lundi 27 octobre 2008

La république sociale, un maillon nécessaire pour repenser l’émancipation


Depuis quelques années, j’ai entamé un travail visant à reformuler une politique de l’émancipation humaine en prenant au sérieux les ambitions du communisme de Marx[1] – en finir avec l’exploitation et la domination – tout en tirant le bilan de la faillite du communisme historique, de ce « socialisme réel » qui semble avoir jeté l’opprobre sur tout projet révolutionnaire. À cette fin la tradition de la philosophie politique classique républicaniste, de la politique aristotélicienne au républicanisme italien (de Marsile de Padoue à Machiavel) pour finir par Spinoza, Rousseau et Kant, me semble un outil indispensable, non pour un improbable « retour à » mais pour élaborer une synthèse qui dépasse l’incapacité du marxisme de la tradition à penser proprement la normativité politique. L’union de la tradition communiste et de la tradition républicaniste ne peut guère être mieux incarnée que dans la formule de la « république sociale », une formule « algébrique » que les ouvriers parisiens inventèrent dans le mouvement qui devait mener aux tragiques journées de juin 1848, une formule qui trouva sa première mise en œuvre dans la Commune de Paris de 1871 :
« Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[2] »
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république égalitaire d’où la domination est exclue. Marx reviendra à plusieurs reprises sur ces questions, mais sous une forme différente.  Quand il commence à envisager le passage pacifique au socialisme et énonce l’idée que la république parlementaire pourrait devenir la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie. Mais ces intuitions ne recevront jamais d’élaboration systématique et la question de l’organisation de la communauté politique en tant que telle a été effacée de l’horizon du marxisme au profit de l’unique question de la prise du pouvoir soit par la voie révolutionnaire soit en se moulant dans les institutions existantes – fussent-elles monarchiques. Si le capitalisme doit  être remplacé par les « producteurs associés », la question de l’organisation politique finit par se dissoudre d’elle-même et c’est sans doute cela que Marx entendait par « dépérissement de l’État ». Tout cela nous renvoie aux béances de la théorie marxienne, béances qui, en elles-mêmes, sont assez naturelles mais deviennent très ennuyeuses quand la théorie en question présentée comme une théorie achevée ayant des réponses construites pour toutes les questions que peuvent se poser des militants engagés dans un travail pour transformer radicalement les rapports sociaux et les conditions de vie des individus. Le plan initial du Capital devait comprendre un livre sur les classes sociales et un livre sur l’État et c’est très regrettable bien que sans doute pas fortuit que ces deux livres manquent ! « L’histoire jusqu’à nous jours est l’histoire de la lutte des classes » et nous n’avons rien de sérieux sur les classes sociales dans la grande œuvre qu’est Le Capital ! Et si la question clé est celle de l’État comme le répètent les marxistes, il est très ennuyeux que le seul travail à peu près systématique que Marx ait consacré à l’État du point de vue théorique soit constitué par les manuscrits inachevés de la critique du droit politique hégélien, textes de jeunesse écrits à une époque où Marx n’était pas encore communiste…
Cette situation n’est certes pas l’explication ultime de la faillite du communisme historique, mais elle permet de comprendre un peu mieux pourquoi les marxistes les plus courageux et les plus intelligents (pensons à Lénine, Trotski et leurs camarades) ont été dans l’incapacité de comprendre les tâches politiques qui étaient véritablement les leurs. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques points saillants.
La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les classes de la société.
L’anti-parlementarisme que Marx proférait vigoureusement dans La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire « suppression du parlementarisme ».
Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en assemblées agissantes.[3]
Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et « société civile » constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit :
Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![4]
Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)
La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue la faute majeure des marxistes, d’autant qu’il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.
