Depuis quelques années,
j’ai entamé un travail visant à reformuler une politique de l’émancipation
humaine en prenant au sérieux les ambitions du communisme de Marx[1] – en finir avec l’exploitation et la domination –
tout en tirant le bilan de la faillite du communisme historique, de ce
« socialisme réel » qui semble avoir jeté l’opprobre sur tout projet
révolutionnaire. À cette fin la tradition de la philosophie politique classique
républicaniste, de la politique aristotélicienne au républicanisme italien (de
Marsile de Padoue à Machiavel) pour finir par Spinoza, Rousseau et Kant, me
semble un outil indispensable, non pour un improbable « retour à »
mais pour élaborer une synthèse qui dépasse l’incapacité du marxisme de la
tradition à penser proprement la normativité politique. L’union de la tradition
communiste et de la tradition républicaniste ne peut guère être mieux incarnée
que dans la formule de la « république sociale », une formule
« algébrique » que les ouvriers parisiens inventèrent dans le
mouvement qui devait mener aux tragiques journées de juin 1848, une formule qui
trouva sa première mise en œuvre dans la Commune de Paris de 1871 :
« Le cri
de « république sociale » auquel la révolution de février avait été
proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague
aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme
monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même.
La Commune fut la forme positive de cette République.[2] »
Cette
« république sociale » est une république jusqu’au bout, une
république égalitaire d’où la
domination est exclue. Marx reviendra à plusieurs reprises sur ces questions,
mais sous une forme différente. Quand il
commence à envisager le passage pacifique au socialisme et énonce l’idée que la
république parlementaire pourrait devenir la forme de dissolution du règne de
la bourgeoisie. Mais ces intuitions ne recevront jamais d’élaboration
systématique et la question de l’organisation de la communauté politique en
tant que telle a été effacée de l’horizon du marxisme au profit de l’unique
question de la prise du pouvoir soit par la voie révolutionnaire soit en se
moulant dans les institutions existantes – fussent-elles monarchiques. Si le
capitalisme doit être remplacé par les
« producteurs associés », la question de l’organisation politique
finit par se dissoudre d’elle-même et c’est sans doute cela que Marx entendait
par « dépérissement de l’État ». Tout cela nous renvoie aux béances
de la théorie marxienne, béances qui, en elles-mêmes, sont assez naturelles
mais deviennent très ennuyeuses quand la théorie en question présentée comme
une théorie achevée ayant des réponses construites pour toutes les questions
que peuvent se poser des militants engagés dans un travail pour transformer
radicalement les rapports sociaux et les conditions de vie des individus. Le
plan initial du Capital devait comprendre
un livre sur les classes sociales et un livre sur l’État et c’est très
regrettable bien que sans doute pas fortuit que ces deux livres manquent !
« L’histoire jusqu’à nous jours est l’histoire de la lutte des
classes » et nous n’avons rien de sérieux sur les classes sociales dans la
grande œuvre qu’est Le Capital !
Et si la question clé est celle de l’État comme le répètent les marxistes, il
est très ennuyeux que le seul travail à peu près systématique que Marx ait
consacré à l’État du point de vue théorique soit constitué par les manuscrits
inachevés de la critique du droit politique hégélien, textes de jeunesse écrits
à une époque où Marx n’était pas encore communiste…
Cette situation n’est
certes pas l’explication ultime de la faillite du communisme historique, mais
elle permet de comprendre un peu mieux pourquoi les marxistes les plus
courageux et les plus intelligents (pensons à Lénine, Trotski et leurs
camarades) ont été dans l’incapacité de comprendre les tâches politiques qui
étaient véritablement les leurs. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe
constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de
Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée
de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en
signaler quelques points saillants.
La première grande leçon
de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du
pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait
conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de
Marx et du Lénine de l’État et la
révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une
armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la
restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et
simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski,
s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en
tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes
bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la
question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas
exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les
hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en
rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique
encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à
réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une
classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers
la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir
la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions
nécessaires pour toutes les classes de la société.
