La réforme Allègre se met en place sous l’égide de Jack
Lang et avec l’aval des principales organisations syndicales (FO excepté) et de
parents d’élèves (singulièrement la FCPE), qui ont apporté leur soutien au
ministre lors du Conseil Supérieur de l’Enseignement du 26 Mai 2000. Presque
toutes les disciplines sont touchées par des réductions d’horaires et les
“ innovations ” visant à casser les disciplines sont confirmées (TPE,
ECJS). Les réformes successives du bac avaient déjà diminué le poids relatif de
la philosophie dans toutes les séries, y compris littéraires. Et pendant qu’on
bavarde sur la philosophie dès l’école primaire (mais si !), le véritable
enseignement de la philosophie en Terminale est à nouveau grignoté : une
heure en moins pour les S et pour les L à la rentrée du 2001 – et, accessoirement,
entre 100 et 150 postes de professeurs de philosophie économisés. Enfin est
entérinée pour 2001 une réforme des programmes largement désavouée par les
organisations de professeurs de philosophie. Comme le métier de professeur en
lycée est le principal débouché pour les étudiants en philosophie, la
décomposition de l’enseignement philosophique au lycée va progressivement
ruiner tout l’édifice institutionnel qui donnait sa place si particulière à la
philosophie dans l’enseignement en France. Conformément aux procédés de la
novlangue, la glorification officielle et médiatique de la philosophie va de
pair avec sa marginalisation croissante. Les réformes récentes en sont les
symptômes institutionnels.
J’ai parlé de symptômes, car ces développements dans
l’institution renvoient à un mal plus profond. Relisons la célèbre circulaire
du ministre de l’Instruction Publique Anatole de Monzie (1925) qui détermine
encore aujourd’hui les grands principes de l’enseignement de philosophie de la
classe de Terminale – qu’on appelait autrefois “ classe de
philosophie ”[i].
Les finalités de cet enseignement sont claires : réfléchir sur l’ensemble
des savoirs acquis au long de la scolarité – de ce qu’on appelait jadis
“ les humanités ” – et se préparer à la vie de citoyen libre, capable
de former son propre jugement. De tels objectifs semblent aujourd’hui
parfaitement intempestifs. D’une part, les études sont de moins en conçues
comme la construction d’un savoir mais seulement comme l’acquisition
d’aptitudes et de “ compétences ” libres de tout contenu déterminé. A
quoi bon chercher à “ saisir (…) la portée et la valeur des études mêmes,
scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d’en opérer en
quelque sorte la synthèse ” ? Si, d’autre part, la vie économique,
“ la société civile bourgeoise ” comme dirait Hegel, absorbe toute la
vie sociale, à quoi bon chercher à former “ des hommes de métier
capables de voir au-delà du métier ” ?
Cela ne signifie pas que les proclamations des ministres
d’aujourd’hui sur l’importance de la philosophie soient toutes insincères. On a
besoin, dans notre enseignement en voie de réforme permanente, de quelque chose
qu’on appellera toujours philosophie, mais qui ne retient que certains membres
du corpus ancien, dépecé selon les besoins. Pour lutter contre la violence et
les incivilités, on va appeler philosophie de la morale moralisante, de la
“ moraline ” comme eût dit Nietzsche. Ainsi voulait-on confier aux
professeurs de philosophie l’ECSJ, l’enseignement civique, social et juridique,
sans doute dénommé ainsi parce qu’il ne s’agit pas d’un enseignement, que le
civisme y est réduit aux bons sentiments à la mode, que la vie sociale n’y est
appréhendée que selon les dernières préoccupations gouvernementales et que le
droit en est rigoureusement absent… On va compléter l’enseignement de la
biologie et de la médecine par un peu d’éthique biomédicale et on injectera, à
doses homéopathiques, de la philosophie des sciences dans les cursus
scientifiques universitaires. Mais la philosophie en tant que telle n’a plus sa
place dans ce dispositif.
C’est pourquoi le groupe de travail disciplinaire (GTD)
animé par Alain Renaut a proposé une réforme des programmes de la classe de
Terminale qui vise à s’adapter à cette nouvelle situation de la philosophie.
Adoptée au CSE du 26 Mai 2000, cette réforme s’appliquera à la rentrée 2001[ii].