La perspective du dépérissement de l’État et de la fin du politique en tant que tel est une perspective directement issue de l’anarchisme individualiste et représente sans doute une expression des influences non négligeables de Proudhon et Stirner sur la pensée de Marx. Mais cette perspective ultra-individualiste est soit purement utopique soit franchement catastrophique. Le communisme historique se fixait comme but avec la fin de la division de la société en classe, la fin de l’État conçu uniquement comme instrument d’oppression d’une classe sur une autre.  Si on veut reconstruire une pensée communiste sérieuse aujourd’hui, il me semble qu’on peut laisser dans les « poubelles de l’histoire » toute cette partie de la pensée de Marx et du marxisme. L’objectif d’un nouveau communisme ne devrait pas être de construire une société d’individus absolument souverains mais de construire une nouvelle forme de communauté politique, réconciliant la liberté des individus avec le souci du bien commun et redonnant tout son sens à la « polis » ou à ce que Machiavel appelait encore le « vivere civile ». Et c’est précisément en ceci que le mot d’ordre de la « république sociale » peut redevenir une forme saisissable par le plus grand nombre, un instrument de combat politique vivant, car il remet au centre des préoccupations politiques le « vivere civile » en opposition au souci unique de la réussite et de la consommation individuelle.
Les républicanistes contemporains (comme Quentin Skinner Philip Pettit dans le monde anglo-saxon ou Jean-Fabien Spitz en France) définissent l’idéal républicain à partir de sa conception de la liberté. La république est l’organisation de la liberté comme non domination. Ils distinguent cet idéal de deux idéaux concurrents, l’idéal issu de la conception antique qui fait de la liberté l’autoréalisation du citoyen dans vie publique et, d’autre part, l’idéal libéral qui fait résider la liberté dans la non-ingérence du pouvoir politique dans les affaires privées. L’idéal antique n’est plus acceptable parce qu’il suppose des sociétés relativement homogènes (par exemple sur le plan des croyances religieuses) et parce qu’il accorde trop peu de place aux intérêts privés et aux genres de vie à l’écart de la vie publique. L’idéal libéral doit également être écarté parce qu’il peut s’accommoder de la domination « librement consentie » et qu’il sépare les citoyens de la communauté à laquelle ils appartiennent, celle-ci étant conçue comme un fardeau nécessaire. Il y  aurait beaucoup à dire sur cette classification et notamment sur la tentative d’opposer le républicanisme moderne et ce qu’on appelle (sans depuis les travaux de Baron) « l’humanisme civique » dont les auteurs florentins de la renaissance sont les meilleurs représentants. Les classifications, aussi utiles soient-elles, peuvent aussi être d’excellents moyens de ne plus rien reconnaître. Mais provisoirement je propose de retenir cette classification.
En tant qu’il promeut la liberté comme non domination, le républicanisme permet tout d’abord de réconcilier l’individu et la communauté politique.  À la différence des libéraux, les républicains considèrent que l’intervention de l’État n’est pas forcément opposée à la liberté individuelle mais bien souvent en est le meilleur garant. Par exemple quand des lois sociales protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal, incontestablement la loi intervient pour rétablir un peu d’égalité entre le salarié et son employeur et limiter la domination que le patron exerce en vertu du rapport salarial qui est un « contrat de soumission ». Quand la loi oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école, elle défend les libertés des enfants et en premier lieu leur droit à l’instruction contre l’arbitraire des parents qui pourraient être tentés d’envoyer leurs enfants au travail plutôt que de les laisser apprendre la littérature ou les mathématiques. Et ainsi de suite. Les libéraux (et de ce point de vue Hobbes est le premier des libéraux !) pensent que liberté et loi s’opposent alors que les républicanistes considèrent que la liberté est toujours la liberté par la loi – un thème que Rousseau développe avec une grande force dans le Contrat Social. Alors que les libéraux (surtout les libéraux hobbesiens ou les libertariens à la Nozick qui pensent exactement la chose) soutiennent que les individus n’aiment pas la vie sociale et qu’ils cherchent à mener des existences séparées, n’acceptant les contraintes de la vie commune que comme un pis-aller justifié par le choix rationnel de l’égoïste calculateur, les républicanistes pensent que les hommes sont fondamentalement des êtres sociaux ou des « animaux politiques » pour reprendre la célèbre expression d’Aristote. La communauté politique forme précisément cette organisation humaine qui permet à l’individu de s’émanciper d’une tutelle familiale qui serait trop pesante si elle n’avait pas de contrepoids tout en restant membre d’une communauté effective et non de cette communauté abstraite qu’est l’humanité tout entière. 
Du même coup, le républicanisme fonde un sentiment du devoir envers la communauté politique à laquelle on appartient, un patriotisme (qui est l’amour des hommes plus que celui de la terre, selon Rousseau) respectueux des patriotismes des autres peuples. Inversement, comme Hobbes le montre avec brio, la conception purement instrumentale de l’ordre politique échoue à fonder quelque patriotisme que ce soit : on trouve même chez Hobbes un véritable éloge de la trahison et de la collaboration avec l’ennemi dès lors que le souverain envers qui on avait donné sa parole est défait par les armes. À la place du patriotisme, les libéraux usent largement du chauvinisme de grande puissance. Puisque rien ne lie les hommes que l’intérêt égoïste et la soumission à un pouvoir commun qui les tient en respect, dans l’arène internationale où ce pouvoir commun n’existe pas, le droit de nature hobbesien est restauré dans toute sa force et les droits des États s’étend aussi loin que s’étend leur puissance. L’État devenant l’instrument des intérêts des groupes dominants devient, dès qu’il le peut un État impérialiste. Notons, en passant, que Hannah Arendt avait fort justement remarqué ce lien qui conduit de la conception hobbesienne du pouvoir politique à l’impérialisme (voir L’impérialisme, deuxième partie de son travail sur Les origines du totalitarisme).