L’anti-parlementarisme que
Marx proférait vigoureusement dans La
guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la
nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir
du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le
principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les
organismes représentatifs en assemblées agissantes.[3]
Il s’agit purement et
simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique
(notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation
ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces
assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la
couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes
et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme
l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs
transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la
majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet
suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins
représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
L’abolition de la
séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre
État et « société civile » constitue la dernière grande leçon
marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la
lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit :
Du moment que c’est la
majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin
d’un « pouvoir spécial » de répression ![4]
Comment expliquer que les
mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont
construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de
répression » a atteint un développement presque illimité ? Une
réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la
société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement
ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant
la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous
couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en
fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme
privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique
classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à
craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)
La question de l’État est
le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions
conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le
chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un
au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une
nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus
précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles
et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue
la faute majeure des marxistes, d’autant qu’il n’y a aucun lien logique entre
les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques,
tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.
La perspective du dépérissement
de l’État et de la fin du politique en tant que tel est une perspective
directement issue de l’anarchisme individualiste et représente sans doute une
expression des influences non négligeables de Proudhon et Stirner sur la pensée
de Marx. Mais cette perspective ultra-individualiste est soit purement utopique
soit franchement catastrophique. Le communisme historique se fixait comme but
avec la fin de la division de la société en classe, la fin de l’État conçu
uniquement comme instrument d’oppression d’une classe sur une autre. Si on veut reconstruire une pensée communiste
sérieuse aujourd’hui, il me semble qu’on peut laisser dans les « poubelles
de l’histoire » toute cette partie de la pensée de Marx et du marxisme.
L’objectif d’un nouveau communisme ne devrait pas être de construire une
société d’individus absolument souverains mais de construire une nouvelle forme
de communauté politique, réconciliant la liberté des individus avec le souci du
bien commun et redonnant tout son sens à la « polis » ou à ce que Machiavel appelait encore le « vivere civile ». Et c’est
précisément en ceci que le mot d’ordre de la « république sociale »
peut redevenir une forme saisissable par le plus grand nombre, un instrument de
combat politique vivant, car il remet au centre des préoccupations politiques
le « vivere civile » en
opposition au souci unique de la réussite et de la consommation individuelle.
Les républicanistes
contemporains (comme Quentin Skinner Philip Pettit dans le monde anglo-saxon ou
Jean-Fabien Spitz en France) définissent l’idéal républicain à partir de sa
conception de la liberté. La république est l’organisation de la liberté comme
non domination. Ils distinguent cet idéal de deux idéaux concurrents, l’idéal
issu de la conception antique qui fait de la liberté l’autoréalisation du
citoyen dans vie publique et, d’autre part, l’idéal libéral qui fait résider la
liberté dans la non-ingérence du pouvoir politique dans les affaires privées.
L’idéal antique n’est plus acceptable parce qu’il suppose des sociétés
relativement homogènes (par exemple sur le plan des croyances religieuses) et
parce qu’il accorde trop peu de place aux intérêts privés et aux genres de vie
à l’écart de la vie publique. L’idéal libéral doit également être écarté parce
qu’il peut s’accommoder de la domination « librement consentie » et
qu’il sépare les citoyens de la communauté à laquelle ils appartiennent,
celle-ci étant conçue comme un fardeau nécessaire. Il y aurait beaucoup à dire sur cette
classification et notamment sur la tentative d’opposer le républicanisme
moderne et ce qu’on appelle (sans depuis les travaux de Baron)
« l’humanisme civique » dont les auteurs florentins de la renaissance
sont les meilleurs représentants. Les classifications, aussi utiles soient-elles,
peuvent aussi être d’excellents moyens de ne plus rien reconnaître. Mais
provisoirement je propose de retenir cette classification.
En tant qu’il promeut la
liberté comme non domination, le républicanisme permet tout d’abord de
réconcilier l’individu et la communauté politique. À la différence des libéraux, les
républicains considèrent que l’intervention de l’État n’est pas forcément
opposée à la liberté individuelle mais bien souvent en est le meilleur garant.
