Le « libéralisme » est mis à toutes les sauces, même les plus indigestes. Depuis Thatcher et Reagan, c’est-à-dire depuis la fin des années 70, la vague libérale aurait submergé le monde, le monde capitaliste d’abord puis le reste du monde après l’effondrement des pays du « socialisme réellement existant » et le ralliement de la Chine, du Vietnam et de quelques autres aux bienfaits du marché. Ce « libéralisme » semble avoir gagné puisque même ses adversaires patentés le reconnaissent comme un horizon indépassable. La social-démocratie traditionnelle, celle des héritiers de la IIe Internationale, s’y est, pour l’essentiel, convertie. La politique du « neue Mitte » de Schröder en Allemagne qui a conduit le SPD à démanteler l’État-providence, la « troisième voie » de Giddens mise en pratique par Blair et Gordon Brown, le nouveau « parti démocrate » italien sont quelques-unes des expressions les plus frappantes de ce triomphe libéral.
En même temps, il faut constater, très curieusement, que ce triomphe s’accompagne de la liquidation des idéaux les plus anciens et les plus vénérables de la tradition libérale. Au cœur de la pensée libérale classique figuraient le gouvernement représentatif et la protection des libertés individuelles. Le gouvernement parlementaire n’est plus, dans le meilleur des cas qu’une façade vermoulue qui ne dissimule même plus la montée en puissance des nouveaux héros « bonapartistes »[1], riches, amis des riches, vedettes médiatiques, grands manipulateurs de l’opinion publique. Le pouvoir personnel, le césarisme et toutes les formes de gouvernement qui pourraient s’apparenter à l’absolutisme étaient les hantises des libéraux « à l’ancienne ». Les nouveaux libéraux sont les plus ardents propagandistes du césarisme branché et de la liquidation du parlementarisme. Il n’en va pas mieux avec les libertés individuelles. La Grande-Bretagne fière de son habeas corpus et de ses libertés est aujourd’hui un des pays les plus avancés dans la voie annoncée par George Orwell. Ce pays bat tous les records en matière de caméras de vidéosurveillance et de fichage des citoyens. Dans certaines villes, il existe même des hauts parleurs qui permettent à l’agent de vidéosurveillance de rappeler le citoyen négligeant à ses devoirs. Aux États-Unis, le « patriot act » adopté à la suite du 11 septembre 2001 donne des pouvoirs quasi illimités à la police et aux services secrets[2]. La vie privée n’existe plus : dans ses moindres faits et gestes le citoyen peut être soumis au contrôle policier. Tout ce qu’il dit ou écrit à ses amis pourra être retenu contre lui. Guantánamo symbolise parfaitement ce qu’est devenue la démocratie en Amérique et ailleurs.
Bref, le libéralisme est devenu le nom sous lequel se développe un pouvoir d’État sans limites, une tyrannie douce qui n’est pas pour autant cette tyrannie de la majorité dont Tocqueville entrevoyait la naissance inéluctable. Comment cela est-il arrivé ? Pour répondre à cette question, plusieurs pistes doivent être explorées. L’analyse des transformations structurelles du capitalisme et l’histoire des luttes de classes au cours des trois ou quatre dernières décennies donneraient une explication de fond précieuse. Nous essaierons d’en brosser un tableau d’ensemble, nécessairement trop général, mais permettant de restituer le mouvement sur le long terme. Une deuxième piste serait de distinguer le libéralisme classique, un libéralisme politique qu’on pourrait défendre et prolonger dans une perspective plus radicale d’émancipation sociale – un peu à la manière du socialisme libéral italien de Rosselli – et un « libérisme » réduisant le libéralisme à la liberté absolue des « entrepreneurs », c’est-à-dire des capitalistes de gouverner le monde en fonction de leurs objectifs propres. Le libéralisme présent serait donc un « libérisme » ayant trahi les idéaux du libéralisme et combinant la tyrannie politique à la liberté économique pour les puissants. Enfin la troisième piste serait de se demander s’il n’y a pas aussi quelque chose dans le libéralisme classique qui permet de comprendre comment cette doctrine a pu se renverser en son contraire.
Méfiants à l’égard des explications monocausales, nous nous proposons de montrer que la combinaison, pas nécessairement harmonieuse ni même dialectique, de ces trois approches permet d’éclairer ce qu’on appelle libéralisme aujourd’hui. Au-delà de cette analyse théorique, il y a évidemment des enjeux politiques pratiques. Comme les principaux mouvements de contestation du nouvel ordre capitaliste ont pris au mot les idéologues du libéralisme, ils se sont baptisés eux-mêmes antilibéraux – quoique les plus audacieux n’aient pas hésité à aller jusqu’à l’anticapitalisme – l’analyse du libéralisme montrera que les antilibéraux sont mobilisés contre des fantômes et il n’est pas étonnant que leurs luttes soient couronnées d’aussi peu de succès réels.
L’analyse du mode de production capitaliste a été faite par Marx dans le Capital et cette analyse reste dans ses grandes lignes d’une justesse tout à fait remarquable. Cependant, elle ne donne qu’un modèle théorique et ne fait pas l’histoire du capitalisme et de ses formes de domination – d’ailleurs le mot « capitalisme » lui-même n’est pas chez Marx qui se contente de décrire « le mode de production capitaliste ». Essayons de donner les grandes lignes ou les grandes phases de ce qui pourrait constituer une telle histoire.