Il s’agit, selon les auteurs, d’une “ reformulation ” des programmes,
mais une reformulation qui indique bien dans quel esprit on conçoit désormais
l’enseignement de la philosophie. Il s’agit d’abord d’introduire des
“ questions à ancrage contemporain ”, en vue “ d’inscrire dans l’apprentissage de la liberté de
penser la confrontation aux grandes questions à travers lesquelles le monde
contemporain accède à la conscience de lui-même. ” Les dénégations
rejetant le culte de l’immédiat ou la dictature de
l’information médiatique ne sauraient tromper personne. En effet, en quoi
la tradition philosophique ne nous confronte-t-elle pas aux “ questions à
ancrage contemporain ” ? Les réflexions de Platon sur “ Les
Lois ”, la pensée d’Aristote sur la cité et la vertu, le “ traité de
paix perpétuelle ” de Kant avec ses puissantes réflexions sur le droit
cosmopolitique, quoi de plus “ actuel ” ! Le programme en
vigueur spécifie d’ailleurs que soient abordées les notions de société,
pouvoir, État, violence, droit, devoir, technique, échanges… En quoi cela nous
éloigne-t-il des problèmes contemporains ? Si on croit nécessaire de
rajouter ces “ questions à ancrage contemporain ”, c’est qu’en
réalité on veut faire passer autre chose qui ne doit pas être dit ouvertement.
Et cette autre chose apparaît clairement dans la liste des questions proposées :
“ La maîtrise de la nature – La révolution galiléenne : cosmos et
univers ; La question de la technique ; Les limites de la maîtrise :
prudence et responsabilité. Droits de l’homme et démocratie –
Citoyenneté antique et citoyenneté moderne : la question de l’esclavage ;
La question de la souveraineté : droit naturel et contrat social ; La
question de la société juste : égalité et différences. Religion et modernité
– Humanisme et Lumières : la critique de la superstition et du préjugé ;
La question de la laïcité : l’éthique et la croyance religieuse ; La
question de l’autorité : tradition et autonomie. ”
Rien de tout cela n’est contestable en soi. Mais c’est
bien, dans l’ensemble, une certaine orientation philosophique qui s’impose ici,
subrepticement. Pourquoi pas “ droits formels et droits réels ” ou
“ le droit et la force ” ? Les problématiques imposées excluent
à peu près totalement la pensée marxiste aussi bien que la critique
nietzschéenne. De même placer la révolution galiléenne comme une des
composantes d’une réflexion sur la maîtrise de la nature sous-entend un corpus
philosophique bien particulier – est éliminée comme non pertinente la
problématique d’un Duhem au profit de celle de Koyré. Autrement dit, une
certaine tradition philosophique est privilégiée, au détriment de celles qui
contestent le plus vigoureusement l’ordre dit démocratique, mais en fait
néolibéral ou qui, tout simplement, ne sont pas conformes aux opinions
généralement admises.
L’explication de ces questions à ancrage contemporain
vient dans le paragraphe suivant, qui explicite le deuxième axe de la
“ reformulation ” : “ Dans
une société démocratique, dont la dynamique ne cesse de se développer sous nos
yeux secteur par secteur, il faut de plus en plus savoir argumenter,
c’est-à-dire exposer ses idées à la discussion et discuter les idées des
autres. ” Il ne s’agit même plus de réfléchir à ce qu’est la
démocratie mais d’affirmer que nous vivons une époque de développement de la
démocratie, “ secteur par secteur ”. On est ici dans l’idéologie
pure. À partir de là, la fonction de la philosophie telle qu’elle est assignée
par le Ministère et ses alliés se comprend véritablement : il s’agit d’une
école d’argumentation, d’un apprentissage de la rhétorique, dans le sens le
plus plat du terme. Un tel apprentissage évidemment est
“ vendable ” : un bon commercial, un DRH dynamique n’ont-ils pas
besoin de cet art de l’argumentation, de cette capacité de persuasion
indispensable au chef dans le système moderne de management ? Nous,
pauvres professeurs de la vieille école, croyions que la philosophie, c’était
bien autre chose qu’exposer des idées et “ discuter les idées des
autres ”. Nous croyions qu’elle conduisait à certaines catégories de
problèmes, qu’on devait tenter de résoudre selon des méthodes rationnelles.
Nous pensions qu’elle était questionnement et recherche des fondements. Le
moraliste ordinaire se contente de dire : “ il faut faire X ”,
“ Y est bon ” etc… Le philosophe ne se contente pas d’exposer
d’autres d’idées ni de réfuter les affirmations de son interlocuteur moraliste.