Que le républicanisme soit un idéal communautaire, voilà qui semble à peu près évident. Il n’est pas non plus très difficile de montrer qu’il peut constituer un idéal égalitaire et qu’il pousse au radicalisme social – ainsi que le fait judicieusement remarquer Philip Pettit dans son livre Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford Université Press, 1997). Si on définit la liberté comme non domination, toutes les formes d’oppression nées sur le terrain des rapports de travail perdent par voie de conséquence toute possibilité de justification. Comme Rousseau (mais aussi la plupart des grands auteurs républicanistes) l’a noté, le maintien du contrat social suppose une assez large égalité : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme et personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Les excès de la richesse (la chrématistique) sont les pires ennemis de la république et une société bien ordonnée doit d’abord garantir à tous un honnête bien-être, la vie décente que défendra George Orwell. La forme républicaine est compatible avec un marché sur lequel des producteurs indépendants ou des coopératives échangent leurs productions en vue de la satisfaction des besoins de tous, mais par construction (et par tradition) elle est plutôt naturellement hostile au capitalisme.
Évidemment, les républiques ayant réellement existé ne sont pas toujours, loin de là, conformes à l’idéal des penseurs républicanistes. Mais dans leurs meilleurs moments, c’est-à-dire quand elles étaient sous le pression du peuple des travailleurs, par exemple pendant les années « chaudes » de la première république française ou dans les moments fondateurs de la IIIe république (entre 1880 et 1910) ou encore à la Libération, toutes ces questions ont été posées avec vigueur, montrant que la république n’est pas simplement une « technique » d’organisation des pouvoirs publics mais qu’elle tend spontanément à se remplir d’un contenu social avancé.  Ainsi, la loi sur les subsistances défendues avec force par Robespierre (pourtant un fervent partisan de la propriété privée et de la libre entreprise) posait déjà la question du contenu social de la République.  Les droits sociaux inclus dans les constitutions française et italienne au lendemain de la seconde guerre mondiale en sont un autre exemple éclairant.  Je me contente de reprendre ici l’analyse que j’ai faite dans Revive la République : « La République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de contenu. Le préambule – un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958 – complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du bonheur – ce que John Rawls appelle encore les biens sociaux primaires.
Énumérons ces droits fondamentaux de notre république laïque, démocratique et sociale. Après avoir réaffirmé la validité de la déclaration des droits de 1789, le préambule de la constitution de 1946 commence par affirmer l’égalité de droit des hommes et des femmes dans tous les domaines. C’est bien le moins. Même si trois décennies seront encore nécessaires pour que cette égalité proclamée devienne une réalité juridique – puisque la femme mariée restait soumise à son mari et que les dernières de discrimination légale entre les époux n’ont été supprimées du code civil que dans les premières années de la présidence de François Mitterrand.
Le préambule continue en affirmant le droit d’asile pour tous ceux qui sont persécutés en raison de leur action en faveur de la liberté. Un droit qu’on ne cesse de rogner aujourd’hui alors que sa portée politique est considérable : offrir le droit d’asile aux « combattants de la liberté », c’est donner une réalité effective aux droits de 1789 quand ils proclament que la « résistance à l’oppression » est un des droits fondamentaux.
Le plus épineux vient ensuite : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul … et par le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit « L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre leur force de travail.
Poursuivons. Le devoir de travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le « droit au travail » signifie que la « société » – c’est-à-dire les pouvoirs publics – doit faire ce qui est nécessaire pour permettre à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-15-2). Alors que, dans le contexte du préambule de 1946, le droit d’obtenir un emploi est clairement un droit-créance, c’est-à-dire un droit par lequel l’individu peut exiger quelque chose de la société, le droit de travailler est une sinistre plaisanterie quand il s’accompagne de la liberté de chercher un emploi : les millions de chômeurs qui font la queue dans les files d’attente des agences pour l’emploi et des entreprises d’intérim exerceraient donc un droit constitutionnel fondamental ! Ils seront certainement heureux de l’apprendre. Il reste que le droit d’obtenir un emploi peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli dans les faits. Le changement du mode d’accumulation et de régulation du capitalisme, d’une part, la possibilité ouverte d’une attaque frontale contre les acquis ouvriers, d’autre part, ont réduit le « droit au travail », dans le meilleur des cas, à une simple assistance charitable aux indigents (genre RMI + restaus du cœur !). Le capital ne s’accommode du « droit au travail » que tant que les circonstances et le taux de profit le permettent.