Par exemple quand des lois sociales protègent les ouvriers contre l’arbitraire
patronal, incontestablement la loi intervient pour rétablir un peu d’égalité
entre le salarié et son employeur et limiter la domination que le patron exerce
en vertu du rapport salarial qui est un « contrat de soumission ». Quand
la loi oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école, elle défend les
libertés des enfants et en premier lieu leur droit à l’instruction contre
l’arbitraire des parents qui pourraient être tentés d’envoyer leurs enfants au
travail plutôt que de les laisser apprendre la littérature ou les
mathématiques. Et ainsi de suite. Les libéraux (et de ce point de vue Hobbes
est le premier des libéraux !) pensent que liberté et loi s’opposent alors
que les républicanistes considèrent que la liberté est toujours la liberté par
la loi – un thème que Rousseau développe avec une grande force dans le Contrat Social. Alors que les libéraux
(surtout les libéraux hobbesiens ou les libertariens à la Nozick qui pensent
exactement la chose) soutiennent que les individus n’aiment pas la vie sociale
et qu’ils cherchent à mener des existences séparées, n’acceptant les
contraintes de la vie commune que comme un pis-aller justifié par le choix
rationnel de l’égoïste calculateur, les républicanistes pensent que les hommes sont
fondamentalement des êtres sociaux ou des « animaux politiques » pour
reprendre la célèbre expression d’Aristote. La communauté politique forme
précisément cette organisation humaine qui permet à l’individu de s’émanciper
d’une tutelle familiale qui serait trop pesante si elle n’avait pas de
contrepoids tout en restant membre d’une communauté effective et non de cette
communauté abstraite qu’est l’humanité tout entière.
Du même coup, le
républicanisme fonde un sentiment du devoir envers la communauté politique à
laquelle on appartient, un patriotisme (qui est l’amour des hommes plus que
celui de la terre, selon Rousseau) respectueux des patriotismes des autres
peuples. Inversement, comme Hobbes le montre avec brio, la conception purement
instrumentale de l’ordre politique échoue à fonder quelque patriotisme que ce
soit : on trouve même chez Hobbes un véritable éloge de la trahison et de
la collaboration avec l’ennemi dès lors que le souverain envers qui on avait
donné sa parole est défait par les armes. À la place du patriotisme, les
libéraux usent largement du chauvinisme de grande puissance. Puisque rien ne
lie les hommes que l’intérêt égoïste et la soumission à un pouvoir commun qui
les tient en respect, dans l’arène internationale où ce pouvoir commun n’existe
pas, le droit de nature hobbesien est restauré dans toute sa force et les
droits des États s’étend aussi loin que s’étend leur puissance. L’État devenant
l’instrument des intérêts des groupes dominants devient, dès qu’il le peut un
État impérialiste. Notons, en passant, que Hannah Arendt avait fort justement
remarqué ce lien qui conduit de la conception hobbesienne du pouvoir politique
à l’impérialisme (voir L’impérialisme, deuxième
partie de son travail sur Les origines du
totalitarisme).
Que le républicanisme soit
un idéal communautaire, voilà qui semble à peu près évident. Il n’est pas non
plus très difficile de montrer qu’il peut constituer un idéal égalitaire et
qu’il pousse au radicalisme social – ainsi que le fait judicieusement remarquer
Philip Pettit dans son livre Républicanisme,
une théorie de la liberté et du gouvernement (Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford
Université Press, 1997). Si on définit la liberté comme non domination, toutes
les formes d’oppression nées sur le terrain des rapports de travail perdent par
voie de conséquence toute possibilité de justification. Comme Rousseau (mais
aussi la plupart des grands auteurs républicanistes) l’a noté, le maintien du
contrat social suppose une assez large égalité : personne ne doit être
assez riche pour pouvoir acheter un autre homme et personne ne doit être si
pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Les excès de la richesse (la
chrématistique) sont les pires ennemis de la république et une société bien
ordonnée doit d’abord garantir à tous un honnête bien-être, la vie décente que
défendra George Orwell. La forme républicaine est compatible avec un marché sur
lequel des producteurs indépendants ou des coopératives échangent leurs
productions en vue de la satisfaction des besoins de tous, mais par
construction (et par tradition) elle est plutôt naturellement hostile au
capitalisme.
