lundi 27 octobre 2008

La république sociale, un maillon nécessaire pour repenser l’émancipation


Depuis quelques années, j’ai entamé un travail visant à reformuler une politique de l’émancipation humaine en prenant au sérieux les ambitions du communisme de Marx[1] – en finir avec l’exploitation et la domination – tout en tirant le bilan de la faillite du communisme historique, de ce « socialisme réel » qui semble avoir jeté l’opprobre sur tout projet révolutionnaire. À cette fin la tradition de la philosophie politique classique républicaniste, de la politique aristotélicienne au républicanisme italien (de Marsile de Padoue à Machiavel) pour finir par Spinoza, Rousseau et Kant, me semble un outil indispensable, non pour un improbable « retour à » mais pour élaborer une synthèse qui dépasse l’incapacité du marxisme de la tradition à penser proprement la normativité politique. L’union de la tradition communiste et de la tradition républicaniste ne peut guère être mieux incarnée que dans la formule de la « république sociale », une formule « algébrique » que les ouvriers parisiens inventèrent dans le mouvement qui devait mener aux tragiques journées de juin 1848, une formule qui trouva sa première mise en œuvre dans la Commune de Paris de 1871 :
« Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[2] »
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république égalitaire d’où la domination est exclue. Marx reviendra à plusieurs reprises sur ces questions, mais sous une forme différente.  Quand il commence à envisager le passage pacifique au socialisme et énonce l’idée que la république parlementaire pourrait devenir la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie. Mais ces intuitions ne recevront jamais d’élaboration systématique et la question de l’organisation de la communauté politique en tant que telle a été effacée de l’horizon du marxisme au profit de l’unique question de la prise du pouvoir soit par la voie révolutionnaire soit en se moulant dans les institutions existantes – fussent-elles monarchiques. Si le capitalisme doit  être remplacé par les « producteurs associés », la question de l’organisation politique finit par se dissoudre d’elle-même et c’est sans doute cela que Marx entendait par « dépérissement de l’État ». Tout cela nous renvoie aux béances de la théorie marxienne, béances qui, en elles-mêmes, sont assez naturelles mais deviennent très ennuyeuses quand la théorie en question présentée comme une théorie achevée ayant des réponses construites pour toutes les questions que peuvent se poser des militants engagés dans un travail pour transformer radicalement les rapports sociaux et les conditions de vie des individus. Le plan initial du Capital devait comprendre un livre sur les classes sociales et un livre sur l’État et c’est très regrettable bien que sans doute pas fortuit que ces deux livres manquent ! « L’histoire jusqu’à nous jours est l’histoire de la lutte des classes » et nous n’avons rien de sérieux sur les classes sociales dans la grande œuvre qu’est Le Capital ! Et si la question clé est celle de l’État comme le répètent les marxistes, il est très ennuyeux que le seul travail à peu près systématique que Marx ait consacré à l’État du point de vue théorique soit constitué par les manuscrits inachevés de la critique du droit politique hégélien, textes de jeunesse écrits à une époque où Marx n’était pas encore communiste…
Cette situation n’est certes pas l’explication ultime de la faillite du communisme historique, mais elle permet de comprendre un peu mieux pourquoi les marxistes les plus courageux et les plus intelligents (pensons à Lénine, Trotski et leurs camarades) ont été dans l’incapacité de comprendre les tâches politiques qui étaient véritablement les leurs. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques points saillants.
La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les classes de la société.
L’anti-parlementarisme que Marx proférait vigoureusement dans La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en assemblées agissantes.[3]
Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et « société civile » constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit :
Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![4]
Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)
La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue la faute majeure des marxistes, d’autant qu’il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.
La perspective du dépérissement de l’État et de la fin du politique en tant que tel est une perspective directement issue de l’anarchisme individualiste et représente sans doute une expression des influences non négligeables de Proudhon et Stirner sur la pensée de Marx. Mais cette perspective ultra-individualiste est soit purement utopique soit franchement catastrophique. Le communisme historique se fixait comme but avec la fin de la division de la société en classe, la fin de l’État conçu uniquement comme instrument d’oppression d’une classe sur une autre.  Si on veut reconstruire une pensée communiste sérieuse aujourd’hui, il me semble qu’on peut laisser dans les « poubelles de l’histoire » toute cette partie de la pensée de Marx et du marxisme. L’objectif d’un nouveau communisme ne devrait pas être de construire une société d’individus absolument souverains mais de construire une nouvelle forme de communauté politique, réconciliant la liberté des individus avec le souci du bien commun et redonnant tout son sens à la « polis » ou à ce que Machiavel appelait encore le « vivere civile ». Et c’est précisément en ceci que le mot d’ordre de la « république sociale » peut redevenir une forme saisissable par le plus grand nombre, un instrument de combat politique vivant, car il remet au centre des préoccupations politiques le « vivere civile » en opposition au souci unique de la réussite et de la consommation individuelle.
Les républicanistes contemporains (comme Quentin Skinner Philip Pettit dans le monde anglo-saxon ou Jean-Fabien Spitz en France) définissent l’idéal républicain à partir de sa conception de la liberté. La république est l’organisation de la liberté comme non domination. Ils distinguent cet idéal de deux idéaux concurrents, l’idéal issu de la conception antique qui fait de la liberté l’autoréalisation du citoyen dans vie publique et, d’autre part, l’idéal libéral qui fait résider la liberté dans la non-ingérence du pouvoir politique dans les affaires privées. L’idéal antique n’est plus acceptable parce qu’il suppose des sociétés relativement homogènes (par exemple sur le plan des croyances religieuses) et parce qu’il accorde trop peu de place aux intérêts privés et aux genres de vie à l’écart de la vie publique. L’idéal libéral doit également être écarté parce qu’il peut s’accommoder de la domination « librement consentie » et qu’il sépare les citoyens de la communauté à laquelle ils appartiennent, celle-ci étant conçue comme un fardeau nécessaire. Il y  aurait beaucoup à dire sur cette classification et notamment sur la tentative d’opposer le républicanisme moderne et ce qu’on appelle (sans depuis les travaux de Baron) « l’humanisme civique » dont les auteurs florentins de la renaissance sont les meilleurs représentants. Les classifications, aussi utiles soient-elles, peuvent aussi être d’excellents moyens de ne plus rien reconnaître. Mais provisoirement je propose de retenir cette classification.
En tant qu’il promeut la liberté comme non domination, le républicanisme permet tout d’abord de réconcilier l’individu et la communauté politique.  À la différence des libéraux, les républicains considèrent que l’intervention de l’État n’est pas forcément opposée à la liberté individuelle mais bien souvent en est le meilleur garant. Par exemple quand des lois sociales protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal, incontestablement la loi intervient pour rétablir un peu d’égalité entre le salarié et son employeur et limiter la domination que le patron exerce en vertu du rapport salarial qui est un « contrat de soumission ». Quand la loi oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école, elle défend les libertés des enfants et en premier lieu leur droit à l’instruction contre l’arbitraire des parents qui pourraient être tentés d’envoyer leurs enfants au travail plutôt que de les laisser apprendre la littérature ou les mathématiques. Et ainsi de suite. Les libéraux (et de ce point de vue Hobbes est le premier des libéraux !) pensent que liberté et loi s’opposent alors que les républicanistes considèrent que la liberté est toujours la liberté par la loi – un thème que Rousseau développe avec une grande force dans le Contrat Social. Alors que les libéraux (surtout les libéraux hobbesiens ou les libertariens à la Nozick qui pensent exactement la chose) soutiennent que les individus n’aiment pas la vie sociale et qu’ils cherchent à mener des existences séparées, n’acceptant les contraintes de la vie commune que comme un pis-aller justifié par le choix rationnel de l’égoïste calculateur, les républicanistes pensent que les hommes sont fondamentalement des êtres sociaux ou des « animaux politiques » pour reprendre la célèbre expression d’Aristote. La communauté politique forme précisément cette organisation humaine qui permet à l’individu de s’émanciper d’une tutelle familiale qui serait trop pesante si elle n’avait pas de contrepoids tout en restant membre d’une communauté effective et non de cette communauté abstraite qu’est l’humanité tout entière. 
Du même coup, le républicanisme fonde un sentiment du devoir envers la communauté politique à laquelle on appartient, un patriotisme (qui est l’amour des hommes plus que celui de la terre, selon Rousseau) respectueux des patriotismes des autres peuples. Inversement, comme Hobbes le montre avec brio, la conception purement instrumentale de l’ordre politique échoue à fonder quelque patriotisme que ce soit : on trouve même chez Hobbes un véritable éloge de la trahison et de la collaboration avec l’ennemi dès lors que le souverain envers qui on avait donné sa parole est défait par les armes. À la place du patriotisme, les libéraux usent largement du chauvinisme de grande puissance. Puisque rien ne lie les hommes que l’intérêt égoïste et la soumission à un pouvoir commun qui les tient en respect, dans l’arène internationale où ce pouvoir commun n’existe pas, le droit de nature hobbesien est restauré dans toute sa force et les droits des États s’étend aussi loin que s’étend leur puissance. L’État devenant l’instrument des intérêts des groupes dominants devient, dès qu’il le peut un État impérialiste. Notons, en passant, que Hannah Arendt avait fort justement remarqué ce lien qui conduit de la conception hobbesienne du pouvoir politique à l’impérialisme (voir L’impérialisme, deuxième partie de son travail sur Les origines du totalitarisme).
Que le républicanisme soit un idéal communautaire, voilà qui semble à peu près évident. Il n’est pas non plus très difficile de montrer qu’il peut constituer un idéal égalitaire et qu’il pousse au radicalisme social – ainsi que le fait judicieusement remarquer Philip Pettit dans son livre Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford Université Press, 1997). Si on définit la liberté comme non domination, toutes les formes d’oppression nées sur le terrain des rapports de travail perdent par voie de conséquence toute possibilité de justification. Comme Rousseau (mais aussi la plupart des grands auteurs républicanistes) l’a noté, le maintien du contrat social suppose une assez large égalité : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme et personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Les excès de la richesse (la chrématistique) sont les pires ennemis de la république et une société bien ordonnée doit d’abord garantir à tous un honnête bien-être, la vie décente que défendra George Orwell. La forme républicaine est compatible avec un marché sur lequel des producteurs indépendants ou des coopératives échangent leurs productions en vue de la satisfaction des besoins de tous, mais par construction (et par tradition) elle est plutôt naturellement hostile au capitalisme.
Évidemment, les républiques ayant réellement existé ne sont pas toujours, loin de là, conformes à l’idéal des penseurs républicanistes. Mais dans leurs meilleurs moments, c’est-à-dire quand elles étaient sous le pression du peuple des travailleurs, par exemple pendant les années « chaudes » de la première république française ou dans les moments fondateurs de la IIIe république (entre 1880 et 1910) ou encore à la Libération, toutes ces questions ont été posées avec vigueur, montrant que la république n’est pas simplement une « technique » d’organisation des pouvoirs publics mais qu’elle tend spontanément à se remplir d’un contenu social avancé.  Ainsi, la loi sur les subsistances défendues avec force par Robespierre (pourtant un fervent partisan de la propriété privée et de la libre entreprise) posait déjà la question du contenu social de la République.  Les droits sociaux inclus dans les constitutions française et italienne au lendemain de la seconde guerre mondiale en sont un autre exemple éclairant.  Je me contente de reprendre ici l’analyse que j’ai faite dans Revive la République : « La République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de contenu. Le préambule – un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958 – complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du bonheur – ce que John Rawls appelle encore les biens sociaux primaires.
Énumérons ces droits fondamentaux de notre république laïque, démocratique et sociale. Après avoir réaffirmé la validité de la déclaration des droits de 1789, le préambule de la constitution de 1946 commence par affirmer l’égalité de droit des hommes et des femmes dans tous les domaines. C’est bien le moins. Même si trois décennies seront encore nécessaires pour que cette égalité proclamée devienne une réalité juridique – puisque la femme mariée restait soumise à son mari et que les dernières de discrimination légale entre les époux n’ont été supprimées du code civil que dans les premières années de la présidence de François Mitterrand.
Le préambule continue en affirmant le droit d’asile pour tous ceux qui sont persécutés en raison de leur action en faveur de la liberté. Un droit qu’on ne cesse de rogner aujourd’hui alors que sa portée politique est considérable : offrir le droit d’asile aux « combattants de la liberté », c’est donner une réalité effective aux droits de 1789 quand ils proclament que la « résistance à l’oppression » est un des droits fondamentaux.
Le plus épineux vient ensuite : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul … et par le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit « L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre leur force de travail.
Poursuivons. Le devoir de travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le « droit au travail » signifie que la « société » – c’est-à-dire les pouvoirs publics – doit faire ce qui est nécessaire pour permettre à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-15-2). Alors que, dans le contexte du préambule de 1946, le droit d’obtenir un emploi est clairement un droit-créance, c’est-à-dire un droit par lequel l’individu peut exiger quelque chose de la société, le droit de travailler est une sinistre plaisanterie quand il s’accompagne de la liberté de chercher un emploi : les millions de chômeurs qui font la queue dans les files d’attente des agences pour l’emploi et des entreprises d’intérim exerceraient donc un droit constitutionnel fondamental ! Ils seront certainement heureux de l’apprendre. Il reste que le droit d’obtenir un emploi peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli dans les faits. Le changement du mode d’accumulation et de régulation du capitalisme, d’une part, la possibilité ouverte d’une attaque frontale contre les acquis ouvriers, d’autre part, ont réduit le « droit au travail », dans le meilleur des cas, à une simple assistance charitable aux indigents (genre RMI + restaus du cœur !). Le capital ne s’accommode du « droit au travail » que tant que les circonstances et le taux de profit le permettent.
En réalité, pour garantir le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’ont tenté les socialistes avec la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée[5]. C’est en effet une disposition qui ne peut être mise en œuvre que si on est décidé à tailler dans le vif du profit capitaliste. »
Dans le chaos politique présent, avec l’épouvantable décomposition des anciennes organisations du mouvement ouvrier, les électeurs votent au gré des spectacles offerts par les grands partis des systèmes bipartites dominants et on  pourrait croire que les idéaux républicains traditionnels sont oubliés.  Il n’en est rien : les mêmes salariés qui votent éventuellement pour la « gauche caviar », celle de Delanoë ou celle de Veltroni ou pour la droite populiste de Sarkozy ou Berlusconi, voire pour le FN ou la Lega Nord sont en même temps généralement très attachés aux systèmes de santé et de retraites basés sur la solidarité collective. Ils veulent que l’État garantisse une bonne éducation pour leurs enfants et que leurs droits collectifs soient protégés. Le discours autoritaire d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi marche non pas parce que les citoyens seraient massivement devenus des conservateurs gagnés au dogme libériste mais tout simplement parce que dans le discours d’ordre ils espèrent entendre le discours de la protection du citoyen par la loi. Ils se trompent sans aucun doute, mais cette erreur est bien compréhensible quand en face d’eux ils ne trouvent qu’une fausse gauche entièrement gagnée au libéralisme le plus échevelé, assaisonné éventuellement de quelques politiques d’aide aux exclus qui aggravent les divisions au sein des classes laborieuses – y compris les travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Comme, en outre, l’union de la droite et de la gauche, le système UMPS en France ou « Veltrusconi » en Italie, est entièrement européiste et organise la destruction méthodique des États-nations, il est assez naturel et assez sain que les peuples cherchent à résister et à défendre leur souveraineté contre le système d’empire qui s’étend sur l’Europe et qui nous ramène très loin en arrière, avant même la renaissance et l’affirmation des États-nations.
S’il y avait en France ou en Italie un parti réellement communiste, réellement national et réellement populaire, il s’appuierait sur ce fond au lieu de courir après les dernières modes, de remplacer les défilés revendicatifs du 1er mai par la « gay pride » et de substituer la fête chez les petits bourgeois au patient travail de construction d’une force politique sérieuse. Le républicanisme, qu’on peut résumer par la formule marxienne de « la république sociale » permet de faire le pont entre l’état d’esprit actuel de la grande majorité de nos concitoyens et l’idéal ambitieux d’une société communiste. Le nom « communiste » a été largement discrédité en raison de la faillite du communisme du XXe siècle et de l’incessant matraquage de la propagande des puissants de droite … et de gauche. Mais le contenu émancipateur dont ce mot a été longtemps le porteur peut se retrouver au moins partiellement dans les idéaux de la tradition républicaine et par là il peut redevenir véritablement populaire. Pour Marx ou pour un marxiste orthodoxe l’idée d’une république communiste aurait été prise pour une absurdité puisque le communisme était censé n’advenir qu’après l’extinction de toutes les formes d’organisation politique. Mais aujourd’hui la perspective d’un communisme républicain pourrait bien ne plus être considérée comme un oxymore. D’Aristote à Rousseau, nous avons appris que dans la polis  ou dans la république doit exister entre les citoyens une amitié (philia) civique qui se fonde sur l’existence d’un bien commun (« entre amis tout est commun » dit le proverbe loué par Aristote et Cicéron). Nous savons aussi que le bonheur est d’abord ce bonheur de vivre ensemble que seul le citoyen peut vraiment apprécier. Le communisme que nous pouvons reconstruire n’est donc pas une invention sortie d’un cerveau génial, mais plus simplement la reprise et la renaissance d’une vieille tradition, la meilleure dont nous ayons hérité et qu’on essaie d’enfouir sous le verbiage de la conception procédurale de la politique et autres calembredaines de la même farine.

