique des enseignements de cette science, aucune norme extérieure
ne peut s'imposer à l'action révolutionnaire. Par conséquent
le mensonge, la violence, l'utilisation de la terreur révolutionnaire
et tutti quanti ne sont nullement des comportements condamnables en
soi, ils doivent toujours être jugés uniquement du point de
vue de leur adéquation comme moyens aux fins ultimes de la
révolution. Ainsi, la question de savoir si le pillage des
banques est un moyen légitime pour financer le parti n'est
qu'une simple question tactique (sait que c'est dans cette tactique
qu'un certain Koba, devenu Staline un peu plus tard, commença par
s'illustrer). Si le pillage des banques est légitime, les
affaires plus ou moins crapoteuses sont également des moyens
légitimes de financement du parti, et ainsi de suite. On connaît
les résultats de tout cela : au nom du fait que les moyens
douteux seront justifiés par la bonne fin, ces pratiques sont
légitimées et, avec elles, la corruption qui envahit peu à
peu les rangs révolutionnaires. Plus grave : puisque seule la fin
révolutionnaire donne le critérium de la justice, la démocratie
n'est qu'un moyen au service de cette fin ; mais si, par hasard,
la démocratie (qui est souvent fort bavarde) s'avère inadéquate
pour les besoins urgents de l'action, il est alors légitime de
donner congé à la démocratie. On lui donne congé dans les rangs
des militants ouvriers puis on lui donne congé dans la société
tout entière. Faute de pouvoir convaincre le peuple, on dissout
l'Assemblée Constituante russe dont, pourtant, on avait demandé
la convocation. Et on peut écrire : «Croire à la possibilité
de restaurer la démocratie, dans toute sa débilité, c'est se
nourrir de pauvres utopies réactionnaires.» (7)
Ces
conceptions ont eu des conséquences catastrophiques et ont
rendu ces marxistes sincères (souvent des hommes de caractère
et d'une grande vertu) incapables de combattre le mal quand il
s'est dressé devant eux sous les espèces du totalitarisme
stalinien. Le stalinisme n'est pas en germe chez Marx, et même pas
dans Lénine, mais les faiblesses du marxisme et du marxisme
réinterprété par Lénine lui ont laissé le champ libre.
L'horrible livre de Trotski, Terrorisme et Communisme (1920), en est
sans doute l'exemple le plus clair, puisqu'on y trouve pêle-mêle la
justification de la militarisation des syndicats, du travail
forcé, c'est-à-dire d'une sorte d' «esclavage communiste» et
de la suspension de tous les droits et de toutes les garanties
minimales de protection des personnes. Il y a dans tous les
raisonnements de «l'amoralisme marxiste» une double faille :
1. Admettons
que la maxime qui dit que la fin justifie les moyens soit une maxime
au fond tout à fait acceptable. Pour que la fin rende justice
des moyens, encore faut-il que la fin soit accomplie. Or, l'écart
temporel entre la mise en œuvre des prétendus moyens et la
réalisation de la fin est si grand que l'invocation des fins n'est
bientôt qu'une invocation religieuse (souffrez sur terre, vous
serez récompensés au paradis !) ou un habillage idéologique
pour des pratiques qui finissent par être à elles- mêmes leur
propre fin (préserver le pouvoir, même le micro-pouvoir, de la
minorité qui prétend «faire la révolution»).
2. Si
la fin révolutionnaire est la seule norme des moyens de l'action,
encore faut-il une procédure qui permette de tester cette
adéquation des moyens à la fin poursuivie. Comme une telle
procédure n'existe pas et comme Dieu ne se manifeste guère à nous
autres, pauvres pécheurs, dans la pratique du marxisme
révolutionnaire, c'est le parti, auto-institué représentant
de la classe ouvrière, qui décide souverainement de ce qui est bien
ou non en fonction de la fin dont il est le dépositaire.
Cette
double faille est en réalité la conséquence de l'idée de la
toute- puissance du parti, qui décide souverainement du bien et
du mal, parce qu'il est le représentant des «vrais» intérêts
historiques de la classe ouvrière, y compris contre la classe
ouvrière existant empiriquement qu'on pourra qualifier, selon
les moments, de classe ouvrière embourgeoisée, d'aristocratie
ouvrière ou encore de classe ouvrière «spontanément tra-
de-unioniste». Il est le représentant de l'universel (au nom de la
définition que Marx donne du parti communiste dans le Manifeste. Ces
thèses sont celles de Que Faire ? de Lénine, du Terrorisme et
Communisme de Trotski, et elles forment la charpente de la pensée de
l'Internationale Communiste bolchévisée à coups de 21 conditions
et de mise au pas des PC sous les ordres de Moscou. Or, de tout cela
ce n'est pas le stalinisme qui est la cause. Le stalinisme n'a pu
triompher qu'en s'appuyant précisément sur cette pensée
commune du marxisme bolcheviste. Il n'en est certes pas la
conséquence directe. Mais le terrain était favorable.