La domination bourgeoise a commencé à se développer à l’abri de l’absolutisme. Seul un prince puissant peut tenir en respect les « grands » et garder la cohésion nationale. Le premier grand théoricien, ici, c’est Machiavel. Cependant le Florentin n’est pas un partisan de l’absolutisme. Il considère le conflit comme naturel et enseigne que les tumultes, comme ceux qu’avait connus la Rome antique, peuvent et doivent être les garants de la liberté. Le prince, donc, établit ou rétablit le régime favorable à la liberté et la sécurité des individus mais la préservation de cette liberté appartient toujours au peuple. Avec Hobbes, on change de problématique. La liberté disparaît comme valeur politique. Le pouvoir souverain n’a qu’une fonction : garantir la sécurité des sujets qui peuvent, en renonçant à leur liberté, poursuivre leurs objectifs privés et jouir des fruits de leur industrie. Et de fait, le XVIIe siècle est bien plus hobbesien que machiavélien. Les monarchies absolues en Europe développent l’industrie et le commerce et brisent la colonne vertébrale de la vieille noblesse féodale, mais elles réalisent cette tâche à un coût exorbitant. Elles ne la réalisent, en effet, qu’en soumettant la classe bourgeoise aux impératifs de la défense du système de la monarchie absolue avec ses ors et pompes si coûteux pour les deniers de ceux qui possèdent l’argent, les classes productives, c’est-à-dire essentiellement toutes les couches de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Quand elle commence à s’enhardir, à penser qu’elle peut voler de ses propres ailes, la bourgeoise trouve encombrant le poids de la monarchie. En termes philosophiques, on pourrait dire qu’elle passe de Hobbes à Locke. Elle devient libérale, c’est-à-dire qu’elle ne veut plus d’un gouvernement protecteur mais veut se gouverner elle-même. Le XVIIIe siècle voit la montée en force de ce libéralisme qui va soumettre au feu de la critique toutes les traditions, revendiquer la pleine liberté de conscience et le développement de la science. Si ces objectifs peuvent être atteints sans une révolution trop radicale, ce sera l’idéal. Après un essai de révolution radicale qui se termine par la dictature du Lord Protecteur Cromwell, la « glorieuse révolution » anglaise ne sera qu’un aménagement constitutionnel de la monarchie. Les droits de la bourgeoisie sont garantis et les « Communes », lieu d’expression par excellence de la nouvelle classe dominante, contrôlent le monarque. Mais les choses ne se passent pas toujours aussi bien qu’en Angleterre. Une protestation contre la hausse des taxes sur le thé à Boston se transforme en guerre d’indépendance et à l’instauration d’une nouvelle république, instaurée par les colons anglais avec le soutien (décisif) de la monarchie française… En France, les volte-face du régime, soumis d’un côté à la « réaction nobiliaire » et de l’autre à la pression de la bourgeoisie qui veut en finir avec les entraves à la libre entreprise vont précipiter un mouvement révolutionnaire qui précipite l’Europe dans la tourmente et dont la commune de Paris, plus de 80 ans après la prise de la Bastille constitue l’ultime soubresaut.
Pendant toute cette période, la domination politique de la bourgeoisie va osciller en permanence entre deux pôles : d’un côté un pôle libéral au plan politique et de l’autre l’abandon de l’autogouvernement au profit de l’État fort. La révolution de 1848 en France en accomplit le cycle total. En février la bourgeoisie industrielle et la petite bourgeoisie renversent la monarchie orléaniste, c’est-à-dire le gouvernement de la finance, selon l’analyse de Marx. Mais le prolétariat qui fut l’aile marchante de la révolution commence à manifester pour ses propres objectifs et les bourgeois républicains fusillent les ouvriers en juin 48 … avant de céder eux-mêmes la place au « sauveur suprême », Louis Bonaparte qui sauve la domination sociale de la bourgeoisie en l’écrasant politiquement. Mais l’Empire à son tour va subir des modifications internes considérables : à l’empire autoritaire des débuts succédera l’empire libéral.
Comment contrôler le pouvoir politique ? Comment n’être pas dominé ni entravé par un État tout puissant tout en se protégeant des irruptions intempestives d’une classe ouvrière qui ne cesse de croître en nombre, en organisation et en puissance politique ? Cette question ne cesse de se poser au cours des années 1870/1914. Ce sont des années pendant lesquelles le régime « démocratique », sous des formes plus ou moins abâtardies, progresse dans les grandes métropoles européennes. En Grande-Bretagne, le droit de vote d’étend progressivement. Le régime impérial prussien de dote d’institutions représentatives dans lesquelles les organisations ouvrières vont bientôt faire une entrée en force. Un peu partout, les luttes ouvrières contraignent les classes dominantes à faire des concessions et à accepter la construction d’institutions sociales au sein même de la société dominée par le capital. Il faut se remettre dans l’atmosphère de cette époque pour comprendre pourquoi Engels (mais Marx aussi en certains textes) théorisait la possibilité d’un passage pacifique au socialisme. La « belle époque » n’est pas seulement une expression trompeuse qui ferait oublier le sort encore misérable de la classe ouvrière, car, même si l’exploitation est encore terrible et si les conditions de vie des ouvriers restent misérables, des progrès notables ont été accomplis – en France, par exemple, le droit de grève a été reconnu en 1864, par Louis Bonaparte, et la légalisation des syndicats est adoptée en 1884. Les premières lois sociales sur les retraites sont votées au début du XXe siècle, pendant qu’en Allemagne la protection sociale étatique s’est largement développée avec l’objectif de tenter, en vain, de freiner la progression de la social-démocratie. Un peu partout la journée légale de travail commence à être réglementée, tout comme le travail des enfants. Dans le même temps, l’instruction publique se développe et avec elle le niveau culturel de la classe ouvrière.
La première guerre mondiale met fin aux rêves de la trans-croissance pacifique du capitalisme au socialisme, comme elle met fin aux illusions que la société bourgeoisie entretenait sur elle-même. Il est vrai que la prospère façade qu’offraient les grandes puissances ne pouvait entièrement dissimuler la réalité d’un conflit pour le partage du monde et la mise en coupe réglée des colonies. La guerre va précipiter une tendance, déjà visible auparavant, au renforcement démesuré du pouvoir d’État. L’impérialisme ne tient pas seulement dans le contrôle des colonies mais aussi dans la suprématie du capital financier et la tendance à la fusion entre les sommets de l’appareil d’État et cette oligarchie financière. Lénine définit les nouvelles formes étatiques nées à la faveur de la guerre comme du « capitalisme d’État », lequel doit devenir l’antichambre immédiate du socialisme… Le rôle du militarisme, le contrôle étatique d’une partie croissante de l’économie, la censure et le développement de la propagande de masse (avec l’apparition de la radio), la manipulation des mouvements de masse, tous ces traits vont se retrouver à des degrés divers dans les tous les régimes politiques de l’entre-deux-guerres. On songe évidemment aux fascismes, mais ils sont loin d’être seuls. Les « planistes » en France et Belgique, certains des théoriciens du « New Deal » aux États-Unis, les groupes de technocrates comme les polytechniciens de X-Crise défendent un État fort et un capitalisme organisé. La crise de 1929, perçue très couramment comme le « memento mori » du mode de production capitaliste, est souvent expliquée par libéralisme débridé : les marchés, soumis à l’appât du gain des spéculateurs, sont incapables de réguler un système qui court à sa perte[3]. La première guerre mondiale avait brisé net l’élan du libre-échangisme qui s’imposait un peu partout à la fin XIXe siècle. Elle avait contraint les diverses fractions de la classe capitaliste à se replier sur le terrain de l’économie nationale. Il faudra attendre les années 1980 pour que le commerce mondial retrouve la place qu’il occupait avant 1914 dans la production des richesses.
Le capitalisme organisé suppose l’intégration de la classe ouvrière. Le « corporatisme », une des caractéristiques du fascisme italien, est alors une idéologie très largement répandue, y compris dans certains milieux syndicaux, parfois même très radicaux à l’origine – on songe ici à René Belin, militant syndicaliste, révoqué des PTT en 1930 pour faits de grève et qui devient ministre du travail de Pétain ; ou encore à ces militants syndicaux italiens qui finirent organisateurs des corporations mussoliniennes. De quelque côté qu’on se tourne, le temps n’est plus au libéralisme. Bruno Rizzi, un antifasciste italien, proche un temps du trotskisme, publie à Paris un petit livre abondamment pillé depuis, La bureaucratisation du monde qui annonce l’avènement à l’échelle mondiale d’une nouvelle classe bureaucratique dont le fascisme et le stalinisme ou le « new Deal » donnent les premiers linéaments.
