lundi 14 août 2000

Vous reprendrez bien un peu de ciguë…


La réforme Allègre se met en place sous l’égide de Jack Lang et avec l’aval des principales organisations syndicales (FO excepté) et de parents d’élèves (singulièrement la FCPE), qui ont apporté leur soutien au ministre lors du Conseil Supérieur de l’Enseignement du 26 Mai 2000. Presque toutes les disciplines sont touchées par des réductions d’horaires et les “ innovations ” visant à casser les disciplines sont confirmées (TPE, ECJS). Les réformes successives du bac avaient déjà diminué le poids relatif de la philosophie dans toutes les séries, y compris littéraires. Et pendant qu’on bavarde sur la philosophie dès l’école primaire (mais si !), le véritable enseignement de la philosophie en Terminale est à nouveau grignoté : une heure en moins pour les S et pour les L à la rentrée du 2001 – et, accessoirement, entre 100 et 150 postes de professeurs de philosophie économisés. Enfin est entérinée pour 2001 une réforme des programmes largement désavouée par les organisations de professeurs de philosophie. Comme le métier de professeur en lycée est le principal débouché pour les étudiants en philosophie, la décomposition de l’enseignement philosophique au lycée va progressivement ruiner tout l’édifice institutionnel qui donnait sa place si particulière à la philosophie dans l’enseignement en France. Conformément aux procédés de la novlangue, la glorification officielle et médiatique de la philosophie va de pair avec sa marginalisation croissante. Les réformes récentes en sont les symptômes institutionnels.
J’ai parlé de symptômes, car ces développements dans l’institution renvoient à un mal plus profond. Relisons la célèbre circulaire du ministre de l’Instruction Publique Anatole de Monzie (1925) qui détermine encore aujourd’hui les grands principes de l’enseignement de philosophie de la classe de Terminale – qu’on appelait autrefois “ classe de philosophie ”[i]. Les finalités de cet enseignement sont claires : réfléchir sur l’ensemble des savoirs acquis au long de la scolarité – de ce qu’on appelait jadis “ les humanités ” – et se préparer à la vie de citoyen libre, capable de former son propre jugement. De tels objectifs semblent aujourd’hui parfaitement intempestifs. D’une part, les études sont de moins en conçues comme la construction d’un savoir mais seulement comme l’acquisition d’aptitudes et de “ compétences ” libres de tout contenu déterminé. A quoi bon chercher à “ saisir (…) la portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d’en opérer en quelque sorte la synthèse ” ? Si, d’autre part, la vie économique, “ la société civile bourgeoise ” comme dirait Hegel, absorbe toute la vie sociale, à quoi bon chercher à former “ des hommes de métier capables de voir au-delà du métier ” ?
Cela ne signifie pas que les proclamations des ministres d’aujourd’hui sur l’importance de la philosophie soient toutes insincères. On a besoin, dans notre enseignement en voie de réforme permanente, de quelque chose qu’on appellera toujours philosophie, mais qui ne retient que certains membres du corpus ancien, dépecé selon les besoins. Pour lutter contre la violence et les incivilités, on va appeler philosophie de la morale moralisante, de la “ moraline ” comme eût dit Nietzsche. Ainsi voulait-on confier aux professeurs de philosophie l’ECSJ, l’enseignement civique, social et juridique, sans doute dénommé ainsi parce qu’il ne s’agit pas d’un enseignement, que le civisme y est réduit aux bons sentiments à la mode, que la vie sociale n’y est appréhendée que selon les dernières préoccupations gouvernementales et que le droit en est rigoureusement absent… On va compléter l’enseignement de la biologie et de la médecine par un peu d’éthique biomédicale et on injectera, à doses homéopathiques, de la philosophie des sciences dans les cursus scientifiques universitaires. Mais la philosophie en tant que telle n’a plus sa place dans ce dispositif.