27 juillet 2008 / Denis COLLIN



[1]Voir Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 1997), Morale et Justice Sociale (Seuil, Paris, 2001), Revive la République  (Armand Colin, Paris, 2005).

[2]K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332

[3]Lénine, L’État et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323

[4]Lénine, op. cit., p. 320.

[5]Voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès, 2001


vendredi 17 octobre 2008

Du libéralisme au pouvoir sans limite

Article paru dans le n° 6/7 de la revue Mortibus

Le «  » est mis à toutes les sauces, même les plus indigestes. Depuis Thatcher et  Reagan, c’est-à-dire depuis la fin des années 70, la vague libérale aurait submergé le monde, le monde capitaliste d’abord puis le reste du monde après l’effondrement des pays du « socialisme réellement existant » et le ralliement de la Chine, du Vietnam et de quelques autres aux bienfaits du marché. Ce «  » semble avoir gagné puisque même ses adversaires patentés le reconnaissent comme un horizon indépassable. La social-démocratie traditionnelle, celle des héritiers de la IIe Internationale, s’y est, pour l’essentiel, convertie. La politique du « neue Mitte » de Schröder en Allemagne qui a conduit le SPD à démanteler l’État-providence, la « troisième voie » de Giddens mise en pratique par Blair et Gordon Brown, le nouveau « parti démocrate » italien sont quelques-unes des expressions les plus frappantes de ce triomphe libéral.