La défaite du nazisme ne va pas fondamentalement bouleverser cette donne-là. La « guerre froide », les menaces révolutionnaires des mouvements d’émancipation nationale dans les colonies, les positions de force qu’occupe la classe ouvrière dans les pays d’Europe durement touché par presque six années de guerre, tout cela va amener la généralisation de formes de gouvernement déjà testées au moment du « New Deal » ou du Front populaire français. Face à la « menace communiste », on présente un modèle qui garantit la paix sociale, l’amélioration du sort de la classe ouvrière, le maintient d’une économie de marché capitaliste largement corrigée par des dispositifs de planification et les libertés publiques traditionnelles.
Cette situation qui a duré une trentaine d’années n’est cependant pas le résultat d’un plan mûrement réfléchi par quelques « ingénieurs sociaux » pénétrés de la lecture d’Auguste Comte[4]. Elle est plutôt la cristallisation instable d’un rapport de forces complexe et que personne ne peut dénouer à son avantage. Les capitalistes qui concèdent la sécurité sociale, les nationalisations et les nombreuses formes de « démocratie ouvrière » au sein de la société bourgeoise ne sont pas lecteurs de Keynes qui comprendraient la nécessité d’une régulation de la demande ! Ils sont plutôt morts de peur et se demandent comment on peut faire pour contenir et refouler le communisme. De ce point de vue, la nostalgie du « retour au compromis keynésien » qui constitue le fond de sauce commun à toutes les variétés de mouvements antilibéraux est proprement fantasmatique.
Les choses commencent à changer sérieusement dans les années 70, au moment même où toutes les obédiences trotskystes avec une prescience remarquable annoncent « l’imminence de la révolution »[5]. Les conditions structurelles de la relative stabilité des « trente glorieuses » sont en train de s’épuiser. Une nouvelle période historique s’ouvre qui modifie en profondeur les formes du gouvernement capitaliste. Cette transformation recouvre plusieurs dimensions qu’il faut détailler.
En premier lieu, il y a une transformation des conditions mêmes de l’accumulation du capital. L’État providence qui permet de contenir les conflits sociaux commence à coûter très cher. En France, pour maintenir le système antérieur tout en canalisant les conflits sociaux qui n’ont cessé de se multiplier, la dernière tentative est celle de Chaban-Delmas qui sous le nom de « contrats de progrès » veut indexer les salaires sur la production et en échange – si l’on peut dire – cherche à mettre en place toutes sortes de clauses antigrève. La réalité s’impose durement aux capitalistes : les gains de productivité de l’époque antérieure épuisent leurs effets. Le taux moyen de profit baisse – conformément à la fameuse loi de Marx. La crise menace. Contrairement à ce qu’on a trop souvent dit, ce n’est pas la crise pétrolière qui marque le grand tournant, mais l’annonce par Nixon, le 15 août 1971, de la non-convertibilité du dollar en or. Le système de Bretton Wood sur la base duquel avait été construite la relative stabilité du développement capitaliste vient de s’effondrement. Le double étalon n’existe plus, le dollar n’est plus « as good as gold ». Déréglementation, liquidation des contraintes imposées par les lois sociales, levée de toutes les entraves à la circulation du capital et mise au pas des syndicats ouvriers, tout ce que feront Reagan et Thatcher figure déjà, au moins virtuellement, dans la déclaration de Nixon. Deux tendances apparaissent clairement : il faut, à la fois, « libéraliser » l’économie, c’est-à-dire libérer le capital financier des contraintes étatiques (y compris des règles prudentielles adoptées au lendemain de la crise de 1929) et en finir avec le mouvement ouvrier organisé. Tout cela se présentera sous les apparences d’une cure d’amaigrissement de l’État, mais il faudra une intervention brutale de l’État pour imposer ce nouveau « libéralisme ».
Le deuxième élément décisif est la fin de la guerre froide. Bien que l’Union Soviétique ait de longtemps abandonné toutes velléités révolutionnaires, elle restait un concurrent dangereux et son existence même rappelait de trop mauvais souvenirs. La manœuvre va s’opérer en deux phases. La première consiste à isoler l’URSS et c’est ici que Kissinger, ministre de Nixon, joue le rôle clé puisque c’est lui qui organise le rapprochement stratégique avec la Chine. C’est, en effet, une alliance à long terme qui se noue, d’abord contre l’URSS puis, plus fondamentalement, une alliance économique qui prépare le revirement de la politique intérieure chinoise, et ce du vivant même de Mao. Ayant renversé Sihanouk pour placer un fantoche, le maréchal Lon Nol, le gouvernement de Washington, après la débâcle au Vietnam en 1975, soutiendra les Khmers Rouges prochinois contre le régime provietnamien qui s’était installé à Phnom Pen. L’évolution actuelle de la Chine était donc déjà virtuellement dans la nouvelle configuration stratégique des années 70.
L’alliance chinoise s’accompagne d’une inflexion forte de la politique à l’égard de l’URSS. Jusqu’aux années 70, il s’agir de contenir la poussée communiste dans le cadre de l’équilibre de la terreur. La guerre au Vietnam et le soutien aux dictatures de l’Europe du Sud s’inscrivent dans cette politique. À partir des années 70, les choses commencent à changer. Il s’agit moins de contenir le communisme que d’étouffer l’URSS. La neutralisation de la Chine permet une double offensive. D’abord une offensive idéologique autour de la question des droits de l’homme en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est qui trouvera sa première concrétisation avec la CSCE (devenue depuis OSCE) et la signature en 1975 des accords d’Helsinki. Une offensive militaire ensuite : les divers accords de limitation des armes nucléaires tactiques et stratégiques (SALT et START) permettant la relance de la course aux armements. Au début des années 80, nous avons simultanément l’installation des fusées Pershing en Allemagne et le lancement fort médiatique de l’improbable « guerre des étoiles » de Ronald Reagan.
Cette stratégie s’appuie sur une appréciation assez juste de l’état de l’URSS – la bureaucratie au pouvoir est en pleine décomposition et les USA disposent, pour le savoir et pour agir le moment venu, de relais bien placés au sommet de l’État. Dans le même temps, cependant, l’URSS est présentée dans les médias comme un monstre terrifiant qui menace à court terme « l’Occident » et le « monde libre ». Ce qui permet de rameuter au service de la politique impériale le ban et l’arrière-ban des intellectuels « de gauche » en pleine reconversion.[6] La haine légitime que suscite la tyrannie stalinienne va être mise à profit par ceux-là mêmes qui organisent ou suscitent les coups d’États militaires dans les pays considérés comme stratégiques.