Il met en question les raisons qui permettent de dire “ il faut faire
X ” ou “ Y est bon ”. Eh bien, cette manière de considérer la
philosophie est désormais obsolète. Le professeur de philosophie est transformé
en professeur de rhétorique, premier pas vers la fusion de l’enseignement
scolaire de la philosophie avec les séminaires de formation professionnelle du
genre “ relation et communication ”. La philosophie se posait la
question de l’Être. Il lui faudra se rabattre sur le “ savoir être ”,
cher aux cabinets de recrutement.
Ainsi les transformations des programmes de Terminale
portent-elles en germe une dénaturation radicale de la signification même de
cette activité qu’on appelle philosophie[iii].
Je ne veux pas idéaliser le passé. Je connais les pamphlets contre la
philosophie scolaire et universitaire (la PSU, disait François Châtelet, dans La
philosophie des professeurs). Je sais combien il a été difficile de sortir
du dogmatisme d’un certain spiritualisme universitaire pesant ou de la
philosophie officielle style Cuvilliers. La psychanalyse, l’anthropologie de
Lévi-Strauss, l’arrivée de la logique et de la philosophie du langage
apportèrent incontestablement un souffle d’air frais, réclamé par les
professeurs eux-mêmes. Mais c’est précisément contre cette ouverture de
l’enseignement philosophique que se mettent en place les nouveaux programmes
qui déclarent implicitement que toutes les critiques des philosophies du sujet
sont nulles et non avenues – significativement, le sujet est introduit comme
tel dans les notions du programme sous la rubrique : “ la conscience,
l’inconscient et le sujet ” là où autrefois on se contentait de
l’intitulé : “ La conscience. L’inconscient. ” J’ajouterai, pour
éviter tout faux procès, que je travaille beaucoup plus dans la tradition de
Kant et de la philosophie politique classique que dans celle du nietzschéisme
post-moderne ou du structuralisme. Ce n’est donc pas un différend philosophique
doctrinal qui m’oppose au nouveau programme inspiré par le kantien Alain
Renaut. C’est un différend sur la nature et la place institutionnelle de la
philosophie.
Cette dénaturation de l’enseignement de la philosophie
est, comme toujours, justifiée par la nécessité de s’adapter au “ nouveau
public scolaire ”. Il y aurait beaucoup à dire sur cette notion de
“ public scolaire ” considéré comme un donné
“ incontournable ” alors qu’il s’agit d’une construction
idéologico-politique où les prétendues “ sciences sociales ” sont censées
donner la vérité des affaires humaines. Laissons les partisans du Ministère
réfléchir sur l’intéressant sujet posé en juin 2000 aux Terminales ES :
“ les sciences humaines font-elles de l’homme un être
prévisible ? ” Mais admettons, provisoirement, l’idée qu’il y a un
public scolaire. Les auteurs du programme et le Ministère estiment, mezza
voce, que le “ nouveau public scolaire ” n’est plus apte à
rentrer de plain pied dans le corpus et les questions philosophiques de la
tradition. La métaphysique pour les jeunes “ handicapés
socioculturels ”, vous n’y pensez pas ! Il semble bien que tous ceux
qui ne cessent de dire “ le niveau monte ” sont, en réalité,
persuadés du contraire, puisque les matières les plus ardues et les considérations
les plus sublimes seraient devenues inaudibles pour la jeune génération… Or
cette attitude est non seulement méprisante mais révèle en outre une
méconnaissance totale de ce fameux public scolaire. Les droits de l’homme, la
liberté et la sécurité, on leur casse les oreilles avec cela à l’école, au
collège et au lycée. Ils en ont par-dessus là tête, des droits de l’homme et
des problèmes “ à ancrage contemporain ”. Les questions
“ métaphysiques ” peuvent au contraire les passionner. Le problème de
Dieu comme “ causa sui ” suscite presque toujours des discussions, y
compris dans les séries technologiques. J’ai rencontré des élèves intéressés
par la conception augustinienne du temps, des classes qui m’ont réclamé un
cours sur la mort. Lorsque Kant définit la métaphysique comme un besoin
inéliminable de la raison humaine, ce n’est pas une idée en l’air, mais une
affirmation dont tout professeur de Terminale peut donner de très nombreuses
confirmations empiriques.
Il est vrai que les professeurs de philosophie rencontrent
dans leur enseignement de nombreuses difficultés : difficultés avec la
maîtrise de la langue française, pauvreté voire absence à peu près totale de
l’arrière-plan culturel que suppose le programme de philosophie de Terminale.