En même temps, il faut constater, très curieusement, que ce triomphe s’accompagne de la liquidation des idéaux les plus anciens et les plus vénérables de la tradition libérale. Au cœur de la pensée libérale classique figuraient le gouvernement représentatif et la protection des libertés individuelles. Le gouvernement parlementaire n’est plus, dans le meilleur des cas qu’une façade vermoulue qui ne dissimule même plus la montée en puissance des nouveaux héros « bonapartistes »[1],  riches, amis des riches, vedettes médiatiques, grands manipulateurs de l’opinion publique. Le pouvoir personnel, le césarisme et toutes les formes de gouvernement qui pourraient s’apparenter à l’absolutisme étaient les hantises des libéraux « à l’ancienne ». Les nouveaux libéraux sont les plus ardents propagandistes du césarisme branché et de la liquidation du parlementarisme. Il n’en va pas mieux avec les libertés individuelles. La Grande-Bretagne fière de son habeas corpus et de ses libertés est aujourd’hui un des pays les plus avancés dans la voie annoncée par George Orwell. Ce pays bat tous les records en matière de caméras de vidéosurveillance et de fichage des citoyens. Dans certaines villes, il existe même des hauts parleurs qui permettent à l’agent de vidéosurveillance de rappeler le citoyen négligeant à ses devoirs. Aux États-Unis, le « patriot act » adopté à la suite du 11 septembre 2001 donne des pouvoirs quasi illimités à la police et aux services secrets[2]. La vie privée n’existe plus : dans ses moindres faits et gestes le citoyen peut être soumis au contrôle policier. Tout ce qu’il dit ou écrit à ses amis pourra être retenu contre lui. Guantánamo symbolise parfaitement ce qu’est devenue la démocratie en Amérique et ailleurs.
Bref, le  est devenu le nom sous lequel se développe un pouvoir d’État sans limites, une tyrannie douce qui n’est pas pour autant cette tyrannie de la majorité dont Tocqueville entrevoyait la naissance inéluctable. Comment cela est-il arrivé ? Pour répondre à cette question, plusieurs pistes doivent être explorées. L’analyse des transformations structurelles du capitalisme et l’histoire des luttes de classes au cours des trois ou quatre dernières décennies donneraient une explication de fond précieuse. Nous essaierons d’en brosser un tableau d’ensemble, nécessairement trop général, mais permettant de restituer le mouvement sur le long terme. Une deuxième piste serait de distinguer le  classique, un  politique qu’on pourrait défendre et prolonger dans une perspective plus radicale d’émancipation sociale – un peu à la manière du socialisme libéral italien de Rosselli – et un « libérisme » réduisant le  à la liberté absolue des « entrepreneurs », c’est-à-dire des capitalistes de gouverner le monde en fonction de leurs objectifs propres. Le  présent serait donc un « libérisme » ayant trahi les idéaux du  et combinant la tyrannie politique à la liberté économique pour les puissants. Enfin la troisième piste serait de se demander s’il n’y a pas aussi quelque chose dans le  classique qui permet de comprendre comment cette doctrine a pu se renverser en son contraire.
Méfiants à l’égard des explications monocausales, nous nous proposons de montrer que la combinaison, pas nécessairement harmonieuse ni même dialectique, de ces trois approches permet d’éclairer ce qu’on appelle  aujourd’hui. Au-delà de cette analyse théorique, il y a évidemment des enjeux politiques pratiques. Comme les principaux mouvements de contestation du nouvel ordre capitaliste ont pris au mot les idéologues du , ils se sont baptisés eux-mêmes antilibéraux – quoique les plus audacieux n’aient pas hésité à aller jusqu’à l’anticapitalisme – l’analyse du  montrera que les antilibéraux sont mobilisés contre des fantômes et il n’est pas étonnant que leurs luttes soient couronnées d’aussi peu de succès réels.
L’analyse du mode de production capitaliste a été faite par Marx dans le Capital et cette analyse reste dans ses grandes lignes d’une justesse tout à fait remarquable. Cependant, elle ne donne qu’un modèle théorique et ne fait pas l’histoire du capitalisme et de ses formes de domination – d’ailleurs le mot « capitalisme » lui-même n’est pas chez Marx qui se contente de décrire « le mode de production capitaliste ».  Essayons de donner les grandes lignes ou les grandes phases de ce qui pourrait constituer une telle histoire.
La domination bourgeoise a commencé à se développer à l’abri de l’absolutisme. Seul un prince puissant peut tenir en respect les « grands » et garder la cohésion nationale. Le premier grand théoricien, ici, c’est Machiavel.  Cependant le Florentin n’est pas un partisan de l’absolutisme. Il considère le conflit comme naturel et enseigne que les tumultes, comme ceux qu’avait connus la Rome antique, peuvent et doivent être les garants de la liberté. Le prince, donc, établit ou rétablit le régime favorable à la liberté et la sécurité des individus mais la préservation de cette liberté appartient toujours au peuple. Avec Hobbes, on change de problématique. La liberté disparaît comme valeur politique. Le pouvoir souverain n’a qu’une fonction : garantir la sécurité des sujets qui peuvent, en renonçant à leur liberté, poursuivre leurs objectifs privés et jouir des fruits de leur industrie. Et de fait, le XVIIe siècle est bien plus hobbesien que machiavélien. Les monarchies absolues en Europe développent l’industrie et le commerce et brisent la colonne vertébrale de la vieille noblesse féodale, mais elles réalisent cette tâche à un coût exorbitant. Elles ne la réalisent, en effet, qu’en soumettant la classe bourgeoise aux impératifs de la défense du système de la monarchie absolue avec ses ors et pompes si coûteux pour les deniers de ceux qui possèdent l’argent, les classes productives, c’est-à-dire essentiellement toutes les couches de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Quand elle commence à s’enhardir, à penser qu’elle peut voler de ses propres ailes, la bourgeoise trouve encombrant le poids de la monarchie. En termes philosophiques, on pourrait dire qu’elle passe de Hobbes à Locke. Elle devient libérale, c’est-à-dire qu’elle ne veut plus d’un gouvernement protecteur mais veut se gouverner elle-même. Le XVIIIe siècle voit la montée en force de ce  qui va soumettre au feu de la critique toutes les traditions, revendiquer la pleine liberté de conscience et le développement de la science. Si ces objectifs peuvent être atteints sans une révolution trop radicale, ce sera l’idéal. Après un essai de révolution radicale qui se termine par la dictature du Lord Protecteur Cromwell, la « glorieuse révolution » anglaise ne sera qu’un aménagement constitutionnel de la monarchie. Les droits de la bourgeoisie sont garantis et les « Communes », lieu d’expression par excellence de la nouvelle classe dominante, contrôlent le monarque. Mais les choses ne se passent pas toujours aussi bien qu’en Angleterre. Une protestation contre la hausse des taxes sur le thé à Boston se transforme en guerre d’indépendance et à l’instauration d’une nouvelle république, instaurée par les colons anglais avec le soutien (décisif) de la monarchie française…  En France, les volte-face du régime, soumis d’un côté à la « réaction nobiliaire » et de l’autre à la pression de la bourgeoisie qui veut en finir avec les entraves à la libre entreprise vont précipiter un mouvement révolutionnaire qui précipite l’Europe dans la tourmente et dont la commune de Paris, plus de 80 ans après la prise de la Bastille constitue l’ultime soubresaut.
Pendant toute cette période, la domination politique de la bourgeoisie va osciller en permanence entre deux pôles : d’un côté un pôle libéral au plan politique et de l’autre l’abandon de l’autogouvernement au profit de l’État fort. La révolution de 1848 en France en accomplit le cycle total. En février la bourgeoisie industrielle et la petite bourgeoisie renversent la monarchie orléaniste, c’est-à-dire le gouvernement de la finance, selon l’analyse de Marx. Mais le prolétariat qui fut l’aile marchante de la révolution commence à manifester pour ses propres objectifs et les bourgeois républicains fusillent les ouvriers en juin 48 … avant de céder eux-mêmes la place au « sauveur suprême », Louis Bonaparte qui sauve la domination sociale de la bourgeoisie en l’écrasant politiquement. Mais l’Empire à son tour va subir des modifications internes considérables : à l’empire autoritaire des débuts succédera l’empire libéral.
Comment contrôler le pouvoir politique ? Comment n’être pas dominé ni entravé par un État tout puissant tout en se protégeant des irruptions intempestives d’une classe ouvrière qui ne cesse de croître en nombre, en organisation et en puissance politique ? Cette question ne cesse de se poser au cours des années 1870/1914. Ce sont des années pendant lesquelles le régime « démocratique », sous des formes plus ou moins abâtardies, progresse dans les grandes métropoles européennes. En Grande-Bretagne, le droit de vote d’étend progressivement. Le régime impérial prussien de dote d’institutions représentatives dans lesquelles les organisations ouvrières vont bientôt faire une entrée en force. Un peu partout, les luttes ouvrières contraignent les classes dominantes à faire des concessions et à accepter la construction d’institutions sociales au sein même de la société dominée par le capital. Il faut se remettre dans l’atmosphère de cette époque pour comprendre pourquoi Engels (mais Marx aussi en certains textes) théorisait la possibilité d’un passage pacifique au socialisme. La « belle époque » n’est pas seulement une expression trompeuse qui ferait oublier le sort encore misérable de la classe ouvrière, car, même si l’exploitation est encore terrible et si les conditions de vie des ouvriers restent misérables, des progrès notables ont été accomplis – en France, par exemple, le droit de grève a été reconnu en 1864, par Louis Bonaparte, et la légalisation des syndicats est adoptée en 1884. Les premières lois sociales sur les retraites sont votées au début du XXe siècle, pendant qu’en Allemagne la protection sociale étatique s’est largement développée avec l’objectif de tenter, en vain, de freiner la progression de la social-démocratie. Un peu partout la journée légale de travail commence à être réglementée, tout comme le travail des enfants. Dans le même temps, l’instruction publique se développe et avec elle le niveau culturel de la classe ouvrière.
La première guerre mondiale met fin aux rêves de la trans-croissance pacifique du capitalisme au socialisme, comme elle met fin aux illusions que la société bourgeoisie entretenait sur elle-même. Il est vrai que la prospère façade qu’offraient les grandes puissances ne pouvait entièrement dissimuler la réalité d’un conflit pour le partage du monde et la mise en coupe réglée des colonies. La guerre va précipiter une tendance, déjà visible auparavant, au renforcement démesuré du pouvoir d’État. L’impérialisme ne tient pas seulement dans le contrôle des colonies mais aussi dans la suprématie du capital financier et la tendance à la fusion entre les sommets de l’appareil d’État et cette oligarchie financière. Lénine définit les nouvelles formes étatiques nées à la faveur de la guerre comme du « capitalisme d’État », lequel doit devenir l’antichambre immédiate du socialisme… Le rôle du militarisme, le contrôle étatique d’une partie croissante de l’économie, la censure et le développement de la propagande de masse (avec l’apparition de la radio), la manipulation des mouvements de masse,  tous ces traits vont se retrouver à des degrés divers dans les tous les régimes politiques de l’entre-deux-guerres. On songe évidemment aux fascismes, mais ils sont loin d’être seuls. Les « planistes » en France et Belgique, certains des théoriciens du « New Deal » aux États-Unis, les groupes de technocrates comme les polytechniciens de X-Crise défendent un État fort et un capitalisme organisé. La crise de 1929, perçue très couramment comme le « memento mori » du mode de production capitaliste, est souvent expliquée par  débridé : les marchés, soumis à l’appât du gain des spéculateurs, sont incapables de réguler un système qui court à sa perte[3]. La première guerre mondiale avait brisé net l’élan du libre-échangisme qui s’imposait un peu partout à la fin XIXe siècle. Elle avait contraint les diverses fractions de la classe capitaliste à se replier sur le terrain de l’économie nationale. Il faudra attendre les années 1980 pour que le commerce mondial retrouve la place qu’il occupait avant 1914 dans la production des richesses.
Le capitalisme organisé suppose l’intégration de la classe ouvrière. Le « corporatisme », une des caractéristiques du fascisme italien, est alors une idéologie très largement répandue, y compris dans certains milieux syndicaux, parfois même très radicaux à l’origine – on songe ici à René Belin, militant syndicaliste, révoqué des PTT en 1930 pour faits de grève et qui devient ministre du travail de Pétain ; ou encore à ces militants syndicaux italiens qui finirent organisateurs des corporations mussoliniennes. De quelque côté qu’on se tourne, le temps n’est plus au . Bruno Rizzi, un antifasciste italien, proche un temps du trotskisme, publie à Paris un petit livre abondamment pillé depuis, La bureaucratisation du monde qui annonce l’avènement à l’échelle mondiale d’une nouvelle classe bureaucratique dont le fascisme et le stalinisme ou le « new Deal » donnent les premiers linéaments.
La défaite du nazisme ne va pas fondamentalement bouleverser cette donne-là. La « guerre froide », les menaces révolutionnaires des mouvements d’émancipation nationale dans les colonies, les positions de force qu’occupe la classe ouvrière dans les pays d’Europe durement touché par presque six années de guerre, tout cela va amener la généralisation de formes de gouvernement déjà testées au moment du « New Deal » ou du Front populaire français. Face à la « menace communiste », on présente un modèle qui garantit la paix sociale, l’amélioration du sort de la classe ouvrière, le maintient d’une économie de marché capitaliste largement corrigée par des dispositifs de planification et les libertés publiques traditionnelles.
Cette situation qui a duré une trentaine d’années n’est cependant pas le résultat d’un plan mûrement réfléchi par quelques « ingénieurs sociaux » pénétrés de la lecture d’Auguste Comte[4]. Elle est plutôt la cristallisation instable d’un rapport de forces complexe et que personne ne peut dénouer à son avantage. Les capitalistes qui concèdent la sécurité sociale, les nationalisations et les nombreuses formes de « démocratie ouvrière » au sein de la société bourgeoise ne sont pas lecteurs de Keynes qui comprendraient la nécessité d’une régulation de la demande ! Ils sont plutôt morts de peur et se demandent comment on peut faire pour contenir et refouler le communisme. De ce point de vue, la nostalgie du « retour au compromis keynésien » qui constitue le fond de sauce commun à toutes les variétés de mouvements antilibéraux est proprement fantasmatique.
Les choses commencent à changer sérieusement dans les années 70, au moment même où toutes les obédiences trotskystes avec une prescience remarquable annoncent « l’imminence de la révolution »[5]. Les conditions structurelles de la relative stabilité des « trente glorieuses » sont en train de s’épuiser. Une nouvelle période historique s’ouvre qui modifie en profondeur les formes du gouvernement capitaliste. Cette transformation recouvre plusieurs dimensions qu’il faut détailler.
En premier lieu, il y a une transformation des conditions mêmes de l’accumulation du capital. L’État providence qui permet de contenir les conflits sociaux commence à coûter très cher. En France, pour maintenir le système antérieur tout en canalisant les conflits sociaux qui n’ont cessé de se multiplier, la dernière tentative est celle de Chaban-Delmas qui sous le nom de « contrats de progrès » veut indexer les salaires sur la production et en échange – si l’on peut dire – cherche à mettre en place toutes sortes de clauses antigrève. La réalité s’impose durement aux capitalistes : les gains de productivité de l’époque antérieure épuisent leurs effets. Le taux moyen de profit baisse – conformément à la fameuse loi de Marx. La crise menace. Contrairement à ce qu’on a trop souvent dit, ce n’est pas la crise pétrolière qui marque le grand tournant, mais l’annonce par Nixon, le 15 août 1971, de la non-convertibilité du dollar en or. Le système de Bretton Wood sur la base duquel avait été construite la relative stabilité du développement capitaliste vient de s’effondrement.  Le double étalon n’existe plus, le dollar n’est plus « as good as gold ». Déréglementation, liquidation des contraintes imposées par les lois sociales, levée de toutes les entraves à la circulation du capital et mise au pas des syndicats ouvriers, tout ce que feront Reagan et Thatcher figure déjà, au moins virtuellement, dans la déclaration de Nixon. Deux tendances apparaissent clairement : il faut, à la fois, « libéraliser » l’économie, c’est-à-dire libérer le capital financier des contraintes étatiques (y compris des règles prudentielles adoptées au lendemain de la crise de 1929) et en finir avec le mouvement ouvrier organisé. Tout cela se présentera sous les apparences d’une cure d’amaigrissement de l’État, mais il faudra une intervention brutale de l’État pour imposer ce nouveau «  ».