Enfin, les USA et leurs alliés sauront instrumentaliser les mouvements fondamentalistes islamistes, poussant l’URSS à la faute mortelle en Afghanistan – ainsi que l’a dit un peu plus tard Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Carter. C’est aussi l’époque où Washington et Paris arment massivement Saddam Hussein qui fait la guerre à l’Iran[7]. On pourrait croire que cette stratégie a failli, si on considère les dégâts collatéraux qu’elle a entraînés, de l’invasion du Koweït à l’attentat du WTC et ses 3000 morts. Mais comme le faisait remarquer Brzezinski, si on pense que c’était cela prix à payer pour la chute du « communisme », le coût n’était pas très élevé.
C’est donc un « nouvel ordre mondial » qui doit se mettre en place. Un ordre dans lequel la concurrence entre les nations doit faire place à une nouvelle « gouvernance » sous la direction éminente des maîtres de Washington.
Idéologiquement, cette gouvernance se présente comme libérale. Il s’agit de prendre acte de la mondialisation dans tous ses aspects[8] et, en premier lieu, de l’intrication croissante des économies, c’est-à-dire de l’existence d’une division mondiale du travail fortement structurée. Il faut donc tendre vers la suppression de tous les tarifs douaniers et de toutes les formes de protection nationale – la liberté du commerce s’étendant à la liberté des investissements, au secteur des services (santé, éducation) et finalement même des fonctions étatiques classiques – l’utilisation de troupes de mercenaires dans les nouveaux conflits est, de ce point de vue très révélatrice. L’impératif du « laisser faire » signe la fin des politiques nationales autonomes et donc, d’un certain point de vue la fin de l’État-nation, en ce sens que l’État n’est plus le représentant officiel d’une nation et sa politique ne devrait donc plus être l’enjeu des luttes politiques dans le seul cadre réel où ces luttes peuvent trouver une expression. Mais l’escamotage de l’État-nationn’est en aucune façon un rétrécissement de la zone d’action d’État. C’est même l’inverse qui se produit. Quand les politiques publiques deviennent « la seule politique possible », l’emprise de l’État sur la société s’accroît de manière démesurée.
La preuve en est donnée par le développement de la coopération militaire et policière entre tous les États. Ainsi curieusement, alors que la menace soviétique disparaissait, l’alliance militaire antisoviétique, l’OTAN, se renforçait, intégrant tous les pays d’Europe centrale et orientale et entraînant même la France qui est, aujourd’hui, sur le point de réintégrer le commandement militaire intégré dont De Gaulle l’avait fait sortir dans le début des années 60, alors qu’on sortait tout juste de la crise de Berlin et de celle des missiles à Cuba… La « lutte contre le terrorisme » et contre les « États voyous » fournit juste à point les justifications nécessaires pour ces coopérations qui mettent tous les États au service des USA. Il suffit, pour en avoir une idée, de voir comment la CIA sous-traite la torture et l’emprisonnement de suspects capturés sur le territoire afghan ou ailleurs.
Pour reprendre la très pertinente formule de Michel Baud, nous avons affaire à un système « national-mondial hiérarchisé ». Et il est nécessaire de toujours avoir en tête cet arrière-plan militaire et policier pour comprendre le genre de « libéralisme » que défendent les prétendus « libéraux » ou « néolibéraux ». Il s’agit bien d’une liberté à peu près totale pour les capitaux laquelle suppose précisément que les peuples soient privés de toute liberté. Pour que la liberté capitaliste soit assurée, il faut priver les peuples de la liberté de choisir une politique qui pourrait ne pas convenir aux grands groupes transnationaux. Par exemple, ceux qui s’obstinent à ne pas vouloir manger les plantes OGM de Monsanto, Novartis et tutti quanti devront en manger de gré ou de force. Et les gouvernements, même ceux qui font des discours grandiloquents sur la défense de l’environnement, sont là pour appliquer la loi de Monsanto.
Le nouvel ordre mondial ne fonctionne que par une stricte division internationale du travail, permettant la désindustrialisation des pays où les travailleurs bénéficiaient d’un niveau de vie un peu meilleur et de fortes organisations syndicales pendant que l’Asie, l’Afrique du Nord et une partie de l’Amérique Latine sont transformées en bassins industriels de la nouvelle « économie-monde ». Le rôle central de la Chine est encore à souligner. Bientôt première puissance industrielle du monde, ce pays présente tous les avantages du libéralisme. Le capitalisme y dispose de conditions d’exploitation tout à fait semblables à celles de la phase « d’accumulation primitive » en Europe au XVIIIe et au XIXe siècle, mais l’État communiste permet de limiter au maximum la contestation et les syndicats continuent de fonctionner selon la mode des pays du socialisme réel, c'est-à-dire comme simple courroie de transmission du pouvoir politique.
Mais ce ne sont pas seulement les travailleurs des pays émergents qui sont soumis à la discipline de fer du capital. Dans les pays capitalistes de la « vieille Europe », où les relations sociales étaient fondées sur des compromis datant de la fin de seconde guerre mondiale, on a assisté à une régression sans précédent. Grâce aux politiques « libérales », le chômage est redevenu un chômage de masse, la pauvreté fait une réapparition spectaculaire dans des pays riches et relativement égalitaires comme l’Allemagne. En même temps, tous les moyens de résistance des travailleurs sont réduits, soit par la répression pure et simple – le droit de grève est très encadré en Allemagne ou en Grande-Bretagne – soit par l’intégration des syndicats à l’État et le plus souvent pas une combinaison des deux méthodes. Les niveaux d’activité gréviste sont en baisse constante et tout le « beau monde » considère comme un progrès de la démocratie l’atonie des plus défavorisés. La pulvérisation sociale de la classe ouvrière a été mûrement planifiée, par la destruction des grandes concentrations ouvrières[9], par les nouvelles conditions de travail (multiplication du travail posté, des horaires décalés, etc.), par le logement, par la pression de la société de consommation qui conduit à un endettement massif qui ne laisse plus aucune marge de manœuvre pour faire grève.
Ce ne sont pas seulement les organisations ouvrières traditionnelles qui sont touchées, vidées de leur substance et marginalisées. Ce n’est pas seulement l’idée de l’émancipation sociale qui est devenue un véritable interdit. C’est l’idée même que la vie sociale, une vie sociale simplement décente, ait, en elle-même, de la valeur. Le nouveau monde « libéral » est monde parfaitement hobbesien dans lequel les individus sont en rivalité permanente, pour l’emploi, pour le logement, pour l’acquisition de biens de consommation qui n’ont aucun usage[10]. On parle souvent du développement de l’individualisme. C’est une expression trop vague. L’individualisme supposerait que les individus cherchent à affirmer leur singularité, à se distinguer de la multitude, par leur action ou par leur savoir, ou par leur genre de vie. Rien de tout cela. Le soi-disant individualisme est un conformisme généralisé que Marcuse (comme d’autres philosophes de l’école de Francfort) avait fort bien analysé. Ainsi on peut lire dans L’homme unidimensionnel[11] :
Aujourd'hui la réalité technologique a envahi cet espace privé et l’a restreint. L'individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l'usine. Les divers processus d'introjection se sont cristallisés dans des réactions presque mécaniques. Par conséquent il n'y a pas une adaptation mais une mimésis, une identification immédiate de l'individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu'ensemble.