Le
gigantesque avortement du mouvement ouvrier révolutionnaire, de
ce mouvement ouvrier qui avait refusé la boucherie de 14-18, est lié
à cette conception proprement idéologique et religieuse du marxisme
«théorie scientifique du prolétariat», de ce «socialisme
scientifique» chimérique qui a perverti les esprits au point que
les pires crapuleries pouvaient se retrouver sanctifiées par
les grands prêtres de la «science» de la révolution. Les
lecteurs de Carré rouge le savent bien : cette perversion n'a pas
même besoin des moyens du pouvoir d'État et de la police
politique pour se répandre et semer ses effets délétères. Il est
donc impossible de reconstruire une alternative raisonnable à
notre situation présente sans redonner vigueur à la dimension
morale de la pensée émancipatrice de Marx. Le parti,
l'organisation, l'action politique, rien de tout cela ne peut définir
une norme. Ce ne sont que des moyens en vue d'une fin qui n'est pas
une fin particulière, mais ni plus ni moins que le «règne de la
liberté», selon l'expression de Marx lui-même. Ce sont donc
les conditions rationnelles de ce «règne de la liberté» qui
dictent et les critères moraux de l'action et les procédures
de décision.
Il
faut essayer de comprendre jusqu'à la racine en quoi consiste
l'erreur fondamentale de «l'amoralisme marxiste». (8)
L'élimination de la dimension proprement morale par
dissolution dans la connaissance rationnelle de la
nécessité est caractéristique de la philosophie rationaliste
classique, Hegel inclus. Seuls ou presque, Rousseau et Kant se
placent sur ce point en opposition à l'optimisme de la
philosophie des Lumières. Si, comme j'y reviens un peu plus
loin, Marx est loin d'être étranger à la pensée de Rousseau
et de Kant (9), il reste que l'interprétation dominante de la pensée
de Marx est celle d'une conception de l'histoire où les actions
humaines sont entièrement soumises à la nécessité
historique et que les arguments en faveur de cette
interprétation ne manquent pas. Ainsi l'amoralisme marxiste est
l'amoralisme hégélien (un amoralisme que Hegel assume fièrement,
en particulier dans ses leçons sur la philosophie de
l'histoire). C'est aussi peut-être l'amoralisme de Spinoza, pour qui
les notions de bien et de mal ne sont que des notions relatives
à l'homme mais dépourvues absolument parlant de tout contenu réel,
ce même Spinoza pour qui le mal n'est jamais autre chose que
l'expression d'une connaissance inadéquate. Il reste qu'est
parfaitement fondée la critique du moralisme, telle qu'on
la trouve chez Spinoza, Hegel, Marx ou Nietzsche, cette critique
qui soupçonne derrière nos sentiments moraux quelque chose qui agit
«par-delà le bien et le mal». Comme le remarque Yvon Quiniou :
«l'ontologie matérialiste du marxisme converge avec celle de
Nietzsche et de Freud — par-delà les différences de contenus —
pour exclure la figure du sujet souverain et originaire propre à
l'humanisme spiritualiste et pour affirmer, sur fond de finitude
ontologique, que c'est la vie qui détermine la conscience et non
l'inverse. L'hypothèse d'une conscience morale transcendant la vie
et émanant de ce Sujet en sort bien évidemment détruite.» (10)
Le
problème auquel nous sommes confrontés est celui-ci : la critique
matérialiste doit-elle nous conduire à renoncer à toute morale ou,
inversement, si nous voulons garder sa place à la morale
universaliste, faut-il renoncer à bénéficier des avancées de la
critique des «maîtres du soupçon» ? On ne peut sortir de ce
dilemme qu'en montrant qu'il est possible de refonder une morale
sans Sujet transcendant, dont Yvon Quiniou affirme que nous
pouvons repérer la présence chez Marx. Le travail entrepris
depuis de nombreuses années
par
Habermas vise aussi à répondre positivement à cette exigence.
L'«éthique de la discussion» vise à dégager sur un fondement
sociologique et anthropologique la possibilité d'une
morale universaliste de portée aussi forte que la morale
kantienne.
QUELQUES REMARQUES SUR HABERMAS ET RAWLS
Parce
que nous devons tirer jusqu'au bout les «leçons de notre histoire»,
nous devons nous confronter sérieusement à la pensée
politique contemporaine. Être fidèle à l'esprit de Marx, c'est se
hausser au niveau d'exigence qui est le sien : non pas ressasser les
polémiques du siècle passé mais nous situer dans le débat
présent. Nous devons reconnaître que nous avons à apprendre de
certains des philosophes d'aujourd'hui, alors même que
l'antihumanisme théorique, la domination des sciences humaines et
les diverses figures du gauchisme théorique et du
post-modernisme s'étiolent. Ainsi, même si des gens comme Haber-
mas et Rawls sont utilisés dans l'arsenal théorique de la
social-démocratie (du moins quand la social-démocratie condescend à
s'intéresser à la théorie) les préoccupations de ces deux
importants philosophes ne sont pas si éloignées que cela de nos
propres préoccupations.
Premier
exemple, la double critique du libéralisme et du républicanisme
classique chez Habermas, débouchant sur l'idée d'une
«démocratie radicale», peut recevoir une interprétation quoi
va bien au-delà des discours convenus sur l'État de droit.