Le deuxième élément décisif est la fin de la guerre froide. Bien que l’Union Soviétique ait de longtemps abandonné toutes velléités révolutionnaires, elle restait un concurrent dangereux et son existence même rappelait de trop mauvais souvenirs. La manœuvre va s’opérer en deux phases. La première consiste à isoler l’URSS et c’est ici que Kissinger, ministre de Nixon, joue le rôle clé puisque c’est lui qui organise le rapprochement stratégique avec la Chine. C’est, en effet, une alliance à long terme qui se noue, d’abord contre l’URSS puis, plus fondamentalement, une alliance économique qui prépare le revirement de la politique intérieure chinoise, et ce du vivant même de Mao. Ayant renversé Sihanouk pour placer un fantoche, le maréchal Lon Nol, le gouvernement de Washington, après la débâcle au Vietnam en 1975, soutiendra les Khmers Rouges prochinois contre le régime provietnamien qui  s’était installé à Phnom Pen. L’évolution actuelle de la Chine était donc déjà virtuellement dans la nouvelle configuration stratégique des années 70.
L’alliance chinoise s’accompagne d’une inflexion forte de la politique à l’égard de l’URSS. Jusqu’aux années 70, il s’agir de contenir la poussée communiste dans le cadre de l’équilibre de la terreur. La guerre au Vietnam et le soutien aux dictatures de l’Europe du Sud s’inscrivent dans cette politique. À partir des années 70, les choses commencent à changer. Il s’agit moins de contenir le communisme que d’étouffer l’URSS. La neutralisation de la Chine permet une double offensive. D’abord une offensive idéologique autour de la question des droits de l’homme en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est qui trouvera sa première concrétisation avec la CSCE (devenue depuis OSCE) et la signature en 1975 des accords d’Helsinki. Une offensive militaire ensuite : les divers accords de limitation des armes nucléaires tactiques et stratégiques (SALT et START) permettant la relance de la course aux armements.  Au début des années 80, nous avons simultanément l’installation des fusées Pershing en Allemagne et le lancement fort médiatique de l’improbable « guerre des étoiles » de Ronald Reagan.
Cette stratégie s’appuie sur une appréciation assez juste de l’état de l’URSS – la bureaucratie au pouvoir est en pleine décomposition et les USA disposent, pour le savoir et pour agir le moment venu, de relais bien placés au sommet de l’État. Dans le même temps, cependant, l’URSS est présentée dans les médias comme un monstre terrifiant qui menace à court terme « l’Occident » et le « monde libre ». Ce qui permet de rameuter au service de la politique impériale le ban et l’arrière-ban des intellectuels « de gauche » en pleine reconversion.[6] La haine légitime que suscite la tyrannie stalinienne va être mise à profit par ceux-là mêmes qui organisent ou suscitent les coups d’États militaires dans les pays considérés comme stratégiques.
Enfin, les USA et leurs alliés sauront instrumentaliser les mouvements fondamentalistes islamistes, poussant l’URSS à la faute mortelle en Afghanistan – ainsi que l’a dit un peu plus tard Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Carter. C’est aussi l’époque où Washington et Paris arment massivement Saddam Hussein qui fait la guerre à l’Iran[7]. On pourrait croire que cette stratégie a failli, si on considère les dégâts collatéraux qu’elle a entraînés, de l’invasion du Koweït à l’attentat du WTC et ses 3000 morts.  Mais comme le faisait remarquer Brzezinski, si on pense que c’était cela prix à payer pour la chute du « communisme », le coût n’était pas très élevé.
C’est donc un « nouvel ordre mondial » qui doit se mettre en place. Un ordre dans lequel la concurrence entre les nations doit faire place à une nouvelle « gouvernance » sous la direction éminente des maîtres de Washington.
Idéologiquement, cette gouvernance se présente comme libérale. Il s’agit de prendre acte de la mondialisation dans tous ses aspects[8] et, en premier lieu, de l’intrication croissante des économies, c’est-à-dire de l’existence d’une division mondiale du travail fortement structurée. Il faut donc tendre vers la suppression de tous les tarifs douaniers et de toutes les formes de protection nationale – la liberté du commerce s’étendant à la liberté des investissements, au secteur des services (santé, éducation) et finalement même des fonctions étatiques classiques – l’utilisation de troupes de mercenaires dans les nouveaux conflits est, de ce point de vue très révélatrice. L’impératif du « laisser faire » signe la fin des politiques nationales autonomes et donc, d’un certain point de vue la fin de l’État-, en ce sens que l’État n’est plus le représentant officiel d’une  et sa politique ne devrait donc plus être l’enjeu des luttes politiques dans le seul cadre réel où ces luttes peuvent trouver une expression. Mais l’escamotage de l’État-n’est en aucune façon un rétrécissement de la zone d’action d’État. C’est même l’inverse qui se produit. Quand les politiques publiques deviennent « la seule politique possible », l’emprise de l’État sur la société s’accroît de manière démesurée.
La preuve en est donnée par le développement de la coopération militaire et policière entre tous les États. Ainsi curieusement, alors que la menace soviétique disparaissait, l’alliance militaire antisoviétique, l’OTAN, se renforçait, intégrant tous les pays d’Europe centrale et orientale et entraînant même la France qui est, aujourd’hui, sur le point de réintégrer le commandement militaire intégré dont De Gaulle l’avait fait sortir dans le début des années 60, alors qu’on sortait tout juste de la crise de Berlin et de celle des missiles à Cuba…  La « lutte contre le terrorisme » et contre les « États voyous » fournit juste à point les justifications nécessaires pour ces coopérations qui mettent tous les États au service des USA. Il suffit, pour en avoir une idée, de voir comment la CIA sous-traite la torture et l’emprisonnement de suspects capturés sur le territoire afghan ou ailleurs.
Pour reprendre la très pertinente formule de Michel Baud, nous avons affaire à un système « national-mondial hiérarchisé ». Et il est nécessaire de toujours avoir en tête cet arrière-plan militaire et policier pour comprendre le genre de «  » que défendent les prétendus « libéraux » ou « néolibéraux ». Il s’agit bien d’une liberté à peu près totale pour les capitaux laquelle suppose précisément que les peuples soient privés de toute liberté. Pour que la liberté capitaliste soit assurée, il faut priver les peuples de la liberté de choisir une politique qui pourrait ne pas convenir aux grands groupes transnationaux. Par exemple, ceux qui s’obstinent à ne pas vouloir manger les plantes OGM de Monsanto, Novartis et tutti quanti devront en manger de gré ou de force. Et les gouvernements, même ceux qui font des discours grandiloquents sur la défense de l’environnement, sont là pour appliquer la loi de Monsanto.
Le nouvel ordre mondial ne fonctionne que par une stricte division internationale du travail, permettant la désindustrialisation des pays où les travailleurs bénéficiaient d’un niveau de vie un peu meilleur et de fortes organisations syndicales pendant que l’Asie, l’Afrique du Nord et une partie de l’Amérique Latine sont transformées en bassins industriels de la nouvelle « économie-monde ». Le rôle central de la Chine est encore à souligner. Bientôt première puissance industrielle du monde, ce pays présente tous les avantages du . Le capitalisme y dispose de conditions d’exploitation tout à fait semblables à celles de la phase « d’accumulation primitive » en Europe au XVIIIe et au XIXe siècle, mais l’État communiste permet de limiter au maximum la contestation et les syndicats continuent de fonctionner selon la mode des pays du socialisme réel, c'est-à-dire comme simple courroie de transmission du pouvoir politique.
Mais ce ne sont pas seulement les travailleurs des pays émergents qui sont soumis à la discipline de fer du capital. Dans les pays capitalistes de la « vieille Europe », où les relations sociales étaient fondées sur des compromis datant de la fin de seconde guerre mondiale, on a assisté à une régression sans précédent. Grâce aux politiques « libérales », le chômage est redevenu un chômage de masse, la pauvreté fait une réapparition spectaculaire dans des pays riches et relativement égalitaires comme l’Allemagne. En même temps, tous les moyens de résistance des travailleurs sont réduits, soit par la répression pure et simple – le droit de grève est très encadré en Allemagne ou en Grande-Bretagne – soit par l’intégration des syndicats à l’État et le plus souvent pas une combinaison des deux méthodes. Les niveaux d’activité gréviste sont en baisse constante et tout le « beau monde » considère comme un progrès de la démocratie l’atonie des plus défavorisés. La pulvérisation sociale de la classe ouvrière a été mûrement planifiée, par la destruction des grandes concentrations ouvrières[9], par les nouvelles conditions de travail (multiplication du travail posté, des horaires décalés, etc.), par le logement, par la pression de la société de consommation qui conduit à un endettement massif qui ne laisse plus aucune marge de manœuvre pour faire grève.
Ce ne sont pas seulement les organisations ouvrières traditionnelles qui sont touchées, vidées de leur substance et marginalisées. Ce n’est pas seulement l’idée de l’émancipation sociale qui est devenue un véritable interdit. C’est l’idée même que la vie sociale, une vie sociale simplement décente, ait, en elle-même, de la valeur. Le nouveau monde « libéral » est monde parfaitement hobbesien dans lequel les individus sont en rivalité permanente, pour l’emploi, pour le logement, pour l’acquisition de biens de consommation qui n’ont aucun usage[10]. On parle souvent du développement de l’individualisme. C’est une expression trop vague. L’individualisme supposerait que les individus cherchent à affirmer leur singularité, à se distinguer de la multitude, par leur action ou par leur savoir, ou par leur genre de vie. Rien de tout cela.  Le soi-disant individualisme est un conformisme généralisé que Marcuse (comme d’autres philosophes de l’école de Francfort) avait fort bien analysé. Ainsi on peut lire dans L’homme unidimensionnel[11] :
Aujourd'hui la réalité technologique a envahi cet espace privé et l’a restreint. L'individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l'usine. Les divers processus d'introjection se sont cristallisés dans des réactions presque mécaniques. Par conséquent il n'y a pas une adaptation mais une mimésis, une identification immédiate de l'individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu'ensemble.
L’identification de l’individu avec « sa » société, comme conséquence de la pénétration de la réalité technologique dans l’espace privé, qui ne reconnaît là le monde dans lequel nous vivons, celui de la multiplication des gadgets, de la course à la consommation, du mimétisme ravageur qui détruit toute conscience critique. Marcuse fait remarquer que, très curieusement, ce nouvel ordre social, ultramoderne, hautement technologique, est en réalité profondément régressif. On retourne à un type d’identification de l’individu au groupe « qui a caractérisé les formes primitives d'association ». Marcuse montre comme cette transformation de la relation de l’individu à la société tarit à la source toute pensée critique :
Le progrès technique fait que la Raison se soumet aux réalités de la vie et qu'elle devient de plus en plus capable de renouveler dynamiquement les éléments de cette sorte de vie. L'efficacité du système empêche les individus de reconnaître qu'il ne contient que des éléments qui transmettent le pouvoir répressif de l'ensemble. Si les individus se retrouvent dans les objets qui modèlent leur vie, ce n'est pas parce qu'ils font la loi des choses, mais parce qu'ils l'acceptent – non comme une loi physique mais en tant que loi de leur société.[12]
Critiquant (en 1964!) les thèmes de la fin de l’idéologie, Marcuse remarquait :
Que la réalité ait absorbé l'idéologie ne signifie pas cependant qu'il n'y a plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l'a précédée parce que l'idéologie se situe aujourd'hui dans le processus de production lui-mêmeCette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L'appareil productif, les biens et les services qu'il produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu'ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l'industrie des loisirs et de l'information, impliquent des attitudes et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l'ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu'elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d'individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C'est une manière de vivre meilleure qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. Dans cette forme, les idées, les aspirations, les objectifs qui, par leur contenu, transcendent l’univers établi du discours et de l'action, sont soit rejetés, soit réduits à être des termes de cet univers. La rationalité du système et son extension quantitative donnent donc une définition nouvelle à ces idées, à ces aspirations, à ces objectifs.
La lecture de Marcuse a ceci de passionnant qu’elle montre que les tendances du nouvel ordre social ne datent pas d’hier.  Ces analyses vieilles de près d’un demi-siècle semblent le fait d’un perspicace observateur du début du XXIe siècle. Il faut pourtant se garder de croire que les processus économiques spontanés de la société consommation suffisent à imposer cet ordre social. La bonne vieille répressive, celle qui fonctionne à la police et à la prison a trouvé une nouvelle jeunesse, usant désormais de tous les procédés de la haute technologie. Surveiller et punir, voilà les grandes taches sur lesquelles les États se concentrent avec une constance sans faille. Il y a, par exemple, le développement de la vidéosurveillance : il devient impossible de se promener sans être enregistré et rentrer dans la liste des suspects potentiels. Sur la place Tienanmen à Pékin, il y a une caméra tous les vingt mètres, mais Londres, patrie de l’habeas corpus et de la sûreté personnelle est dans la course et talonne la dictature « communiste ». Toutes les villes suivent plus ou moins la même orientation. Évidemment, la surveillance totale uniquement par des opérateurs humains est impossible sauf à y employer des moyens considérables. Les systèmes de vidéosurveillance sont donc de plus en plus souvent assistés par des logiciels d’analyse de l’image programmés pour détecter les individus qui, dans une foule, ne se conduisent pas comme les autres. On ne saurait donner illustration plus saisissante de l’évolution de nos sociétés soi-disant démocratiques : celui qui ne se comporte pas comme tout le monde est un criminel en puissance !
Toutes les libertés individuelles de base sont mises en pièce. La liberté d’aller et de venir n’existe plus dans une société où les contrôles d’identité sont autorisés sans la moindre garantie judiciaire, où un policier peut trois fois par jour demander ses papiers à un jeune qu’il connaît parfaitement : « allez, viens Mohammed, je vais contrôler ton identité ! » Cette invite absurde suffirait à montrer que nous sommes déjà de l’autre côté de la frontière qui sépare « l’État de droit » de la tyrannie. Les fouilles des automobiles, l’espionnage des communications, tout indique que l’idée de domicile privé est en voie d’être abolie. Marx faisait déjà remarquer que c’était le mode de production capitaliste (et non les communistes) qui abolissait la propriété privée. Toute l’évolution de la doctrine de la sécurité publique dans nos sociétés le confirme.
On pourrait rappeler combien se sont développés les systèmes de surveillance des communications. La découverte du système ECHELON avait causé quelque émoi. Mais cela n’a pas duré. Pour cause de « 11 septembre », pratiquement tous les États « démocratiques » ont adopté des lois antiterroristes inspirées du Patriot Act américain, rendant légal l’espionnage de la correspondance privée et des téléphones de tous les citoyens. Avec la biométrie, c’est le marquage des corps qui devient le moyen infaillible d’identification.[13]
Évidemment, les moyens de la répression étant démultipliés, il faut que le droit suive. Et il suit à un rythme fou. Premières victimes, les boucs émissaires traditionnels, les immigrés – la France vote chaque année ou presque une nouvelle loi, chaque fois plus répressive, sur le contrôle des immigrés. Mais personne n’est épargné. Au nom de l’adage selon lequel « les droits de l’homme sont les droits des victimes » (Nicolas Sarkozy), la justice fait retour à la vengeance et au droit le plus barbare. La décision de juger les fous, pourtant déclarés pénalement irresponsables, au nom des droits des victimes constitue, de ce point de vue, un tournant extrêmement inquiétant dans les principes du droit. Ce qui est vrai de la France l’est de tous les pays et spécialement des donneurs de leçons de démocratie au monde entier que sont les USA et leur vassal britannique.
