mercredi 14 juin 2000

La contradiction et la puissance du négatif


Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme « Je suis l’esprit qui toujours nie », le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte
Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.

Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.

Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. « Intérêt » signifie « être dans quelque « chose », une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.

(extrait de « La raison dans l’histoire » - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel constitue un véritable renversement des problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure mais aussi une « maladie » et une « gangrène de la raison pratique », nous dit Kant. La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon « fonctionnaire de l’esprit universel », enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées. Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la morale moralisante – la morale abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base la plus stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Il n’y a plus vraiment chez Hegel cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.

Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde cependant avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible. Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la « bonne nouvelle » soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : « Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! » (Matthieu, 5).

Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. « En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. » (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le « mouvement et l’âme » de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’« essence morte » dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier « déchire » l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir « la conscience de soi effective de l’esprit absolu ». L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.

Nous partons du royaume éthique, « monde immaculé que ne souille aucune scission », celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme « ombre ineffective », la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en « trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ». La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, « l’acte qui est le Soi-même effectif ». Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la « terrible nécessité du destin » qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, « la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. » Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place « comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ». Et donc « tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. »

Ainsi la conscience de soi « pose elle-même la scission » dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car « l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. » Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une « effectivité sans droit ». Hegel donne la clé du mystère : « ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable » car cet individu n’est que « le moment formel de l’agir ». L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car « l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi » – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité « ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ». Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a « aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ». Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : « commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. »

Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx, à bien des égards, opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un « état dynamique qui avance vers la solution du conflit » et ainsi « le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi » (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.

Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaire des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. « Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. » (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et « la démesure effrénée devient sa véritable norme ». Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté « la sauvagerie bestiale ». L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit « la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin » qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : « La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ». Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : « la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. »

Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.

Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat « doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. » (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, « le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. » (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Dès ce grand règlement de compte avec son « ancienne conscience philosophique » dans L’Idéologie Allemande, il opère un renversement radical pour se placer désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.

Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, « cellule de la société bourgeoise », dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une « chose métaphysique » car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.

Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces « ingrédients », il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.

De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse, qui rétablit sur une base « matérialiste », Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en « agent fanatique de la production pour la production ». Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.

Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais « la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. » Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira « non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »

Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : « Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! »

Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les « lois de l’histoire » seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?

Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la « novlangue » du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que « le bien, c’est le mal ». Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

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