Dans certaines classes, il s’agit tout simplement de la possibilité même de
faire cours. Mais plutôt que de parler d’un fatal “ nouveau public
scolaire ”, on pourrait se demander ce qui a produit cette situation alors
que, depuis trente ans, on réforme à tours de bras. Qui a détruit, depuis
l’école élémentaire, l’enseignement du français ? Qui a organisé l’abandon
de l’art de la démonstration dans l’enseignement des mathématiques ? Qui a
organisé l’euthanasie des langues anciennes au motif qu’elles étaient devenues
des langues mortes pour les technocrates ignares qui nous gouvernent ?
Pour défendre notre discipline, nous sommes, en apparence,
bien désarmés. La philosophie, telle qu’on la concevait traditionnellement, est
aussi “ inutile ” que les langues “ mortes ”. Inutile, pas
seulement. Elle est aussi nuisible pour les organisateurs de l’avenir radieux
promis par le néolibéralisme. Le philosophe est un saboteur. À ceux qui font de
l’utile la valeur clé, le philosophe rappelle que le bien, le vrai et le beau
sont peut-être plus importants que l’utile, que ce qui vaut vraiment, ce n’est
pas ce qui vaut comme moyen d’autre chose, mais seulement ce qui est une fin en
soi. Le philosophe est un rabat-joie. À ceux qui s’esbaudissent de la modernité
toujours plus moderne, le philosophe rappelle que déjà Platon ou Aristote
pensait nos problèmes. Alors que, selon le slogan d’un puissant distributeur,
il faut “ positiver ”, le philosophe n’est-il pas une autre
incarnation de “ l’esprit qui toujours nie ” ? N’est-il pas un
nouveau Méphisto celui qui attire l’attention des jeunes gens sur le
“ patient travail du négatif ” ? Que faire enfin de quelqu’un
qui, tel Spinoza, affirme : “ tous ces biens que la foule poursuit,
non seulement ne sont d’aucun secours pour la conservation de notre être, mais
bien plus la compromettent, et souvent causent la destruction de ceux qui les
possèdent et toujours de ceux qui en sont possédés ”[iv] ?
C’est sûrement un corrupteur de la jeunesse, celui qui affirme que les
honneurs, les richesses et la volupté égarent l’esprit et que jamais on ne les
devrait considérer comme des biens suprêmes ! On connaît le sort réservé à
Socrate, accusé de corrompre la jeunesse par son enseignement. Mais personne ne
nous fera boire la ciguë. Il est plus simple de se débarrasser en douce des
gêneurs et de tuer la philosophie à petit feu en prétendant la sauver.
Pourtant, tout comme la société résiste à l’économie,
l’institution scolaire résiste aux plans technocratiques. Résister, ce n’est
pas simplement protester, manifester, c’est aussi tout simplement ne rien à
céder à la doxa, défendre sans concession l’amour du savoir, faire son métier
de professeur, c'est-à-dire ne jamais renoncer à être un maître, celui qui est
là pour conduire les jeunes qui lui sont confiés vers la liberté de l’esprit.
Le 14 août 2000
Denis Collin. Professeur agrégé de philosophie. Docteur ès
Lettres et Sciences Humaines. Auteur de La Théorie de la Connaissance chez
Marx (L’Harmattan, 1996) et La fin du travail et la mondialisation
(L’Harmattan, 1997).
[i]
Je sais bien que ces proclamations s’accompagnaient souvent dans les faits
d’une philosophie aux ordres, défendant, par exemple, le rôle civilisateur de
la France dans les colonies… Mais ce ne peut être un argument contre les
principes énoncés par de Monzie. Que les faits contredisent le droit, cela
n’invalide pas le droit !
[ii]
Renaut avait promis une large consultation des professeurs. Mais le nouveau
programme a été adopté à la sauvette sans la moindre consultation. Les
promesses n’engagent que ceux qui y croient …
[iii] Les défenseurs du nouveau programme mettent
en avant l’élargissement de la liste des auteurs officiels, avec l’introduction
de Plotin, Averroès, Diderot ou Wittgenstein. Mais cette proposition, qui est
une bonne chose, a été faite depuis bien longtemps et c’est Allègre qui avait
annulé cette modification simple, de bon sens, qui eût reçu l’assentiment de
tous.
[iv]
Traité de la réforme de l’entendement.
Trad. de Ancré Scala. Édition Presses Pocket.
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