Évidemment, les
républiques ayant réellement existé ne sont pas toujours, loin de là, conformes
à l’idéal des penseurs républicanistes. Mais dans leurs meilleurs moments,
c’est-à-dire quand elles étaient sous le pression du peuple des travailleurs,
par exemple pendant les années « chaudes » de la première république
française ou dans les moments fondateurs de la IIIe république (entre 1880 et
1910) ou encore à la Libération, toutes ces questions ont été posées avec
vigueur, montrant que la république n’est pas simplement une
« technique » d’organisation des pouvoirs publics mais qu’elle tend
spontanément à se remplir d’un contenu social avancé. Ainsi, la loi sur les subsistances défendues
avec force par Robespierre (pourtant un fervent partisan de la propriété privée
et de la libre entreprise) posait déjà la question du contenu social de la
République. Les droits sociaux inclus
dans les constitutions française et italienne au lendemain de la seconde guerre
mondiale en sont un autre exemple éclairant.
Je me contente de reprendre ici l’analyse que j’ai faite dans Revive la République : « La
République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la
Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de
contenu. Le préambule – un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958
– complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant
des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances
sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des
protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que
chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du
bonheur – ce que John Rawls appelle encore les biens sociaux primaires.
Énumérons ces droits
fondamentaux de notre république laïque, démocratique et sociale. Après avoir
réaffirmé la validité de la déclaration des droits de 1789, le préambule de la
constitution de 1946 commence par affirmer l’égalité de droit des hommes et des
femmes dans tous les domaines. C’est bien le moins. Même si trois décennies
seront encore nécessaires pour que cette égalité proclamée devienne une réalité
juridique – puisque la femme mariée restait soumise à son mari et que les
dernières de discrimination légale entre les époux n’ont été supprimées du code
civil que dans les premières années de la présidence de François Mitterrand.
Le préambule continue en
affirmant le droit d’asile pour tous ceux qui sont persécutés en raison de leur
action en faveur de la liberté. Un droit qu’on ne cesse de rogner aujourd’hui
alors que sa portée politique est considérable : offrir le droit d’asile
aux « combattants de la liberté », c’est donner une réalité effective
aux droits de 1789 quand ils proclament que la « résistance à
l’oppression » est un des droits fondamentaux.
Le plus épineux vient
ensuite : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un
emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses
origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de
travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange
pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul … et par
le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit
« L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de
ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de
travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la
spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en
dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour
chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée
sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital
et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre
leur force de travail.
Poursuivons. Le devoir de
travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il
entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le
« droit au travail » signifie que la « société » –
c’est-à-dire les pouvoirs publics – doit faire ce qui est nécessaire pour permettre
à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité
constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi
par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un
emploi » (II-15-2). Alors que, dans le contexte du préambule de 1946, le
droit d’obtenir un emploi est clairement un droit-créance, c’est-à-dire un
droit par lequel l’individu peut exiger quelque chose de la société, le droit
de travailler est une sinistre plaisanterie quand il s’accompagne de la
liberté de chercher un emploi : les millions de chômeurs qui font la queue
dans les files d’attente des agences pour l’emploi et des entreprises d’intérim
exerceraient donc un droit constitutionnel fondamental ! Ils seront
certainement heureux de l’apprendre. Il reste que le droit d’obtenir un emploi
peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la
France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En
effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce
droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les
licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui
et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la
réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce
droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le
chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli
dans les faits. Le changement du mode d’accumulation et de régulation du
capitalisme, d’une part, la possibilité ouverte d’une attaque frontale contre
les acquis ouvriers, d’autre part, ont réduit le « droit au
travail », dans le meilleur des cas, à une simple assistance charitable
aux indigents (genre RMI + restaus du cœur !). Le capital ne s’accommode
du « droit au travail » que tant que les circonstances et le taux de
profit le permettent.