Dans son avant-dernier livre publié en France, Droit et démocratie,
(11) Habermas ne se contente pas de défendre l'État de droit
comme le font les bourgeois libéraux et les sociaux démocrates, il
pose comme question centrale la question de la légitimité du droit
lui-même : à quelles conditions les normes qui règlent la vie
sociale peuvent-elles légitimement avoir force de loi ? La
réponse qu'il donne à travers la théorie de la discussion
suppose à la fois la critique du libéralisme et celle du
républicanisme traditionnel. Il fait remarquer de manière fort
pertinente que : « Le pivot du modèle libéral n'est pas
l'autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour
délibérer, mais l'imposition des normes de l'État de droit à une
société fondée sur l'économie, censée assurer l'intérêt
commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en
satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui
participent activement à la production.» (12) C'est pourquoi
l'État libéral peut au fond se passer de la démocratie tout en
restant un «État de droit», ce qu'affirment tous les
penseurs libéraux conséquents. D'un autre côté, Habermas critique
le républicanisme traditionnel dont la conception est celle d'une
« communauté éthique institutionnalisée par l'État ».
À cette conception, il reproche précisément de rester centrée sur
l'État et de ne pas être adaptée à la complexité du monde
moderne qui dépasse nécessairement les cadres des États
nationaux. Ce sont les faiblesses de cette conception
républicaine traditionnelle qui, selon Habermas, donnent leur
force aux critiques des libéraux. L'idée d'une démocratie radicale
apparaît comme le moyen de dépasser (et surmonter) cette
contradiction dans laquelle s'enferme le débat en philosophie
politique. Si la pensée politique traditionnelle, prise dans les
figures de la philosophie de la conscience, impute la pratique
d'autodétermination à un sujet de la société dans son
ensemble (ici Haber- mas vise aussi bien la «volonté générale»
rousseauiste que «la classe ouvrière en soi et pour soi» comme
sujet de l'histoire universelle — ou à la domination anonyme des
lois, il s'agit maintenant de donner la place centrale au processus
effectif de formation de la volonté générale. Habermas
cherche à penser la démocratie dans une «société
décentrée», dans une conception qui «n'est plus obligée d'opérer
avec le concept d'une totalité centrée sur l'État et représentée
comme un macro-sujet agissant en fonction d'un but précis.» (13)
Contre les libéraux, il s'agit donc d'affirmer que c'est la
délibération en commun qui décide des normes et règles valables
pour l'ensemble de la société ; contre les illusions de l'État
sujet, représentant ou incarnation de la volonté générale ou de
l'Esprit universel à la mode hégélienne, il s'agit d'une
critique pratique de la bureaucratie et de la promotion d'une
démocratie effective. Habermas ne cite pas Marx explicitement
mais préfère se référer à Hannah Arendt dont la conception de la
démocratie est fortement influencée par le « conseillisme»,
celui de Rosa Luxemburg ou celui de la révolution hongroise de 1956
; cependant, on peut assez facilement montrer les liens entre
cette «démocratie radicale» et les conceptions de Marx et
Engels dans les années 1875 à 1895, qui tentent de penser
l'avènement du socialisme à travers le « self government »
(14), généralisant l'expérience de la Commune de Paris.
Le
second exemple est celui de John Rawls, dont la Théorie de la
justice est un livre important. Partant de la nécessité d'inclure
dans le «contrat social» la répartition des positions sociales et
économiques et l'affirmation de l'égale liberté pour tous, la
Théorie de la Justice peut fournir les éléments d'une critique
forte des sociétés reposant sur le mode de production
capitaliste. Bien que l'on puisse interpréter les positions de
Rawls, et notamment son principe de différence, dans un sens
purement social-démocrate, voire dans un sens libéral (15), je
crois que les prémisses de la philosophie de Rawls sont
radicalement antagoniques avec ce genre d'interprétation. Ce n'est
pas un hasard si un libéral bon teint comme Michel Meyer accuse
Rawls d'être une sorte de marxiste égalitariste déguisé. (16)
C'est quelque peu exagéré, mais il est certain que sur
plusieurs points-clés, la philosophie de Rawls constitue une
réfutation des fondements même de l'idéologie dominante :
1. Rawls
refuse l'utilitarisme, c'est-à-dire la philosophie qui constitue le
complément le plus adéquat de l'économie politique bourgeoise.
Pour lui l'utilitarisme ne peut pas être le principe d'une société
bien ordonnée. Par conséquent le principe d'utilité doit
être soumis à un principe de justice non utilitariste.
2. La
théorie de la justice ne condamne pas a priori toute inégalité
(17), mais soumet ces inégalités au principe d'égale liberté. Or
ce principe d'égale liberté pour tous, s'il est pris au
sérieux, est inapplicable dans une société où les relations
sociales sont des relations entre ceux qui disposent des moyens
de production et ceux qui sont contraints de vendre leur force de
travail pour vivre. Sur la base des rapports sociaux capitalistes,
il n'y a aucune égale liberté possible entre le magnat de la
finance et l'ouvrier ou le chômeur.
3. Le
principe central de Rawls est le principe kantien d'universalisation,
c'est-à-dire qu'une loi est juste si et seulement si un être
raisonnable peut la vouloir comme loi universelle. C'est la
signification de la «position originelle» rawlsienne dite du «voile
d'ignorance». Dans la position originelle, les individus
participant au contrat social ignorent quels sont leurs propres
avantages ou leur propre position sociale et par conséquent,
raisonnablement, ils devront choisir comme principe de justice un
principe qui maximise la plus mauvaise situation possible. De
manière kantienne directement ou rawlsien- ne, personne ne peut
vouloir une société fondée sur l'esclavage parce qu'aucune
personne sensée ne voudrait être esclave, ainsi que Rousseau
l'avait déjà démontré dans Le Contrat Social. Si, en accord avec
Marx, je peux montrer que le mode de production capitaliste est, au
fond, une nouvelle variante de l'esclavage, le capitalisme ne
pourrait pas être un principe d'organisation choisi par une personne
sensée placée sous le voile d'ignorance : personne ne
peut vouloir être exploité, si exploitation égale esclavage ! (18)
4. Rawls
viole le dogme central de la pensée politique bourgeoise :
l'indépendance réciproque de la sphère politique (à la
rigueur soumise au contrat et à la délibération des citoyens)
et de la société civile réglée par le droit de propriété et la
liberté de chacun de poursuivre ses propres buts égoïstes.