L’identification de l’individu avec « sa » société, comme conséquence de la pénétration de la réalité technologique dans l’espace privé, qui ne reconnaît là le monde dans lequel nous vivons, celui de la multiplication des gadgets, de la course à la consommation, du mimétisme ravageur qui détruit toute conscience critique. Marcuse fait remarquer que, très curieusement, ce nouvel ordre social, ultramoderne, hautement technologique, est en réalité profondément régressif. On retourne à un type d’identification de l’individu au groupe « qui a caractérisé les formes primitives d'association ». Marcuse montre comme cette transformation de la relation de l’individu à la société tarit à la source toute pensée critique :
Le progrès technique fait que la Raison se soumet aux réalités de la vie et qu'elle devient de plus en plus capable de renouveler dynamiquement les éléments de cette sorte de vie. L'efficacité du système empêche les individus de reconnaître qu'il ne contient que des éléments qui transmettent le pouvoir répressif de l'ensemble. Si les individus se retrouvent dans les objets qui modèlent leur vie, ce n'est pas parce qu'ils font la loi des choses, mais parce qu'ils l'acceptent – non comme une loi physique mais en tant que loi de leur société.[12]
Critiquant (en 1964!) les thèmes de la fin de l’idéologie, Marcuse remarquait :
Que la réalité ait absorbé l'idéologie ne signifie pas cependant qu'il n'y a plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l'a précédée parce que l'idéologie se situe aujourd'hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L'appareil productif, les biens et les services qu'il produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu'ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l'industrie des loisirs et de l'information, impliquent des attitudes et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l'ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu'elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d'individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C'est une manière de vivre meilleure qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. Dans cette forme, les idées, les aspirations, les objectifs qui, par leur contenu, transcendent l’univers établi du discours et de l'action, sont soit rejetés, soit réduits à être des termes de cet univers. La rationalité du système et son extension quantitative donnent donc une définition nouvelle à ces idées, à ces aspirations, à ces objectifs.
La lecture de Marcuse a ceci de passionnant qu’elle montre que les tendances du nouvel ordre social ne datent pas d’hier. Ces analyses vieilles de près d’un demi-siècle semblent le fait d’un perspicace observateur du début du XXIe siècle. Il faut pourtant se garder de croire que les processus économiques spontanés de la société consommation suffisent à imposer cet ordre social. La bonne vieille répressive, celle qui fonctionne à la police et à la prison a trouvé une nouvelle jeunesse, usant désormais de tous les procédés de la haute technologie. Surveiller et punir, voilà les grandes taches sur lesquelles les États se concentrent avec une constance sans faille. Il y a, par exemple, le développement de la vidéosurveillance : il devient impossible de se promener sans être enregistré et rentrer dans la liste des suspects potentiels. Sur la place Tienanmen à Pékin, il y a une caméra tous les vingt mètres, mais Londres, patrie de l’habeas corpus et de la sûreté personnelle est dans la course et talonne la dictature « communiste ». Toutes les villes suivent plus ou moins la même orientation. Évidemment, la surveillance totale uniquement par des opérateurs humains est impossible sauf à y employer des moyens considérables. Les systèmes de vidéosurveillance sont donc de plus en plus souvent assistés par des logiciels d’analyse de l’image programmés pour détecter les individus qui, dans une foule, ne se conduisent pas comme les autres. On ne saurait donner illustration plus saisissante de l’évolution de nos sociétés soi-disant démocratiques : celui qui ne se comporte pas comme tout le monde est un criminel en puissance !
Toutes les libertés individuelles de base sont mises en pièce. La liberté d’aller et de venir n’existe plus dans une société où les contrôles d’identité sont autorisés sans la moindre garantie judiciaire, où un policier peut trois fois par jour demander ses papiers à un jeune qu’il connaît parfaitement : « allez, viens Mohammed, je vais contrôler ton identité ! » Cette invite absurde suffirait à montrer que nous sommes déjà de l’autre côté de la frontière qui sépare « l’État de droit » de la tyrannie. Les fouilles des automobiles, l’espionnage des communications, tout indique que l’idée de domicile privé est en voie d’être abolie. Marx faisait déjà remarquer que c’était le mode de production capitaliste (et non les communistes) qui abolissait la propriété privée. Toute l’évolution de la doctrine de la sécurité publique dans nos sociétés le confirme.
On pourrait rappeler combien se sont développés les systèmes de surveillance des communications. La découverte du système ECHELON avait causé quelque émoi. Mais cela n’a pas duré. Pour cause de « 11 septembre », pratiquement tous les États « démocratiques » ont adopté des lois antiterroristes inspirées du Patriot Act américain, rendant légal l’espionnage de la correspondance privée et des téléphones de tous les citoyens. Avec la biométrie, c’est le marquage des corps qui devient le moyen infaillible d’identification.[13]
Évidemment, les moyens de la répression étant démultipliés, il faut que le droit suive. Et il suit à un rythme fou. Premières victimes, les boucs émissaires traditionnels, les immigrés – la France vote chaque année ou presque une nouvelle loi, chaque fois plus répressive, sur le contrôle des immigrés. Mais personne n’est épargné. Au nom de l’adage selon lequel « les droits de l’homme sont les droits des victimes » (Nicolas Sarkozy), la justice fait retour à la vengeance et au droit le plus barbare. La décision de juger les fous, pourtant déclarés pénalement irresponsables, au nom des droits des victimes constitue, de ce point de vue, un tournant extrêmement inquiétant dans les principes du droit. Ce qui est vrai de la France l’est de tous les pays et spécialement des donneurs de leçons de démocratie au monde entier que sont les USA et leur vassal britannique.