En réalité, pour garantir
le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en
travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle
mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail
disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’ont tenté les socialistes avec
la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très
particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée[5]. C’est en effet une disposition qui ne peut être
mise en œuvre que si on est décidé à tailler dans le vif du profit
capitaliste. »
Dans le chaos politique
présent, avec l’épouvantable décomposition des anciennes organisations du
mouvement ouvrier, les électeurs votent au gré des spectacles offerts par les
grands partis des systèmes bipartites dominants et on pourrait croire que les idéaux républicains
traditionnels sont oubliés. Il n’en est
rien : les mêmes salariés qui votent éventuellement pour la « gauche
caviar », celle de Delanoë ou celle de Veltroni ou pour la droite
populiste de Sarkozy ou Berlusconi, voire pour le FN ou la Lega Nord sont en
même temps généralement très attachés aux systèmes de santé et de retraites
basés sur la solidarité collective. Ils veulent que l’État garantisse une bonne
éducation pour leurs enfants et que leurs droits collectifs soient protégés. Le
discours autoritaire d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi marche non pas parce que
les citoyens seraient massivement devenus des conservateurs gagnés au dogme
libériste mais tout simplement parce que dans le discours d’ordre ils espèrent
entendre le discours de la protection du citoyen par la loi. Ils se trompent
sans aucun doute, mais cette erreur est bien compréhensible quand en face d’eux
ils ne trouvent qu’une fausse gauche entièrement gagnée au libéralisme le plus
échevelé, assaisonné éventuellement de quelques politiques d’aide aux exclus
qui aggravent les divisions au sein des classes laborieuses – y compris les
travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Comme, en outre, l’union de la
droite et de la gauche, le système UMPS en France ou « Veltrusconi »
en Italie, est entièrement européiste et organise la destruction méthodique des
États-nations, il est assez naturel et assez sain que les peuples cherchent à
résister et à défendre leur souveraineté contre le système d’empire qui s’étend
sur l’Europe et qui nous ramène très loin en arrière, avant même la renaissance
et l’affirmation des États-nations.
S’il y avait en France ou
en Italie un parti réellement communiste, réellement national et réellement
populaire, il s’appuierait sur ce fond au lieu de courir après les dernières
modes, de remplacer les défilés revendicatifs du 1er mai par la
« gay pride » et de
substituer la fête chez les petits bourgeois au patient travail de construction
d’une force politique sérieuse. Le républicanisme, qu’on peut résumer par la
formule marxienne de « la république sociale » permet de faire le
pont entre l’état d’esprit actuel de la grande majorité de nos concitoyens et
l’idéal ambitieux d’une société communiste. Le nom « communiste » a
été largement discrédité en raison de la faillite du communisme du XXe siècle
et de l’incessant matraquage de la propagande des puissants de droite … et de
gauche. Mais le contenu émancipateur dont ce mot a été longtemps le porteur
peut se retrouver au moins partiellement dans les idéaux de la tradition
républicaine et par là il peut redevenir véritablement populaire. Pour Marx ou
pour un marxiste orthodoxe l’idée d’une république communiste aurait été prise
pour une absurdité puisque le communisme était censé n’advenir qu’après
l’extinction de toutes les formes d’organisation politique. Mais aujourd’hui la
perspective d’un communisme républicain pourrait bien ne plus être considérée
comme un oxymore. D’Aristote à Rousseau, nous avons appris que dans la polis ou dans la république doit exister entre les
citoyens une amitié (philia) civique
qui se fonde sur l’existence d’un bien commun (« entre amis tout est
commun » dit le proverbe loué par Aristote et Cicéron). Nous savons aussi
que le bonheur est d’abord ce bonheur de vivre ensemble que seul le citoyen
peut vraiment apprécier. Le communisme que nous pouvons reconstruire n’est donc
pas une invention sortie d’un cerveau génial, mais plus simplement la reprise
et la renaissance d’une vieille tradition, la meilleure dont nous ayons hérité
et qu’on essaie d’enfouir sous le verbiage de la conception procédurale de la
politique et autres calembredaines de la même farine.
27 juillet 2008 / Denis
COLLIN
[1]Voir Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 1997), Morale et Justice Sociale (Seuil, Paris,
2001), Revive la République (Armand Colin, Paris, 2005).
[2]K. Marx : La
guerre civile en France, op. cit. p. 332
[3]Lénine, L’État
et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du
Progrès, Moscou, 1968, p. 323
[4]Lénine, op. cit., p. 320.
[5]Voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion
plurielle, JC Lattès, 2001
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