L'économie n'est pas une question technique mais une question
politique centrale et la distribution des richesses (ce qu'on
appelait jadis la justice distributive) n'est pas en principe
l'affaire du marché, mais d'abord celle de la délibération
politique (même si, ensuite, Rawls considère qu'une société juste
fait confiance au marché, mais pas nécessairement au
capitalisme, pour allouer aux mieux les ressources entre les
différents secteurs et stimuler le progrès économique). C'est
pourquoi Rawls ne place pas la propriété parmi les droits de
base correspondant au «paquet de base» de libertés dont
chaque homme est doté par nature.
5. Enfin,
au-delà des discussions sur le principe de différence et des
ambiguïtés qu'il recèle, Rawls construit une philosophie
politique qui n'est pas «neutre» ; elle se place d'un certain
«point de vue», puisque le principe de différence stipule que
les inégalités justes sont les inégalités qui profitent
d'abord aux plus défavorisés. Autrement dit, Rawls fait du
point de vue des plus défavorisés le point de vue «juste» à
partir duquel on doit juger des règles de la vie sociale. Si on
en reste à la définition marxienne du prolétariat comme la classe
de ceux qui sont «libres» de toute propriété et n'ont pas d'autre
ressource que de vendre leur propre peau, il me semble qu'il y a bien
un convergence fondamentale entre les théories de la justice
d'inspiration kantienne-rousseauiste comme celle de Rawls et le
«point de vue marxiste» sur la société.
Ces
deux exemples illustrent assez clairement la situation dans laquelle
nous sommes. Soit nous nous contentons de remâcher sans cesse les
mêmes idées en espérant que les incantations feront ressurgir un
passé mort et enterré. Soit nous prenons au sérieux la
question de l'émancipation humaine, dans toutes ses
dimensions, et nous intervenons de plain-pied dans un débat
philosophique qui est un débat politique au plus haut point. La
portée émancipatrice de la pensée de gens comme Habermas ou
Rawls ne doit absolument pas être laissée de côté, d'autant
qu'elle peut, à bien des égards, nous aider à définir ce que peut
être une société alternative au capitalisme tardif.
LA MORALE DE L'ÉMANCIPATION
L'interprétation
standard du marxisme repose sur l'idée que la contradiction
entre forces productives et rapports de production conduit
«nécessairement» (d'une nécessité semblable à celle des
lois de la nature) au renversement des rapports sociaux
capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le
communisme apparaissent comme des produits de la nécessité
historique, des fameuses «lois de l'histoire». L'émancipation de
la classe ouvrière n'est donc plus vraiment la fin mais seulement le
moyen par lequel s'accomplit le destin de l'histoire universelle
: en combattant contre l'oppression de l'État bourgeois et
contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins
consciemment, ne font qu'être les agents d'un processus qui les
dépasse. Nous avons tous répété des phrases commençant par «Ce
n'est pas pour des raisons morales que...». Il faut, au marxisme
standard, évacuer tout ce qui renvoie à autre chose qu'à des
lois scientifiques, la prétention à la scientificité du
matérialisme historique étant à ce prix. Or, cette reconstruction
du marxisme n'a rien à voir avec Marx lui-même. Marx hérite de la
philosophie classique allemande et de la Révolution française
l'idée que l'histoire est ce dans quoi s'accomplit non un
processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant,
Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx
et, à l'oublier, on rend Marx méconnaissable. J'en donnerai un
exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les
textes de la maturité, ce qui nous évitera quelques-uns des
sempiternels débats sur le jeune et le vieux Marx ou
l'opposition d'un jeune Marx philosophe et critique et d'un
vieux Marx scientiste et assagi.