C’est pourquoi le groupe de travail disciplinaire (GTD) animé par Alain Renaut a proposé une réforme des programmes de la classe de Terminale qui vise à s’adapter à cette nouvelle situation de la philosophie. Adoptée au CSE du 26 Mai 2000, cette réforme s’appliquera à la rentrée 2001[ii]. Il s’agit, selon les auteurs, d’une “ reformulation ” des programmes, mais une reformulation qui indique bien dans quel esprit on conçoit désormais l’enseignement de la philosophie. Il s’agit d’abord d’introduire des “ questions à ancrage contemporain ”, en vue “ d’inscrire dans l’apprentissage de la liberté de penser la confrontation aux grandes questions à travers lesquelles le monde contemporain accède à la conscience de lui-même. ” Les dénégations rejetant le culte de l’immédiat ou la dictature de l’information médiatique ne sauraient tromper personne. En effet, en quoi la tradition philosophique ne nous confronte-t-elle pas aux “ questions à ancrage contemporain ” ? Les réflexions de Platon sur “ Les Lois ”, la pensée d’Aristote sur la cité et la vertu, le “ traité de paix perpétuelle ” de Kant avec ses puissantes réflexions sur le droit cosmopolitique, quoi de plus “ actuel ” ! Le programme en vigueur spécifie d’ailleurs que soient abordées les notions de société, pouvoir, État, violence, droit, devoir, technique, échanges… En quoi cela nous éloigne-t-il des problèmes contemporains ? Si on croit nécessaire de rajouter ces “ questions à ancrage contemporain ”, c’est qu’en réalité on veut faire passer autre chose qui ne doit pas être dit ouvertement. Et cette autre chose apparaît clairement dans la liste des questions proposées : “ La maîtrise de la nature – La révolution galiléenne : cosmos et univers ; La question de la technique ; Les limites de la maîtrise : prudence et responsabilité. Droits de l’homme et démocratie – Citoyenneté antique et citoyenneté moderne : la question de l’esclavage ; La question de la souveraineté : droit naturel et contrat social ; La question de la société juste : égalité et différences. Religion et modernité – Humanisme et Lumières : la critique de la superstition et du préjugé ; La question de la laïcité : l’éthique et la croyance religieuse ; La question de l’autorité : tradition et autonomie. ”
Rien de tout cela n’est contestable en soi. Mais c’est bien, dans l’ensemble, une certaine orientation philosophique qui s’impose ici, subrepticement. Pourquoi pas “ droits formels et droits réels ” ou “ le droit et la force ” ? Les problématiques imposées excluent à peu près totalement la pensée marxiste aussi bien que la critique nietzschéenne. De même placer la révolution galiléenne comme une des composantes d’une réflexion sur la maîtrise de la nature sous-entend un corpus philosophique bien particulier – est éliminée comme non pertinente la problématique d’un Duhem au profit de celle de Koyré. Autrement dit, une certaine tradition philosophique est privilégiée, au détriment de celles qui contestent le plus vigoureusement l’ordre dit démocratique, mais en fait néolibéral ou qui, tout simplement, ne sont pas conformes aux opinions généralement admises.
L’explication de ces questions à ancrage contemporain vient dans le paragraphe suivant, qui explicite le deuxième axe de la “ reformulation ” : “ Dans une société démocratique, dont la dynamique ne cesse de se développer sous nos yeux secteur par secteur, il faut de plus en plus savoir argumenter, c’est-à-dire exposer ses idées à la discussion et discuter les idées des autres. ” Il ne s’agit même plus de réfléchir à ce qu’est la démocratie mais d’affirmer que nous vivons une époque de développement de la démocratie, “ secteur par secteur ”. On est ici dans l’idéologie pure. À partir de là, la fonction de la philosophie telle qu’elle est assignée par le Ministère et ses alliés se comprend véritablement : il s’agit d’une école d’argumentation, d’un apprentissage de la rhétorique, dans le sens le plus plat du terme. Un tel apprentissage évidemment est “ vendable ” : un bon commercial, un DRH dynamique n’ont-ils pas besoin de cet art de l’argumentation, de cette capacité de persuasion indispensable au chef dans le système moderne de management ? Nous, pauvres professeurs de la vieille école, croyions que la philosophie, c’était bien autre chose qu’exposer des idées et “ discuter les idées des autres ”. Nous croyions qu’elle conduisait à certaines catégories de problèmes, qu’on devait tenter de résoudre selon des méthodes rationnelles. Nous pensions qu’elle était questionnement et recherche des fondements. Le moraliste ordinaire se contente de dire : “ il faut faire X ”, “ Y est bon ” etc… Le philosophe ne se contente pas d’exposer d’autres d’idées ni de réfuter les affirmations de son interlocuteur moraliste. Il met en question les raisons qui permettent de dire “ il faut faire X ” ou “ Y est bon ”. Eh bien, cette manière de considérer la philosophie est désormais obsolète. Le professeur de philosophie est transformé en professeur de rhétorique, premier pas vers la fusion de l’enseignement scolaire de la philosophie avec les séminaires de formation professionnelle du genre “ relation et communication ”. La philosophie se posait la question de l’Être. Il lui faudra se rabattre sur le “ savoir être ”, cher aux cabinets de recrutement.
Ainsi les transformations des programmes de Terminale portent-elles en germe une dénaturation radicale de la signification même de cette activité qu’on appelle philosophie[iii]. Je ne veux pas idéaliser le passé. Je connais les pamphlets contre la philosophie scolaire et universitaire (la PSU, disait François Châtelet, dans La philosophie des professeurs). Je sais combien il a été difficile de sortir du dogmatisme d’un certain spiritualisme universitaire pesant ou de la philosophie officielle style Cuvilliers. La psychanalyse, l’anthropologie de Lévi-Strauss, l’arrivée de la logique et de la philosophie du langage apportèrent incontestablement un souffle d’air frais, réclamé par les professeurs eux-mêmes. Mais c’est précisément contre cette ouverture de l’enseignement philosophique que se mettent en place les nouveaux programmes qui déclarent implicitement que toutes les critiques des philosophies du sujet sont nulles et non avenues – significativement, le sujet est introduit comme tel dans les notions du programme sous la rubrique : “ la conscience, l’inconscient et le sujet ” là où autrefois on se contentait de l’intitulé : “ La conscience. L’inconscient. ” J’ajouterai, pour éviter tout faux procès, que je travaille beaucoup plus dans la tradition de Kant et de la philosophie politique classique que dans celle du nietzschéisme post-moderne ou du structuralisme. Ce n’est donc pas un différend philosophique doctrinal qui m’oppose au nouveau programme inspiré par le kantien Alain Renaut. C’est un différend sur la nature et la place institutionnelle de la philosophie.
Cette dénaturation de l’enseignement de la philosophie est, comme toujours, justifiée par la nécessité de s’adapter au “ nouveau public scolaire ”. Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de “ public scolaire ” considéré comme un donné “ incontournable ” alors qu’il s’agit d’une construction idéologico-politique où les prétendues “ sciences sociales ” sont censées donner la vérité des affaires humaines. Laissons les partisans du Ministère réfléchir sur l’intéressant sujet posé en juin 2000 aux Terminales ES : “ les sciences humaines font-elles de l’homme un être prévisible ? ” Mais admettons, provisoirement, l’idée qu’il y a un public scolaire. Les auteurs du programme et le Ministère estiment, mezza voce, que le “ nouveau public scolaire ” n’est plus apte à rentrer de plain pied dans le corpus et les questions philosophiques de la tradition. La métaphysique pour les jeunes “ handicapés socioculturels ”, vous n’y pensez pas ! Il semble bien que tous ceux qui ne cessent de dire “ le niveau monte ” sont, en réalité, persuadés du contraire, puisque les matières les plus ardues et les considérations les plus sublimes seraient devenues inaudibles pour la jeune génération… Or cette attitude est non seulement méprisante mais révèle en outre une méconnaissance totale de ce fameux public scolaire. Les droits de l’homme, la liberté et la