Sous des formes moins brutales que dans les années 1930, enrobées d’un sirupeux discours compassionnel, c’est la marche au pouvoir total qui constitue le trait commun de toutes les transformations politiques et juridiques dans les États « démocratiques ». De ce point de vue, la Russie et la Chine ne sont ni des exceptions, ni des manifestations de la difficulté à passer d’un régime communiste à un « État de droit ». Le pouvoir de Poutine sur les médias et la puissance de la police russe, de la police politique en particulier, sont des modèles sur lesquels se calquent peu ou prou les autres pays. Dans la dernière campagne présidentielle, la France s’est alignée sur l’Italie de Berlusconi, mais plus sûrement encore sur la Russie de Poutine. Les relations de la présidence française avec les grands groupes financiers ressemblent d’ailleurs fort aux relations que le pouvoir russe entretient avec son oligarchie. Quant aux prochains jeux olympiques à Pékin, outre leur intérêt évident pour le big business et l’abrutissement des foules selon les recettes éprouvées dès l’empire romain, ils consacreront l’entrée de la Chine dans le monde des « démocraties » telles qu’on les comprend aujourd’hui. Les patrons veulent ramener le sort des ouvriers américains, français ou allemands au sort des ouvriers chinois. L’idéal pour parvenir à cette fin serait en effet d’adopter le modèle politique en vigueur à Pékin avec parti unique (pour cela nous sommes très bien partis) et syndicats entièrement intégrés à l’État (là aussi, les choses vont bon train !).
George Bush avait baptisé l’opération en Afghanistan, et ses prolongements comme Guantanamo, « justice sans limites ». On pouvait guère imaginer formule plus heureuse ! La justice étant par définition l’art de définir des limites et de les faire respecter, l’oxymore « justice sans limites », tiré tout droit de l’arsenal de la novlangue de 1984, exprime exactement ce qui est en question, la mise en place d’un pouvoir sans limites.
Le tableau que nous venons de dresser appelle une première remarque. Cet ordre policier, méprisant les droits individuels, ce pouvoir sans limites, peut-il être qualifié comme le font ses critiques de gauche de «  » ? La réponse à cette question est loin d’être simple. Si on s’en tient aux idées traditionnelles que nous nous faisons du , à ce que nous avons hérité de Locke, Montesquieu ou Tocqueville, les puissances dominantes d’aujourd’hui ne sont libérales à aucun titre.
Elles ne sont évidemment pas libérales au sens politique du terme. Le  politique dans ses différentes acceptions repose sur quelques principes, pourtant systématiquement violés par le prétendu «  » contemporain.
Ainsi le  repose sur la défense des droits des individus, et, en particulier la défense des droits des individus contre les empiètements du pouvoir d’État. À l’antique droit naturel, on substitue des droits naturels de l’homme qui sont, non pas des règles de vie sociale, mais des droits inviolables attachés à l’individu. Aussi différentes et parfois antinomiques que soient leurs conceptions de l’ordre politique, Hobbes, Locke et Rousseau placent ces droits naturels de l’individu au fondement de l’État. Si, dans la période antérieure à l’effondrement du « bloc soviétique », les grandes puissances impérialistes faisaient de défendre les droits de l’homme (une défense à caractère unilatéral, comme on l’a rappelé un peu plus haut), les droits individuels, aujourd’hui, sont toujours en position subordonnée par rapport aux exigences du maintien de l’ordre social. Il ne s’agit plus de lois d’exceptions, mais de transformations profondes qui affectent les principes mêmes de l’ordre juridique construit progressivement à l’époque moderne. Jadis, les marxistes se gaussaient de ces libertés bourgeoises de l’individu abstrait – lequel n’est pas autre chose que le bourgeois égoïste. Aujourd’hui ce sont les « bourgeois » eux-mêmes ou, du moins, leurs représentants politiques qui foulent aux pieds les principes sacrés.
Les droits de l’individu vont de pair avec la reconnaissance de la séparation entre la sphère publique et la sphère privée. Là encore, il n’est pas besoin de longs développements pour montrer que cette frontière entre les deux sphères est en de plus en plus poreuse. La surveillance policière généralisée et l’abolition de toutes les « franchises » concernant le domicile privé en sont des témoins.
 Sur le plan politique, le  est généralement lié au gouvernement parlementaire[14] et à la séparation des pouvoirs. Or, partout, même dans les vieilles démocraties parlementaires comme la Grande-Bretagne, les pouvoirs du parlement sont de plus en plus fréquemment réduits au profit du pouvoir exécutif confié à un homme providentiel. Les similitudes entre les méthodes de Tony Blair, de Silvio Berlusconi et de Nicolas Sarkozy sont frappantes alors que les systèmes constitutionnels dont ils sont issus sont en théorie très différents. La constitution tend à l’être plus que le mince voile à l’abri duquel se développe le pouvoir de l’exécutif et des groupes de pression financiers, policiers et militaires. Certes, d’importantes différences demeurent entre les différents régimes politiques, mais la tendance est partout la même. Cette prééminence de l’exécutif fait de la séparation des pouvoirs, saint des saints du , un vestige d’un passé révolu. L’exemple français en archétypique : la constitution gaulliste de 1958 ne conservait la séparation des pouvoirs que de manière très formelle, le parlement ne devant avoir, dans l’esprit de son fondateur, qu’une indépendance de façade, tout le pouvoir émanant de « l’homme de la  », le président, clé de voûte des institutions. Néanmoins, pour des raisons historiques complexes[15], le bonapartisme gaulliste est resté inachevé. L’histoire récente, à travers les épisodes de cohabitation, a montré que le parlement pouvait rejouer un rôle dès lors qu’il était opposé à un président qui refuse la contrainte gaulliste implicite : un président désavoué démissionne.  Pour éviter ces situations désagréables affaiblissant le pouvoir gouvernemental, Chirac et Jospin se sont unis pour réduire le mandat présidentiel à cinq ans, le faisant coïncider avec le mandat des députés qui ne peuvent être élus qu’après l’élection présidentielle. La présidentialisation achevée du régime n’est donc pas l’œuvre de Sarkozy mais celle de ses prédécesseurs et au premier plan des dirigeants socialistes qui, dans cette affaire, portent la responsabilité principale puisque ces importantes révisions ont eu lieu pendant qu’ils exerçaient la responsabilité gouvernementale.
Si la dépendance du pouvoir législatif à l’égard de l’exécutif est patente, il en va de même de la dépendance de la justice. Pour reprendre une des plaisanteries favorites du Canard enchaîné : on distinguait une magistrature débout (le parquet) et une magistrature assise(le siège), on a surtout maintenant une magistrature couchée. L’opération de mise au pas conduite par Mme Dati sous couvert de restructuration administrative vise à briser les dernières manifestations d’indépendance qui pourraient subsister.
Les principes du  politique n’existent donc plus que dans l’imagination des plumitifs du pouvoir. Seul subsiste, apparemment, le  économique, celui qu’on appelle en Italie « libérisme ». De fait, en première approche, c’est bien ce genre de -là qui s’est imposé surtout à partir de la venue au pouvoir de Reagan et Thatcher. Le compromis « keynésien » supposait d’importantes régulations étatiques (politiques anti-cycliques menées par le biais des dépenses de l’État, régulation de la demande par une politique des revenus et paix sociale – relative – par la participation des syndicats à l’orientation générale de l’économie et à la gestion d’importantes institutions tant sociales que financières. Le tournant des années 80 s’effectue au nom du retour au  économique :
-          Contre la stimulation de la demande, on met en place des politiques de l’offre ;
-          Contre la régulation économique par la dépense étatique, on défend la baisse des impôts et plus généralement la suppression de tout ce qui contraint ou limite les investissements ;
-          Les syndicats ne sont plus considérés comme des partenaires possibles mais comme des survivances du passé dont il faut se défaire au plus vite. Au début de sa présidence, Reagan licencie dix mille contrôleurs aériens en grève et Mme Thatcher brise une grève des mineurs qui a duré dix-huit mois.
-          Les institutions de la protection sociale sont démantelées au profit de l’assurance privée.
Dans tous les domaines, le libre marché, la « concurrence libre et non faussée » sont érigés en modèles insurpassables.
Cependant, ce  économique n’est lui-même qu’une façade, une idéologie martelée par de puissants relais de propagande (presse, médias audio-visuels, universités, etc.) qui vise à imposer le «  » pour les salariés mais nullement pour les capitalistes. Le  pour les salariés, c’est presque un pléonasme puisque le salariat se définit, chez Marx en tout cas, par la concurrence que se font les prolétaires pour vendre leur force de travail au capitaliste[16]. Mais en ce qui concerne le fonctionnement de l’accumulation capitaliste, nous sommes en effet très loin du mythique  basé sur l’État minimal et la concurrence.
-          La fusion de l’État et des sommets du capital financier a connu une accélération formidable avec le tournant « libéral ». Les groupes de pression désignent maintenant directement les ministres et rédigent eux-mêmes les projets de loi, selon les modes de fonctionnement initiés par la commission européenne de Bruxelles.
-          Loin de régresser, les dépenses de l’État se sont au mieux stabilisées et, le plus souvent, ont augmenté. La baisse des impôts pour les riches (impôt sur le revenu) a été plus que compensée par l’augmentation massive des taxes en tout genre. Si les États réduisent drastiquement les dépenses dans les services publics qui profitent à tous, ils multiplient les financements directs et indirects en faveur des capitalistes. Les privatisations massives ont été faites en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, sur le modèle de la privatisation de l’économie soviétique : l’oligarchie financière liée au pouvoir s’est partagé le gâteau du « bien public ».
-          Les grands investissements restent pris en charge par la puissance publique,  et notamment les investissements dans l’économie d’armement qui restent le moteur de l’économie de nombreux pays, à commencer par les USA. Depuis le commencement de la guerre en Irak, le gouvernement américain a dépensé plus d’argent que lors des guerres de Corée et du Vietnam réunies.
-          C’est également la puissance publique qui garantit également le système. Lors de la récente crise des « subprimes » qui a touché la construction de logements individuels aux USA, des centaines de milliers de salariés ont été ruinés et se sont retrouvés jetés à la rue. Mais l’effondrement des institutions financières a été empêchés par l’injection massive de liquidités par les pouvoirs publics. Ainsi le gouvernement britannique a financé à hauteur de quarante milliards de livres la Northern Bank[17]. C’est une nationalisation de fait. En bonne logique, dans cette crise des subprimes, les gouvernements libéraux auraient dû laisser le marché faire son office sélectif et liquider les moins aptes à survivre. Il n’en a pas été ainsi parce qu’à aucun titre on peut sérieusement qualifier les politiques économiques de libérales.
-          À cela il faudrait ajouter le développement de ce qu’on appelle les « fonds souverains », fonds d’investissement détenus directement par les gouvernements d’États bénéficiant d’une rente comme la rente pétrolière. Ces fonds commencent à investir dans les entreprises privées (la Russie et les émirats ont acheté des parts significatives dans EADS) et mettent en œuvre une très curieuse « nationalisation » capitaliste.
En somme, il n’y a ni  politique, ni  économique au sens traditionnel de ces termes dans l’ordre mondial actuel. Conséquence évidente : les mouvements dits antilibéraux mènent de grandioses batailles contre des moulins à vent, ou plutôt contre les moulins à parole chargés de détourner l’attention du vulgaire des affaires sérieuses.
Il reste qu’on ne peut sans doute pas séparer aussi simplement le  de l’évolution actuelle de la société capitaliste. Car il y a une face noire du  qu’analyse avec autant de pertinence que d’érudition Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du [18]. Losurdo montre ce lien originaire et paradoxal en apparence qui unit esclavagisme et . L’esclavage qui n’existait pas ou seulement de manière marginale dans la société féodale a connu un développement prodigieux avec l’expansion coloniale et la domination bourgeoise. Le lien entre  et esclavagisme est particulièrement clair quand on s’intéresse à l’histoire des USA. La guerre d’indépendance américaine n’a pas un été une révolte démocratique, mais la revendication de la classe dominante de ne plus subir aucune contrainte. C’est la « démocratie pour la race des seigneurs » ainsi que la qualifie Losurdo qui rejoint par un autre chemin les conclusions de Howard Zin dans son Histoire populaire des États-Unis.[19]
Le véritable libéral est bien un défenseur inconditionnel de la liberté, mais avant tout de la liberté pour lui-même. C’est la liberté de l’individualiste possessif[20], une liberté qui repose sur la privation de liberté de la majorité. Le libéral est hostile à l’État jusqu’à prendre des accents anarchistes – comme on le voit chez les « libertariens ». Mais il a derechef besoin d’un État tout puissant pour faire respecter son droit de propriété et sa puissance de commandement sur ses esclaves ou sur ses ouvriers. Le libéral est pour la libre concurrence seulement dans la mesure où elle lui permet de se débarrasser de ses concurrents et atteindre au monopole. Ainsi M. Gates, à la tête d’un quasi-monopole dans le domaine des systèmes d’exploitation pour ordinateurs personnels, traite-t-il de « communistes » les défenseurs du « logiciel libre » qui sont pourtant les véritables partisans et artisans de la concurrence libre et non faussée dans ce secteur… La réduction du salaire à des « charges » dont il faut faire baisser le coût par tous les moyens est révélatrice de la logique du capitaliste « libéral ». Le travail que lui fournit l’ouvrier doit ne rien coûter. La seule liberté dont dispose l’ouvrier, celle de vendre sa force de travail est encore de trop pour le libéral. L’ouvrier doit donner gratuitement sa force de travail et comme l’ouvrier ne peut pas se nourrir de l’air du temps, notre capitaliste libéral renvoie la question de la survie de l’ouvrier aux bons soins … de l’État ou de sa famille[21].
Si la liberté réside dans la propriété, rien ne doit faire obstacle à l’accroissement de la propriété. L’impôt est une atteinte au droit de propriété, et c’est une intolérable manifestation de communisme. Le libéral ne veut évidemment pas se débarrasser de l’État ; il fait appel à sa police dès que l’ombre d’une menace pèse sur lui et sa chère propriété. Pourtant, il estime que les charges de l’État ne lui incombent pas. Il fait partie de la race des seigneurs ; l’impôt, c’est bon pour les manants. Dira-t-on qu’on exagère ? Nous invitons le lecteur à se plonger dans les propos de Mme Parisot pour vérifier l’exactitude de ces affirmations.
Évidemment, on montrera facilement que ni Adam Smith ni Montesquieu ne justifient l’absolutisme capitaliste. Le  économique de Smith n’était que l’autre face d’une théorie des sentiments moraux fondée sur la sympathie. Et Montesquieu, tout partisan du « commerce civilisateur » qu’il fût, ne manquait pas de s’inquiéter des conséquences désastreuses de l’établissement de relations sociales fondées uniquement sur le sordide calcul de l’intérêt. C’est que le  n’est pas seulement cette face noire qu’analyse Losurdo. Tout comme le capitalisme lui-même, il a joué contre la société traditionnelle un rôle révolutionnaire. Mais c’est une époque révolue[22]. On ne peut pas opposer un bon  (ancien) au mauvais , celui d’aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non, le  est devenu l’idéologie du pouvoir sans limites et face à ce nouvel ordre, il s’agit de penser une nouvelle politique de l’émancipation, une idée de la liberté radicalement différente de la liberté de l’individualiste possessif, une liberté qui s’épanouit dans le bonheur de vivre ensemble, enfin, ce qu’on appelait jadis, du temps de Marx, le communisme. 
Denis COLLIN – 14 novembre 2007.