L'introduction
à la Critique de la philosophie du droit de Hegel (19) est un
des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec
la philosophie idéaliste allemande. Les extraits sur la
religion (qui est «le soupir de la créature accablée, l'âme
d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de
choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple.») ou
sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont
trop connus pour qu'on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on
ne peut qu'être frappé de sa tonalité kantienne. Critiquant
aussi bien le parti «pratique», qui tourne le dos à la
philosophie, que le parti «théorique» qui commet l'erreur
symétrique de se contenter d'une émancipation en idée, Marx
affirme pourtant sa filiation avec la philosophie allemande :
«La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc
de son énergie pratique, c'est que son point de départ est
l'abolition radicale et positive de la religion. La critique de la
religion s'achève par la leçon que l'homme est, pour l'homme,
l'être suprême, et donc par l'impératif catégorique de
bouleverser tous les rapports où l'homme est un être dégradé,
asservi, abandonné, méprisable» (20). L'expression impératif
catégorique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel
est sans la moindre ambiguïté : c'est à la morale du vieux Kant
que le jeune Marx fait appel ici. L'impératif catégorique a un sens
bien précis : c'est le commandement qui n'est soumis à aucune
condition, c'est-à-dire, plus précisément, à aucune
condition empirique. Autrement dit : il faut
inconditionnellement renverser tous les rapports sociaux
qui dégradent, asservissent l'homme ou le jettent dans une
condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture
soit bonne ; il ne faut pas soumettre l'émancipation humaine à la
réunion des conditions objectives ou à la nécessité
historique. Voilà ce qu'est un impératif catégorique, un impératif
auquel on ne peut pas échapper dès lors qu'on est guidé par sa
raison, c'est-à-dire dès lors qu'on se conduit en sujet libre au
sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, selon
Marx, est d'abord ceci : «La critique de la religion détrompe
l'homme afin qu'il pense, qu'il agisse, qu'il forge sa réalité
en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu'il gravite autour
de lui-même, c'est-à-dire autour de son véritable soleil.»
(21) Revenir à la raison, c'est graviter autour de soi-même :
comment ne pas penser dans cette métaphore astronomique à
la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La
«révolution copernicienne» kantienne est celle dans laquelle
on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l'objet
connu pour placer au point de départ de toute philosophie les
conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour placer
au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même).
Continuons. Marx nous dit que l'homme est pour lui-même son
véritable soleil, qu'il est pour lui-même «l'être suprême».
On pourrait rattacher cette formulation à la tradition de
Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils
sont amenés nécessairement à considérer que l'homme est un
dieu pour l'homme. Sans aucun doute, la tradition spinoziste
influence-t-elle fortement la pensée de Marx. Mais, dans le
présent contexte, c'est bien plutôt à une formule kantienne qu'il
faut penser (bien qu'en dernière analyse, cela ne soit pas
contradictoire). C'est en effet Kant qui dit que la personne humaine
(l'homme au sens générique de ce qui est proprement humain)
est une fin en soi et ne doit jamais être considérée comme un
moyen. Qu'est-ce donc que l'exploitation sinon la transformation
de la fin en soi qu'est l'homme en moyen de la production de la
plus-value ? L'humanisme kantien et l'humanisme du jeune Marx
sont vraiment très proches.
La
conséquence évidente et immédiate de cette conception qui
fait de l'homme le centre, c'est que l'impératif catégorique
marxien est celui de «l'émancipation universellement humaine».
Dans la révolution communiste, au sens de Marx, il ne s'agit
pas de l'émancipation d'une classe particulière, mais du fait
qu'une classe particulière puisse, à partir de sa situation
particulière, entreprendre «l'émancipation générale de
l'humanité.» (23)
Impératif
catégorique, universalisme, considération de l'homme comme fin en
soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont
réunis et constituent bien la charpente de cette introduction à
la critique de la philosophie du droit de Hegel. On se demande
même par quelle sorte d'étrange aveuglement cela n'a pas été vu
plus tôt. Qu'est-ce que Marx reproche donc à la philosophie
classique allemande ? Une seule chose : de n'être pas «réelle»,
de rester purement spéculative. Ce qu'il s'agit de faire, c'est
d'agir en vue de la «réalisation de la philosophie», ce qui
est le moyen de la «surmonter» (c'est le aufheben hégélien).
Réaliser la philosophie pour la surmonter, ce n'est pas la
jeter aux orties (Marx critique explicitement ce parti «pratique»
qui rejette la philosophie. C'est faire en sorte que les principes de
la philosophie deviennent les principes de la vie sociale, ne
restent pas des principes idéaux qui, restant séparés de la
vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, «la
critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la
chaîne, non pour que l'homme porte une chaîne sans rêve ni
consolation, mais pour qu'il secoue la chaîne et qu'il cueille la
fleur vivante.» (24) Bref, il semble bien qu'on pourrait, sans trop
forcer le trait, résumer l'impératif catégorique de Marx par
la formule suivante : Agis en vue de transformer la société
de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent
la règle des rapports entre les individus.
On
comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu'il y
a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n'ait
pas plu aux spécialistes de la coupure épistémologique et de
l'anti-humanisme théorique. Pourtant, si la pensée
marxienne subit des transformations et même une véritable
révolution entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois
qu'on peut voir facilement que l'inspiration morale initiale
demeure, toujours aussi vive. Peut-il lire le livre premier du
Capital en faisant abstraction de l'indignation morale qui le
sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritable
dramaturgie qui en font un livre absolument singulier dans toute
la production de l'économie politique ? Ce qui (entre autres)
fait du Capital une «critique de l'économie politique» et non un
simple «traité marxiste d'économie politique», c'est
précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au
«devoir être», c'est-à- dire à des considérations, en dernier
ressort, morales (vous pouvez employer un autre qualificatif
parce que vous êtes devenus rebelles au terme «morale», cela n'y
changera rien). Mais comme j'ai parlé plus haut de Kant, je crois
qu'on peut y revenir très précisément à propos du Capital.
Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III
dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de
la liberté. J'ai déjà abordé l'analyse de ce texte dans mon livre
sur la fin du travail (25). J'y reviens ici plus brièvement.
Évoquant les perspectives du communisme, Marx écrit : «À la
vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir
du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins
extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la
sphère de la production matérielle proprement dite.»