sécurité, on leur casse les oreilles avec cela à l’école, au collège et au lycée. Ils en ont par-dessus là tête, des droits de l’homme et des problèmes “ à ancrage contemporain ”. Les questions “ métaphysiques ” peuvent au contraire les passionner. Le problème de Dieu comme “ causa sui ” suscite presque toujours des discussions, y compris dans les séries technologiques. J’ai rencontré des élèves intéressés par la conception augustinienne du temps, des classes qui m’ont réclamé un cours sur la mort. Lorsque Kant définit la métaphysique comme un besoin inéliminable de la raison humaine, ce n’est pas une idée en l’air, mais une affirmation dont tout professeur de Terminale peut donner de très nombreuses confirmations empiriques.
Il est vrai que les professeurs de philosophie rencontrent dans leur enseignement de nombreuses difficultés : difficultés avec la maîtrise de la langue française, pauvreté voire absence à peu près totale de l’arrière-plan culturel que suppose le programme de philosophie de Terminale. Dans certaines classes, il s’agit tout simplement de la possibilité même de faire cours. Mais plutôt que de parler d’un fatal “ nouveau public scolaire ”, on pourrait se demander ce qui a produit cette situation alors que, depuis trente ans, on réforme à tours de bras. Qui a détruit, depuis l’école élémentaire, l’enseignement du français ? Qui a organisé l’abandon de l’art de la démonstration dans l’enseignement des mathématiques ? Qui a organisé l’euthanasie des langues anciennes au motif qu’elles étaient devenues des langues mortes pour les technocrates ignares qui nous gouvernent ?
Pour défendre notre discipline, nous sommes, en apparence, bien désarmés. La philosophie, telle qu’on la concevait traditionnellement, est aussi “ inutile ” que les langues “ mortes ”. Inutile, pas seulement. Elle est aussi nuisible pour les organisateurs de l’avenir radieux promis par le néolibéralisme. Le philosophe est un saboteur. À ceux qui font de l’utile la valeur clé, le philosophe rappelle que le bien, le vrai et le beau sont peut-être plus importants que l’utile, que ce qui vaut vraiment, ce n’est pas ce qui vaut comme moyen d’autre chose, mais seulement ce qui est une fin en soi. Le philosophe est un rabat-joie. À ceux qui s’esbaudissent de la modernité toujours plus moderne, le philosophe rappelle que déjà Platon ou Aristote pensait nos problèmes. Alors que, selon le slogan d’un puissant distributeur, il faut “ positiver ”, le philosophe n’est-il pas une autre incarnation de “ l’esprit qui toujours nie ” ? N’est-il pas un nouveau Méphisto celui qui attire l’attention des jeunes gens sur le “ patient travail du négatif ” ? Que faire enfin de quelqu’un qui, tel Spinoza, affirme : “ tous ces biens que la foule poursuit, non seulement ne sont d’aucun secours pour la conservation de notre être, mais bien plus la compromettent, et souvent causent la destruction de ceux qui les possèdent et toujours de ceux qui en sont possédés ”[iv] ? C’est sûrement un corrupteur de la jeunesse, celui qui affirme que les honneurs, les richesses et la volupté égarent l’esprit et que jamais on ne les devrait considérer comme des biens suprêmes ! On connaît le sort réservé à Socrate, accusé de corrompre la jeunesse par son enseignement. Mais personne ne nous fera boire la ciguë. Il est plus simple de se débarrasser en douce des gêneurs et de tuer la philosophie à petit feu en prétendant la sauver.
Pourtant, tout comme la société résiste à l’économie, l’institution scolaire résiste aux plans technocratiques. Résister, ce n’est pas simplement protester, manifester, c’est aussi tout simplement ne rien à céder à la doxa, défendre sans concession l’amour du savoir, faire son métier de professeur, c'est-à-dire ne jamais renoncer à être un maître, celui qui est là pour conduire les jeunes qui lui sont confiés vers la liberté de l’esprit.
Le 14 août 2000
Denis Collin. Professeur agrégé de philosophie. Docteur ès Lettres et Sciences Humaines. Auteur de La Théorie de la Connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, 1997).