[1] On ne sait quel ange ou quel démon a conduit une commission du ministère de l’éducation nationale à mettre au programme des concours communs des grandes écoles d’ingénieur l’un des meilleurs et des plus brillants ouvrage de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, et ce l’année même où la France se donne à Nicolas Sarkozy…
[2] Le patriot act a ses prolongements en dehors des États-Unis. La loi antiterroriste adoptée par le gouvernement français alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur reprend quelques-unes de ses dispositions notamment en matière d’écoutes, de surveillance du courrier électronique, etc.
[3] Très éclairant, le livre de J.K. Galbraith, La crise économique de 1929 (Petite bibliothèque Payot, réédition 1989) reste largement prisonnier de ce système explicatif. Mais Galbraith se définit lui-même comme un « libéral impénitent ».
[4] On ne soulignera jamais combien Auguste Comte, en visionnaire, avait anticipé l’évolution du capitalisme moderne et le poids croissant de la gestion étatique et technocratique du social.
[5] C’est le moment où, selon un mot fameux de Daniel Bensaïd, « l’histoire nous mord la nuque »… Les affrontements décisifs étaient devant nous et on n’hésitait pas à prôner la guerre de guérilla rurale à l’échelle du continent européen,ainsi que l’annonçait une contribution signée de Bensaïd au débat interne à la Ligue Communiste. Besancenot avec son guévarisme sur le retour confirme que l’histoire se répète toujours deux fois, mais que la deuxième fois en farce.
[6] On n’oubliera pas l’opération « nouveaux philosophes » en 1975, lancée par le Nouvel Obs et Maurice Clavel, opération qui propulsa sur le devant de la scène d’éminentes jeunes médiocrités comme M. Levy, M. Glucksmann et quelques autres personnages de moindre importance, qui avaient tous en commun d’avoir été un temps « maoïstes », ce qui les plaçait évidemment dans la meilleure des postures pour fustiger tous ceux de leurs contemporains qui ne suivaient pas leurs dernières lubies.
[7] Cette guerre qui durera huit années fera un million de morts. Pour la mener, les « puissances démocratiques » ont procuré au tyran de Bagdad des « armes de destruction massive », en l’occurrence des armes chimiques que Saddam a utilisée contre les Iraniens mais aussi et surtout contre son propre peuple.
[8] Voir notre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997
[9] De ce point de vue, la destruction de la sidérurgie française au début des années 80 (le « sale boulot » accompli par Mitterrand et Fabius) ou la fermeture de Billancourt (par le socialiste Louis Schweitzer) marquent un tournant historique.
[10] Voir sur ce point les livres de Paul Ariès. Voir aussi ces images d’hommes ayant atteint parfois la quarantaine et qui font la queue et se bousculent pour entrer dans un magasin qui met en vente à partir de minuit une console de jeux.
[11] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, traduit par Monique Wittig, éditions de Minuit, 1968, réédition Seuil, collection « Points », 1970
[12] Op. cit. page 39
[13] Nous renvoyons pour plus détails à notre article De l’idéologie sécuritaire (http://denis-collin.viabloga.com/news/de-l-ideologie-securitaire )
[14] Parlementaire mais pas nécessairement démocratique ! Le  est plus souvent lié à un type de gouvernement représentatif qui réserve les droits politiques aux « citoyens actifs », c’est-à-dire aux classes aisées qui disposent des moyens financiers et du loisir suffisant pour s’occuper de politique.
[15] Parmi ces raisons historiques, on remarquera que de Gaulle n’a pu prendre le pouvoir en 1958 qu’avec la bénédiction de la SFIO et Guy Mollet, chef d’un parti dont le milieu vital était le parlementarisme, a été un des principaux rédacteurs de la constitution de 1958. Mais c’est surtout Michel Debré qui a défendu le maintien d’une sorte de parlementarisme, même très encadré et mis en tutelle, dont témoignent les articles 5 et 20 de la Constitution.
[16] Pour cette raison, l’existence de lois sociales, fixant les salaires et les conditions de travail et la constitution de coalitions ouvrières visant à « faire une concurrence générale au capital » sont en elles-mêmes l’abolition pratique du salariat. C’est en ce sens que, pour Marx, le communisme est bien un mouvement pratique, qui se déroule sous nos yeux.
[17] Voir Will Hutton, La pire crise depuis 30 ans, The Guardian, 4 nov. 2007.
[18] Domenico Losurdo, Controstoria del liberalismo, Laterza editori, Roma-Bari, 2005. Quelques extraits en sont traduits sur http://denis-collin.viabloga.com/news/controstoria-del-liberalismo .
[19] Howard Zin, Une histoire populaire des Etats-Unis, De 1492 à nos jours, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Editions AGONE, 2004.
[20] Voir C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Nrf, 1971, traduit de l’anglais par Michel Fuchs
[21] Entre les jeunes qui font des « stages » bénévoles et les séniors japonais qui travaillent pour un salaire réduit complété par la pension qu’ils se sont eux-mêmes préparées leur vie durant, les moyens de « socialiser » le salaire ne manquent pas.
[22] Révolue, si l’on suit les analyses de Marx depuis 1848 !