(26) La sphère de la production est celle dans laquelle
l'homme est soumis à la causalité naturelle car «Tout
comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer
avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire
sa vie ; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes
de société et sous tous les types de production.» Et Marx
ajoute : «Avec son développement, cet empire de la nécessité
naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en
même temps se développe le processus productif pour les
satisfaire.» (27) Dans ce cadre, une certaine forme de liberté
peut cependant exister : «Dans ce domaine, la liberté ne peut
consister qu'en ceci : les producteurs associés — l'homme
socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges
organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun
au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces
échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie
possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à
leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en
subsiste pas moins.» La liberté dont il s'agit est une liberté
limitée, elle n'est pas le libre développement des
potentialités qui sont en l'homme, qui ne peut s'accomplir
qu'au-delà de la sphère de la production matérielle. C'est
une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus
adéquats en vue d'une certaine fin. Une liberté qu'on pourrait dire
«pragmatique» pour parler en termes kantiens. Mais «c'est au-delà
que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui
est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant
ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La
réduction de la journée de travail est la condition
fondamentale de cette libération.» Nous retrouvons donc ici la
dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité
naturelle le règne de la liberté que Kant appelle «règne des
fins» et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l'homme
est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant,
exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas
imaginer que ce rapprochement soit dû seulement au hasard. Sur
ce point encore, comme dans le texte de 1844, la différence
essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des
conditions matérielles qui permettent l'avènement «effectif» de
ce règne des fins au lieu de le postuler seulement comme un
idéal régulateur. Autrement dit, la morale de Kant doit être
complétée par une éthique matérielle. Mais la conclusion du
livre III du Capital nous rappelle cependant que l'homme reste à
jamais un «être amphibie» (l'expression est celle de Kant) qui vit
à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la
liberté.
DÉFENSE DE LA PHILOSOPHIE ...
Loin
donc de considérer la pensée de Marx comme opposée à la
tradition philosophique, on doit la considérer comme un
accomplissement possible, mais aussi comme un accomplissement
partiel. Marx pose une question déterminée : comment les idéaux
moraux de la philosophie rationaliste classique peuvent-ils
s'accomplir historiquement ? Et, à cette question, il apporte une
réponse circonstanciée en montrant pourquoi et comment
les rapports sociaux qui asservissent l'homme peuvent être
renversés.
De
cela, on peut tirer quelques conclusions :
1- La
pensée de Marx n'est pas une philosophie totale ; elle n'est pas un
système achevé qui remplacerait toute l'ancienne philosophie et ne
lui laisserait qu'un intérêt historique ou archéologique. Du
reste, la pensée de Marx n'est pas vraiment dirigée contre la
philosophie en général, mais contre les systèmes théoriques
achevés du genre de ceux que l'idéalisme allemand a produits.
2- Par
conséquent, on peut tout à la fois être marxiste et kantien ou
marxiste et spinoziste ou marxiste et aristotélicien, tout
simplement parce qu'il n'y a pas une «philosophie marxiste», le
fameux «matérialisme dialectique», mais seulement une nouvelle
manière, propre à Marx, d'aborder le champ de la philosophie.
Cela peut, par exemple, nous inciter à revisiter sérieusement le
travail de ceux des austro-marxistes qui ont inscrit leur propre
interprétation de Marx dans le sillage néo-kantien.
3- Marx
n'a donc pas répondu à tous nos problèmes. Ce qu'il a laissé en
suspens, dans le domaine du droit, des institutions politiques, des
rapports entre universalité et nationalités doit être
retravaillé et, sur ce plan, Rousseau, Kant, Hegel et les autres
nous seront d'un grand apport. Par exemple, pour nous qui sommes
internationalistes, comment pouvons-nous éviter de revenir aux
réflexions de Kant sur la constitution d'un ordre de droit universel
se substituant au «concert des nations» (28).
(4)
Il y a chez Marx des faiblesses et des développements que
l'expérience historique doit nous amener à corriger. Et
ils ne portent pas seulement sur des questions secondaires. Par
exemple, quand Marx dit que le communisme consiste à passer du
gouvernement des hommes à l'administration des choses,
nous devons reconnaître que c'est, à tout le moins, une
formule malheureuse ; reprise de Saint-Simon, elle n'est nullement
celle de l'émancipation humaine universelle, mais bien celle de
la technocratie toute puissante. Il en va de même de toutes les
formules marxiennes qui conduisent à penser le dépérissement du
politique, car si la liberté de l'homme n'est possible qu'en
société, cela implique que les normes de la vie sociale doivent
découler de la délibération commune (on retrouverait là
l'éthique de la discussion de K-O. Apel et Habermas) et donc
d'une sphère de la vie sociale qui s'appelle proprement la
sphère politique. C'est le mode de production capitaliste qui
organise la non- séparation de la société civile et de la société
politique puisque la délibération commune des citoyens doit
être remplacée par les décisions «éclairées» des
capitalistes et de leurs fonctionnaires et c'est encore lui qui
abolit la séparation de la vie privée et de la vie publique parce
que la vie entière du travailleur doit être soumise aux
besoins du capital. Autrement dit, c'est une certaine idée du
communisme qu'il nous faut critiquer et reconstruire.