[i] Je sais bien que ces proclamations s’accompagnaient souvent dans les faits d’une philosophie aux ordres, défendant, par exemple, le rôle civilisateur de la France dans les colonies… Mais ce ne peut être un argument contre les principes énoncés par de Monzie. Que les faits contredisent le droit, cela n’invalide pas le droit !
[ii] Renaut avait promis une large consultation des professeurs. Mais le nouveau programme a été adopté à la sauvette sans la moindre consultation. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient …
[iii]  Les défenseurs du nouveau programme mettent en avant l’élargissement de la liste des auteurs officiels, avec l’introduction de Plotin, Averroès, Diderot ou Wittgenstein. Mais cette proposition, qui est une bonne chose, a été faite depuis bien longtemps et c’est Allègre qui avait annulé cette modification simple, de bon sens, qui eût reçu l’assentiment de tous.
[iv] Traité de la  réforme de l’entendement. Trad. de Ancré Scala. Édition Presses Pocket.

mercredi 14 juin 2000

La contradiction et la puissance du négatif


Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme « Je suis l’esprit qui toujours nie », le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte
Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.

Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.

Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. « Intérêt » signifie « être dans quelque « chose », une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.

(extrait de « La raison dans l’histoire » - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel constitue un véritable renversement des problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure mais aussi une « maladie » et une « gangrène de la raison pratique », nous dit Kant. La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon « fonctionnaire de l’esprit universel », enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées. Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la morale moralisante – la morale abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base la plus stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Il n’y a plus vraiment chez Hegel cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.

Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde cependant avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible. Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la « bonne nouvelle » soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : « Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! » (Matthieu, 5).

Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. « En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. » (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le « mouvement et l’âme » de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’« essence morte » dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier « déchire » l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir « la conscience de soi effective de l’esprit absolu ». L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.

Nous partons du royaume éthique, « monde immaculé que ne souille aucune scission », celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme « ombre ineffective », la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en « trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ». La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, « l’acte qui est le Soi-même effectif ». Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la « terrible nécessité du destin » qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, « la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. » Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place « comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ». Et donc « tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. »

Ainsi la conscience de soi « pose elle-même la scission » dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car « l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. » Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une « effectivité sans droit ». Hegel donne la clé du mystère : « ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable » car cet individu n’est que « le moment formel de l’agir ». L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car « l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi » – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité « ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ». Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a « aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ». Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : « commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. »

Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx, à bien des égards, opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un « état dynamique qui avance vers la solution du conflit » et ainsi « le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi » (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.

Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaire des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. « Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. » (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et « la démesure effrénée devient sa véritable norme ». Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté « la sauvagerie bestiale ». L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit « la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin » qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : « La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ». Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : « la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. »

Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.

Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat « doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. » (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, « le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. » (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Dès ce grand règlement de compte avec son « ancienne conscience philosophique » dans L’Idéologie Allemande, il opère un renversement radical pour se placer désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.

Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, « cellule de la société bourgeoise », dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une « chose métaphysique » car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.

Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces « ingrédients », il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.

De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse, qui rétablit sur une base « matérialiste », Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en « agent fanatique de la production pour la production ». Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.

Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais « la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. » Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira « non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »

Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : « Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! »

Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les « lois de l’histoire » seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?

Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la « novlangue » du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que « le bien, c’est le mal ». Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

vendredi 17 mars 2000

Bien commun et république


On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.
Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une humaine. Toute la doit être conçue à partir de ce primat de la humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.
S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)
Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.
Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)
·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)
On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.
1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.
2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).
3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.
4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.


17 MARS 2000

[1] Les politiques, I,2, 1253a.
[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

mercredi 1 mars 2000

Théorie générale Jacques Bidet - PUF Collection Actuel Marx - 1999

Le projet est ambitieux: penser la modernité à partir d'une synthèse entre la tradition marxiste et la tradition contractualiste. Cette synthèse générale se présente comme une alternative à la reconstruction du marxisme engagée par Habermas. Il s'agit pour jacques Bidet de mener à son terme le travail qu'il a engagé depuis assez longtemps notamment à travers son Que faire du Capital? (Méridien-Klienksieck) et sa Théorie de la modernité (PUF - collection Actuel Marx).