Sous des formes moins brutales que dans les années 1930, enrobées d’un sirupeux discours compassionnel, c’est la marche au pouvoir total qui constitue le trait commun de toutes les transformations politiques et juridiques dans les États « démocratiques ». De ce point de vue, la Russie et la Chine ne sont ni des exceptions, ni des manifestations de la difficulté à passer d’un régime communiste à un « État de droit ». Le pouvoir de Poutine sur les médias et la puissance de la police russe, de la police politique en particulier, sont des modèles sur lesquels se calquent peu ou prou les autres pays. Dans la dernière campagne présidentielle, la France s’est alignée sur l’Italie de Berlusconi, mais plus sûrement encore sur la Russie de Poutine. Les relations de la présidence française avec les grands groupes financiers ressemblent d’ailleurs fort aux relations que le pouvoir russe entretient avec son oligarchie. Quant aux prochains jeux olympiques à Pékin, outre leur intérêt évident pour le big business et l’abrutissement des foules selon les recettes éprouvées dès l’empire romain, ils consacreront l’entrée de la Chine dans le monde des « démocraties » telles qu’on les comprend aujourd’hui. Les patrons veulent ramener le sort des ouvriers américains, français ou allemands au sort des ouvriers chinois. L’idéal pour parvenir à cette fin serait en effet d’adopter le modèle politique en vigueur à Pékin avec parti unique (pour cela nous sommes très bien partis) et syndicats entièrement intégrés à l’État (là aussi, les choses vont bon train !).
George Bush avait baptisé l’opération en Afghanistan, et ses prolongements comme Guantanamo, « justice sans limites ». On pouvait guère imaginer formule plus heureuse ! La justice étant par définition l’art de définir des limites et de les faire respecter, l’oxymore « justice sans limites », tiré tout droit de l’arsenal de la novlangue de 1984, exprime exactement ce qui est en question, la mise en place d’un pouvoir sans limites.
Le tableau que nous venons de dresser appelle une première remarque. Cet ordre policier, méprisant les droits individuels, ce pouvoir sans limites, peut-il être qualifié comme le font ses critiques de gauche de « libéralisme » ? La réponse à cette question est loin d’être simple. Si on s’en tient aux idées traditionnelles que nous nous faisons du libéralisme, à ce que nous avons hérité de Locke, Montesquieu ou Tocqueville, les puissances dominantes d’aujourd’hui ne sont libérales à aucun titre.
Elles ne sont évidemment pas libérales au sens politique du terme. Le libéralisme politique dans ses différentes acceptions repose sur quelques principes, pourtant systématiquement violés par le prétendu « libéralisme » contemporain.
Ainsi le libéralisme repose sur la défense des droits des individus, et, en particulier la défense des droits des individus contre les empiètements du pouvoir d’État. À l’antique droit naturel, on substitue des droits naturels de l’homme qui sont, non pas des règles de vie sociale, mais des droits inviolables attachés à l’individu. Aussi différentes et parfois antinomiques que soient leurs conceptions de l’ordre politique, Hobbes, Locke et Rousseau placent ces droits naturels de l’individu au fondement de l’État. Si, dans la période antérieure à l’effondrement du « bloc soviétique », les grandes puissances impérialistes faisaient de défendre les droits de l’homme (une défense à caractère unilatéral, comme on l’a rappelé un peu plus haut), les droits individuels, aujourd’hui, sont toujours en position subordonnée par rapport aux exigences du maintien de l’ordre social. Il ne s’agit plus de lois d’exceptions, mais de transformations profondes qui affectent les principes mêmes de l’ordre juridique construit progressivement à l’époque moderne. Jadis, les marxistes se gaussaient de ces libertés bourgeoises de l’individu abstrait – lequel n’est pas autre chose que le bourgeois égoïste. Aujourd’hui ce sont les « bourgeois » eux-mêmes ou, du moins, leurs représentants politiques qui foulent aux pieds les principes sacrés.
Les droits de l’individu vont de pair avec la reconnaissance de la séparation entre la sphère publique et la sphère privée. Là encore, il n’est pas besoin de longs développements pour montrer que cette frontière entre les deux sphères est en de plus en plus poreuse. La surveillance policière généralisée et l’abolition de toutes les « franchises » concernant le domicile privé en sont des témoins.
Sur le plan politique, le libéralisme est généralement lié au gouvernement parlementaire[14] et à la séparation des pouvoirs. Or, partout, même dans les vieilles démocraties parlementaires comme la Grande-Bretagne, les pouvoirs du parlement sont de plus en plus fréquemment réduits au profit du pouvoir exécutif confié à un homme providentiel. Les similitudes entre les méthodes de Tony Blair, de Silvio Berlusconi et de Nicolas Sarkozy sont frappantes alors que les systèmes constitutionnels dont ils sont issus sont en théorie très différents. La constitution tend à l’être plus que le mince voile à l’abri duquel se développe le pouvoir de l’exécutif et des groupes de pression financiers, policiers et militaires. Certes, d’importantes différences demeurent entre les différents régimes politiques, mais la tendance est partout la même. Cette prééminence de l’exécutif fait de la séparation des pouvoirs, saint des saints du libéralisme, un vestige d’un passé révolu. L’exemple français en archétypique : la constitution gaulliste de 1958 ne conservait la séparation des pouvoirs que de manière très formelle, le parlement ne devant avoir, dans l’esprit de son fondateur, qu’une indépendance de façade, tout le pouvoir émanant de « l’homme de la nation », le président, clé de voûte des institutions. Néanmoins, pour des raisons historiques complexes[15], le bonapartisme gaulliste est resté inachevé. L’histoire récente, à travers les épisodes de cohabitation, a montré que le parlement pouvait rejouer un rôle dès lors qu’il était opposé à un président qui refuse la contrainte gaulliste implicite : un président désavoué démissionne. Pour éviter ces situations désagréables affaiblissant le pouvoir gouvernemental, Chirac et Jospin se sont unis pour réduire le mandat présidentiel à cinq ans, le faisant coïncider avec le mandat des députés qui ne peuvent être élus qu’après l’élection présidentielle. La présidentialisation achevée du régime n’est donc pas l’œuvre de Sarkozy mais celle de ses prédécesseurs et au premier plan des dirigeants socialistes qui, dans cette affaire, portent la responsabilité principale puisque ces importantes révisions ont eu lieu pendant qu’ils exerçaient la responsabilité gouvernementale.
Si la dépendance du pouvoir législatif à l’égard de l’exécutif est patente, il en va de même de la dépendance de la justice. Pour reprendre une des plaisanteries favorites du Canard enchaîné : on distinguait une magistrature débout (le parquet) et une magistrature assise(le siège), on a surtout maintenant une magistrature couchée. L’opération de mise au pas conduite par Mme Dati sous couvert de restructuration administrative vise à briser les dernières manifestations d’indépendance qui pourraient subsister.