5-
Si on doit reconstruire l'idée du communisme, on ne pourra pas
éviter de poser à nouveaux frais la question des inégalités,
telle que Rawls la formule. On devra également se demander
pourquoi l'idéologie néolibérale a rencontré finalement
si peu de résistance dans les couches les plus exploitées : qu'est-
ce qui dans cette idéologie est rentré en résonance avec des
revendications souterraines de la classe ouvrière,
revendications qui avaient été englouties sous la carapace du
socialisme bureaucratique. L'émancipation suppose que les
hommes puissent régler rationnellement leurs échanges avec la
nature et les soumettent au contrôle commun : cela suppose un
bouleversement radical des relations de travail, non pas un salariat
généralisé et administré par en haut, mais comme le dit le Livre
I du Capital la restauration de la propriété individuelle sur
la base des acquêts de l'ère capitaliste. N'est-il pas
nécessaire de commencer à donner un contenu concret à cette
formule générale ?
Ce
que je propose ici, c'est quelque chose comme un programme de
travail dans lequel pourraient se rencontrer et se
confronter non seulement ceux pour qui Marx reste actuel,
mais aussi ceux qui pensent en dehors ou au-delà de Marx, tout en
continuant d'estimer inacceptable une société reposant sur
l'exploitation de la majorité de la population et la réduction
de l'humanité à un statut «méprisable».
...ET RETOUR AUX QUESTIONS ACTUELLES
Mais
si certains lecteurs trouvent tout cela bien trop théorique, bien
trop éloigné des préoccupations immédiates des luttes et du
mouvement social, je voudrais pour conclure attirer l'attention
sur une question politique directement liée à mon propos. Nous
savons qu'une révolution sociale (c'est-à-dire un changement
radical des structures sociales et des formes d'organisation
politique) n'est possible que lorsque certaines conditions sont
réalisées. Lénine en donnait trois :
1- qu'en
haut on ne puisse plus gouverner comme avant ;
2- qu'en
bas on ne veuille plus être gouverné comme avant ;
3- qu'une
aggravation de la situation des masses les conduise à l'action.
À
ces trois conditions, il en ajoutait une quatrième : l'existence
d'un parti capable de transformer une situation potentiellement
révolutionnaire en une révolution réussie. Laissons pour l'heure
cette quatrième condition et revenons aux conditions 1 et 2.
Ces conditions sont étroitement liées. Elles ont été typiquement
réalisées dans les décennies qui ont précédé la
Révolution française. Aux soulèvements endémiques de la
paysannerie, aux révoltes des camisards, aux revendications de la
petite bourgeoisie et aux impatiences de la grande bourgeoisie, il
faut ajouter, pour comprendre 1789-93, la véritable révolution
intellectuelle qui a eu lieu depuis le début du XVIIe
siècle. Les classes dominantes aristocratiques ou cléricales
subissent une profonde crise de légitimité qui les conduit à
encourager largement un mouvement qui leur sera fatal. Les «grands»
du royaume soutiennent les philosophes, financent les persifleurs
et les impertinents qui s'en prennent aux traditions, à l'Église et
à l'autorité royale. Et, sans les Lumières, pas de Révolution
Française.
La
classe dominante actuelle, le capital financier, n'a plus aucun
des intérêts intellectuels des anciennes classes dirigeantes.
Les valeurs de la noblesse étaient compatibles avec la défense de
la culture et du savoir désintéressé. Les valeurs du capital
financier sont incompatibles avec toute autre forme de culture que
commerciale et standardisée. Inversement, l'immense majorité
de l'humanité a un intérêt objectif à la défense de la
culture universelle, dont le règne de la bourgeoisie fut, en 1789,
le premier aboutissement. C'est pourquoi la question de la défense
de la culture humaine, des œuvres de l'esprit et de ses plus
abstraites réalisations est aujourd'hui une question politique
cruciale. Dans les «réformes de l'enseignement», c'est bien de
cela qu'il est question. Ce qui s'est passé dans les lycées doit
être jugé à cet aune. La haine du ministre Allègre contre les
professeurs et contre les mathématiques
(29) n'est
pas un trait de caractère particulier. C'est la haine de classe
contre la culture et c'est le mépris des masses si courant dans
cette nouvelle caste de parvenus qui constitue l'élite rose. De la
philosophie, on est bien revenu à l'actualité politique la
plus immédiate.
Notes
(1) Éric
Weil : Philosophie politique, Librairie Philosophique Jean Vrin. Éric
Weil écrit (pa
ge
8) : «la question du sens de la politique ne peut se poser que pour
celui qui a déjà posé celle du sens de l'action humaine (voire
de la vie), en d'autres termes, pour celui qui s'est déjà installé
dans le domaine de la morale.»
(2) Bien
que Leur morale et la nôtre soit un texte plus subtil que ne le
disent ses critiques, il me semble que ce texte répond à côté
de la plaque et que la polémique contre Victor Serge qui le suit
(Moralistes et sycophantes contre le marxisme) participe de
cet aveuglement de Trotski qui l'amène à rompre avec tous ceux qui
veulent simplement demander si dans les méthodes du bolchevisme
il n'y avait pas quelque faiblesse expliquant la catastrophe
stalinienne.
(3) Lettre
à Engels du 27 Juillet 1854
(4) C'est
absolument évident pour Civilisation matérielle, économie,
capitalisme qui place la description et l'analyse de la «vie
matérielle» au point de départ de la compréhension
historique de toute cette période décisive pour l'histoire
mondiale qui s'étend du XVe au XVIIIe siècle.