samedi 27 septembre 2008

P comme progrès

Premières réflexions à partir d'une thèse machiavelienne

Nous vivons avec une croyance au progrès enracinée au plus profond de nous. Le bon sens de l'histoire est celui du progrès, des lendemains plus heureux qu'aujourd'hui, de la science de demain qui sera plus vraie que celle d'aujourd'hui, etc. Bien sûr nous avons aussi été vaccinés contre les illusions du progrès. Nous savons que la science et les techniques peuvent apporter autant de maléfices que de bénéfices, que les lendemains qui chantent déchantent encore plus souvent, et que peut-être notre connaissance de la réalité autant que notre pouvoir sur la nature trouvera ses propres limites indépassables. Mais au fond nous continuons de croire au progrès. Ou, si nous y croyons moins, nous l'espérons tout autant.

Machiavel dit que la quantité totale de biens et de maux dans le monde reste constante.
Pensant, pour ma part, à la façon dont procèdent les choses, j’estime que le monde a toujours été pareil et que toujours il y a eu en lui autant de bien que de mal. Mais je pense que le bien et le mauvais varient de pays à pays, comme on le voit d’après la connaissance que l’on a des royaumes antiques qui changeaient du bien au mal en fonction du changement de leurs mœurs, sans que le monde changeât. [Discours sur la première décade de Tite-Live, p.292 de l'édition "Bouquins"]
L'histoire ne fait que déplacer la répartition. Ne prenons pas trop Machiavel au pied de la lettre. Il demeure qu'il y a là quelque chose de profondément vrai. Le progrès dans une direction se paye toujours d'une perte dans une autre direction. Rousseau avait le pressentiment de cela dans son Discours sur les sciences et les arts. Le discours écologiste de base contre les nuisances de la société industrielle et technicienne est ici largement à côté de la plaque. Il ne s'intéresse qu'aux effets et non au processus lui-même. Il s'intéresse à la gestion technique de la planète – l'écologie est gestionnaire en diable – alors qu'il s'agit d'une question métaphysique.