En réalité, pour garantir le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’ont tenté les socialistes avec la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée[5]. C’est en effet une disposition qui ne peut être mise en œuvre que si on est décidé à tailler dans le vif du profit capitaliste. »
Dans le chaos politique présent, avec l’épouvantable décomposition des anciennes organisations du mouvement ouvrier, les électeurs votent au gré des spectacles offerts par les grands partis des systèmes bipartites dominants et on  pourrait croire que les idéaux républicains traditionnels sont oubliés.  Il n’en est rien : les mêmes salariés qui votent éventuellement pour la « gauche caviar », celle de Delanoë ou celle de Veltroni ou pour la droite populiste de Sarkozy ou Berlusconi, voire pour le FN ou la Lega Nord sont en même temps généralement très attachés aux systèmes de santé et de retraites basés sur la solidarité collective. Ils veulent que l’État garantisse une bonne éducation pour leurs enfants et que leurs droits collectifs soient protégés. Le discours autoritaire d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi marche non pas parce que les citoyens seraient massivement devenus des conservateurs gagnés au dogme libériste mais tout simplement parce que dans le discours d’ordre ils espèrent entendre le discours de la protection du citoyen par la loi. Ils se trompent sans aucun doute, mais cette erreur est bien compréhensible quand en face d’eux ils ne trouvent qu’une fausse gauche entièrement gagnée au libéralisme le plus échevelé, assaisonné éventuellement de quelques politiques d’aide aux exclus qui aggravent les divisions au sein des classes laborieuses – y compris les travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Comme, en outre, l’union de la droite et de la gauche, le système UMPS en France ou « Veltrusconi » en Italie, est entièrement européiste et organise la destruction méthodique des États-nations, il est assez naturel et assez sain que les peuples cherchent à résister et à défendre leur souveraineté contre le système d’empire qui s’étend sur l’Europe et qui nous ramène très loin en arrière, avant même la renaissance et l’affirmation des États-nations.
S’il y avait en France ou en Italie un parti réellement communiste, réellement national et réellement populaire, il s’appuierait sur ce fond au lieu de courir après les dernières modes, de remplacer les défilés revendicatifs du 1er mai par la « gay pride » et de substituer la fête chez les petits bourgeois au patient travail de construction d’une force politique sérieuse. Le républicanisme, qu’on peut résumer par la formule marxienne de « la république sociale » permet de faire le pont entre l’état d’esprit actuel de la grande majorité de nos concitoyens et l’idéal ambitieux d’une société communiste. Le nom « communiste » a été largement discrédité en raison de la faillite du communisme du XXe siècle et de l’incessant matraquage de la propagande des puissants de droite … et de gauche. Mais le contenu émancipateur dont ce mot a été longtemps le porteur peut se retrouver au moins partiellement dans les idéaux de la tradition républicaine et par là il peut redevenir véritablement populaire. Pour Marx ou pour un marxiste orthodoxe l’idée d’une république communiste aurait été prise pour une absurdité puisque le communisme était censé n’advenir qu’après l’extinction de toutes les formes d’organisation politique. Mais aujourd’hui la perspective d’un communisme républicain pourrait bien ne plus être considérée comme un oxymore. D’Aristote à Rousseau, nous avons appris que dans la polis  ou dans la république doit exister entre les citoyens une amitié (philia) civique qui se fonde sur l’existence d’un bien commun (« entre amis tout est commun » dit le proverbe loué par Aristote et Cicéron). Nous savons aussi que le bonheur est d’abord ce bonheur de vivre ensemble que seul le citoyen peut vraiment apprécier. Le communisme que nous pouvons reconstruire n’est donc pas une invention sortie d’un cerveau génial, mais plus simplement la reprise et la renaissance d’une vieille tradition, la meilleure dont nous ayons hérité et qu’on essaie d’enfouir sous le verbiage de la conception procédurale de la politique et autres calembredaines de la même farine.

27 juillet 2008 / Denis COLLIN



[1]Voir Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 1997), Morale et Justice Sociale (Seuil, Paris, 2001), Revive la République  (Armand Colin, Paris, 2005).

[2]K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332

[3]Lénine, L’État et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323

[4]Lénine, op. cit., p. 320.

[5]Voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès, 2001


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...