L'idée générale est la suivante: si on veut construire une philosophie politique cohérente, il faut distinguer trois niveaux: le niveau métastructurel, où sont données les conditions de possibilité des diverses organisations sociales; le niveau structurel: c'est celui correspond en gros au genre d'analyse que Marx conduit dans Le Capital et enfin le niveau du système qui représente l'agencement historique des diverses structures. Bidet veut ainsi repenser le marxisme en l'insérer dans une théorie qui dans son mode d'exposition est hégélienne. Ce n'est pas une simple relecture hégélienne de Marx comme nous y sommes habitués depuis qu'on a pris l'habitude de jouer dans les Manuscrits de 44 ou les Grundrisse; la TG de Bidet se veut animée d'un bout à l'autre de la logique même du hégélianisme. La table des matières indiquera bien l'organisation de l'ouvrage:
Livre I: Métastructure
 Ch.1: La contractualité
 Ch.2: La Coopération
 Ch.3: L'Etat métastructurel
Livre II: Structure et système
 Ch.4: La transformation méta/structurelle
 Ch.5: La structure de la société moderne
 Ch.6: Le système du monde
Livre III: Politique
 Ch.7: Critique du contractualisme marchand
 Ch.8: Critique du socialisme organisateur
 Ch.9: Critique de l'éthique du discours
Ce qui caractérise l'entrée dans la modernité, affirme Jacques Bidet, c'est le rôle métastructurel joué par la contractualité. Toutes les formes du pouvoir et de l'organisation sociale sont pensées avec cette présupposition du contrat, avec l'idée de Hobbes que l'homme ordinaire est le véritable auteur de la politique. Il s'agit d'une présupposition au sens de Hegel - "Voraussetzung" - c'est à dire à la fois d'une condition logique mais aussi d'un produit de ce dont elle est la condition logique [Bidet, à mon avis, n'éclaire pas suffisamment ce point qui est un des points épineux de la pensée de Marx - par exemple quand Marx dit que le marché est la présupposition du mode de production capitaliste.] Toutes les sociétés modernes se pensent par rapport à cette "métastructure" contractuelle dont le corollaire est que les hommes sont "libres et égaux". Mais, dit Bidet, cette métastructure a une double dimension: une dimension interindividuelle (typiquement, le marché) et une dimension centrale (l'État fondé sur théoriquement sur le contrat social). La contractualité interindividuelle elle-même peut se réaliser soit par l'échange (marchand) soit par la coopération (l'association).
A partir de cette problématique, Bidet va montrer à la fois la force de l'analyse de Marx et ses limites. La force, c'est l'analyse de la première section du Capital qui montre que la conception contractualiste (des individus libres et égaux) n'est pas une "superstructure", mais la condition métastructurelle du développement des rapports capitalistes. Cependant, dialectiquement, avec le mode de production capitaliste, la métastructure est niée par la structure des rapports capitaliste - dans le procès de production, il n'y a plus d'individus libres et égaux, on n'est plus dans "l'Eden des droits de l'homme et du citoyen"!
Ces analyses qui sont assez proches de celles de Antoine Artous (voir son livre: Marx, L'État la politique) sont stimulante et permettent d'aborder de manière constructive la confrontation avec Rawls auquel Bidet reproche de ne pas avoir poussé jusqu'au bout son analyse et, en laissant de côté l'analyse de la structure et de la domination économique, d'émousser sa propre théorie. Bidet reformule le principe de différence rawlsien en "principe d'égalité-puissance" -- qu'il définit encore, contre Habermas, comme principe pratique d'universalité, U-: "Toutes les valeurs sociales doivent être réparties de façon égale, à moins qu'une répartition différente soit à l'avantage du moins défavorisé." L'"éloge métastructurel" de Rawls peut ainsi être complété d'une critique pratique qui ouvre des voies à l'action politique et à une reconstruction d'une stratégie de transformation sociale radicale.
S'il y a un reproche à faire à Bidet, c'est que sa volonté de présentation systématique l'amène souvent à mettre le lecteur en appétit sans lui donner toujours les plats qui combleraient sa faim. Pour qui connaît déjà ses travaux, la théorie générale de Bidet apparaît souvent comme une mise en forme d'articles et de livres anciens, mais nécessairement résumés et pas toujours entièrement convaincants. Il est bien possible que, comme à son maître Marx, la forme hégélienne lui ait joué quelques tours.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...