Les principes du libéralisme politique n’existent donc plus que dans l’imagination des plumitifs du pouvoir. Seul subsiste, apparemment, le libéralisme économique, celui qu’on appelle en Italie « libérisme ». De fait, en première approche, c’est bien ce genre de libéralisme-là qui s’est imposé surtout à partir de la venue au pouvoir de Reagan et Thatcher. Le compromis « keynésien » supposait d’importantes régulations étatiques (politiques anti-cycliques menées par le biais des dépenses de l’État, régulation de la demande par une politique des revenus et paix sociale – relative – par la participation des syndicats à l’orientation générale de l’économie et à la gestion d’importantes institutions tant sociales que financières. Le tournant des années 80 s’effectue au nom du retour au libéralisme économique :
- Contre la stimulation de la demande, on met en place des politiques de l’offre ;
- Contre la régulation économique par la dépense étatique, on défend la baisse des impôts et plus généralement la suppression de tout ce qui contraint ou limite les investissements ;
- Les syndicats ne sont plus considérés comme des partenaires possibles mais comme des survivances du passé dont il faut se défaire au plus vite. Au début de sa présidence, Reagan licencie dix mille contrôleurs aériens en grève et Mme Thatcher brise une grève des mineurs qui a duré dix-huit mois.
- Les institutions de la protection sociale sont démantelées au profit de l’assurance privée.
Dans tous les domaines, le libre marché, la « concurrence libre et non faussée » sont érigés en modèles insurpassables.Cependant, ce libéralisme économique n’est lui-même qu’une façade, une idéologie martelée par de puissants relais de propagande (presse, médias audio-visuels, universités, etc.) qui vise à imposer le « libéralisme » pour les salariés mais nullement pour les capitalistes. Le libéralisme pour les salariés, c’est presque un pléonasme puisque le salariat se définit, chez Marx en tout cas, par la concurrence que se font les prolétaires pour vendre leur force de travail au capitaliste[16]. Mais en ce qui concerne le fonctionnement de l’accumulation capitaliste, nous sommes en effet très loin du mythique libéralisme basé sur l’État minimal et la concurrence.
- La fusion de l’État et des sommets du capital financier a connu une accélération formidable avec le tournant « libéral ». Les groupes de pression désignent maintenant directement les ministres et rédigent eux-mêmes les projets de loi, selon les modes de fonctionnement initiés par la commission européenne de Bruxelles.
- Loin de régresser, les dépenses de l’État se sont au mieux stabilisées et, le plus souvent, ont augmenté. La baisse des impôts pour les riches (impôt sur le revenu) a été plus que compensée par l’augmentation massive des taxes en tout genre. Si les États réduisent drastiquement les dépenses dans les services publics qui profitent à tous, ils multiplient les financements directs et indirects en faveur des capitalistes. Les privatisations massives ont été faites en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, sur le modèle de la privatisation de l’économie soviétique : l’oligarchie financière liée au pouvoir s’est partagé le gâteau du « bien public ».
- Les grands investissements restent pris en charge par la puissance publique, et notamment les investissements dans l’économie d’armement qui restent le moteur de l’économie de nombreux pays, à commencer par les USA. Depuis le commencement de la guerre en Irak, le gouvernement américain a dépensé plus d’argent que lors des guerres de Corée et du Vietnam réunies.
- C’est également la puissance publique qui garantit également le système. Lors de la récente crise des « subprimes » qui a touché la construction de logements individuels aux USA, des centaines de milliers de salariés ont été ruinés et se sont retrouvés jetés à la rue. Mais l’effondrement des institutions financières a été empêchés par l’injection massive de liquidités par les pouvoirs publics. Ainsi le gouvernement britannique a financé à hauteur de quarante milliards de livres la Northern Bank[17]. C’est une nationalisation de fait. En bonne logique, dans cette crise des subprimes, les gouvernements libéraux auraient dû laisser le marché faire son office sélectif et liquider les moins aptes à survivre. Il n’en a pas été ainsi parce qu’à aucun titre on peut sérieusement qualifier les politiques économiques de libérales.
- À cela il faudrait ajouter le développement de ce qu’on appelle les « fonds souverains », fonds d’investissement détenus directement par les gouvernements d’États bénéficiant d’une rente comme la rente pétrolière. Ces fonds commencent à investir dans les entreprises privées (la Russie et les émirats ont acheté des parts significatives dans EADS) et mettent en œuvre une très curieuse « nationalisation » capitaliste.
En somme, il n’y a ni libéralisme politique, ni libéralisme économique au sens traditionnel de ces termes dans l’ordre mondial actuel. Conséquence évidente : les mouvements dits antilibéraux mènent de grandioses batailles contre des moulins à vent, ou plutôt contre les moulins à parole chargés de détourner l’attention du vulgaire des affaires sérieuses.Il reste qu’on ne peut sans doute pas séparer aussi simplement le libéralisme de l’évolution actuelle de la société capitaliste. Car il y a une face noire du libéralisme qu’analyse avec autant de pertinence que d’érudition Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme[18]. Losurdo montre ce lien originaire et paradoxal en apparence qui unit esclavagisme et libéralisme. L’esclavage qui n’existait pas ou seulement de manière marginale dans la société féodale a connu un développement prodigieux avec l’expansion coloniale et la domination bourgeoise. Le lien entre libéralisme et esclavagisme est particulièrement clair quand on s’intéresse à l’histoire des USA. La guerre d’indépendance américaine n’a pas un été une révolte démocratique, mais la revendication de la classe dominante de ne plus subir aucune contrainte. C’est la « démocratie pour la race des seigneurs » ainsi que la qualifie Losurdo qui rejoint par un autre chemin les conclusions de Howard Zin dans son Histoire populaire des États-Unis.[19]
Le véritable libéral est bien un défenseur inconditionnel de la liberté, mais avant tout de la liberté pour lui-même. C’est la liberté de l’individualiste possessif[20], une liberté qui repose sur la privation de liberté de la majorité. Le libéral est hostile à l’État jusqu’à prendre des accents anarchistes – comme on le voit chez les « libertariens ». Mais il a derechef besoin d’un État tout puissant pour faire respecter son droit de propriété et sa puissance de commandement sur ses esclaves ou sur ses ouvriers. Le libéral est pour la libre concurrence seulement dans la mesure où elle lui permet de se débarrasser de ses concurrents et atteindre au monopole. Ainsi M. Gates, à la tête d’un quasi-monopole dans le domaine des systèmes d’exploitation pour ordinateurs personnels, traite-t-il de « communistes » les défenseurs du « logiciel libre » qui sont pourtant les véritables partisans et artisans de la concurrence libre et non faussée dans ce secteur… La réduction du salaire à des « charges » dont il faut faire baisser le coût par tous les moyens est révélatrice de la logique du capitaliste « libéral ». Le travail que lui fournit l’ouvrier doit ne rien coûter. La seule liberté dont dispose l’ouvrier, celle de vendre sa force de travail est encore de trop pour le libéral. L’ouvrier doit donner gratuitement sa force de travail et comme l’ouvrier ne peut pas se nourrir de l’air du temps, notre capitaliste libéral renvoie la question de la survie de l’ouvrier aux bons soins … de l’État ou de sa famille[21].