Prenons un seul exemple. Le progrès de la connaissance du vivant et de la maîtrise des technologies de manipulation du vivant met à portée de main une transformation radicale de la nature humaine elle-même. Si nous pouvons programmer les caractéristiques de l'enfant à naître, ni nous pouvons intervenir sur le contenu de sa mémoire et sur les processus psychiques, alors l'idée de l'homme sur laquelle nous avons vécu depuis que l'humanité existe devra définitivement quitter la scène. Les mots "liberté", "dignité", "respect de l'humanité comme fin en soi", "droit", "devoir", etc., seront des mots dénués de sens, de pauvres oripeaux témoins d'une période d'obscurantisme que nous sommes en train de clore. Ne demeureront pour qualifier les humains que les mots qu'on utilise pour parler de la production industrielle, normes de qualité, efficacité, rentabilité. Diverses sectes, animées non par des gourous obscurantistes, mais par des scientifiques ou du moins des gens ayant une formation scientifique solide, nous invitent d'ores et déjà à entrer dans le "post-humain". Le "surhomme" nietzschéen a une drôle de tête.

Il ne s'agit absolument pas d'un roman de science-fiction destiné à rester un roman de science-fiction.  Cette transformation de l'humain en objet de manipulation technique est en cours depuis longtemps, depuis le XVIIIe et surtout depuis le XIXe siècle, une transformation qui s'est produite avec le développement des "sciences humaines", mises au service des "ingénieurs sociaux" dans une perspective positiviste, avec le développement de la psychologie comportementaliste – le "behiavorisme" qui a trouvé une nouvelle jeunesse dans les TCC – et avec le développement des psychotropes. Le perfectionnement de la chimie du cerveau, les éventuelles prothèses électroniques (l"homme bionique") ne feront que pousser un peu loin ce que nous avons déjà accompli. Ou ce qui était déjà posé, seulement théoriquement, dans ce génial manifeste du monde à venir qu'est le Discours de la Méthode de Descartes, lequel après avoir montré l'importance de la construction d'une science rationnelle et certaine en déduit les avantages:.
Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y [193] trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. (Discours de la méthode, VIe partie)
Nous rendre plus sages en modifiant les organes du corps: c'est très exactement ce que proposent les apprentis sorciers qui préparent l'Humain Génétiquement Modifié, autrement plus rentable et intéressant que les OGM!

Le progressisme comme idéologie justifie le progrès technique par la morale. Le progrès technique est du côté du bien et le progressiste est prêt, comme toute personne douée du minimum de sens moral, à dénoncer l'utilisation pernicieuse du progrès en vue du mal ("oui au nucléaire civil, non à la bombe!"). Mais cette tranquille assurance morale ne tient pas une minute, car c'est pour de bonnes raisons que nous préparons le pire, pas par une volonté perverse! Qui voudrait renoncer aux progrès de la médecine? Personne et à juste titre – sauf l'homme bien portant qui fait le fanfaron et changera d'avis à la première alerte, comme ces mécréants qui appellent d'urgence le curé quand la dernière heure a sonné et que, se souvenant du pari de Pascal, ils se disent "non ne sait jamais"... Qui rejetterait la possibilité de garantir que l'enfant à naître sera en bonne santé? Qui refuserait la naissance heureuse, l'eugénie, au sens étymologique? Bref la fabrication de l'humain comme produit industriel, suivant des normes et des contrôles de qualité est en marche et seule l'impuissance humaine à comprendre les lois de la nature pourrait l'arrêter.

A l'autre bout de la vie, il en va de même: nous voulons vivre plus longtemps et nous y parvenons (en gros). C'est bien naturel: tout être cherche à persévérer dans son être et l'idéologie meurtrière de "l'être-pour-la-mort" devrait nous répugner. Comme le célèbre bateau de Thésée, le corps humain, à la limite, pourrait être resplendissant comme au premier jour dès lors qu'on en peut changer les pièces endommagées au fur et à mesure. Les recherches sur les cellules souches et leur reprogrammation ouvrent à la voie à une possible regénération des tissus et à une prolongation inouïe de la durée de la vie. La santé est le bien le plus précieux ("bonne année et surtout bonne santé") et Descartes, tout philosophe qu'il fût, partageait exactement l'opinion commune sur cette question. Mais il est à parier que nous paierons au prix fort la prolongation indéfinie de la vie. Nous ne sommes qu'au tout début d'un bouleversement anthropologique radical au sujet duquel la réflexion est comme interdite. Une pyramide des âges dominée par les quinquagénaires et les sexagénaires (qui passent leur temps à s'occuper de leurs vieux parents), c'est société politique complètement différente de ce qu'elle était dans la deuxième moitié du XXe siècle. Toutes les relations généologiques sont à revoir. Le vieillissement voulu et organisé de la population prépare aussi des effondrements considérables. Si le rythme actuel se poursuit, ce sont des dizaines de millions d'habitants que perdront l'Allemagne et l'Italie – pour ne parler que de nos riches voisins. Ce vieillissement de la population pourrait bien étouffer à sa source l'idéologie du progrès. Ruse de la raison.

Le progrès est évidemment le progrès de la richesse matérielle et de nos capacités de dominer la nature, de nous en rendre comme "maîtres et possesseurs" selon la formule de Descartes (voir encore la VIe partie du Discours). Le marxisme traditionnel tient pour assuré que le capitalisme est condamné parce que,, arrivé à un certain stade de développement, les rapports de production capitalistes deviennent une entrave au développement des forces productives. C'est même cela la clé explicative ultime du "matérialisme historique", la loi des lois de l'histoire. Les trotskistes de la tendance "lambertiste"  en faisaient à juste titre un dogme intangible. C'est pourquoi, contre toute évidence, ils devaient soutenir que Trotski avaient encore raison aujourd'hui, lui qui écrivait en 1938, dans le programme de fondation de la "IVe Internationale", "les forces productives de l'humanité ont cessé de croître": ceux qui croyaient que les "forces productives" avaient cru depuis 1945 ne s'étaient pas rendu compte qu'il s'agissait en fait de "forces destructives"... Sans revenir ici sur les terribles difficultés que soulève le concept marxien de "forces productives" (voir sur ce sujet mon Comprendre Marx), on doit constater que le capitalisme, à travers des crises et des destructions continuelles, semble capable de franchir dans les barrières que les rapports de propriétés peuvent mettre à son propre développement. Le "conflit stratégique" (pour parler comme Gianfranco La Grassa) entre les groupes capitalistes constitue un moteur du développement dont on voit pas ce qui pourrait, de manière endogène, constituer un obstacle insurmontable. (Je laisse ici l'étude de ce point qui sera détaillé dans Le cauchemar de Marx à paraître au printemps 2009) Mais nous devons constater que si le progrès est celui de la richesse matérielle, c'est le capitalisme qui est l'instrument le plus efficace de ce progrès. Si on veut de la croissance, il faut laisser les capitalistes trouver les moyens de faire de la plus-value et de triompher de leurs concurrents. En un mot le "progressisme" qui est l'un des ressorts du marxisme traditionnel se retourne contre le marxisme.

Il faudrait encore parler du progrès des mœurs. Sans aucun doute, notre société est plus "libre" que ne l'étaient les sociétés antérieures. Les individus sont à peu près complètement détachés des entraves sociales familiales, religieuses, communautaires, qui s'opposaient aux aspirations des individus et que la littérature a si souvent mises en scène. La "libération sexuelle" est longtemps apparue comme le symbole même de ce progrès. En réalité, cette "liberté" s'est transformée en une atomisation croissante de la vie sociale, et dégagement de tout ce qui pouvait rappeler la vie communautaire.  Comme les disent les sociologues du MAUSS, ce qui s'est progressivement formé après la seconde guerre mondiale, c'est une société d'étrangers. Les laïques semblent un peu désemparés quand ils constatent le regain réel de religieux, principalement autour de l'islam, dans les quartiers pauvres: ce ne sont pas seulement les immigrés ou leurs enfants qui vont à la mosquée, mais aussi de plus en plus souvent des enfants nés de parents français de longue date qui y vont avec leurs copains. C'est tout simplement que l'individualisme libéré fonctionne assez bien quand on a suffisamment de moyens et qu'il devient vite l'enfer quand on est pauvre. La religion retrouve sa fonction d'organisation de la communauté des humains autour de l'opposition organisatrice entre le sacré et le profane (la lecture ou la relecture de Durkheim devrait s'imposer à tous ceux qui veulent dire quelque chose de sensé sur ces questions). Le catholicisme a du mal d'ailleurs à capter ce mouvement et semble poursuivre son déclin, parce qu'il est la religion installée, la religion des dominants et des riches, alors que les églises évangéliques venues d'Amérique Latine trouvent un écho, notamment chez les immigrés originaires de l'Afrique Noire. Tant qu'à ce retour du religieux dont les formes régressives (notamment à l'égard des femmes) peuvent sembler inquiétantes, on ne pourra opposer que la défense de la société libérale dont l'idéal achevé est la consommation des derniers gadgets électroniques et dont les répugnants héros sont les chevaliers de la finance, les religions auront un bel avenir devant elle.

On peut encore dire les choses autrement: le capitalisme n'a absolument pas besoin de Dieu – en tout cas, maintenant il s'en passe très bien. Un matérialisme éviscéré de toute sa portée critique lui convient à merveille (ce matérialisme qui justifie la transformation de l'homme en machine susceptible d'une technicisation croissante). De ce point de vue la croisade des créationnistes ou des partisans de l'intelligent design est assez ridicule. Le capitalisme n'est absolument pas anti-darwinien et le "pan-génétisme", une sorte de science "matérialiste", est l'idéologie fondamentale de dirigeants des grandes puissantes, des ministres de l'intérieur et de leurs polices. Le créationnisme n'est qu'un fantasme américain, une expression idéologique de la volonté de Washington de refaire le monde selon ses intérêts comme Dieu a fait le monde en sept jours – je dois cette remarque à Costanzo Preve dans son article sur la venue du pape à Paris, publié sur le site de Comunismo e comunità.

Pour conclure ces premières réflexions, il me semble de plus en plus évident qu'il faut tirer un trait sur le "progressisme", cette figure idéologique du capitalisme, si on veut un monde meilleur que celui que nous devons supporter.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...