(5) Voir
mon analyse de la place de ces êtres de pensée que sont l'État et
les classes sociales dans La théorie de la connaissance chez Marx
(L'Harmattan 1996).
(6) La
transformation en cours du mode de production capitaliste menée sous
le slogan «tous capitalistes» n'est pas secondaire. Quand la plus
grosse part des transactions sur les marchés financiers est assurée
par les fonds de pension, c'est-à-dire par le salaire des
travailleurs, c'est une manière inattendue de «dépasser le
capitalisme». Quand se généralise l'externalisation des fonctions
autrefois occupées par des salariés et que les ouvriers sont
remplacés par des «prestataires de service» prétendument
«indépendants» liés à l'entreprise par un contrat, on a une
bizarre «abolition du salariat et du patronat».
(7) Léon
Trotski : Terrorisme et communisme, 10/18, 1963 page 65
(8) Les
réflexions qui suivent m'ont été suggérées par Jean-Yves
Bourdin.
(9) On
se référera sur ce point aux travaux de Galvano Della Volpe,
notamment Marx et Rousseau (Grasset, 1974) et La logique comme
science historique (PUF, 1977), ainsi qu’au Le marxisme et
Hegel de son disciple Luciano Colletti («Champ Libre», 1976)
(10) Yvon
Quiniou : La question morale dans le marxisme^ in Actuel Marx n°19 -
Premier semestre 1996
(11) Jürgen
Habermas : Droit et Démocratie, Gallimard 1997, traduit de
l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhom- me.
(12) Op.
cit. page 322. Pour illustrer, ce propos rappelons l’inénarrable
rédacteur du Financial Times qui déclarait «la liberté de
choisir entre une trentaine de céréales différentes pour le
petit déjeuner est-elle une liberté qui compte ? C’est là
une question d’opinion. Ce qui ne l’est pas, en revanche, parce
que corroboré par d’amères expé
84 /
CARRÉ ROUGE N° 10 / JANVIER 1999
riences,
c’est que l’extension du pouvoir d’État - indispensable pour
éliminer les possibilités de choix trans-frontières offerts
par la mondialisation - est néfaste et profondément
antidémocratique.»
(13) op.
cit. page 323
(14) voir
à ce sujet les travaux de Jacques Texier, publiés ces dernières
années par la revue Actuel Marx.
(15) Lors
de la première publication de la Théorie de la Justice, Hayek, le
principal et le plus sérieux des théoriciens du courant néo-libéral
sur le plan de la philosophie politique, s’est déclaré en
accord avec Rawls...
(16) voir
Michel Meyer : «Rawls, les fondements de la justice
distributive et l’égalité», in Fondements d’une théorie de la
justice, essais critiques sur la philosophie politique de John Rawls
publié aux éditions de l’institut supérieur de philosophie
de l’Université de Louvain la Neuve, sous la direction de
Philippe
Van Parijs et Jean Ladrière (1984)
(17) Marx
non plus. La «première phase du communisme» reste inégalitaire
puisque les revenus sont distribués selon le principe «à chacun
selon son travail» ; quant à la deuxième phase du communisme,
l’égalitarisme absolu n’y a aucune place puisqu’on peut
alors passer au principe «De chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins». Le caractère utopique de cette deuxième
phase du communisme doit cependant être souligné et, de fait,
ce qui nous importe vraiment, c’est la première phase, et pour la
première phase une théorie de la justice à la Rawls est
plutôt pertinente.
(18) Il
est vrai qu’on peut contester, non sans bons arguments, cette
assimilation du salariat à l’esclavage. Si le salariat est d’un
côté un esclavage, en même temps, selon Marx, il contient les
conditions même de l’émancipation, puisque la forme même du
THEORIE
contrat
salarial suppose que le travailleur est arraché au système de la
domination personnelle.
(19) voir
Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 382 et sq.. Ce texte a été
publié pour la première fois en 1844 à Paris. L’étude qu’il
devait introduire n’a jamais été achevée. Les manuscrits
(datant de 1842/1843) sont publiés dans les œuvres de Marx aux
éditions sociales et dans le tome III des Œuvres à la Pléïade
(sous la direction de Maximilien Ru- bel).
(20) Op.
cit. page 390. Ce qui est souligné l’est par Marx.
(21) Op.
cit. page 383
(22) voir
Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition 35, Scolie
(23) op.
cit. page 393
(24) op.
cit. page 383
(25) Denis
Collin : La fin du travail et la mondialisation, L’Harmattan,
1997.
(26) Capital
III, Conclusion, Œuvres 2 page 1487-1488
(27) ibid.
(28) Voir
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Théorie et pratique ou Projet de paix perpétuelle, trois
textes dont l’actualité ne pourra que sauter aux yeux de quiconque
les lira et les relira avec à l’esprit les préoccupations qui
sont les nôtres à l’heure de la mondialisation du capital.
(29) Dans
un article publié par La Recherche en juillet 1997 mais écrit avant
sa nomination au Ministère de l’Éducation nationale, Allègre
dénonçait les trois ennemis de l’enseignement à sa façon :
Platon, Descartes et Auguste Comte... c'est-à-dire trois philosophes
qui font du savoir mathématique un modèle de tout savoir par ses
exigences en matière d’abstraction.