Si la liberté réside dans la propriété, rien ne doit faire obstacle à l’accroissement de la propriété. L’impôt est une atteinte au droit de propriété, et c’est une intolérable manifestation de communisme. Le libéral ne veut évidemment pas se débarrasser de l’État ; il fait appel à sa police dès que l’ombre d’une menace pèse sur lui et sa chère propriété. Pourtant, il estime que les charges de l’État ne lui incombent pas. Il fait partie de la race des seigneurs ; l’impôt, c’est bon pour les manants. Dira-t-on qu’on exagère ? Nous invitons le lecteur à se plonger dans les propos de Mme Parisot pour vérifier l’exactitude de ces affirmations.
Évidemment, on montrera facilement que ni Adam Smith ni Montesquieu ne justifient l’absolutisme capitaliste. Le libéralisme économique de Smith n’était que l’autre face d’une théorie des sentiments moraux fondée sur la sympathie. Et Montesquieu, tout partisan du « commerce civilisateur » qu’il fût, ne manquait pas de s’inquiéter des conséquences désastreuses de l’établissement de relations sociales fondées uniquement sur le sordide calcul de l’intérêt. C’est que le libéralisme n’est pas seulement cette face noire qu’analyse Losurdo. Tout comme le capitalisme lui-même, il a joué contre la société traditionnelle un rôle révolutionnaire. Mais c’est une époque révolue[22]. On ne peut pas opposer un bon libéralisme (ancien) au mauvais libéralisme, celui d’aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non, le libéralisme est devenu l’idéologie du pouvoir sans limites et face à ce nouvel ordre, il s’agit de penser une nouvelle politique de l’émancipation, une idée de la liberté radicalement différente de la liberté de l’individualiste possessif, une liberté qui s’épanouit dans le bonheur de vivre ensemble, enfin, ce qu’on appelait jadis, du temps de Marx, le communisme.
Denis COLLIN – 14 novembre 2007.
[1] On ne sait quel ange ou quel démon a conduit une commission du ministère de l’éducation nationale à mettre au programme des concours communs des grandes écoles d’ingénieur l’un des meilleurs et des plus brillants ouvrage de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, et ce l’année même où la France se donne à Nicolas Sarkozy…
[2] Le patriot act a ses prolongements en dehors des États-Unis. La loi antiterroriste adoptée par le gouvernement français alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur reprend quelques-unes de ses dispositions notamment en matière d’écoutes, de surveillance du courrier électronique, etc.
[3] Très éclairant, le livre de J.K. Galbraith, La crise économique de 1929 (Petite bibliothèque Payot, réédition 1989) reste largement prisonnier de ce système explicatif. Mais Galbraith se définit lui-même comme un « libéral impénitent ».
[4] On ne soulignera jamais combien Auguste Comte, en visionnaire, avait anticipé l’évolution du capitalisme moderne et le poids croissant de la gestion étatique et technocratique du social.
[5] C’est le moment où, selon un mot fameux de Daniel Bensaïd, « l’histoire nous mord la nuque »… Les affrontements décisifs étaient devant nous et on n’hésitait pas à prôner la guerre de guérilla rurale à l’échelle du continent européen,ainsi que l’annonçait une contribution signée de Bensaïd au débat interne à la Ligue Communiste. Besancenot avec son guévarisme sur le retour confirme que l’histoire se répète toujours deux fois, mais que la deuxième fois en farce.
[6] On n’oubliera pas l’opération « nouveaux philosophes » en 1975, lancée par le Nouvel Obs et Maurice Clavel, opération qui propulsa sur le devant de la scène d’éminentes jeunes médiocrités comme M. Levy, M. Glucksmann et quelques autres personnages de moindre importance, qui avaient tous en commun d’avoir été un temps « maoïstes », ce qui les plaçait évidemment dans la meilleure des postures pour fustiger tous ceux de leurs contemporains qui ne suivaient pas leurs dernières lubies.
[7] Cette guerre qui durera huit années fera un million de morts. Pour la mener, les « puissances démocratiques » ont procuré au tyran de Bagdad des « armes de destruction massive », en l’occurrence des armes chimiques que Saddam a utilisée contre les Iraniens mais aussi et surtout contre son propre peuple.
[8] Voir notre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997
[9] De ce point de vue, la destruction de la sidérurgie française au début des années 80 (le « sale boulot » accompli par Mitterrand et Fabius) ou la fermeture de Billancourt (par le socialiste Louis Schweitzer) marquent un tournant historique.
[10] Voir sur ce point les livres de Paul Ariès. Voir aussi ces images d’hommes ayant atteint parfois la quarantaine et qui font la queue et se bousculent pour entrer dans un magasin qui met en vente à partir de minuit une console de jeux.
[11] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, traduit par Monique Wittig, éditions de Minuit, 1968, réédition Seuil, collection « Points », 1970
[12] Op. cit. page 39
[13] Nous renvoyons pour plus détails à notre article De l’idéologie sécuritaire (http://denis-collin.viabloga.com/news/de-l-ideologie-securitaire )
[14] Parlementaire mais pas nécessairement démocratique ! Le libéralisme est plus souvent lié à un type de gouvernement représentatif qui réserve les droits politiques aux « citoyens actifs », c’est-à-dire aux classes aisées qui disposent des moyens financiers et du loisir suffisant pour s’occuper de politique.
[15] Parmi ces raisons historiques, on remarquera que de Gaulle n’a pu prendre le pouvoir en 1958 qu’avec la bénédiction de la SFIO et Guy Mollet, chef d’un parti dont le milieu vital était le parlementarisme, a été un des principaux rédacteurs de la constitution de 1958. Mais c’est surtout Michel Debré qui a défendu le maintien d’une sorte de parlementarisme, même très encadré et mis en tutelle, dont témoignent les articles 5 et 20 de la Constitution.
[16] Pour cette raison, l’existence de lois sociales, fixant les salaires et les conditions de travail et la constitution de coalitions ouvrières visant à « faire une concurrence générale au capital » sont en elles-mêmes l’abolition pratique du salariat. C’est en ce sens que, pour Marx, le communisme est bien un mouvement pratique, qui se déroule sous nos yeux.
[17] Voir Will Hutton, La pire crise depuis 30 ans, The Guardian, 4 nov. 2007.
[18] Domenico Losurdo, Controstoria del liberalismo, Laterza editori, Roma-Bari, 2005. Quelques extraits en sont traduits sur http://denis-collin.viabloga.com/news/controstoria-del-liberalismo .
[19] Howard Zin, Une histoire populaire des Etats-Unis, De 1492 à nos jours, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Editions AGONE, 2004.
[20] Voir C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Nrf, 1971, traduit de l’anglais par Michel Fuchs
[21] Entre les jeunes qui font des « stages » bénévoles et les séniors japonais qui travaillent pour un salaire réduit complété par la pension qu’ils se sont eux-mêmes préparées leur vie durant, les moyens de « socialiser » le salaire ne manquent pas.
[22] Révolue, si l’on suit les analyses de Marx depuis 1848 !
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